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4
Histoire de la Latigue
et de la
Littérature française
des Origines à 1900
71
COULOMMIERS
Imprimerie Paul Brodaud.
Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays,
y compris la Hollande, la Suède et la Norvège
Histoire de la Langue
et de Ja
Littérature française
des Origines à 1900
PUBLIÉE SOUS LA DIRECTION DE
L. PETIT DE JULLEVILLE
Professeur à la Faculté des letlres de rUiiiversilé de Paris.
TOME VII
Dix-neuvième siècle
Période romantique
(1800-1850)
Armand Colin c^ C% Éditeurs
Paris, 5, rue de Mézières
1899
Tous droits réservés.
DIX-NEUVIÈME SIÈCLE
PERIODE ROMANTIQUE
(1800-1850)
INTRODUCTION
AUX TOMES VU ET VIII
(Dix-neuvième siècle.
Le xix" siècle intellectuel, du moins à le considérer jusqu'en
1870, et très probablement à le considérer tout entier, est un
produit direct de la Révolution française et de TEmpire, et de
la société toute nouvelle (jue ces grands changements ont créée
en France.
La première chose nouvelle que la Révolution française et le
Premier Empire ont créée, c'est un public tout différent de ce
qu'on appelait ainsi avant 1789; et le public auquel on s'adresse
chang-e, comme on sait, la littérature, exactement comme l'au-
ditoire change l'orateur. Or le public d'après 1815 est essen-
tiellement différent du public d'avant 80.
Avant 89, l'auteur s'adressait à un public très restreint et très
connu de lui, parce qu'il était, sinon formé de cinq ou six
salons littéraires de Paris, du moins très suffisamment et exac-
tement représenté par eux. C'était donc à des gens qu'il con-
naissait, à des figures connues et qu'il voyait de ses yeux quand
il écrivait, que l'auteur s'adressait directement quand il compo-
sait son ouvrage. La littérature d'avant 89 est dans son ensemble
une littérature de société.
Depuis 1815 \e public est toute une nation, moins nomltreuse
sans doute que la nation française elle-même; mais il est tout
un [)euple, considérable, dispersé, vaste, et, remarquez-le. non
Histoire de la langue. VII. U
II iN'TRonrnTioN aux tomrs vu et viii
hiérarchisé, non discijdiiié, et Jie prenant phis son mot d'ordre
de quelques comités littéraires parisiens.
La iirande dilïérence est là, la plus grande de toutes. Gela va
rendre la liltt-iaturc plus générale, plus large, plus compréhen-
sive... lN»iril du tout. Cela va la rendre personnelle et indivi-
duelle, au contraire. Lamartine dit magnifiquement, en parlant
de la manière dont il prie Dieu : « Je le prie dans la langue
mystérieuse et indistincte qui s'adresse partout et à fout, celle des'
aveugles qui parlent à «juehju'un (ju'ils ne voient pas ». C'est de
cette même manière que l'auteur, à partir de 1815, parle à son
public. Il ne le connaît pas, il ne le voit pas. Il est trop grand et
il est trop loin. Que reste-t-il à faire à l'auteur? A parler pour
lui-même, à écrire pour se satisfaire, à dire ses sentimenis, ses
passions, ses idées propres et ses rêves, à penser tout haut.
Sans doute il s'adresse à un j)ublic, mais il ne s'y soumet plus;
il ne cherche plus à s'y accommoder, par la raison qu'il n'a
|)lus de contact avec lui. La Wilvvàluvc personnelle d'une société
démocratique est la littérature naturelle d'un public nombreux,
dispersé, non hiérarchisé, non discipliné, et inconnu des au-
teurs.
Et il ne faut pas entendre par littérature personnelle seule-
ment une littérature élégiaque, soit en Aers, soit en prose, une
littérature d'épanchement, de confessions et de confidences. Il
faut entendre par littérature personnelle une littérature indivi-
dualiste, où chaque auteur, sans se soucier des opinions proba-
Idis (lu public, parce (|u"il ne peut |ias s'en soucier, suit la pente
naturelle <le son esprit, une littérature par conséquent très
variée, très divergente, très aventureuse, très accidentée, qui
aura ses modes encore, sans doute, parce que la littérature est
elle-même ime petite société où I'cju s'imite et oii l'on se copie,
mais, du moins, 1res favorable à l'originalité, et où toutes les
originalités vraies se feront leur place et se sentiront plutôt
encouragées que réprimées.
Aussi n'est-ce pas seulement la littérature poétique, au
xix" siècle, (jiii est |)ersonn(dle. Est personnelle, en ce sens
qu'elle est individualiste, profondément marquée de l'empreinte
in<lividu(dle, la littérature historique, la littérature philoso-
(ihi<jue, la littérature politique, la littérature critique; et il
INTRODUCTION AUX TOMES VII KT VIII III
faudra, vers la lin du siècle, |»oui- ré[)rini(;r uu peu ses ten-
dances, au moins en ce ijui concerne l'histoire et la politique,
peut-être la critique, le souci qu'auront ces différents arts de
se transformer en sciences, de s'imposer une méthode rigou-
reuse et de diminuer ainsi, dans une certaine mesure, la part
d'originalité et de personnalité qu'ils avaient dans chacun des
auteurs qui les pratiquaient.
La littérature personnelle, et, partant, la littérature plus ori-
ginale et plus variée, est le premier effet, que, en créant un-
public nouveau, la grande perturbation du commencement du
siècle a produit dans le domaine des choses de lettres.
Second eiï'et : la Révolution et l'Empire et tous les événe-
ments prodigieux de cette période ont rendu la nation française
plus sérieuse, ou, si l'on veut, plus méditative. Ils l'ont habi-
tuée à réfléchir gravement et tristement sur les grands pro-
blèmes des destinées de l'humanité et des destinées des nations.
Ils ont, par là, imprimé un mouvement très vif aux études
philosophiques et aux études historiques.
— Ne s'a}»pliquait-on ni à l'histoire ni à la philosophie
avant 1789?
— Si vraiment; mais il était relativement assez rare qu'on
s'y appliquât avec impartialité et qu'on les étudiât véritable-
ment pour elles-mêmes. L'histoire était, aux mains de Voltaire
une arme de combat, aux mains de Montesquieu un instru-
ment de démonstration au profit d'un système politique; la phi-
losophie était aux mains de tous ceux qui s'en occupaient une
arme aussi et un outil de destruction, à ce point que, ce qui est
singulier quand on y songe, le mot même de « philosophes » a
longtemps désigné un parti politique et ne désignait pas autre
chose.
La philosophie et l'histoire étudiées pour elles-mêmes et en
elles-mêmes, sans préoccupations, ou avec moins de préoccu-
pations actuelles, immédiates et passionnées; la philosophie et
l'histoire étudiées pour les connaître et non pour les consulter
et en obtenir les réponses qu'on leur dictait; étudiées selon leur
objet et non selon le profit qu'on en pouvait tirer; étudiées pour
tâcher de savoir où va l'humanité et comment elle doit mar-
cher, pour tâcher de savoir ce qu'est vraiment l'homme et quels
IV INTRODUCTION AUX TOMES VII ET VIII
rapports il soutient avoc FUiiivcrs; étudiées dans un esprit
sérieux, lari»e, élevé, consciencieux et scrupuleux, comme des
sciences qui contiennent, sinon le mot de l'éiiig^me, du moins
les premiers mots de la solution; ce n'était pas, sans doute,
chose nouvelle on France, et c'était plutôt chose renou-
velée; mais c'était chose qui disting'uait singulièrement le
xix" siècle du xvm" et qui lui a donné un caractère tout à fait
particulier.
Cela se marque assez à ce (jue l'histoire, au moins pendant
les trois premiers quarts du siècle, a été si philosophique, parce
qu'elle était sérieuse et ambitieuse, qu'elle a essayé de fonder
une science nouvelle, la « philosophie de l'histoire », tentative
qu'on peut considérer comme ayant avorté, mais qui indi-
quait bien le caractère profondément méditatif que l'histoire
avait pris, même chez nous.
Et cela se marque assez, d'autre part, à ce que la philosophie,
de son côté, se faisait historique et — si loin d'être militante
qu'elle ne voulait plus môme être uniquement dogmatique —
essayait d'être en môme temps que la recherche des grands
problèmes, l'histoire même, le résumé historique de l'efï'ort de
l'esprit humain.
Et où se mesure encore, mieux encore peut-être, l'influence
de l'esprit philosophique sur les âmes françaises du xix" siècle,
c'est à ceci que toutes les littératures qui n'étaient ni la littéra-
ture historique! ni la littérature philosophique, furent comme
pénétrées d'histoire et de philosophie. La poésie des romanti-
ques eut des ambitions et des prétentions pliilosophiques, que
n'avait jamais eues, sauf de très légères exceptions, \a poésie
française depuis ses origines; la poésie des romantiques s'in-
quiéta d'histoire, et particulièrement d'histoire du moyen âge,
plus que la poésie n'avait jamais accoutumé de faire chez nous;
et la fameu.se invention de la « couleur locale » dans les drames
romanli(|ues n'est pas autre chose qu'une préoccupation de l'his-
toire toute nouvelle dans notre littérature dramatique.
La «-ritique littéraire, qui n'était autrefois cju'uu art très
secondaire, moitié grammaire, moitié esthétique élémentaire, se
piqua peu à peu, d'abord d'être une véritable [»hilosophie de la
littérature, ensuite, et à peu près en même temps, non seule-
INTRODUCTION AUX TOMES VII ET VIII v
ment de s'appuyer sur Thistoire et de s'éclairer par elle, mais
d'être, à proprement parler, une forme même de l'histoire et de
décrire par la littérature la courbe du mouvement intellectuel et
moral de l'humanité.
L'histoire renouvelée, la philosophie renouvelée; l'esprit his-
torique partout et même où peut-être n'était-il pas à sa place,
ou en prenait une trop grande; l'esprit philosophique partout et
même où peut-être il était sinon superflu, puisqu'il ne l'est nulle
part, mais un peu indiscrètement appelé et retenu; ces deux
grandes caractéristiques du mouvement intellectuel au xix^ siè-
cle, sont dues sans doute à la perturbation européenne de
1789-1813, qui avait autant frappé les esprits qu'ébranlé les
imaginations, et <{ui a incliné fortement les intelligences à la
recherche et à la méditation des grands problèmes.
La Révolution et l'Empire ont eu d'autres effets encore. Ils
ont mêlé les races et mêlé les classes.
Ils ont mêlé les classes, non point complètement, ce qui est
impossible, et l'on peut même dire qu'ils ne les ont point
rapprochées et qu'elles sont plus éloignées que jamais; mais
ils les ont mêlées, en ce sens qu'ils ont fait descendre beaucoup
plus bas dans la hiérarchie sociale la possibilité, le goût et l'ha-
bitude de la lecture, qu'ils ont appelé un beaucoup plus grand
nombre d'êtres humains à la pratique du papier imprimé, que,
par suite, la ligne de démarcation entre un petit groupe qui
lisait beaucoup et une immense multitude qui ne lisait rien a
disparu.
Les conséquences, seulement au point de vue littéraire, sont
considérables, et c'est même une révolution littéraire aussi
profonde que celle de looO, et à mon avis plus profonde, qui
s'est suivie de ce nouvel état de choses. Ce qui a disparu avec
la ligne de démarcation que j'indiquais tout à l'heure, c'est ce
qu'on appelait autrefois le goût.
« Le goût » n'existe pas ; c'est un pur préjugé, et qu'il y ait « un
bon et un mauvais goût », comme on disait du temps du che-
valier de Méré, c'est ce que l'on n'a jamais pu démontrer; mais
il peut exister un goût littéraire et artistique, très fixé, très
précis, très d'accord avec lui-même, très constant, qui est la
moyenne des goûts et des habitudes d'esprit dans un public très
VI INTRODUCTION AUX TOMES VIL ET VIII
restreint, très concentré, qui se connaît et qui a pris conscience
«le lui-même. Et c'est cette moyenne, assez facilement délinis-
sable, que ce public précisément, constitué comme je viens de
le (lire, se plaît, (inainl il existe, à appeler le goût.
Il existait donc un bon goût, un « goût », avant 1789. Il ne
peut plus y avoir de goût et il n'y en a plus depuis 1815. Le
j»ublic est trop vaste pour qu'il y ait un goût et il est assez vaste
pour qu'il y en ait vingt, et ces vingt sont Irop difTérents et trop
contraires pour qu'il y ait entre eux une moyenne possible. Il
n'v a plus de goût, et le mot, avec son ancien sens, disparaît de
la langue.
Ceci change complètement les habitudes littéraires. L'auteur
de l'ancien régime était persuadé qu'il y avait un point d'excel-
lence en art « comme de bonté et de maturité dans la nature » ;
qu'il était glorieux de l'atteindre ou <le s'en rapprocher le plus
possible, déshonorant et du reste dangereux de rester en deçà
ou de se porter au delà. Il cherchait à y toucher au plus juste.
Mais remarquez que ce point, il le voyait ou croyait le voir en
dehors de lui, il le tenait pour extérieur; il le cherchait dans
les témoignages du public éclairé, des connaisseurs, des bons
juges; — et voyez déjà, par provision de ce que je veux prouver,
comme tous ces mots sont surannés ; — il avait les yeux fixés
sur un objet qu'il tenait pour être hors de lui et éloigné de
lui. Son travail, son art avait donc toujours quelque chose
d'objectif. Il travaillait y)o»r/e rjoût, et le goût était un je ne sais
quoi qui n'était pas en lui-même.
Le goût une fois disparu, la croyance au goût une fois abolie,
que fait l'auteur, que fait l'artiste? Il travaille non plus pour le
fjoûl, mais bien selon son goût à lui-même. Plus ou moins con-
sciemment, il ne cherche qu'à se satisfaire, qu'à tirer de soi la
création la plus conforme à sa nature et la plus expressive de
sa nature, qu'à tirer de lui-même l'expression la plus satisfai-
sante de lui-même, qui deviendra sa règle et à laquelle se con-
formeront, sur laquelle se modèleront ses œuvres postérieures.
Tout son travail, tout son art prendront un caractère subjectif.
De là, f't par un nouveau chemin nous y revenons, la physio-
nomie personnelle de la littérature moderne, et son originalité
et ses tendances à l'excentricité; de là, et ceci est une considé-
INTRODUCTION AUX TOMES VII ET VllI vu
ration nouvelle, ce (jue jajipellcrai son dérèr/lcnieiil, sans attadirr
à ce mot aucune signification défavorahle . La liltéiainn'
moderne, de par ce qui précède, ne peut plus avoir de règles, et
n'en a plus. Elle n'a du moins que celles, qui sont très larges et
très peu rigides, de la nature humaine elle-même. Un auteur
n'est tenu qu'à n'être pas fou d une manière ti"0[( (''vidcnte. Kn
deçà de ceci, il est libre de s'exprimer lui même et de prendre
son objet, par suite sa règle, par suite sa méthode, au dedans
de lui-même.
Brusquement, après avoir dit assez longtemps le contraire,
Hugo s'est avisé que « le romantisme c'était le libéralisme en
littérature ». Rien de plus vrai. Libéralisme et romantisme sont
synonymes en ce sens qu'ils sont tous deux synonymes de sup-
pression des règles ou de suppression du plus grand nombre
possible de règles.
Quoi d'étonnant, dès lors, que ces deux facultés, sensibilité,
imagination, aient pris dans la littérature la place et l'empire
qu'y avait auparavant la raison? La raison aussi, quoi qu'on
en ait dit, est chose personnelle, et c'est le raisonnement seul,
c'est la logique qui est chose impersonnelle; mais encore la
raison a un caractère moins strictement personnel que l'imagi-
nation et la sensibilité. Les hommes n'ont pas tous les mêmes
idées générales, il s'en faut; mais ils sentent si bien que leurs
idées générales sont moins choses individuelles que leurs senti-
ments ou leurs fantaisies, qu'ils discutent sur leurs idées géné-
rales et cherchent à les réduire les unes aux autres, tandis que
sur leurs sentiments et leurs fantaisies, ils discutent aussi, à
vrai dire, mais confessent, de temps en temps, qu'ils n'en
devraient pas discuter et qu'en discuter est une sottise.
Une littérature individuelle, une littérature où chaque auteur
vise un objet qui n'est pas ou qu'il ne croit pas extérieur à lui,
mais en lui, est donc comme dominée par l'imagination et la sen-
sibilité. Elle ne l'est plus par la raison, elle ne l'est plus par le
goût, c'est-à-dire par le sentiment qu'il y a quelque part, en
dehors de lui, quelque chose que l'auteur doit comprendre, doit
sentir et doit atteindre : elle ne l'est plus par les règles, qui ne
sont pas autre chose que le goût général d'une nation résumé et
ramassé dans un certain nombre de préceptes, de conseils et de
VIII INTIlODrCTION AUX TOMES VII ET VIII
inaxiincs. Le « déroglement », c'est-à-dire raflraiichissemeiit de
la littérature, avec tous ses avantai^es : hardiesse, curiosité,
recherche ardente du nouveau, candeur, sincérité, naïveté; avec
tous ses inconvénients : excentricité, bizarrerie, audaces faciles,
divagation, inconvenance, étalage du moi, cynisme; est la suite
nalurelle de la disparition de l'idée du g"0Ût, qui est l'elTet,
naturel aussi, du mélange des classes survenu à la suite de la
Révolution et de l'Empire.
Et la perturbation européenne de 1789-1815 n'a pas seule-
iiKMit mélangé, jusqu'à un certain point, les classes dans la
nation française; elle a, dans une certaine mesure aussi,
mélangé les races européennes, abaissé les barrières qui exis-
taient entre elles, rendu plus faciles les communications et les
iiidltrations de l'une à l'autre (surtout si à cette première cause,
la France envahissante et portant partout quelque chose du
g-énie français, la France envahie et l'Europe prenant chez elle
et remportant chez soi quelque chose de l'esprit français, on
ajoute cette autre cause, permanente et continue : la facilité et
la rapidité de plus en plus grande des voyages, des échang'es
intellectuels, des communications de toute nature de peuple à
peuple). Les races se sont mêlées en ce siècle, beaucoup moins,
certes, qu'on ne le croit, mais beaucoup plus qu'elles ne l'ont
jamais été depuis l'Empire romain. Les esprits nationaux, si
divers, si profondément diiïérents, se sont un peu pénétrés les
uns les autres. Le mot, extraordinaire à sa date, de M"" de Staël :
« 11 faut désormais avoir l'esprit européen » s'est presque
vérifié; il s'est vérifié, du moins, beaucoup plus que ne l'aurait
certainement supposé son auteur.
Ce qu'on appelle le cosmopolitisme littéraire, d'un mot
excessif et qui ne doit pas rester, ce qu'on appelait autrefois
l'influence réciproque des littératures les unes sur les autres, fut
toujours un fait, au moins depuis le xv" siècle, mais a été dans
le siècle qui va finir un fait beaucoup plus considérable qu'en
aucun autre.
Non pas, — et il va ici une demi-vérité, c'est-à-dire une demi-
erreur, qu'il faudra tirer au clair, — non pas que la littérature
française au xix" siècle ait beaucoup imité les littératures étran-
g-ères. Ni la littérature historique, ni la littérature philoso-
INTRODUCTION AUX TOMES VII ET VII [ IX
phique, ni la litt<''raliire critique, encore moins la littérature
morale, n'ont été chez nous, en ce siècle, très pénétrées d'esprit
étranger; et la littérature poétiipie, le romantisme pour plus de
précision et pour une délimitation plus nette, le romantisme
lui-même, assez ignorant, peu versé dans la connaissance des
langues étrangères, au fond ne connaissant guère ou au moins
ne pratiquant guère que Shakespeare et Walter Scott, a très
peu, tout compte fait, imité les auteurs étrangers. Mais ce n'est
pas là la question, et quand on la met là on la pose mal. Lin-,
fluence des littératures étrangères a été énorme chez nous sans
que l'imitation des littératures étrangères par nous ait été con-
sidérable. L'influence des littératures étrangères sur nous a été
une influence morale.
Elle a consisté en ce que nos auteurs, sans pratiquer beau-
coup les auteurs étrangers, ont été frappés de cette idée qu'il
existait des auteurs qui n'avaient nullement le goût français, ni
le goût antique et qui étaient des auteurs admirables; et que par
► conséquent le goût français ou le goût antique n'était pas le seul
bon goût, et que peut-être ni lun ni l'autre n'était le goût bon.
C'est là ce qu'était une idée nouvelle. Du xvi* siècle au
xix^ siècle les Français ont toujours, plus ou moins, mais tou-
jours, sauf une période de quarante ans environ (i6GU-n00)
imité les littératures étrangères; mais ils les imitaient avec la
conviction qu'en les transposant ils les rendaient meilleures, que
c'étaient emprunts de riche à pauvre, et que les Français, quand
ils empruntaient, devaient être remerciés, et que le goût fran-
çais était le meilleur goût du monde. A partir de 1815, l'idée
générale est plutôt contraire: et ce que se demandent les nova-
teurs c'est si les Allemands, les Anglais et quelques Italiens ne
sont pas très supérieurs à tout ce que notre littérature a donné
au monde.
Dès lors, il y a comme une émulation qui consiste à vouloir
montrer que le génie français est aussi capable soit d'imagina-
tion, soit de sensibilité, soit de mélancolie, soit de profondeur,
même obscure, que le peuvent être les génies des autres
nations. Dès lors, il y a, inconsciemment inspirateur des esprits
français même les plus distingués, je ne dirai pas un goût euro-
péen, ce qui n'aurait guère de sens, mais un goût des choses
X INTRODUCTION AUX TOMES YII ET VIII
(]ui ne sont pas clans la tradition française et qui sont jugées ou
bonnes, ou belles ou au moins intéressantes, àproportion qu'elles
s'en écartent; — et voilà précisément, à mon avis, Tinfluence
(les littératures étrangères sur nous au xix" siècle.
C'est une inHuenro morale, et, indirectement et par contre-
coup, littéraire.
On pourrait dire que cette influence est juste à l'inverse de
celle qu'avaient exercée les littératures anciennes sur nos auteurs
du xvi" siècle. Nos auteurs du xvi" siècle lisaient les écrivains
anciens et les imitaient directement et auraient voulu les faire
passer tout entiers dans leurs œuvres; mais ils avaient une très
baulc id<''e (hi gt-nie français, de la « b'rance, mère des arts,
des armes et des lois » et ne désespéraient point de hausser la
littérature française au rang de la grecque ou de la latine. Nos
auteurs du xix" siècle, et je ne dis pas qu'en cela ils fussent
moins bien inspirés, sans lire beaucoup les auteurs étrangers,
sans les imiter souvent, sans s'acharner à les transplanter dans
leurs livres, étaient pénétrés du désir d'avoir un génie analogue»
au leur, et d'un certain désespoir de pouvoir les égaler. On
a dit qu'ils avaient les yeux fixés beaucoup moins sur Goethe,
Schiller et Shakespeare que sur t Allemagne de M"" de Staël, et
pour mon compte j'en suis persuadé; mais l'elTet fut le même,
si même il ne fut pas meilleur; car ce n'est pas l'imitation qui
est une bonne chose; et nos auteurs furent jaloux des grands
génies étrangers bien plus cpjils ne les imitèrent, ni même
, qu'ils ne les connurent.
La direction des esprits n'en fut pas moins changée, puisque,
oîi visèrent le jilus attentivement, le plus passionnément nos
écrivains, ce fut à se (b)nnei" ou ù développer en eux les qualités
qui n'étaient pas celles qui étaient familières à leur race. Il n'y
eut pas à prc^prement parler, un esprit européen; mais il y eut
un esj>rit français prenant plaisir à se dépayser et réussissant
souvent à s'élargir.
Public nouveau plus vaste, très favorable à la littérature per-
sonnelle ou à rindi\ idualisme en littérature; — })réoccupations
graves, très favorable au développement du véritable esprit histo-
rique et du véritable esprit philosophique ; — mélange des classes
suji|)riiiiaiit l'idée du noiU et très favorable encore à la liltéra-
INTRODUCTION AUX TOMP]S VII ET VU! xi
turc porsoimcllo cl à un certain ou Mi des règles et de la litté-
rature régulière; — mélange des races donnant aux écrivains la
pensée et la préoccupation dun nouvel idéal ou d'un idéal, |)Oui'
ainsi parler, élari^i : tels sont les effets sur la littérature fran-
çaise de la Révolution et de TEmpire, et telles sont, non pas
les causes, que l'on ne connaît jamais, de la littérature française
au xix' siècle, mais les conditions, dans lesquelles l'évolution de
la littérature française au xix' siècle s'est, à notre sens, accom-
plie.
Emile F a guet.
CHAPITRE 1
CHATEAUBRIAND
La renommée de Chateaubriand a pendant une douzaine
d'années, de 1848 à 1860, traversé Tune de ces périodes de cré-
puscule auxquelles n'ont échappé ni la gloire de Lamartine ni
le génie plus radieux peut-être de Victor Hugo. Nous nous sou-
venons du temps où ïaine, Edmond About et bien d'autres à
leur suite, parlaient ironiquement du grand aïeul; où Michelet
lui-même leur donnait l'exemple du dédain; où Sainte-Beuve
mêlait à l'étude la plus judicieuse des résipiscences parfois
injustes. Cette renommée a été remise en lumière vers la tin du
second empire par Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor,
Gustave Flaubert, Emile Montégut, puis par les poètes de l'école
parnassienne, enfin par tous les critiques et les écrivains d'ima-
gination qu'a produits la troisième Répuldique. Elle est aujour-
d'hui au plus haut point de splendeur. On ne la conteste pas
plus que l'on ne conteste l'urgence et pour ainsi dire la fatalité
de la Renaissance romantique dont Chateaubriand fut le promo-
teur. Une révolution littéraire au commencement du xix' siècle,
nul ne le nie maintenant, était la conséquence et le corollaire
de la révolution jiolitique dont est née la France moderne.
Celte révolution, inséparable de son aînée. Chateaubriand ne
l'a pas faite à lui seul, mais il l'a l'utreprise et pttur ainsi diie
1. Par M. Emmaïuiel des Essaris, doyci» do la Faculté de* lollivs de rUiiiver-
silé de Clermont.
Histoire de la langue. VII. 1
■2 CHATEAUBRIAND
laiiciH'. |-]ii cllrl. lils (lu passe'' par sa naissance, écrivain du
xviu'" sircir par son éducation, c'est lui qui en prit l'initiative,
lui (jiii rompit avec la routine pseudo-classique du siècle pré-
cétlent et, par un franc retour au xvu" siècle mal compris comme
à l'antiquité méconnue, créa toute une littérature énumcipée du
présent, mais fortement appuyée sur le passé, fondée sur la tra-
dition nationale et destinée à s'ouvrir larjiement les voies dans
toutes les directions de l'avenir.
/. — Chateaubriand, de sa naissance
au (( Génie du Christianisme » fi '-"68-1802).
Origines de Chateaubriand. — Ce grand novateur, à la
veille de ses audaces était un homme obscur, un pauvre émigré
per<lu dans les brumes de Lomlres. Mais sa vocation au génie
avait été servie pour ainsi ilire et conduite par les circonstances.
Sa destinée fut conune arrangée et composée, mêlée d'imprévu,
relevée de souffrance, pour faire de lui un de ces êtres singuliers
qui passent en emportant le cœur des générations conquises.
Tout vint en aide à sa création, tout se concerta pour la faire
épanouir à son heure de parfaite maturité. Telle est l'histoire
des premières années de Chateaubriand. Rien ne pouvait être
|dus aisément refoulé (pie ses inclinations naissantes. L'adage
a beau dire : « On naît poète », l'adage n'a raison qu'à moitié.
Oui! l'on naît poète, mais on ne peut être grand poète si les
circonstances n'y conspirent pas. Autrement il en est comme
du grain sur la pierre dans la parabole évangélique : inutile au
sol, il est enlevé par les oiseaux du ciel.
Ici les circonstances, ces alliées ou ces ennemies des an^bitions
humaines, furent d'une merveilleuse complaisance pour le futur
génie. Celui qui devait être le poète à'Atala eut pour pays natal
un coin sauvage de la Bretagne et tut dans son berceau visité
par les fées du Rêve. Il nous a dit lui-même qu'il était venu au
monde par une luorne journée d'automne, au bruit des vagues
mugissantes soulevées par une bourrasque, lugubre avant-
conrrière de Téquinoxe. Ce fut dans cette tristesse universelle
que commença la vie de ce maître des tristes. Son existence ne
DE SA NAISSANCE AU « GENIE DU CHRISTIANISME » :$
pouvait mieux s'ouvrir. Entre ce deuil de la mer désolée et
cette àme marqué*» pour la désolation et le deuil il y avait
comme le pressentiment d'une entente ultérieure; un lien sem-
blait unir tout ce qui est sombre et plaintif dans la création et
la créature.
Enfant cbétif d'une famille aux origines féodales, mais
appauvrie et amoindrie dans l'éloignement de la cour, fils de
René de Chateaubriand et de Pauline-Suzanne de Bédée, Fran-
çois-René naquit à Saint-Malo le 4 septembre 1768. Il se trou-
vait le dernier né d'une famille de dix enfants dont six vécurent,
et, comme les cadets de Bretagne, il était destiné dès sa naissance
à entrer dans la marine royale. Il grandit dans les conditions les
plus propres à réprimer l'ambition, mais en même temps à sus-
citer l'essor poétique. La vie trop active des familles de la ville
eût fait échec à sa vocation. Un père taciturne, menaçant, par-
fois farouche, une mère chimérique, grande conteuse et « ne
sachant que soupirer », des sœurs telles que Julie de Farcy et
Lucile de Gaud, furent des auxiliaires pour sa préparation à la
poésie. Il fallait à ce poète rénovateur une nature abrupte,
excellente inspiratrice d'un génie qui fut orageux. Chateaubriand
n"a-t-il pas proclamé qu'il « devait beaucoup au rocher natal »?
Ce rocher de Saint-Malo, tant de fois foulé par ses pas adoles-
cents, fut comme le trépied d'oii son imagination prit son pre-
mier élan d'audace. C'était sur ces falaises, parmi ces forts et
ces îlots, à travers la chaussée du Sillon, sur la butte sinistre de
la Hoguette surmontée de gibets, sur ces sommets de la Couchée,
de Lézembé, du Grand Bé, aujourd'hui consacré par son tombeau,
que René tout enfant s'initiait au charme grave d'un paysage
sévère et à cette sombre grandeur plus tard si familière à son
pinceau fiévreux. A neuf ans il s'occupait à voir voler les goé-
lands et les mouettes, à contempler « les lointains bleuâtres »,
jeux étranges pour cet âge, mais oij déjà circulait une sève de
poésie cachée. Plus tard le donjon de Combourg, pour lequel il
échangeait avec sa famille le séjour de Saint Malo, dut exercer
sur son àme la même influence pénétrante. Cette vision d'un
château de jadis suggéra sans doute à cet esprit où tout se gra-
vait la curiosité des ruines et le goût du passé. L'isolement
presque alisolu où coulèrent ses années d'enfance développa
4 CHATEAUBRIAND
par la concentration solitaire ce qu'il y avait de méditatif et de
rêveur on Franrois-René. Sa sensibilité ne devait dans l'avenir
<jue déborder j)lus brûlante et plus contagieuse.
La première inspiratrice du poète à venir, sa pi'omière nmse
fut sa sœur Lucile. Nul doute que les années passées auprès de
cet être de rêverie et de prière n'aient laissé leur trace dans le
cœur du jeune homme ému, comme il le rappelle, par les sou-
dains abattements de cette nature extati(jue et désolée. Cette
jeune fille mystérieuse, à demi somnambule, presque douée de la
seconde vue comme une habitante des îles Hébrides, traversa
l'enfance de Chateaubriand ainsi (|ue l'apparition de la Douleur.
Elle communiqua son poétique malaise à ce frère déjà si tour-
menté; c'est ainsi qu'elle fut de moitié dans toutes les concep-
tions du poète. En ce chœur de blanches visions nous la
retrouvons partout, et parlout nous la voyons prêtant quelques-
uns de ses traits à ces Iiéroïnes infortunées. Qui oserait la
reconnaître dans Amélie? cependant son inconstance rêveuse,
son délire mystique palpitent à chaque page du poème. Cha-
teaubriand j)lus tard en appliquant à des passions coupables ce
langage d'une àme pure mais agitée, n'a fait sûrement que se
souvenir. Ne lui a-t-elle pas appris l'éloquence enflammée d'une
Alala et ces fébriles accents des alarmes religieuses qui torturè-
rent l'amour de Chactas après avoir désolé la sollicitude d'un
frère? Ses prédictions bizarres ne lui ont-elles pas fait entrevoir
le tvpe d'une Yelléda? Elle le menait en hiver promener sur le
- grand mail, de préférence par les jours de neige, et là tous deux,
tristes comme la feuille séchée, « rêvaient », et rêvaient long-
temps. Les voix confuses de la solitude tressaillaient dans ces
deux cœurs. Un jour qu'ils étaient perdus dans l'extase, la sa^ur
(lit au frère : « Tu devrais peindre cela. » Faire admirer à Cha-
teaubriand les beautés mélancoliques de la nature, lui faire
compiciKlre le charme de la tristesse, voilà ce (pie Lucile fit
pour son frère. Elle peut réclamer une part, et des plus glo-
rieuses, dans la naissance de ce génie.
Contempler, rêver, rélléchir, c'est là que réside la poésie.
Saint-Malo avec ses rochers, Combourg, château désert, tels
furent les heureux cadres de cette enfance, de cette adolescence
où la vue de la nature triste, la faculté de s'abstraire et la société
dE SA NAISSANCE AU « GÉNIE DU CllIUSTIANISME » S
d'une sœur pénétréo de poésie ont été les occasions premiî'res
de la vocation de Chateaubriand.
Éléments du génie de Chateaubriand. — Sainte-
Beuve a de plus démêlé trois éléments dans ce génie en éclo-
sioniTennui, que Chateaubriand s'attribuait comme une seconde
nature' et qui a produit le mal de René, ce mal toujours renais-
sant dans les générations successives devant la disproportion du
rêve et de la réalité : l'illusion romanesque sattachant jusqu'au
bout à la jeunesse fugitive et s'attestant dans la vie privée du
poète; l'honneur qui le soutint dans les vicissitudes de son exis-
tence littéraire et politique. Cette triple observation est de la
plus grande exactitude. Il y eut toujours dans l'auteur des
Martyrs un mélancolique, un amoureux, un chevalier. Sa poli-
tique parfois contestable sera pleine de courage et de grandeur;
elle n'a jamais été mesquine et perfide comme presque toutes
les politiques de parti. Chateaubriand, ainsi que Lamartine,
échappe par le principe et le sentiment de l'honneur à des
palinodies, à des compromissions dont les meilleurs des hommes
d'Etat professionnels n'ont pas été exempts dans notre siècle.
Chateaubriand à Paris. — Au sortir du collège de Dol, où
il avait lu le quatrième livre de VEnéide et les ardeurs de
Catulle et les tendresses tibulliennes, avec le Télémaque et les
sermons de Massillon, pleins de trouble et de passions mon-
daines; du collège de Rennes, où pour condisciples il avait eu
Moreau, le futur vainqueur de Hohenlinden, et le Limoëlan de la
machine infernale: du collège de Dinan, où il acheva ses huma-
nités, François-René se disposait à partir pour les Grandes
Indes, quand il reçut un brevet de sous-lieutenant au régiment
de Navarre. On l'envoyait à Cambrai. Il put. à la faveur d'un
congé, sur l'appel d'un de ses frères marié à Paris, se risquer et
se produire dans la capitale. Il vit le monde des lettres. Les
impressions qu'il y recueillit se sont énoncées d'une manière sou-
vent contradictoire dans son premier ouvrage, VEssai sur les
Révolutions, et dans les Mémoires (Toulre-tornhe. Sainte-Beuve a
été sévère pour ces contradictions : il eut été juste en reconnais-
sant que, depuis la venue de Chateaubriand à Paris, la Terreur
avait passé comme un fleuve et pu dans son courant emporter
1. • Je m'ennuie de vivre, l'ennui m'a toujours dévoré. • (Salchez.)
6 CIIATEAUliRIANI)
les illusions jthilosopiiiqucs <lii jeune entiiousiasle, adepte de
Jean-Jacques et discijde de Bernardin. 11 a[)pelait alors Jean-
Jacques « le grand Rousseau ». Jean-Jac({ues n'a pas cessé
d'être grand, mais les Jacobins dans l'intervalle avaient démon-
tré, même aux esprits les [»lus libéraux, les parties paradoxales
<lu Contrai social. On pouvait de même à distance juger l'opti-
misme révolutiomiaiie de Chamfort et de Ginguené d'une autre
façon qu'en 1788 .
Quoi (|u'il en soit, le sous-lieu lenani amateur visait à se faire
connaître; il lit insérer une idylle très banale dans Y Almanach
des Muses. Il consultait La Harpe, qui l'encourageait; il allait
voir Parny qu'il qualifiait de Tibulle français et dont il admira
jusqu'au bout les incolores élégies; il se liait avec Fontanes qui
avait l'éloITe d'un vrai poète et n'a donné que de beaux vers dissé-
minés dans des poèmes monotones; il confondait comme tous
les jeunes gens la notoriété médiocre avec le vrai renom et pré-
conisait le versificateur Fliiis comme un second Voltaire et le
|diilosoplie Delislede Sales connue un émule de BulTon. Il voyait
fréquemment Ginguené qui lui avait fait connaître Chamfort, le
moraliste amer pour les grands et complaisant pour la foule. Il
cultivait Le Brun, le guide et l'ami d'un autre novateur, non
moins fécond pour l'avenir des lettres françaises que le fut
François-René, d'un jeune officier dans un régiment de Stras-
bourg qui s'appelait André Chénier. Chateaubriand avait été
mis pareillement en relalions avec un ministre de la veille,
réformateur et patriote, M. de Malesherbes, dont son frère aîné
était le ]>elil-gendre. Ce fut sous ses auspices et avec ses lettres
d inlio(hj(tion (ju'il partit pour l Amérique après avoir assisté
dans le public aux |iiemières tourmentes de la Révolution. Le
goût des grands voyages était venu logiquement à cette nature
iufpiièlc f't instable. Il piit la fantaisie d'aller en Amérique sous
un prétexte d'explorations, mais en réalité pour y chercher un
monde de sensations et d'images, tout un infini de nouveauté.
Iinliii d';iill('ur> ib-s données de Rousseau, de Diderot, de Mar-
monlel, de Saint-Lambert, des philosophes du siècle, sur la vie
sauvage, il croyait trouver dans les déserts un idéal inconnu. Il
y voyait surtout la perspective d'une épopée américaine, de son
poème à venir des Nalchez.
])E SA NAISSANCE AU « GÉNIE DU CHRISTIANISME » 7
L'Amérique. — (le lui au printemps do JTJl (ju'à Saiiil-
.Vlalo Chateaultriand s'embarqua pour les États-Unis; il y revint
en juillet 1792, après y avoir passé huit mois (pii l'ui-ent bien
i'emj)lis. Dans SCS 3/émo/r(?&' cl' outre-tombe il nous a donné Titi-
néraire qu'il a suivi, sa traversée, son débarquement à Balti-
more, son séjour à Philadelphie, sa rencontre avec Wasbinf; ton,
dont il comprit la grandeur simple, ses courses à New- York,
puis à Boston, à Lexington, sur « les champs de bataille de la
liberté », enfin son introduction dans la vie des sauvages et ses
rapports avec eux. C'est du reste une partie fort sèche des
admirables Mémoires : Chateaubriand avait tout dit ailleurs. En
Amérique la nature, sa ])remière conseillère, s'était montrée à
lui grandie et comme transfigurée. Cet éveil que la nature avait
provoqué, le malheur le hâta. Rappelé d'Amérique par les
nouvelles de France, telles que l'arrestation de Louis XVI à
Varennes, croyant de bonne foi comme tant d'autres gentils-
hommes que l'émigration pouvait servir les intérêts de la
royauté, le jeune Breton revint chercher spontanément l'exil,
la ruine, la misère. Heureux choix pour la postérité! Chateau-
briand n'avait pas assez souffert pour exprimer la souffrance
(ce qui devait être le grand besoin du siècle prochain). La des-
tinée qu'il allait accepter lui fit éprouver en peu d'années toutes
les amertumes et toutes les angoisses : elle soumit sa vocation
poétique au rude et salutaire noviciat du malheur.
L'émigration. — A peine arrivé en France, presque à la
veille d'en repartir, Chateaubriand fut marié, sur les instances
de sa mère et de sa sœur Lucile, comme par surprise. Il épousa
une jeune fille accomplie qui devait être une sainte femme et
pour laquelle il fut toujours respectueux et à peu près indiffé-
rent. Il a pourtant rendu dans ses Mémoires un légitime hom-
mage aux vertus de cette digne épouse. Marié à la fin de
mars 1792, après un court séjour à Paris, dont il a retracé la
physionomie révolutionnaire, il quitta cette ville le lo juillet
et passa la frontière. Chateaubriand nous a raconté, toujours
dans ses Mémoires et magistralement, cette brève campagne, en
y mêlant des observations judicieuses sur le monde de l'émi-
gration, sur ses convictions respectables et ses illusions parfois
puériles. Il prit part au siège <le Thionville, à des périls infVuc-
8 CUATEAIBRIANI)
luc-u\, aile stériles fali^uos. Il cliannail ses rares loisirs parla
revision iWitala, qu'il i)ortait dans sou sac, et par la lecture
iTHomère. Il voyait déjà se dessiuer la fii^ure iTuu Eudore « exilé
des paysages éclatants de la Gr«'ce sous un ciel sans lumière qui
semble nous écraser de sa voûte abaissée ».
Larmée des princes fut promptement licenciée. Ainsi Cha-
teauliriaml d('((>urai;é. uialade, revint à Bruxelles où il lit ses
adieux à son frère retournant en France, et qu'il ne devait plus
revoir. 11 lit une station à Jersey, dans cette île qui devait rece-
voir le second fondateur du Romantisme. De Jersey il passa
directement à Londres. 11 y retrouva la détresse de l'émigration
et aussi sa frivolité, dont il nous a fourni de curieux témoi-
irnages, com})a râbles à ceux que renferment les mémoires iné-
dits de ce Montlosier dont M. Bardoux a été l'éminent historien.
Aux difficultés de la vie, à son indigence parfois cruelle, vint
s'ajouter la ti-islesse réelle et pénétrante de l'exil. François-
René par une dure expérience apprit à chanter l'une des plus
grandes douleurs de son siècle; nul ne l'a mieux comprise,
mieux dépeinte que lui dans ses œuvres où il a dispersé toute
une poésie de l'exil. Oui mieux que lui devait retracer l'exis-
tence du banni?
« Le mortel cbassé de ses foyers y rentre-t-il jamais? aus-
sitôt qu'il est malheureux tout le persécute... Il ne trouve pas
ainsi que l'oiseau l'hospitalité sur la route; il frappe et l'on
noiivre pas, il n'a |iour appuyer ses os fatigués que la colonne
' du chemin public ou la borne de quelque héritage... Gest
lorsque nous sommes éloignés de notre pays que nous sentons
le mieux l'instinct qui nous y attache. A défaut de réalité on
elierche à se repaître de songes; le ((eur est expert en trom-
peries... Andromaque donne le nom de Simoïs à un ruisseau.
Et quelle touchante vérité dans ce petit ruisseau qui retrace
un grand lleuvc de la terre natale! Loin des bords qui nous
ont vus naître la Nature est comme diminuée et ne nous paraît
|ilii> que Tombre de celle que nous avons perdue. » (Génie (ht
C/irisliaiusmf, liv. Y, chap. xiv.)
Seul, pauvre et triste, il n'eut d'ailleurs comme refuge que le
travail .irbarné. Le journaliste ou plutôt le pamphlétaire de
rémigralidu. IN Hier, lui avait procuré des traductions du latin
DE SA NAISSANCE AU « GENIE Dl" CHRISTIANISME ■■ 9
et (le l'anglais, ressource précaire, iiisut'lisante. Il y travaillait
penflant le jour; le soir, la nuit même, il se donnait tout entier
à une vaste composition; il avait conçu le plan d'un ouvrage
encvclopédique, Y Essai historique sur les Révolutions où, selon
son expression, « il faisait entrer ses voyages et ses rêveries ».
h^Essai parut en 179" à Paris; il n'obtint un grand succès
et n'eut de retentissement qu'à Londres, dans te monde de
l'émigration. Cependant cet ouvrage, incohérent par la pensée
aussi bien que par la forme, était fait pour choquer les préjugés
et même les croyances royalistes, sans chercher à plaire aux
révolutionnaires. François-René n'était pas encore le converti
de 1802. Il mêlait à des résipiscences monarchiques les décla-
mations philosophiques d'un pupille de Rousseau, voire même
de Raynal. Il leur avait emprunté la philanthropie à grand éta-
lage et la misanthropie à grand fracas, la dialectique serrée et
l'argumentation sophistique, la rhétorique enflammée et la
rhétorique refroidie. Cette forme d'emprunt ne pouvait avoir
aucun prestige, car elle n'oiTrait aucune nouveauté. Tous les
idéologues de l'époque maniaient à l'envi ce style laborieux
et compassé. Pour écrire supérieurement il fallait autrement
écrire que les prosateurs de second ordre. Chateaubriand ne se
distingue pas encore de Garât et de Cabanis, de Suard et de
Ginguené, voire même de l'abbé Morellet, son futur antago-
niste. Il parlait encore dans VEssai la langue du xvni' siècle,
toute redondante de phraséologie et de déclamation. Les expres-
sions abstraites lui étaient trop familières : « Ecouter la voix de
la vérité — les favoris de la nature — les scènes tranquilles de
l'innocence ». Il disait sérieusement : « Attendez que votre cœur
batte avant de commencer votre lecture ». Les plus beaux mou-
A'ements sortaient toujours de l'atelier de Genève. On pouvait
de même signaler l'instabilité des connaissances et le fréquent
enfantillage des idées. Rien n'était plus faux que ce parallèle
entre les révolutions d'Athènes et notre révolution française qui
se prolonge pendant sept cents pages. On y surprend des rap-
prochements incroyables : Epiménide comparé à Flins, Saint-
^lartin fraternisant avec Pythagore, Solon qui s'appareille à
Jean-Baptiste Rousseau. N'insistons pas : ce sont les enfances
du génie.
lu CHATEAUBRIAND
Ce lui à Lomlres également, dans les journées pénibles où
le travail soulageait la misère et trompait quelquefois la faim,
que Clialeaubriand écrivit un plus grand ouvrag^e à prétentions
é|)iques, les Natcliez, qu'il portait dans sa tète depuis son
retour d'Amérique.
« Les Natchez » . — Les Natchez devaient n'être publiés que
sous la Restauration. Ils n'oni |M>ur nous (jue rintérèt des pré-
ludes ; ce sont les cartons de toiles magnifiques. Il faut songer
pourtant que de cet amas un peu confus Chateaubriand a tiré des
cliets-d œuvre, Atala, René, quelques morceaux du Génie du
Christianisme, mais on a peine à lire des centaines de pages oii
tous les sujets soni « confondus », selon l'aveu de l'auteur, où
le premier volume vise à l'épopée, où le second redescend au ton
du récit. Cependant, outre les beautés de détail dont est néces-
sairement pourvue une œuvre de (Chateaubriand, même impar-
faite, il est curieux d'y déccnivrir la première application de ses
théories sur le merveilleux chrétien; il n'est pas sans intérêt
d'y surprendre une abondance de métaphores homériques et
vii-gilionnes qui font pressentir assurément le poète desil/ar///rs.
Ainsi, dans le premier chant, Chateaubriand invoque la. Muse,
« la fille de Mnémosyne à la longue mémoire, âme poétique
des trépieds de Delphes et des colombes de Dodone ».
Il faut lire les Natchez pour en éviter les défauts, et pour y
discerner les commencements du génie. René et Chactas en
sont les héros. Dans le personnage de René, Chateaubriand
mêle l'invention à l'autobiographie; il se personnifie en jtartie
dans ce voyageur toujours instable et toujours inassouvi que
poursuivent l'impatience du mieux et le dégoût du présent.
René, condiiii par ses guides, arrive au village hospitalier des
Natchez, en pleine Louisiane. « C'était l'heure où les fleurs de
l'hibiscus commencent à s'ouvrir dans les savanes. » Il est reçu
par un vieillard aveugle, Chactas, qui, dans sa jeunesse, a fait
un voyag-e en France. « Plein de sagesse et de douceur, il res-
sciiiMail à CCS vieux chênes où les alteillesont caché leur miel. »
Chactas fait admettre René dans la tribu. Cependant, à quelcpie
distance, une garnison fiançaise habite le fort de Rosalie :
l'auteur nous la décrit avec d'heureux cou|)s d(î pinceau, mais
non sans un abus de |(ériphrases. Au deuxième livre, Satan
DE SA NAISSANCE AU « (JENIE Dr CHRISTIANISME " Il
intei'viciil; il se piopuse d unir couUc les chiélieiis tous les
Indiens idolâtres, tandis que René se laisse prendre au charme
d'une jeune Indienne, Célula, nièce de Cliaclas. L(^ troisième
livre nous fait assister aux conseils des Français, il nous dit l.i
jalousie des sauvages contre l'étranger René, il se termine par
une admirable comparaison homérique de ce même René avec
un pécher « enveloppé j)ar le vent, mais re|>araissant avec toutes
sesg-ràces quand le tourbillon a passé ». Le quatrième livre nous
transporte en plein merveilleux, dans le ciel oii des saints vien-
nent implorer Dieu pour l'Amérique contre les desseins de Satan.
Au cinquième livre, René se voit adopté par les sauvages, et
Chactas commence à lui raconter son voyage en France (|ui se
continue au sixième livre. Il v rencontre tous les arands hommes
du siècle de Louis XIV. Les beautés du style, quoi qu'on en
ait dit, compensent certaines étrangetés d'invention. 11 est à
remarquer que le langage de Chactas ne cesse pas d'être poétique,
c'est-à-dire conforme à l'origine des personnages et au milieu
dans lequel il a vécu; et l'épisode semble plus vraisemblable
<|ue la rencontre de Corneille et de Milton dans le Cinq-Mars
d'Alfred de Yigny. Le livre YII mène Chactas à Versailles et
lui fait traverser la France; le livre VIII le ramène chez les
Natchez après une vérilable odyssée. Les livres IXetX nous font
assister aux combats entre les Français et les Natchez, entre ces
mêmes Natchez et les Illinois leurs rivaux. Dans cette dernière
lutte René est fait })risonnier et destiné au supplice des flammes
où il va mourir, quand les Natchez le délivrent. Il est enfin
sauvé par l'Indienne Céluta, dont Cliateaubi-iand a fort bien tracé
l'héroïque et douce figure.
Ici se conclut la partie épique des Natchez, le véritable poème;
une « suite », narration inférieure, l'accompagne. Ce n'est plus
un poème, mais un roman comme ceux de Fenimore Cooper:
il ne manque pas d'intérêt, mais n'offre point le même attrait,
le même prestige. Les douze chants des Natchez ne sont pas,
comme on la prétendu trop souvent, une imitation des Incas
de Marmontel ou de telle ou telle production emphatique du
xvuf siècle. L'emphase n'en est pas absente, mais à tout
moment une imagination originale et neuve se trahit par l'inten-
sité des métaphores, l'imprévu des alliances de mots, les rémi-
12 CHATEArBUIANI)
niscciu'os aiiliqiH's, pour loul diro par la civalioii du style qui
rcnouvellcia la langue française, enrichira notre littérature de
ce (|u'(»n n'avait plus vu depuis le Télémaque de Fénelon : une
œuvre d'art. On pourrait citer un admirable morceau sur
l'étude des sciences, le tableau d'une nuit d'été (qui a trouvé
place dans le Génie du Christianisme), une touchante invocation
aux malheureux. Ce n'est pas un ouvraj?e ordinaire que celui
où Ton surprend cette définition de l'amour du pays : « un
mélang^e de tendresse et de mélancolie », où la phrase a déjà de
ces bonheurs : « la clarté de la lune dormait sur les ç^azons ».
Nous ajouterons que les premiers chants des Natchez présentent
de la variété, des qualités épiques, et que les caractères y sont
bien conçus et bien soutenus. A notre avis, tout le génie de
Chatraiilniand est en germe dans les Nalchez.
Conversion de Chateaubriand. — Le séjour en Angle-
terre avait été fructueux pour Chateaubriand : il dut à son exil
prolongé comme à son absence d'occupations régulières de
pouvoir composer les Natchez et VEssai. De plus il s'initia dès
lors à la vie politique et privée des Anglais ; il prit une connais-
sance, assez rare en ce temps, de la littérature anglaise depuis
Shakespeare jusqu'à Cooper, Burns et Beattie. 11 eut parmi
toutes ses disgrâces l'heureuse fortune de retrouver à Londres
dans un proscrit du 18 fructidor l'une de ses premières- relations à
Paris, Fontanes, qui pour lui devint un ami de toute l'existence,
et, ce qui vaut autant, un confident littéraire, un conseiller
[►lein de sagesse et de goût. Le poète Emile Deschamps a dit
plus tard avec une grande justesse :
Fonlanes, qui veillait, (lambeau pur et brillanl.
Comme un autre Boileau, près de Chateaubriand.
N'a pas qui veut un Boileau pour auditeur de ses œuvres.
Aussi bien Chateaubriand a-t-il pu rappeler dans ses Mémoires
que Fontanes lui avait été secourable en acceptant franchement
son originalité, mais en lui donnant d'excellents avis, en lui
imposant « le respect de l'oreille », c'est-à-dire l'harmonie, en
r('m[ir(hant de tomber dans « l'extravagance d'invention et le
rocailleux d'exécution ».
Un événement imprévu vint changer la destinée de Château-
DE SA NAISSANCE AU <^ GENIE Dl" CIIIUSTIANISME » 13
briand cl iil iln (It'lmtaiil de \Ksf<f(i le créateur du Génie du
Christianisme. Co fut la mort de lu mère vénérable de François-
René. Cette mort lui lut annoncée par une lettre deM'"" deFarcy,
su^ur aînée de Chateaubriand, qui, devenue fort religieuse au
sortir des épreuves, conjurait son frère de se ralliera la foi chré-
tienne. Mais la lettre, datée du l'*" juillet 17'.)8, arriva à Lon-
dres après la mort de M'"^ de Farcy. C'était comme un double
avertissement de la mort. Selon l'expression de Chateaubriand
dans la préface du Génie du Chrislianisnie, ce furent « deux
voix sorties du tombeau ». Et il ajoutait : « Ma conviction est
sortie du cœur. J'ai pleuré et j'ai cru. » Une lettre à Fontanes,
retrouvée par Sainte-Beuve dans les papiers de son ami, ne laisse
aucun doute sur la sincérité de cette conviction, suspecte aux
idéologues parisiens. « Dieu, qui voyait que mon cœur ne mar-
chait point dans les voies iniques de l'ambition, ni dans les
abominations de l'or, a bien su trouver l'endroit où il fallait le
frapper, puisque c'était lui qui en avait pétri l'argile et qu'il
connaissait le fort et le faible de son ouvrage. Il savait que j'ai-
mais mes parents et que là était ma vanité : il m'en a privé afin
que j'élevasse les yeux vers lui. Il aura désormais avec vous
toutes mes pensées. Je dirigerai le peu de forces qu'il m'a don-
nées vers sa gloire. »
En 1800, au moment où il rentra en France, Chateaubriand
avait presque terminé son Génie du. Christianisme, dont les pre-
mières feuilles avaient été tirées à Londres. Il hasarda des lec-
turesde sonouvrage etle refit tout autrement. C'est qu'en France
il retrouvait toute une société d'élite et un aréopage de gens
de goût. Fontanes le mit en relations avec Joubert, esprit
exquis, à la fois curieux d'innovation et pénétré de la pure
antiquité. Dans Joubert il eut un second conseiller, plus favo-
rable à la nouveauté que Fontanes et par là même destiné à
concourir harmonieusement au développement de son génie.
Joubert, aussi fin que doux, imagination ingénieuse et tendre
(disciple de Platon perdu dans le bruit des victoires), recherchait
l'originalité dans l'art. Admirateur des classiques, mais sans
superstition, définissant le poète : « celui qui se bâtit des édi-
fices enchantés avec le charme des paroles », il devait faire ses
délices de Chateaubriand, qu'il seconda par ses conseils, ses
14 CHATRAUBRIÂNI)
paroles, ses prévenances Fraternelles. C est lui (|ui, dans une de
ses lettres, exhortant le poète à se montrer plus original que
jamais, ajduhiit : « L'essentiel est d'être naturel pour soi; on
le i>arair hicutot aux autres. » Par Fontanes et par Joubert
Chateaubriand eut accès dans les salons parisiens rouverts à la
faveur du Consulat et où l'on rencontrait une M""' de Staël,
un Benjamin i'onstanl, une M"" Récamier, un Christian de
lîouftlers. un comte de Narbonne. Mais toutes ces brillantes
réunions n'eurent pas pour Chateaubriand l'attrait et l'influence
qu exerça sur lui le modeste salon d'une femme d'imagination
charmante et d'àmc i-acinienne, M'"" tie Beaumont, qui devait
occuper une si grande place dans sa vie : on sait quel parti
M. Bardoux a tiré dans son beau livre des poétiques et malheu-
reuses amours de Pauline de Beaumont et de François-René
de Chateaubriand. Il rencontra dans cette société reconstituée
Pasquier et Mole, héritiers de grands noms parlementaires, et
qui devaient jouer promptement un grand rôle; Berlin, le jour-
naliste courageux et avisé (|ui fut l'àme des Débals, Guéneau
de Mussy, le futur universitaire, Chénedollé, le poète précur-
seur de Lamartine.
« Atala » . — Chateaubriand fit ses débuts dans la publicité
parisienne par une lettre fort discutable, imprimée dans le Mer-
cure et dirigée contre la doctrine de la pei'fectibilité que M™" de
Staël avait soutenue dans son livre delà Littérature. En 1801, il
|iubliait^/«/« qu'il avait détachée de son Génie du Christianisme
ft tpii devait être d'altord un épisode des Natchez. Atala rem-
porta le succès d'un roman. Eu réalité c'était un poème, et l'un
<b's plus beaux poèmes de la littérature française. Toute une
poétique s'annonçait dans la préface : « Les vraies larmes sont
celles (|ue fait couler une belle poésie; il faut qu'il s'y mêle
autant d'admiration que de douleur... Les Muses sont des
femmes célestes qui ne défigurent point leurs traits par des
grimaces; quand elles pleurent, c'est avec un secret dessein de
s'embellir. « Sainte-Beuve fait observer avec raison que Cha-
teaubriand rompait avec le pathétique vulgaire du xvui® siè-
cle, revenait à l'art élevé, ramenait la littérature à l'idéal
aiiliquc.
Atala réussit à la fois auprès du petit et du grand public,
DE SA NAISSANCE AU « GENIE Dl CHRISTIANISME» \:>
tout en soult'v.iiil les critiques, les (liatril)es même de l'école
pseudo-classique représentée par les survivants du xviii^ sirclc.
Les malheureux ne coiuprenaient rien à cette merveille de
poésie éloquente et colorée. L'abbé Morellet, un revenant des
soupers du baron d'Holbach oîi il avait le surnom de Panurg<;,
fît paraître des observations critiques contre Afahi (\m semblent
l'œuvre d'un plaisantin inintelliiient, d'un sot spiritu(d, la plus
triste espèce de lettré. 11 raillait lourdement les plus neuves,
les plus rares beautés, « le i^rand secret de mélancolie que la ■
lune raconte aux chênes », l'exclamation : « ()rag"es du cœur,
est-ce une goutte de votre pluie? y> et cette autre adjuration de
Chactas : « Superbes forets ([ui agitez vos lianes... » Joseph
Chénier ne fut ni moins injuste ni moins inique dans les pages
ironiques de son Tableau de la littérature. Joubert, en cette
occasion autant poète que critique, faisait ressortir avec plus de
justice l'originalité du génie de Chateaubriand et sa précellence
même sur celui de Bernardin : « Le style <le Saint-Pierre a
l'air ])lus frais et plus jeune; celui de l'autre a lair plus ancien;
il a l'air d'être de tous les temps. »
C'est (\\iAtala révélait la poésie attendue par Joubert comme
par tous les esprits lassés des routines et des redites, capables de
rajeunissement, ambitieux d'innovation. Ce ne fut pas seule-
ment un chef-d'œuvre d'émotion et d'éloquence, mais comme
le manifeste de la révolution littéraire dont ce poème, puis René.
puis le Génie du Christianisme nous offrent les trois premières
expressions. Ce sont les trois phases d'un même développement
d'idées morales et de réformes littéraires. La poésie personnelle,
c'est-à-dire l'introduction du moi de l'auteur dans les ouvrages
d'imagination, l'intelligence élargie de la nature, telles étaient
les nouveautés que mettaient en œuvre Atala et René; dans le
Génie du Christianisme il y avait bien d'autres conquêtes.
Chateaubriand lui-même définissait ainsi l'avènement d'Atala
« tombant au milieu de cette école classique, dont la seule vue
inspirait l'ennui, comme une sorte de production d'un genre
inconnu. Le vieux siècle la repoussa, le nouveau l'accueillit. »
« René ». — René, qui parut en 1802, se lie intimement à
Atala; il procède de la même pensée ; il exprime les mêmes senti-
ments, il comporte la même couleur descriptive et donne la même
10 CHATEAUBRIAND
intonation portique. Le moi de Chateaubriand se personnifie
dans son lirros; ce héros est un mélancolique et sa niédancolie
se déploie en harmonie avec le paysage, avec la nature. En eflet
René, le lîcné dos Nalchez, n'est pas seulement, du point de vue
moral, un frère de Chactas comme le seront tous les personnages
de Chateaubriand, c'est par bien des côtés Chateaubriand lui-
même. Entre leurs deux enfances existe une profonde analogie :
même vie solitaire et triste, mêmes habitudes de contempla-
tion. « J'allais », nous dit René, « m'asseoir à l'écart pour
contem|)ler la nue fugitive et entendre la pluie tomber sur le
feuillage. » Une sœur également s'associe à ses promenades
rêveuses, aussi poétique que Lucile, mais douée d'un charme
moins bienfaisant. Amélie et René sont brusquement séparés
à la mort de leur père. René se décide à voyager. L'inconstance
et le dégoût le prennent au dé|iart. Il les traînera partout
avec lui. C'est qu'il est malade du mal de toute une génération
vouée ;iu noir. Le voyage de René est admirable dans tous
ses détails ; c'est l'itinéraire d'un poète, mais c'est aussi
l'odyssée d'un désenchanté. Il ne rapporte de tous ses voyages
(]ue la nostalgie et la lassitude qui le ramènent dans les
déserts américains où il rencontrera Chactas. C'est l'aigle
blessé, le cygne séparé de ses compagnons et gémissant dans
la nuit. Aussi fait-il entendre des cris inconnus dans la litté-
rature française avant Chateaubriand. Ces cris, (|ui pour la
première fois dans la prose font vibrer la note du lyrisme,
«•ar.ictérisent la rénovation littéraire de notre siècle. C'est
l'expression exaltée du sentiment qui se traduit par ces excla-
mations : « Levez-vous, orages désirés qui devez emporter René
dans les espaces d'une autre vie! » 11 y a bien là de l'ameiiume,
une sorte de découragement qui se refuse au bonhcui-, mnis ((ui
n'a rien de commun avec la misanthropie classique d'Alceste
et de Timon. Chez René comme chez Chactas le dégoût des
hommes naît du <lésir de les trouver meilleurs (|u'ils ne sont.
L;i mélancolie moderne est aimante; elle est tourmentée par
une soif incessante d'alVection qui n'est pas satisfaite et qui
crée l'impossibilité d'être heureux. En ce sens les aveux de
René sont décisifs : « Je cherche ailleurs un bien inconnu dont
l'iustirict me poursuit. Est-ce ma faute si je trouve partout
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VU, Cil. I
Armand Coliu & Cic, Editeurs, Paris.
CHATEAUBRIAND
D'APRÈS UNE PEINTURE DE GUÉRIN
Appartenant à M"" de Chateaubriand
!)!•: SA NAISSANCK AT " GEMK 1)1 CHRISTIANISME» 17
ilo Ikuiics, si loul ••<> (|ui est liiii ii .1 pour moi .lucuiie valeur? »
i.oite passidii de riiiroiuiu. (jiii sera comimine à tous les
roiiianti(|ues, est daiiiiereuse, mais ell<> n'est, j)as sans valeur.
On peut lui préférer la doetrine de létiuilihre, de la maîtrise de
soi-même, de l'idéal (dierelié dans le possible et le fini, à la
façon de l'antiquité et de la Renaissance: mais on ne saurait
méconnaître ce qu'elle a suscité d'ardente et île |»rofonde poésie.
De la nostalgie mélancolique, née elle-même de l'amour des
hommes, le romantisme chez Chateaubriand et ses continua-
teurs s'est élevé jusqu'à la sympathie, et toute leur œuvre est
pleine de pitié comme de tendresse, frémissante rl'amour d
d'hunianit»'.
Les innovations de Chateaubriand. — Le « moi ». —
L'originalité de Chateaubriand, sa faculté d'innovation était
faite de son àme même. Il pouvait lui appliquer un nom déjà
employé en France au temps de Pascal et récemment rapporté
dAllemapne. 11 pouvait l'appeler son inoi. En effet son génie
ne se contentait pas de se révéler dans ses œuvres; il interve-
nait dans ses poèmes et nous livrait ses contidences à travers les
aveux de Chactas, de René, bientôt d'Eudore. C est la première
et la plus significative innovation de Chateaubriaml, la plus
décisive conquête du romantisme. Une révolution littéraire a
été accomplie du jour où cet audacieux Breton a pu se permettre
ce que n'avaient osé ni Calderon; ni Shakespeare, c'est-à-dire
faire entrer dans le chœur de ses héros le poète même comme
le plus agissant et le plus soulTrant d'entre eux. Cette substitu-
tion du subjectif à l'objectif dans l'œuvre d'art, vraie rupture
avec le passé, nous paraît la plus hardie et la plus heureuse des
tentatives île notre siècle. L'innovation de la poésie person-
nelle, contre laquelle se sont élevés Nisard, Saint-Marc Girardin,
d'autres plus récents et non moindres, nous semble justifiée
par une suite de chefs-d'œuvre. Une formule d'art qui a donné
au monde Werther, René. Obermann, Adolphe, et sous des
noms fictifs l'àme même des poètes dans Volupté, la Confession
d'un enfant dv siècle, le Stello de Vigny, tant de poèmes de
Lamartine et de Hugo, n'en est plus à faire ses preuves. Le moi
n'est haïssable que chez les auteurs médiocres. Le génie la
rendu captivant, sym|)athique, délicieux.
HlSTOinE DE LA LANCLE. VII. "2
18 nilATKAlHRIANli
La mélancolie. — Dans Atala <le mOMiic, et dans Renr se
retrouvèrent toutes les inclinations, toutes les aspirations des
contemporains, d'une jeunesse- é|»rouvée par les secousses de la
Uévolution, vaguement éprise du passé, souvent lasse du pré-
sent, très incertaine de l'avenir.
La mélancolie, si fréquente alors même chez les hommes
d'action, mais qui s'ignorait, découvrit dans ces heaux poèmes
sa l'orme jirécise.
Chateaubriand, sous les traits de Chactas et de René, donna
l'exemple d'être mélancolique avec certitude, avec puissance,
avec grandeur. Il fut mélancolique et passiojuié comme l'ont été
les meilleurs de notre jeunesse française [>eudnnt les trente
premières années du siècle. Le temps n'est plus de cette passion
à outrance, de cette mélancolie parfois excessive ; mais, ne
nous y trompons pas, leur dictature ne fut ni sans honneur ni
sans profit j)our nos pères. Elle ne produisit ni des âmes mau-
vaises ni des âmes médiocres. On leur a fait une guerre ter-
rible, mais souvent en invoquant les intérêts mesquins, en
suscitant les hasses défiances. On leur en voulait, non pas de
rendre les âmes faibles, ce qui était le prétexte, mais de les
'rendre héroïquement ardentes.
En quoi la « race de René », (|u on a tant de fois dénoncée,
a-t-elle été nuisible à l'énergie de nos pères? Les générations
qui se sont formées à l'école de Chateaubriand, de Lamartine,
ont fait à leur moment d'éclatantes pieuves de décision et de
courage, depuis les guerres de l'Empire jusqu'aux luttes poli-
tiques de In Restauration. Nous ne voyons pas surtout qu'elles
se soient montrées inférieures à celles (jui depuis sont entrées
dans la vie sous des influences plus prosaïques. Leurs poètes,
Chateaubriand d'abord, puis Lamartine, Hugo, Michelet, Quinet,
George Sand, Victor de Laprade, ont été les archers les plus
résolus du combat civique, el l'on peut dire que l'école de la
mélancolie et de la passion romantiques fut assurément une
école d'héroïsme et de grandeur.
Le sentiment de la nature. — Une troisième innovation
vini soutenir les deux précédentes. Dans le cœur de l'homme si
violemment remué, le poète (V Atala et de B.ené découvrait un
(ndsième élément de sensibilité et d'imagination. Ce fut l'intel-
DE SA. NAISSANCE AU « GENIE Dl (JIIKISTIANISME » 19
ligence de la nature, longtemps négligée par les plus grantis
écrivains de notre pays. Il y eut comme un retour à la tradition
classique dans cette rupture avec le préjugé français. Jamais
les Grecs, ni les Romains, épris de proportion et d'harmonie,
n'avaient séparé la nature de l'homme dans leurs épopées, dans
leur lyrisme, dans leur art dramatique. Chez nous, si les
poètes de la Pléiade, si La Fontaine, avaient excellemment
exprimé le charme et l'attrait de la campagne, on peut dire que
la nature mêlée à l'homme attendait encore ses interprètes.
Rousseau, Bernardin, n'avaient en ce sens donné que des indi-
cations. Chateaubriand, le contemplateur de l'Océan, le pèlerin
de la Louisiane, reprit l'observation poétique de la nature au
point où les Grecs et les Latins l'avaient laissée. Il sut tout
voir et tout peindre. Proscrivant de son vocabulaire descriptii
les épithètes vagues et communes, il refit de l'épithète, comme
dans Homère, une marque caractéristique destinée à fixer les
nuances, à distinguer deux montagnes l'une de l'autre, à faire
comprendre qu'un bois à midi n'offre pas le même aspect qu'au
baisser du soleil et qu'une rivière peat avoir son caractère phy-
sique aussi bien qu'un héros de tragédie a sa nature déterminée.
Le spectacle des champs et des flots n'est qu'une succession de
scènes changeantes quoique soumises à des lois immuables. Le
peintre nouveau dut rendre à l'aide d'expressions fidèles ce
qu'il y a de plus fugitif dans la création, jusqu'à des effets de
lumière.
Dès la ]>remière page dWfala l'épithète devient spéciale : « les
gazons rougis par les fraises, les collines pluvieuses, le soleil
humide de rosée, le jour bleuâtre et velouté, les fleuves nour-
riciers des beaux ombrages ». Voici maintenant les comparaisons
pindariques : « Les yeux éteints du vieux Chactas inondèrent de
larmes des joues flétries : telles deux sources cachées dans la
profonde nuit de la terre se décèlent parles eaux qu'elles laissent
filtrer entre les rochers » .
Chateaubriand suivait encore les modèles antiques en excel-
lant comme eux dans les descriptions brèves, en groupant à
merveille les antres, les animaux, les plantes, les flots même
en tableaux composés pour la joie des yeux. Tels plus tard,
dans les Marlym, le paysage de Sparte, le réveil d'un camp
20 CHATEAUBRIAND
ruinaiii, les ruines égyptiennes, la fameuse nuit de Messénie et
la peinture ardente du désert. Nul avant lui depuis les Anciens
n'avait j)ossédé le choix des comparaisons, les couleurs chaudes,
les mots de llamme, Temploi des épithètes vivantes, l'entente
de toutes les nuances matérielles et morales. Décrire ainsi
c'était la plupart du temps définir. Aussi nos grands peintres
en ce siècle ont-ils été les disciples du vieux maître autant que
ses continuateurs. C'est encore non seulement Lamartine, Hugo,
Sand, Michelet, Quinet, Laprade, mais Flauhert, Théophile
(iautier, Banville, Leconte de Liste, qu'il faut citer. Encore
aujourd'hui la tradition descriptive d'Atala, de Bené, des Mar-
tyrs, se renoue dans les sonnets d'un Hérédia, dans la prose
magique et colorée d'un Pierre Loti, d'une Judith Gautier, d'un
Gilhert-Augustin Thierry, d'un André Chevrillon. Par cette école
de Chateauhriand la nature revit sans cesse comme une Isis
dévoilée, et l'on |»eut dire que le grand Pan n'est pas mort.
//, — Du a Génie du Christianisme »
à la mort de Chateaubriand (1802— 1848).
Le « Génie du Christianisme ». Opportunité de cet
ouvrage. — C'est en 1802 que parut le Génie du Christia-
nisme, au jour de Pâques. La puhlication avait été annoncée
]>ar un article de Fontanes dans le Moniteur. L'article de
Fontanes portait pour épigraphe la parole de Montesquieu :
« Chose admirable! la Religion chrétienne, qui ne semble avoir
d'objet que la félicité de l'autre vie, fait encore notre bonheur
dans celle-ci. » Et Fontanes n'hésitait pas à dire : « Cet
ouvrage longtemps attendu, commencé dans des jours d'op-
pression et de douleur, paraît quand Ions les maux se réparent
cl «juand toutes les persécutions finissent. Il ne pouvait être
publié dans des circonstances plus favorables... Le nouvel
orateur, du christianisme va retrouver tout ce qu'il regrettait.
Du fond de la solitude où son imagination s'était réfug^iée il enten-
dait naguère la chute de nos autels : il peut assister maintenant
à leurs solennités reuouvfdécs. La Hfdigion, dont la majesté
DU « GÉNIE 1)1' CHRISTIANISME >' A SA MOUT 21
s\'sl accriic [lar ses souflVanccs, revient d'un lon^ exil dans
ses sanctuaires déserts, au milieu de la victoire et de la paix
dont elle atîerniit l'ouvrage... On accueillera donc avec un
intérèl universel le jeune écrivain qui ose rétablir l'autorité
des ancêtres et les traditions des âges. Son entreprise doit
plaire à tous et n'alarmer personne; car il s'occupe encore
[dus dattacher l'ànie que de forcer la conviction. Il sent et ne
dispute pas, il veut unir tous les cœurs par le charme de toutes
les émotions et non séparer les esprits par des controverses
interminables; en un mot on dirait que le premier livre offert
en hommag-e à la Religion renaissante fut inspiré par cet esprit
dr paix qui vient de rapprocher toutes les consciences. »
Ce fut l'impression générale. Cette publication coïncidait avec
la réconciliation ofticielle de l'Église et de l'État, appelée, on
ne peut en douter, par la majeure partie de la société renais-
sante. Il y eut pour l'ouvrage de Chateaubriand accord des
esprits en même temps que coup de surprise et mise en scène
très favorable au succès. Quatre éditions étaient enlevées déjà dès
mars 4803; c'était beaucoup pour cette époque. Cet ouvrage
étendu, varié, semblait à première vue uniquement une apo-
logie de la religion rétablie ; ce fut en réalité tout un réper-
toire d'idées et de doctrines, le premier manifeste du Roman-
tisme. On y trouve déjà toutes les nouveautés de l'école, comme
il est aisé de s'en convaincre sans entrer dans une minutieuse
analyse. La partie apologétique de l'œuvre peut être aujour-
d'hui contestée; elle n'était pas alors aussi négligeable que
l'ont prétendu les détracteurs de Chateaubriand ; car elle
répondait à un sentiment vrai, à un élan de l'âme française vers
le christianisme longtemps persécuté. Cet élan, les voltairiens
plus ou moins ralliés au régime impérial ont pu le combattre :
ils n'ont pu le supprimer à son jour. On ne saurait trop pro-
clamer l'opportunité de cet ouvrage comme son efficacité sociale
et son action bienfaisante. Il marque une double renaissance
de l'esprit chrétien et de la poésie française.
La première partie est à la fois religieuse et descriptive.
Nous n'avons pas à juger Chateaubriand comme théologien. Il
s'agit d'ailleurs d'une apologie; et, même aux premiers siècles
de l'Église, tous les apologistes n'ont pas été des théologiens de
22 CHATEAUBRIAND
profession. (Juc vcul-il prouver du reste V rexcelleiiee morale
(les (log^mes chrétiens, la pénétrante poésie de ces dogmes :
il nous semi)le y avoir pleinement réussi.
Dans la première partie, qui porte ce litre : (iof/mes et doctrine,
Cliateaubriand traite d'abord des « mystères et des sacrements ».
Sainte-Beuve lui reprocha d'avoir cherché à démontrer des
dogmes et à confirmer des sacrements à l'aide d'images. Ce
grief ne nous paraît pas fondé. Chateaubriand l'a relevé par
avance. 11 a dit lui-même : « Ces images ne sont pas des rai-
sons ». Ce qu'il veut établir, et cela suffit à la cause, c'est la
grandeur de ces dogmes que bnirs adversaires avaient qualifiés
d'absurdes, c'est la beauté touchante de ces sacrements. Il veut
gagner l'imagination et le sentiment à la cause du christianisme,
et il y parvient aisément. D'autres que lui ont fonction de
s'adresser à la raison. Mais ce que Chateaubriand veut obtenir
(lès le début, ce qu'il fait à merveille, c'est ce qu'il annonce
dans son introduction. « Les autres genres d'apologie sont
épuisés, et peut-être seraient-ils inutiles aujourd'hui. Il est temps
de montrer que, loin de rapetisser la pensée, le christianisme
se prête merveilleusement aux élans de l'âme et peut enchanter
l'esprit aussi divinement que les dieux de Virgile et d'Homère;
nos raisons auront du moins cet avantage qu'elles seront à la
portée de tout le monde et qu'il ne faudra qu'un bon sens pour
en juger. On néglige peut-être un peu trop dans les ouvrages de
ce genre de parler la langue de ses lecteurs : il faut être docteur
avec le docteur et poète avec le poète. Dieu ne défend pas les
routes lleuries quand elles servent à revenir à lui, et ce n'est
(tas toujours par les sentiers rudes et sublimes de la montagne
«px; 1.1 Jirebis (''garée retourne au bercail... Nous osons croire
(pie cfdte manière d'envisager le christianisme présente des
rapports peu connus. »
('hateaubriand rattache ainsi le christianisme à la poésie (^t
par la |)oésie il i;iinène au christianisme. Une page comme
celle qu'il consacrait à l' extrême-onction ne pouvait que pro-
duire r<;llet [lar lui souhaité, remuei" et bouleverser les cœurs,
<'t, (|noi (pi'f'n [)uissent dire .ses adversîiircs, faire réfléchir les
esprits : « Le piètre s'entretient avec l'agonisant de l'immor-
hilitf' de son Ame. ci le poème sublime (pie l'antiquité entière
DU « GÉNIE Ur CHRISTIANISME » A SA MORT lli
Il a présenté (]u une xiilc lois dans le prciiiici' de ses philoso-
phes mourants, cette scène se renouvelle chaque jour sur
l'humble grabat (lu dernier des chrétiens (jiii cxpir*' ».
Il ne lui a pas été difficile de prouver, avec la même admi-
rable éloquence, le même éclat de langage, que le christia-
nisme était plus exigeant et plus délicat en fait de morale et de
vertus que les religions antiques et surtout que labsence de
religion. Chaleaubriand faiblit, il faut l'avouer, dans les pas-
sages relatifs à la cosmogonie des Ecritures (la science géolo-
g'ique n'était pas vejuie prêter son appui à la tradition bit)lique),
mais comme il prend sa revanche dans la démonstration spiri-
tualiste, qui d'ailleurs n est pas spéciale au christianisme, de
l'existence de Dieu et de limmortalité de lame!
Comme avant lui Bossuet et Fénelon, il veut prouver l'exis-
tence de Dieu par les merveilles de la nature. 11 ne dit pas seu-
lement avec le Psalmiste que « les cieux racontent la gloire de
Dieu », mais que toute la nature le chante. Là se déroulent des
morceaux merveilleux, qui introduisaient dans la langfue fran-
çaise, mieux que tout ce qu'on avait lu jusque-là, l'intelligence
du monde extérieur : telle est la peinture du chant du rossignol,
la description du nid de bouvreuil dans un rosier, la vision des
cygnes voyageurs. Ce sont d'incomparables pages de poésie pit-
toresque et pensive à la fois, pages divines d'un temps où la
littérature avait de la me!
Revendication de la poésie chrétienne. — La partie
littéraire de l'apologie correspond essentiellement à la création
de l'école romantique dont Chateaubriand est le fondateur, dans
les nouveautés et les institutions que l'on doit à son initiative,
à son exemple.
Avant Chateaubriand on avait néglig-é l'influence littéraire,
l'inspiration poétique du christianisme. Après lui cette influence
s'étendra sur tous les grands noAateurs. Comment ce phénomène
s'est-il accompli? nous le verrons à l'argumentation du Gniic
du Christianisme, à hi doctrine esthétique qui s'en dégage, à la
poétique qui en jaillit.
On ne peut se dispenser d"a|iitlaiidir à l'introduction du sen-
timent chrétien dans notre littérature nationale. Le christia-
nisme, qui a concouru à créer la France, avait à peine droit de
24 CIIATEAIBRIANI)
fik'' chiiis la |»;ilii(' liaiiraisc. (hilic (H'iiaiiis iiiorcoaux notables
<lii moyen àiic. il avail sans donlc ins|)iré Uonsard, d'Aultigné,
(In liartas, le Saint-iJcneHl de Uotrou, le Polyencte et V Imitation
de Corneille. Mais, surtout depuis le xvin" siècle, la poésie de
noire pays était généralement demeurée étrang^ère à lun des
plus grands modes d ins|iirali(>n |i(M'li(|iie, ot'liciellement rejeté
|iar Boileau :
De lu foi d'un (Ihrétien les mystères terribles
D'ornenicnls égayés ne sont pas susceptibles.
Tel était ce préjugé, inconnu des autres [teuples, exclusive-
ment français, issu d'un système que Chateaubriand renversa
|>"ar l'autorité du Génie du Christianisme et des Mai'ti/rs. Par son
initiative la beauté poétique du christianisme et sa puissance
inspiratrice se sojit inqjosées à tous les écrivains illustres de
notre âge, depuis le Lamartine des Harmonies jusqu'au Musset
de l'Espoir f^n Dieu, depuis le Vigny (VEloa Jusqu'au Yictoi'
Hugo de la Légende des siècles.
Dans la deuxième partie de son ouvrage Chateaubriand entre
prend donc de comparer les œuvies littéraires suscitées par le
christianisme avec celles qu'a produites <lans un large épa-
nouissement la belle antiquité. Ses raj)[)rochements ne sont pas
toujours sullisamment étendus. Il aurait, par exemple, pu tirer
un meilleur parti des épopées chrétiennes, mais il ne connais-
sait pas la Chansoti de Roland; il n'avait pu suffisamment pra-
tiquer Dante dont les beautés rivalisent avec les Anciens. En
revanche il est plus à son aise avec Milton et sait faire ressortir
ces beautés cpii font passer le grandiose dans le sentiment et
tiennent certainement à la profondeui' du génie chrétien. Il
n'a pas assez mis à profil le sublime de Klo|)stocU. 11 est plus
heureux dans la conqiaraison de ce qu'on ]»ourrait appeler les
types poétiques. Il prend d'abord les époux. 11 met la Pénélope
et l'Ulysse de {'(hli/ssée en parallèle avec l'Adam et IKve de
Milton. Chez le cou|de biblique il fait ressortir une supériorité
de sentiments due à une conception plus haute du mariage.
Lr ly|.e du |ȏre vient ensuite. Cdiateaubriand cite l'admirable
épisode df Priani venant i-edemander au vainqueur Achille le
corps d'Hectcu-. D<' <e Priam si vénérable et si toncbant il rap-
DU « GÉNIP] UU CHRISTIANISME » A SA MOUT 2:;
inoclic le Lusigiiaii de Voltaire redciiiaiidaMt sa fille. La scène
de Za'ire lui semble plus siildiine en mêlant les grands souvenirs
de la relif^ion à l'autorité paternelle. Cette supériorité ne nous
fra|)pe pas autant. En eherchant Lien il eût \m trouver un père
chrétien égal à l'antique paternité. Encore l'amour paternel est-
il un des sentiments que le christianisme a le moins trans-
formés. Il Ta rendu plus doux et |)lus éclairé, mais non |dus
respectable et plus imposant.
Au contraire, la mère est plus noble et plus tendre dans V An-
dromaque àe Racine que dans V Andromaqne d'Homère, d'Euri-
pide, de Virg-ile. La fille dans Vlphigénie moderne est plus res-
pectueuse et plus aimante, plus courageuse aussi dans son
sacrifice. Ce sont autant de supériorités dues au christianisme.
Chateaubriand étudie encore le prêtre dans Joad, le guerrier
dans le Godefroy du Tasse. Et dans ces deux exemples il con-
clut avec raison à la supériorité morale du christianisme. Nous
regrettons qu'il n'ait pas songé au Polyeucte de Corneille, au
héros de l'enthousiasme religfieux. Quelle belle page il nous a
fait perdre! la conviction allant jusqu'au martyre, l'extase dans
l'immolation de soi-même, le lyrisme dans le sacrifice, voilà ce
qu'aucun auteur ancien ne nous avait offert, ce que Corneille a
fait éclater dans la plus sublime des transfig"urations.
Le critique apologiste examine les diverses passions et n a
point de peine à démontrer que le christianisme par ses inter-
dictions de morale et par ses influences de tendresse et de
pureté a donné un grand essor au sentiment de l'amour. Il l'a
spiritualisé et purifié, quand il ne l'a pas rendu plus contagieux
et plus brûlant par les conflits de la conscience. En effet la
Phèdre de Racine, Julie d'Étangres, Clémentine, auparavant
riléloïse du moyen âge, Paul et Virginie, lui servent d'exem-
ples. Combien il en eût pu fournir, s'il avait mieux connu les
littératures du Moyen âgfe et de la Renaissance. Quoi «[u'il en
soit, la passion, dont le développement moderne commence dans
notre littérature à Y Atala et au René de Chateaubriand (après
les indications de Jean-Jacques et de liernardin). a ses origines et
ses freins à la fois dans le christianisme. Puis elle y trouve son
ennoblissement coupable, son horreur saisissante et tragique.
Chateaubriand arrive ensuite au merveilleux. Tl parviiMil
•26 CHATEAUBRIAND
di'iiKiiiln'i'. sritiii iMiii^, (|uele merveilleux chrétien vaiiL le uier-
vrillciix ;tii(i(iii('. Un l'avait nié. La Divine Comédie, le théâtre de
(liildcioii, Milloii. Ivlopstork, répondent par des exemples <|ui sont
autant de réfulalions vivantes. L'argumentation de (^hateau-
hriand nous semhle donc serrée et nourrie. En eflet, si le poly-
llK'isnir parle plus ;i l'imajiinatioji, le christianisme n'en a pas
moins des ressources inlinies et sur certains points une large
supériorité. Les dieux et les déesses ne sont «|ue des hommes (;t
des femm(\s surnaturcds. Les êtres divins du christianisme ont
un caractèir à p.iit. plus relevé, très symbolique <d très mysté-
rieux, lis di'ploiciil des passions, mais ce ne sont (jue des pas-
sif>ns pures. Aous ne parlons j)as ici de l'excellence du Dieu
chrétien sur Jupiter; des poètes ont pu parvenir à rendre cette
excellence autant que le langage humain le permet, et non seu-
lement Milton et Klopstock, mais Hugo, mais Soumet dans la
Divine Ejiopée. Laprade en ses Poèmes évanf^éliques, ont fait
dignement parler Jésus-Christ. De même les anges, les démons,
les séraphins de la Bible, les saints, fournissent un merveilleux
rhrélien dont on peut toujours faire usage. Le Satan de Milton
dépasse l'Ajax d'Homère et le Mézence de Virgile. L'Enfer de
Dante laisse loin de lui l'Hadès et le Tartare. Le Paradis chré-
tien interprété par un grand poète surpasse les tristes plaines
d'asphodèles et les vagues Champs Elysées de l'épopée antique.
11 y a donc une poétique du christianisme comportant, outre
les passions, un merveilleux ample et varié. Cette poétique a
son chef-d'œuvre dans la Bible. Chateaubriand a su montier ce
que la Bible peut suggérer aux poètes, et les poètes après lui,
L.iuiJirliiie, Hugo, Vigny, Leconte de Lisle, ont attesté par
leurs ouvrages quelle source jaillissait de la poésie hébraïque.
La troisième |»iirtie du Génie du Christianisme comprend les
beaux-arts et la littérature. Chateaubriand étudie l'inlluencc? du
ehiisli.iuisme sur la musi(jue, qui n'a grandi que dans les temps
modernes; .sur la sculpture, qui rivalise avec l'antiquité; sur la
peinture, qui la surpasse; sur rarchitecture, avec cette magni-
lique Ibjraison de pierre des églises gothiques que le xvu'^ siecb^
av.iil dédaignées et à laquelle l'initiateur rend hommage et fera
rendre justice. A|iiès lui xieudioul le Victor Hugo de Notre-
Jhii/ir fir J'aris, Montalenilierl, Michelet, chantres et défenseurs
Di: " GENIK DU CHRISTIANISME » A SA MOUT 27
<lcs (-athédrales. Tellement nous pouvons diiv à hou dioil (in*-
(out remonte à Chateaubriand.
Les livres (juatrième et cinquième sont consacrés aux philo-
sophes, aux historiens, aux orateurs chrétiens, au culte dans
ses cérémonies, dans l'exercice des fonctions sacerdotales, dans
les ordres, les missions, les œuvres de charité, dans tous les
bienfaits de la charité chrétienne. Tout le bien qu'a fait le chris-
lianisme est évoqué dans cet ouvrage. Les contemporains y ont
trouvé, avec l'attrait d'un style admirable, des motifs sufiisants,
des raisons sérieuses pour produire un retour vers la religion
chrétienne. Toute la j)artie morale et historique de l'apologie
subsiste, et son importance comme sa valeur n'ont pas décru.
La partie littéraire de cette œuvre est des plus remar-
quables et des plus neuves. Généralement tout y est juste et
fort bien dit, avec une grande finesse de nuances; et dit pour la
première fois. Jamais la critique n'avait encore déployé cette
pénétration, n'avait parlé ce lang-age. Bien plus, cette œuvre a
fait une véritable révolution. Car la poétique de Chateaubriand
a été la poétique de ses successeurs qui y ont cherché leurs
armes de défense dans la polémique. Ils y avaient pris l'entente
et la mise en œuvre du sentimen tet du merveilleux biblique et
<'hrétien; ils y ont encore découvert, comme le prouveront (es
Martt/rs, la réelle compréhension de la poésie antique révélée
par les belles pages sur Homère et sur Sophocle dans le Génie
du Cfiristio)iisme.
Intelligence du passé. — Création de la critique
moderne. — De même, avec le sens de l'architecture gothique
Chateaubriand a ramené le goût du moyen âge délaissé, incom-
pris, presque inconnu; par suite, l'instinct et la curiosité de l'his-
toire nationale; il a vraiment provoqué les investigations his-
toriques de nos grands chercheurs. On ne saurait trop rappeler
l'hommage qu'à ce propos lui rendait Augustin Thierry. Guizot,
Barante, les deux Thierry, Michelet, Quinet, sont donc, au
moins à leur point de départ, les disciples de rincomparable
initiateur.
L'intelligence du passé, telle est la grande conquête de Cha-
teaubriand dans son Génie du Chrislianisme. L'on ne connais-
sait pas avant lui, l'on ne comprenait pas l'originalité des époques
•■iH CIIATEAUBRIANIJ
cl l;i corir-lalidii des [diascs liltt'M'îiii'es avec Ifs l'ôvolutions des
idées. Le invinicr il a su rendre leur physionomie distincte aux
âges successifs de l'esprit humain, par là précurseur et chef de
toute notre école de critique contemporaine, depuis Villemain
jiis(|u"à ISainte-Beuve, depuis Sainte-Beuve jusqu'à Taine,
depuis Taine jusqu'à lirunetière. Auparavant le critique n'était
qu'un j)eseur de mots, un vérificateur de détails, un abstracteur
de riens lilléraires, quand ce n'était pas un pédant étroit et for-
maliste. (Quelques jolies pages de Marmontel, de La Harpe, de
Ginguené, de (]liamfort, n'infirment rien de ce qu'ici nous sou-
tenons. C'est seulement depuis les belles études du Génie du
Clirhtiaîiisme que le critique est devenu l'explorateur au service
des intelligences. Chateaubriand nctus a par son propre exemjde
enseigné le genre nouveau de critique, maintenant adopté dans
l'Europe entière, fait tout entier de comparaison et de généra-
lisation, qui rapproche les idées, groupe les faits, vise aux lois,
et dans cette intention déplace sans cesse ses points de vue.
("est Chateaubriand qui le premier a fait du critique le média-
teur intellectuel des nations. Rendons grâces à son œuvre libé-
ratrice : elle a ouvert toutes les issues par lesquelles l'esprit
humain s'est élancé vers le nouveau découvert et la tradition
retrou'\(''e. et depuis ces issues ne se sont pas refermées.
Passage de Chateaubriand dans la diplomatie. « Les
Martyrs. » — Après le succès d'un ouvrage de reconstruction
sociale, l'émigré d'hier »''t;iil bien vu du gouvernement consu-
laire. Il fut nommé secrétaire d'ambassade à Home, où l'atten-
dait un grand chagrin, la mort de son amie M"'" de Beau-
iiioul. Une lettre où il consacre son souvenir renferme les plus
grandes beautés sur la poésie de la Rome traditionnelle, antique
et chrétienne. « (ï'est une belle chose que Rome », disait-il
plus tard, « pour tout oublier, pour mépriser tout et mourir ».
Lettre à M'"" Récamier, du 15 aviil 182'.).) En 1804 il revint
à Paris; il était nommé ministre dans le Valais, quand se pro-
duisit l'assassinat politi(|ue du malheureux duc d'Enghien. Cha-
teaubriand attesta ses sentiments d'honneur en envoyant sa
démission. A partir de ce moment il appartint tout entier aux
jet Ires et a l'opposition royaliste. C'est alors qu'il conçut le
plan des Marliirs. et plusieurs chants ('daient déjà rédigés quand
DU « (ÎKNIE Dr (^JIUISTIAN'ISME ■ A SA MUllT JV»
il |iaiiil en juillcl 18UG jxmr visilcr l;i (ji-rcc, I Orient. J(''iii-
salein, el icvoiiir par l'Espagno. De ce fécond voyage naquirml
If's Marti/rs en leur ciiliiM'. Iffiiirrairr, le Dernier Ahcncèrafie,
t(»ute une œuvre (ie prose po(''ti(|ii('.
Injustement accusé par ses «létractcuis d uNuir sacrilié svsté-
matiquement les fictions mytholopriques à la poésie du christia-
nisme, Chateauliriand a su dans les Marh/rs étendre rintelli-
gence du passé au génie lumineux de la Grèce et de Rome, à la
légende étincelante des anciens dieux.
Les Marti/rs devaient «-omidéter le Génie du Christianisme en
nu'ltanf en œuvre tout»' la poétique chrétienne, en même temps
cpiils réalisaient ce qu'avaient imparfaitement essayé dans notre
|)ays le Téléinaque et \' Anarltarsis^ la vision de Taiiticpiité.
L'anti(|uité, imitée par la Pléiade, par Racine, Roileau, La Fon-
taine, avait été trop souvent (surtout l'antiquité grecque) mal
comprise dans sa couleur et son véritable caractère mytholo-
gique; au xvni' siècle elle avait été défigurée et conspuée, en
réalité tout aussi méconnue que le Christianisme. Ghateauhriand
la restaura dans les Marti/rs.
Les Marfiirs ne sont pas un roman, mais un poème déroulé
dans la prose la plus rythmi(|ue et la plus mélodieuse, dans celte
prose qui vaut les plus beaux vers et fait comprendre que Denvs
d'Halicarnasse ait dit par avance : « Un discours en prose peut
ressembler à un beau poème. » Le ^ujet repose sur la lutte du
christianisme déjà fort, et accru par les persécutions, contre le
polythéisme soutenu par toute la |uiissance de l'Empire romain,
par toutes les pompes ofticielles, mais ébranlé dans l'esprit des
masses et mal étayé par des essais de rajeunissement théur-
gique dans l'Orient ou la idiilosophique Alexandrie. Tertullien
avait pu dire aux païens : » Xous remplissons vos camj)s, vos
places, vos maisons, nous vous laissons vos palais et vos tem-
ples ».
L'époque est la fin du in^ siècle, cette époque entre tiuites
féconde pour le poète historien, époijue où fermentent tant de
passions, de croyances, de mystères, de rites, d'hérésies, de
doctrines, dans le bouillonnement de la conscience humaine.
Dioclétien est em|jereur : il serait V(dontiers clément, mais il n"a
pas craint d'associer à son autorité souveraine Galérius. cruel.
30 CHATEAUBRIAND
avide Je persécutions et poussé par un sophiste, Hiéroclès, type
(le l'athée courtisan, dont Chateaubriand avait eu des modèles
sous les yeux dans le personnel des anciens terroristes devenus
grands dignitaires de l'Empire, presque tous ayant jeté sur la
carmasrnole de Fouché le manteau brodé du (hic d'Otrante.
Le dernier des descendants d'Homère, Démodocus, originaire
de l'île de Ghio, est grand prêtre d'une peuplade homérique
réfugiée en Messénie. Homme vénérable entre tous, il a soigneu-
sement élevé sa fille Gymo(h)cée, qui est l'idéal de la vierge
antique, sage comme Minerve, pure comme Diane. H a vouhi
l'enrichir « de toutes les vertus et de tous les dons des Muses ».
Cymodocée rencontre dans un bois, digne du bocag'e de Colone,
un chasseur endormi. Cette rencontre décide de sa vie. C'est en
incuie ((Mups la l'encontre des deux religions, des deux arts, des
deux génies. Eudore, le jeune chasseur, est un Arcadien, un
descendant de Philopcemen converti au christianisme. A la pein-
ture de la famille païenne s'oppose la peinture de la famille
chrétienne. De même un tableau de la poésie biblique tracé par
Eudore vient répondre au tableau de la mythologie déroulé pai-
Cymodocée. Eudore raconte sa jeunesse. Il a été élevé à Rome
comme otage, de bonne heure introduit à la cour de Dioctétien.
Il est chrétien, mais il a dans le désordre de la jeunesse altéré
ses mœurs et sa foi. D'ailleurs, son naturel est noble, capable
de généreux retours. De Rome on l'envoie en Batavie, rejoindre
l'armée de Constance bientôt aux j)rises avec l'armée des Francs.
C'est l'admirable récit de la bataille livrée entre Romains
et Francs qui suscita, dit-on, la vocation historique d'Augustin
Thierry. Les Francs sont vaincus, nriais Eudore blessé est fait
prisonnier. La liberté lui est rendue et il devient l'intermédiaire
de la paix entre les deux peuples. On le crée maître de la cava-
lerie, puis commandant des contrées armoricaines. Là se place
le fauiciix épisode de Velléda, <{u'on ne fait pas entendre à
Cymodocée, très émue par les récits d'Eudore et attirée vers lui
par un timide et chaste penchant. (iCt épisode est peut-être le
chef-d'ceuvre de Chateaubriand, c'est un groupede pages immor-
telles.
Mais Eudore a gardé le repentir de ses erreurs juvéniles. Il
fait pénitence piildique et quitte l'armée après avoir visité
DU « GKNIE DU CHRISTIANISME » A SA MOltT .11
rÉ^y[)te v[ la Théhaïde. Ces voyages prêtent à de merveilleuses
descriptions (}ui terminent son récit. Liii-inrnie est pénrlr»'- diiri
amour naissant pour Cymodocée : ce[)enduiit il ne peut la rr\ cr
pour épouse qu'en la voulant chrétienne, et (lymodocée promcl
(!<' se faire instruire. Tous deux sont exposés à une jalousie
dangereuse, celle de Iliéroclès, le fallacieux sophisle, (''[)ris de
Cymodocée. Il dénonce Eudore à Dioclétien. Il s"op|)Ose même
par la force à leur mariage. Les liancés sont obligés de se
séparer. Cymodocée se réfugie à Jérusalem auprès d'Hélène,
mère de Constantin; Eudore part pour Rome. II y défend admi-
raldement la cause du christianisme, mais Iliéroclès arrache à
ri^mpereur l'édit de persécution. Eudore est jeté dans les cachots.
Cymodocée, de retour à Rome, est pareillement emprisonnée,
puis délivrée, rendue à son père. Mais elle s'échappe et va
rejoindre Eudore dans l'amphithéâtre. Epris l'un de l'autre
dans les riants paysages de la Grèce, sous le sourire de la lune
argentée, ils sont unis à Rome dans le martyre et dans la mort.
Dans tout le cours de ce beau poème ou ne saurait trop
estimer l'art exquis avec lequel Chateaubriand juxtapose sans
confusion et sans fausse note la tradition chrétienne et la tradi-
tion païenne pour en tirer une inspiration égale. Aucun livre
ne fait mieux sentir la gloire du christianisme, aucun ne fait
mieux comprendre le génie de l'hellénisme.
Rien du reste dans la littérature antérieure ne faisait pré-
voir [à. part la gracieuse mais un peu molle antiquité du Télé-
maque) ces pages brillantes des Marti/rs, où la Grèce est peinte
de couleurs si riantes et si vraies, où revit une Italie que recon-
naîtraient Martial et Pline. On rencontre des tableaux comme
on en trouve dans le Phédon de Platon : « La vue s'étendait au
loin sur des campagnes plantées de hauts cyprès, arrosées par
les flots de l'Amphise, du Pamysus et du Balyra où l'aveugle
Thamyris laissa tomber sa lyre. » Rappelons encore les paroles
de la nourrice de Cymodocée, l'hymne à Bacchus. Au reste
Démodocus est dans tous ses discours de pure race homérique.
Son langage est toujours d'un vieillard, mais d un vieillard de
\ Iliade ou des chœurs de Sophocle, d un prêtre, mais d'un prêtre
païen, se complaisant comme Plutarque et Apulée dans un
archaïsme vénérable :
32 CHATEAUBRIAND
« Les mortels el les dieux se laissent loncher à riiainioiiie.
Orphée charme l'inexorahle Phiton; les Parques même vêtues
«le hlaiic et assises sur Fessieu d'or du monde chantent la
mélodie des sphères....
Ainsi parlait Nestor, ainsi parlait Calchas abondant en sou-
venirs.
Cymodocée avant la conversion est la sœur d'Alceste el d'Iphi-
génie. Telles les jeunes tilles qu'Euripide en ses chœurs, Théocrite
dans ses fêtes pastorales comparent aisément à des vols de
colonilies. C'est Psyché naïve à la première aube de la curiosité,
quand elle dit au jeune Eudore :
« Si tu n'es pas un dieu caché sous la forme d'un mortel, tu
es sans doute un étranger que les satyres ont égaré comme moi
dans les bois. » Et auparavant :
« Redoutable sœur d'Apollon, épargnez une vierge impru-
dente, ne la percez pas de vos llèches. Mon père n'a qu'une lîlle
et jamais ma mère tombée sous vos coups ne fut orgueilleuse
de ma naissance. »
De telles pages abondent dans (es Marlijrs. C'est ainsi que
Chateaubriand retrouvait l'antiquité grecque. Découverte égale à
celle de Pompéi ressuscitée, de l'Acropole reprise sur le sol
jaloux, de la Vénus de Milo reconquise. Il fut un initiateur
autant qu un guide.
Les meilleurs ont répondu à son appel. Villemain, qui l'admira
si fidèlement, lui devait emprunter le goût des rapprochements
avec l'antiquité, des comparaisons puisées à la source d<> Castalie.
Michelet lui dut à son insu ses belles évocations de la Grèce, et
Quinet, avec plus il'affinités, les inspirations de son début et
de ses suprêmes années. Laissons ici Lamai'tine, médiocrement
antique malgré la Mort de Socrate; omettons Déranger, quoique
il s'écrie : « Oui, je suis Grec, Pythagore a raison ». Mais tous
les vrais r()manti(|ues sont |)lus ou moins imbus à son exemple
du génie grec ou du génie latin. Vigny prélude par hi Dri/ade et
Si/mètJia, les frères Descbamps i)ar des imitations d'Horace ou
des idylles; Sainte-Beuve, parmi cent preuves de goût antique,
notera, fixera Véf/logice napolitaine. Barbier, malgré ses ru-
desses, Brizeux, malgré ses àpretés, seront toujours fidèles au
culle de ranlitpiilé; la nostalgie de la Grèce, qui ««nvahit Théo-
DU « G'ÉNIE DU ClilUSTIANISME » A SA MORT 33
phile Gautier, suscite les sonnets de Nerval. L'imafre de la
llellade poursuit Musset jusque dans ses fantaisies les plus capri-
cieuses. Hassan ne pleure-t-il pas en sonjueant aux marbres
divins broyés par les cimeterres ottomans? Mardochc ne cher-
che-t-il pas du regard
La blanche Oloossone et la blanche Caniyre?
Rolla n'invoque-t-il pas dans un élan superbe la pompe
triomphale de la mythologie primitive?
Regrettez-vous le temps où le ciel sur la terre
Marchait et respirait dans un peuple de dieux?
Et qui plus que Victor Hugo a vérifié cette influence de l'an-
tiquité sur les disciples de Chateaubriand? N'est-il pas plus près
de Pindare que tous les lyriques intermédiaires, plus voisin
d'Eschyle que tous les tragiques antérieurs à son avènement?
Mais Hugo toutefois est un Latin. Ses alliances de mots lui
viennent d'Horace, ses antithèses de Juvénal et de Lucain.
Le plus souvent il a pris, comme Dante, le divin Virgile pour
conducteur.
Plus d'une fois sur les lèvres de Méry, d'Autran, du marquis
de Belloy, d'Arsène Houssaye, ont chanté les abeilles d'or de la
fiction attique. Laprade, ne l'oublions pas, débute par Psyché,
[)ar Eleusis, \)q.y Sunion. Que serait--ce si nous dépassions 1840,
avec Louis Bouilhet, Leconte de Lisle, Théodore de Banville,
Louis Ménard, André Lefèvre et tous les Parnassiens, sans parler
de la prose orphique de Maurice de Guérin, des Deux Masques
de Sainl-Victor, de la Thaïs d'Anatole France et du F^raxitèle
d'Emile Gebhart! On ne saura jamais tout ce dont nos pères
ont été redevables aux Marh/rs comme au (renie du Christia-
nisme, ces livres nourriciers dos intelligences.
L' « Itinéraire de Paris à Jérusalem » . — Chateaubriand
nous dit dans la préface de la première édition de son Itinéraire
qu'il allait en Orient chercher des images pour son épopée des
Martyrs et que dans V Itinéraire même il publiait ses réflexions.
C'est en eff"et à la fois l'œuvre d'un penseur et d'un peintre. Les
voyageurs récents ont admiré son exactitude scrupuleuse. Aussi
bien avait-il promis de ne rien omettre. Son ouvrage parut
Histoire de la langue. VII. i
34 CHATEAUBRIAND
en ISl I. Il (Irs.iriiia la cri(i([Me et l'envie qui se résigneiil sou-
vent }»ar lassitude. La fortune de cet ouvrage devait être pro-
loiip-ée: car la guerre de l'indépendance irrecque attira les regards
do IKuropc avant de provoquer son intervention.
Avec Chateaubriand voyageur nous repassons ce qu'il appelle
« les stations de la gloire ». Il traversa l'Italie en semant dos
pensées profondes et dos images qui font rêver. Il s'embarqua
le !'■'■ août 180G à Trieste. Chaque île g-recque qu'il rencontre
lui sug-gère des réminiscences inédites et comme une abondance
do poésie colorée. Il explique par le climat do la Grèce et la
pureté de son ciel, la grâce de ses sites, les heureuses propor-
tions du Parthénon, la simplicité de la sculpture antique, son
amour des choses uniformes et harmonieuses. Il salue les mon-
tagnes par tous les beaux A^ers qu'il sait à leur louange. En quel-
ques lignes, à la façon des anciens, il fait tenir tout un paysage.
C'est ainsi qu'il nous point l'intérieur d'un cimetière : « Ces
tombes étaient fort agréables; le laurier-rose y croissait au pied
des cyprès qui ressemblaient à de grands obélisques noirs; des
tourterelles blanches et des pigeons bleus voltigeaient et rou-
coulaient dans ces arbres; l'herbe flottait autour de petites
colonnes funèbres que surmontait un turban; une fontaine
bâtie par un chérif répandait son eau dans le chemin pour le
voyageur; on se serait volontiers arrêté dans ce cimetière où
le laurier de la Grèce, dominé par les cyprès de l'Orient, sem-
blait rappeler la mémoire des deux peuples dont la poussière
reposait dans ce lieu. »
C'est la grande manière des maîtres, purifiée des fautes de
goût intermittentes que renfermaient ses ouvrages antérieurs.
Après avoir vu Corfou, Céphalonie,Zante « fleur du Levant »,
Chateaubriand débai-qua dans la Morée, l'ancien Péloponèse.
Chemin faisant il juge la barbarie des Turcs et plaint la misère
des Grecs, dont il devait se souvenii- dans sa carrière politique.
En même temps les légendes antiques, les citations de la Muse
grecque, le ressaisissent à tout moment, devant l'Eurotas, aux
flancs du Taygète, sur l'emplacement de Sparte, où les ruines
même oui péri. Puis il visite, loujours avec le même bonheur
d'observation, donidition et de style, l'Argolide, Corintho,
Mégaro, Eleusis et le détroit de Salamine, « ce lieu qui fut
I
DU << GÉNIE DU CHRISTIANISME » A SA MORT r6
tcMnoiii <lii |>lus Ljr.uid cITorl qii';u<nit jamais tciil»''! les lioimnos
en faveur de la liberté. »
Il écrit sur les déitris du temple de Suiiiiim : « Je dérouvrais
au loin la mer de rAr<hi|)el avec toutes ses îles; le soleil cou-
chant rougissait les cotes de Zéa et les (|uatorze colonnes de
marbre lilanc au pied desquelles je m'étais assis. Les sauges et
les genévriers répamlaient autoui" des ruines une odeur aroma-
tique et le bruit des vagues montait h peine jusqu'à moi. »
La deuxième partie contient le voyag^e de l'Archipel, de
l'Anatolie et de Constantinople; les mêmes qualités le suivent,
couleur, pensée, érudition ing-énieuse et variée. La troisième
partie est consacrée à Rhodes, à JafTa, à Bethléem, à la mer
Morte. La quatrième et la cinquième partie sont occupées par
le voyage à Jérusalem. C'est à Jérusalem qu'il éprouvera, qu'il
fera éprouver les plus vives et les plus nobles émotions, « sur
la terre des prodiges, aux sources de la plus éclatante poésie ».
On ne peut reprocher à Chateaubriand dans cet ouvrage que
parfois un éparpillement de détails trop minutieux. On ne se
plaint pas des réflexions toujours élevées et souvent profondes,
comme par exemple à propos de la juxtaposition des juifs et
des chrétiens à Jérusalem : « Si quelque chose parmi les
nations porte le caractère du miracle, nous pensons que ce
caractère est ici. Et qu'y a-t-il de plus merveilleux, même aux
yeux du philosophe, que cette rencontre de l'antique et de la
nouvelle Jérusalem au pied du Calvaire, la première s'affligeant
à l'aspect du sépulcre de Jésus-Christ ressuscité, la seconde se
consolant auprès du seul tombeau qui n'aura rien à rendre à la
lin du siècle. »
La sixième partie nous promène en Egypte et nous amène à
Tunis. C'est de là que le voyageur-poète, dans la septième et
dernière partie, après une station aux lieux où fut Carthage,
revient en France. Son livre est beau, brillant et substantiel à la
fois, d'une ordonnance parfaite, du style le plus pur et le plus
relevé. Ce n'est pas l'ouvrage le plus génial de Chateaubriand,
c'est à coup sûr le plus classique. Ajoutons que dans cette œuvre
achevée l'on sent un souffle avant-coureur de la délivrance pro-
mise à la Grèce moderne : c'est déjà le rêve et le vœu de Cha-
teaubriand, qu'au faîte lie la politique il devait concourir à réaliser.
36 CHATEAUBRIAND
La note sur la Grèce que Chateaubriand publia, sous la Res-
tauration, au nom du Comité franco-grec, fut comme le dernier
chapitre de V Itinéraire. Certains passages de ce morceau d'une
éloquence énergique pourraient encore trouver leurs applica-
tions de nos jours : « 11 y a dans une nation chrétienne, parce
qu'elle est chrétienne, plus de principes d'ordre et de civilisation
que dans une nation mahométane. L'Europe doit préférer un
peuple qui se conduit d'après les lois régénératrices dos lumières
à un peuple qui détruit partout la civilisation... Non! elles ne
seraient pas admises à se dire chrétiennes, ces générations qui
auraient vu sans l'arrêter le massacre de tout un peuple chré-
tien. »
« Le Dernier Abencérage. » — Le Dernier Abencérage,
titre adopté par les habitudes littéraires (car le titre véritable n'est
autre que Les aventures du dernier Abencérage), ne fut publié que
quinze ans plus tard, à cause de l'ombrageuse censure de Napo-
léon, qui faisait alors la guerre en Espagne. On y eut cherché des
allusions à l'héroïsme des Espagnols, et, comme le dit Chateau-
briand, « les ruines de Saragosse fumaient encore, les morts
faisaient trop penser aux vivants ». Il ajoutait : « On s'apercevra
facilement que cette nouvelle est l'ouvrage d'un homme qui a
senti les chagrins de l'exil et dont le cœur est tout à sa patrie ».
Ce livre se rattache par sa composition à l'époque des Martyrs
et de V Itinéraire. C'est une œuvre brève qui, visant à^'intensilé,
quelquefois incline à la raideur, à la sécheresse ; c'est pourtant
encore un beau poème, quoique inférieur aux précédents.
Le sujet est puisé dans l'histoire des Maures chassés d'Es-
pagne avec Boabdil et fixés en Afrique dans les environs de
Tunis. Chateaubriand, parmi ces Maures, met en scène la famille
des Abencérages. Il a cherché, dit-il dans son avertissement, à
peindre trois hommes et une femme d'un caractère également
élevé. L' Abencérage Aben-Hamet, l'Espagnole Bianca, descen-
dante du Cid, son père don Carlos, le Français Lautrec, sont
autant de modèles d'honneur chevaleresque, sans exagération,
sans hyperbole chimérique. Car le sacrifice final d'Aben-IIamet,
si grand (ju il soit, ne dépasse pas la mesure des nobles cœurs.
Ce héros est plein d'abnégation, mais digne et logique, en ne
voulant pas, comme il le dit, « mêler le sang des persécuteurs
DU « GENIE DU CHRISTIANISME » A SA MORT 37
et (les persécutés », quand il a|)[»reii(l (juc l'un des ancêtres de
Bianca a ésroreé l'un des siens, (i'est là de l'idéal et non du
romanesque.
Sainte-Beuve, comme il lui arrive souvent, s'est montré
médiocrement juste pour cette dernière prouesse d'invention
chez Chateaubriand. Il la qualifie de « tableau Empire »,
comme s'il avait affaire à la raideur de Girodet et de Guérin.
Mais il oublie de dire (jue chez les peintres du premior Em[)ire
la raideur des formes était compensée par la beauté des liirnes
et la pureté du dessin. Il a été plus équitable en rappelant, à
propos du discours de réception que l'auteur à'Atala destinait à
l'Institut, ce témoignage si vrai, si juste du vieux Ducis : « Il a
le secret des mots puissants et son suffrage est une puissance
encore ». Sainte-Beuve a été juste en ajoutant : « Tout le talent
de Chateaubriand est défini par cette parole ».
Le style de Chateaubriand. — Les innovations de Cha-
teaubriand n'eussent été parfois que des témérités, si la haute
originalité du style n'avait répondu à toutes les autres nouveautés.
Le sentiment et l'idée, si vrais, si neufs qu'ils soient, ne valent
et n'excellent que par la forme. Ce n'est pas en vain que l'on
dit : « la langue de Bossuet, la langue de Corneille ». Tant le
style est le corps de la pensée uni à son àme.Les formes élé-
gantes ou lyriques servent la pensée comme les organes servent
l'âme. Aussi bien le véritable novateur sait-il créer son style.
Chateaubriand apporta donc un style tout créé, prose de poète,
assouplie aux exigences de la pensée renouvelée et du sentiment
agrandi. Le moule du xvui'^ siècle eût été trop étroit pour con-
tenir ces élans d'amour, ces impressions de tristesse, ce flot
d'idées religieuses et littéraires qui allait et venait entre l'àme du
poète et les âmes de ses contemporains. La nécessité d'un mode
nouveau s'imposait à Chateaubriand : ce mode fut le poème en
prose.
Ce genre inauguré par Atala rencontra sans doute bien des
détracteurs. Mais la cause est certainement gagnée par les chefs-
d'œuvre écrits en prose poétique depuis Chateaubriand jusqu'à
Melchior de Vogiié. La moitié des grands écrivains du siècle,
suivant les traces de leur vieux maître, n'ont pas craint d'adop-
ter ces mouvements de l'âme et ces expressions lyriques qui
38 CHATEAUBRIAND
l'oiulciit nieneilleusement l'exaltation de la pensée. Que de
jiages adniii'.ihlos fixées de nos jours dans une laniiue aussi
cadencée, aussi périodique assurément que celle des A'ers et où
certains morceaux se déroulent, comme dans les Martyrs, pareils
à des odes, avec la même précision de rythme et de nombre et
comme sous l'empire d'un métré invisible.
D'immortelles élégies, le Lac, la Tristesse d'Olympio, le Sou-
venir, n'ont vraiment ni plus d'intensité passionnée, ni plus de
tendresse communicative, ni plus de mélodie que les pages
immortelles iVAtala. Ces illustres exemples donnés par Cha-
teaubriand et ses émules démontrent suffisamment que la prose
peut èfre aussi souple que l'idiome rival et que son vocabulaire
doit être aussi riche.
Le style de Chateaubriand peut se décomposer comme celui
d'un poète. La période usitée chez l'auteur de liené n'est-elle
})oinl une période poétique? Qu'on nous permette de citer un
modèle, tiré iVAtala. Voici deux véritables strophes dans le
chant merveilleux de « la fille de l'exilé » :
« Heureux ceux qui n'ont point vu la fumée des fêtes de
l'étranger et qui ne se sont assis qu'aux festins de leurs
pères! »
« Si le geai bleu du Meschacebé disait à la non-pareille des
Florides : « Pourquoi vous plaignez-vous si tristement? n'avez-
vous pas de belles eaux et de beaux ombrages et toutes sortes
de })àture comme dans les forets?... Oui, répondrait la non-
pareille fugitive, mais mon nid est dans le jasmin; qui me
l'apportera? et le soleil de ma savane, l'avez-vous? »
Que man([ue-t-il à ces lignes de prose pour rivaliser avec les
vers les plus harmonieux? ce n'est pas le charme de la douceur
musicale, ce n'est point le mélodieux balancement des phrases
euphoniques.
On ne saurait tro|) insister sur les expressions créées (jui sont
la |irin(ipale nouveauté du style de Chateaubriand, telles que
« l'àuK'dela solitude, le secret des bois, la fidélité des ombres ».
Telle cette expression si juste, si profonde, et si critiquée par les
détracteurs vulgaires : « La lune répandit dans les bois ce grand
secret de mélancolie qu'elle aime à raconter aux vieux chênes
et aux l'ivages antiques ». Que de sensations dans cette alliance
DU « GÉNIK DU CHRISTIANISME » A SA MOUT 39
(le mots : « la jeunesse de la liimirre » ! Parmi les iMiiomltraljlcs
épithètes rares el significatives dont Ghaleauhriaiid a ijolc' notre
prose fraiieaise, nous n'en citerons qu'une, mais pleine de lou-
chante beauté, « le marbre tragique », à propos de la statue de
Charles I".
L'invention des images, l'une des principales qualités du style
poétique, est encore un don royal chez Chateaubriand. L'imag'e
à tout moment jaillit de son cerveau comme la Pallas hellé-
nique. Tantôt elle est uniquement pittoresque : telle cette com-
paraison des mousses blanches couvertes de papillons et de
colibris avec une tapisserie brodée et peinte de mille couleurs.
Tantôt elle est à la fois pittoresque et sug-gestive. Ainsi :
« Port-Roval sublime à sa naissance changea et s'altéra tout à
coup comme ces emblèmes antiques qui n'ont (fue la tête
d'aig-le ». Et ailleurs : « La vie est trop courte; elle ressemble
à ces carrières où l'on célébrait les jeux funèbres chez les
Anciens et au bout desquelles apparaissait un tombeau ». Heu-
reux les poètes chez qui l'image est le vêtement glorieux du sen-
timent et de la pensée. Ceux-là sont les vrais maîtres du style,
les écrivains de race !
Par ce don créateur de l'alliance de mots, de l'épithète et de
l'image, Chateaubriand, novateur classique, rejoignant Tacite et
Sénèque à travers Bossuet, Pascal et Montaigne, reliait Tàge
moderne à l'antiquité.
Écrits politiques de Chateaubriand. — La vie littéraire
de Chateaubriand ne se termine pas au Dernier Ahencérage. Il
allait reparaître comme écrivain sur la scène politique avec la
chute de l'Empire et le retour des Bourbons. Dans l'intervalle
il avait provoqué et subi l'incident de ce discours de réception à
l'Institut, supprimé par le mécontentement de Napoléon. Quoique
[dus favorable que Chateaubriand ne pouvait l'être à la mémoire
de Marie-Joseph Chénier, son prédécesseur au fauteuil acadé-
mique, nous devons lui faire un mérite d'avoir conclu par un
hommage, on pourrait dire même un appel à la liberté : « M. de
Chénier adora la liberté. Peut-on lui en faire un crime? Les
chevaliers eux-mêmes, s'ils sortaient aujourd'hui de leurs tom-
beaux, suivraient la lumière de notre siècle. On verrait se former
cette illustre alliance entre l'honneur et la liberté, comme sous
40 CHATEAUBRIAND
le règne des Valois les créneaux gothiques couronnaient avec
une grâce infinie dans nos monuments les ordres empruntés de
la Grèce ».
La liberté allait devenir raiine de combat du poète contre
l'Empereur d'abord, puis, sous la Restauration, contre des minis-
tres même modérés. Il est juste de dire que cette arme ne se
faussa pas entre ses mains. Au pouvoir comme dans l'opposi-
tion, Chateaubriand devait être plus libéral que ceux qui ne se
paraient de ce titre qu'après avoir été les serviteurs trop dociles
du despotisme impérial.
A partir de 1811, Chateaubriand devait apparaître, à peu
d'exce})tions près, surtout comme un admirable prosateur poli-
tique, en dehors des Mémoires <£ outre-tombe qu'il avait com-
mencés sous l'Empire et qu'il continua jusqu'à sa mort. Depuis
l'incident académique, l'illustre écrivain vivait dans la retraite,
à Aulnay, dans sa petite maison de la Vallée aux Loups. Il ne
revint habiter Paris qu'en 1814. Un vent de défaite soufflait
sur l'Empire. Les désastres de Russie, les revers en Espagne, la
conspiration de Malet, la journée de Leipzig, s'étaient succédé
comme autant de sinistres avertissements. L'invasion allait con-
clure cette série de malheurs amenés par l'ambition et l'égoïsme
de Napoléon, qui pouvait obtenir la paix aux conditions les plus
honorables. Pendant ce temps Chateaubriand commençait ses
Mémoires et préparait un ouvrage de combat intitulé : De Buo-
naparte et des Bourbons. Il a dit, en parlant de lui-même à ce
moment : « Le livre tremble sous les pas du soldat étranger;
j'écris comme les derniers Romains, au bruit de l'invasion des
Barbares ».
De Bnonaparteetdes Bourbons fut un pamphlet de génie, mais
on ne peut l'accepter saiis réserve, comme tous les écrits insj)irés
par la passion politique. Dans sa préface de 1828 Chateaubriand
nous dit avec justice : « La patrie était écrasée par le despo-
tisme et livrée par l'ambition insensée de ce despotisme à l'in-
vasion étrangère... tous les abus de l'arbitraire, toutes les vexa-
tions du gouvernement de l'Empire ne laissaient à personne le
sang-froid nécessaire pour prononcer un jugement impartial.
On ne voyait que la moitié du tableau ; les défauts étaient en
saillie dans la lumière, les qualités plongées dans l'ombre. »
l)i: « GENIE DU CHRISTIANISME » A SA MORT 41
Mais que de traits vérifiés par riiistoire! Comiiio eût prononcé
le vieux satiri(jue : « Our dalVreuses vérités! »
Sous la Restauration, ChateauljrianJ devait jouer un grand
rôle jiolitique. Ses Réflexions publiées en décembre 181 i- renfer-
ment en excellent style de discussion des idées contestables,
mêlées à beaucoup de considérations judicieuses inspirées par le
zèle monarchique et le sens des événements. Le sentiment est
des jtlus constitutionnels et des plus libéraux. Voici la conclu-
sion d'un des principaux chapitres : « Ceux qui regrettent l'an-
cien gouvernement (celui d'avant 89) doivent s'attacher au
nouveau parce qu'il est très bon en soi, parce qu'il est le
résultat obligé des mœurs du siècle, parce qu'enfin la fatale
nécessité a détruit l'autre, et (|u'on ne se soustrait point à la
nécessité Une monarchie limitée est le gouvernement qui
convient le mieux à notre dignité comme à notre bonheur. »
Notons encore ces belles et sages paroles, applicables à tous
les régimes : « Donnons l'exemple de l'ordre et de la justice,
comme nous avons donné celui de la gloire. Les révolutions et
les malheurs ont des résultats heureux, quand on sait profiter
des leçons de l'infortune. »
Le Rapport sur Cétal de la France au i'2 mai 1815 fut pré-
senté au roi Louis XYIIIdans son conseil à Gand; il ne contient
pas de propositions contraires aux nouvelles libertés. C'était
donc une injustice que de faire de Chateaubriand un contre-
révolutionnaire, bien qu'il ait été l'un des chefs de la droite à la
Chambre des pairs de la seconde Restauration. Il voulait sin-
cèrement amener le parti royaliste au respect de la Charte, tout
en lui assurant le gouvernement de préférence aux impérialistes
ralliés. N'était-il pas conséquent avec lui-même? S'il combattait
à l'excès le ministère modéré du duc Decazes dans ses articles
de journaux et dans La Monarchie selon la Charte, qui lui
valut une disgrâce, c'était en soutenant toutes les libertés, en
affirmant toutes les conditions d'un régime franchement
représentatif, en réclamant l'initiative des lois pour les Cham-
bres, leur droit de déterminer le maintien ou le remplace-
ment des cabinets, la suppression du ministère de la police
générale, en un mot l'intégrité du parlementarisme. A ne voir les
choses que du point de vue littéraire, ce traité De la Monarchie
42 CHATEAUBRIAND
selon la Charfr est du reste un chc^f-d'œuvre d'arg-umentation
et de style, comme les meilleures parlies du Génie du Christia-
nis)ne.
Tous les ouvrages jtolitiqucs se valent : l'opuscule sur la
Presse, en 1822, est doué de la même force et du même éclat.
Ainsi de tous les articles de polémique publiés dans les journaux
de Paris et réunis dans les œuvres complètes. On y trouverait
les éléments d'un Conciones politique, utile même aux députés
d'une république. Chateaubriand, trop justifié par les événe-
ments, a pu dire de son rcMe sous la Restauration comme sous
l'Empire : « Il y a tantôt une vingtaine d'années que les cham-
pions de l'arbitraire ministériel nous insultent pour notre atta-
chement à des principes généreux. »
Le premier des poètes modernes a été le premier journaliste
de son époque, surtout dans ses campagnes des Débats, à la fin
de la Restauration, quand il se sépara du ministère Villèle
ingrat envers lui jusqu'à l'injure. Chateaubriand ne cesse
jamais d'être le prince des prosateurs. Mais il n'a été mieux ins-
piré à aucun moment qu'en défendant la cause des Grecs, en
soutenant l'intervention en Espagne si utile au prestige de sa
dynastie préférée. Il avait partout revendiqué l'intérêt français
contre Canniug et Metternich. A la tribune des Pairs, ses
harangues médit<''es furent aussi pures de forme, aussi nobles
que ses articles. Peut-être devait-il se montrer supérieur à
lui-même dans le dernier discours, du 7 août 1830, où il jeta
le cri suprême en faveur du duc de Bordeaux, héritier d'une
monarchie découronnée par l'aveuglement de ses conseillers.
Nous ne savons rien de (dus éloquent, dé plus ])énétré d'émo-
tion chaleureuse, que ce discours jeté à la face des vainqueurs
du jour par la fidélité courageuse : « Inutile Cassandre, j'ai
assez fatigué le trône et la pairie de mes avertissements dé(hii-
gnés; il ne me reste qu'à m'asseoir sur les débris il'un nau-
frage que j'ai tant de fois prédit... Je ne demande à conserver
que la liberté de ma conscience et le droit d'aller mourir par-
tout où je trouverai inibqtendance et repos. »
Ce grand écrivain politique, cet orateur était également un
grand homme d'État, démontrant par son exemple combien la
haute intelligence des poètes, appliquée à la direction des
Dr « GÉNIE DU CHIUSTIANISME » A SA MORT 43
alîaircs dr ce nioiule, est supri-ieuro au Imii sens à cdurtc viir
des liuimiics (jiii se disent prati(|uos, et inèine à riiilaliiatitui des
doctrinaires. Quand Chateaubriand fut appelé au gouverne-
ment, au ministère des AITaires étrangères, en 1822, ce ne fui
que pour être renvoyé liifMilot avec dédain par M. de Villèle
et M. de Corbière.
Et pourtant comme ambassadeur il avait bien servi les inté-
rêts du pays à Berlin, à Londres, au congrès de Vérone.
Ministre il soutint la grandeur de la France en prévoyant l'ave-
nir; car ii a su voir le danger de l'établissement de la Prusse
dans TAllemagne rhénane, établissement dû par malheur aux
funestes conceptions de Talleyrand; et d'autre paît il a de ses
vœux appelé l'alliance russe, notamment dans le mémoire
adressé de son ambassade de Rome à M. de la Ferronnays, alors
ministre des relations extérieures. Il ne méditait pas moins
pour la France, à la faveur de cette alliance, que la frontière du
Rhin depuis Strasbourg jusqu'à Cologne. Il sut obtenir pen-
dant la guerre d'Espagne le continuel et fidèle concours du tsar
Alexandre.
La vieillesse. Dernières œuvres. Les « Mémoires >^. —
La révolution de 1830 avait éclaté comme un coup de foudre.
Atteint dans ses convictions. Chateaubriand se conduisit en
homme d'honneur. Après la protestation solennelle que nous
avons mentionnée il renonça résolument à la pairie pour faire
à Louis-Philip[»e une opposition irréconciliable, encouragea la
duchesse de Berry dans ses entreprises aventureuses et visita la
vieillesse exilée de Charles Xà Prague. Dégoûté par les fautes
de son parti, auquel il reprochait surtout le manque invétéré
d'esprit politique, il s'était lié. trop ostensiblement peut-être et
comme par une sorte de dilettantisme, avec Déranger, Lamen-
nais et Carrel. Les soins dévoués de sa femme, la gracieuse
amitié de M"^ Récamier, qui lui avait installé unecourà l'Abbaye-
aux-Bois, les témoignages enthousiastes des générations roman-
tiques, consolèrent ses vieux jours jusqu'à sa mort *.
Durant le règne de Louis-Philippe, Chateaubriand ne cessa de
travailler. 11 acheva ses Mémoires cC outre-tombe. Il produisit des
1. Chate-iiubriand nioiiriit à Paris, le 4 juillet 1S48, ilans sa quatre-vingtièiiie
année. 11 fui enseveli sur lilot du tirand-Bé, en face de Saint-Malo.
44 CHATEAUBRIAND
ouvrages inégaux, mais où le génie se fait toujours sentir. Dans
ses mélanges littéraires, qu'il avait publiés dans l'édition de 1827,
il avait compris une étude sur l'Angleterre et les Anglais où il
avait insisté sur la mélancolie poétique de Younget disserté sur
Shakespeare avec les plus grandes réserves. Il disait en propres
termes : « Si nous jugeons avec impartialité les ouvrages étran-
gers et les nôtres, nous trouverons toujours une immense
supériorité du côté de la littérature française ; au moins égaux
par la force de la pensée, nous remportons toujours par le
goût. On ne doit jamais perdre de vue que, si le génie enfante,
c'est le goût qui conserve. Le goût est le l)on sens du génie;
sans le goût le génie n'est qu'une sublime folie. »
C'est l'idée qui domine dans les premiers jugements de Cha-
teaubriand sur Shakespeare. Mais il a été plus large dans son
long Essai sur la littérature anglaise que dans l'ébauche de sa
jeunesse. Cet Essai, que dédaigne Sainte-Beuve, n'est ni sans
valeur, ni sans fruit. 11 se divise en cinq époques. Le moyen
âge renferme bien des détails curieux. Il est apprécié comme
dans le Génie du Christianisme avec une sympathie impartiale.
L'âge des Tudors est ensuite déroulé ; les poètes de cette époque
pour la première fois étaient divulgués en France. Mais ce qu'il
y a de pins notable, c'est que Chateaubriand revenait sur sa
première appréciation de Shakespeare. Trop frappé d'abord par
ses défauts, sans les méconnaître maintenant, il faisait la plus
grande part à ses sublimes qualités. Il reconnaissait que ses
défauts tiennent au siècle et ses qualités à l'homme même.
Peut-être eût-il pu faire plus de concessions aux prétendues
irrégularités de l'auteur d'IIamlet et taxer moins sévèrement
le drame romantique, œuvre de ses fils en littérature. D'ail-
leurs il eût pu se rassurer en voyant avec quelle prudence,
quelle réserve, les chefs de l'école nouvelle ont porté sur notre
scène les beautés shakespeariennes. En elîet les plus grandes
audaces de Victor Hugo, d'Alexandre Dumas, d'Alfred de
Musset, de Yigny, demeurent timides auprès des hardiesses de
Shakespeare et de tout le théâtre étranger. En définitive,
quoique s'étant amendé sur ce point. Chateaubriand nous semble
avoir encore manqué de clairvoyance et de largeur : admirer
pleinement Shakespeare, ne l'imiter qu'avec réserve, voilà le vrai
DU « GÉNIE DU CHRISTIANISME » A SA MOUT 45
teinpéramenl, lu mesure exacte. En écartant les préjugés pseudo-
classiques du promoteur de la littérature nouvelle, nous aimons
mieux emprunter ces belles et décisives paroles : « Shakespeare
est au nomhre des cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins
et à l'aliment de la pensée : ces iiénies mères semblent avoir
enfanté et allaité les autres : de tels génies occui>enl !<■ |iirinicr
rang. »
Cet Essai, qui tient sa place dans riiisloire de la littérature
étrangère, à un moment où ni Philarète Chastes, ni Marmier,
ni Ampère n'avaient donné leurs travaux initiateurs, accompa-
gnait une traduction du Paradis perdu de Milton, qui, dans son
audacieuse littéralité, sa lutte de précision pittoresque avec le
texte, nous semble un des chefs-d'œuvre de notre siècle. Elle a
frayé la voie aux belles traductions de Taine dans son Histoire
de la littérature anglaise.
Il restait à Chateaubriand à déployer sa puissance d'innova-
tion et de style dans une œuvre d'histoire. En 18.j0, celui qui
avait désig^né aux historiens les routes du passé fut historien
lui-même, et de haut vol, dans une suite A' Etudes historiques, dis-
cours accompagnés d'un essai àWnahise raisonnée de Vhistoire de
France. On a souvent profité de ces pages parfois admirables
sans avoir la bonne foi de citer les emprunts. Que d'aperçus!
que de vues! on croirait souvent lire Montesquieu complété par
un grand poète.
La préface seule vaut des volumes. Tous les historiens de la
France y sont passés en reA-ue avec une rare sûreté de coup d'œil;
bien des défauts de l'histoire moderne, que nous reconnaissons
maintenant, y sont déjà démêlés. Le premier. Chateaubriand a
trouvé ce qu'il y avait de systématique, d'hypothétique dans
les théories de Guizot et dAugustin Thierry. Il a été jusqu'à un
certain point le précurseur de Fustel de Coulanges, comme il
s'est montré le devancier d'Edgar Quinet dans ses réserves
contre la philosophie de l'histoire hégélienne et ses protesta-
tions de conscience contre l'école fataliste et le néo-jacobinisme.
Les plus belles parties de cet ouvrag-e sont consacrées à
TEmpire romain. Les traits merveilleux y sont jetés avec la
profusion d'un maître : « Claude consterné ne demandait que la
vie; on y ajouta l'empire, et il pleurait du présent ».
46 CHATEAUBRIAND
« Les barbares introduits dans l'armée s'accoutumèrent à faire
des empereurs. Quand ils furent las de donner l'empire, ils le
gardèrent. »
« Tacite parut derrière les tyrans pour les punir, comme le
remords à la suite du crime. »
« Dans le despotisme électif chaque chef surgit à la souve-
raineté avec la force du premier-né de sa race et se porte à l'op-
pression de toute l'ardeur du parvenu à la puissance. »
« La tentative rétrograde de Julien, événement unique dans
l'histoire ancienne, n'est pas sans exemple dans l'histoire
moderne : toutes les fois qu'ils ont voulu rebrousser le cours du
temps, ces navigateurs en amont, bientôt submergés, n'ont fait
que hâter leur naufrage. »
Tels sont les fragments d'histoire, pleins de couleur, d'éclat,
pleins aussi de vie et de pensées, égaux par le style, parfois
supérieurs par la profondeur des idées et la pénétration des
vues, aux chefs-d'œuvre antérieurs du maître. On peut seule-
ment regretter que cette œuvre ne soit pas complète et défini-
tive. Chateaubriand avait en lui la puissance d'un grand histo-
rien comme il avait déployé tout le génie d'un grcind poète et
l'envergure d'un grand politique.
Il conserva jusqu'à la fin un véritable don de clairvoyance et
même de divination. En plein règne de Louis-Philippe, sous un
régime censitaire et bourgeois qui se croyait indestructible, il
eut rintelligence de prévoir l'avènement de la Démocratie en
France et en Europe. Il le prévit sans interruption, partageant
avec ses continuateurs Lamartine et Victor Hugo cette gloire,
qui n'appartient qu'aux poètes souverains, de voir loin dans
l'avenir, là oii le plus souvent les prétendus hommes d'Etat, les
politiciens de tous les temps, limitent à l'heure présente la vision
éphémère de leurs horizons bornés.
Du vivant de Chateaubriand devaient encore paraître les docu-
ments sur le Congrès de Vérone, un essai sur les quatre Sluarts,
et une 17e de liancé pleine de fautes de goût. Il semblait se
survivre. Mais au lendemain de sa mort il ressuscita pour ainsi
dire dans ses Mémoires lV outre-tombe , (pii surgirent non seu-
lement comme un de ses chefs-d'œ'uvre, mais comme un des
chefs-d'œuvre de la littérature française. C'est un merveilleux
DU « GENIE DU CHRISTIANISME » A SA MOIIT 47
ouvrage, revue de ciiiquautc années, on r.nilcur t''vo(|ii(' los
lig'ures contemporaines avec le pittoresque incisif de Montaigne
et la verve coloria de Saint-Simon. Nous ne craindrions pas
d'avancer qu'avec l'épopée héroï-comique de Kahelais et la
Comédie humaine de Balzac, c'est l'œuvre en prose la plus
puissante de notre littérature, la plus variée également; car
là sans cesse de fraîches peintures alternent avec des tai)leaux
saisissants; le charme se marie à l'ironie vengeresse, et la grâce
à tout moment s'allie à la force, comme ces floraisons qui atta-
chent leurs draperies aux sévères murailles des vieux châteaux.
Conclusion. — Tout graud écrivain entreprend une lutte
contre la routine et l'envie. Chateaubriand, on peut le dire, en
est sorti triomphant. Ses doctrines littéraires ont prévalu; ses
ouvrages, tels que des Victoires, lauriers au front, ont conduit
au combat les jeunes généraux du Romantisme; et, sagement
mêlées de tradition, ses innovations ont fait loi. L'on ne discute
plus, car ce sont des faits acquis, l'introduction du moi dans
l'œuvre d'art, la légitimité de la mélancolie, la part de la nature,
les droits et la valeur du sentiment chrétien, le souci continu
de la forme, la nécessité de la couleur, la vérité pittoresque
dans l'histoire, le retour à l'antiquité épique et lyrique, l'intérêt
offert par le moyen âge, la recherche des beautés substituée dans
la critique à l'inquisition des défauts.
En avant sur tous les chemins de l'imagination et de la
pensée. Chateaubriand le premier se mit en marche; il fut dépassé
sans doute, mais non devancé. Précurseur des poètes et des
romanciers, des historiens et des critiques, il nous apparaît
comme le maître de Renan et de Taine, de Flaubert et de
Saint- Victor, tout aussi bien que de Lamartine, d'Eilgar Quinet
et de Victor Hugo. Il aura été l'initiateur de toutes les belles
œuvres, le génie créateur des génies!
Ce siècle, qui fut dès son aurore le disciple de Chateaubriand,
peut encore à son décliii prendre d'uliles leçons du vieux
maître, et les transmettre à l'âge prochain, n'apprît-il à cette
école qu'à mépriser toutes les œuvres rebelles à la Beauté, que
la vogue un moment caresse d'une brise complaisante. L'en-
thousiasme du Beau, le zèle de l'art antique, l'amour du Arai
classique, si facile à concilier en tout tem|>s avec toutes les bar-
48 CHATEAUBRIAND
(liesses de la nouveauté, ce sont là les vertus littéraires (lont
Chateaubriand nous transmetira toujours le secret. Nous irons
le cherclKH- dans son œuvre immortelle, au pied de cette tombe
que le vieillard épique s'est si bien choisie, tombe solennelle
et mystérieuse qui a la mer pour compagne de solitude, pour
sentinelle d'éternité.
Je voudrais que pour les poètes, pour les âmes éprises
d'impérissable idéal, le Grand-Bé devînt le pieux rendez-vous
de l'enthousiasme; je voudrais que ce rocher, consacré par
les reliques du poète, vît se perpétuer le pèlerinag-e des généra-
tions reconnaissantes. Car c'est là que plane l'àme immense du
mélancolitpie René. C'est de là qu'il nous apparaît dominant
notre siècle, dans le seul voisinage digne de sa dépouille, entre
deux infinis, le Ciel et l'Océan.
BIBLIOGRAPHIE
CEuvres. — Du vivant de Chateaubriand parut Fédilion de ses Œuvres
complètes, en 36 volumes, Paris, Pourrat, 1836-1839, in-8. Il y faut joindre :
1° Le Congrès de Vérone, publié en 1838; 2» la Vie de Runcé, publiée en 18 1-4 ;
3° les Mémoires d' outre-tombe, publication posthume (1849), 12 vol. in-12.
A consulter: l'Essai sur la vie et les ouvrages de Chateaubriand {œnwe de
Fauteur lui-même placée par lui en têle de l'édition Pourrat); les diverses
Préfaces rédigées par Chateaubriand pour la plupart de ses ouvrages et
rassemblées dans la même édition. En outre : Sainte-Beuve, Portraits
Contemporains, t. I, 1834 et 1844 (2 articles); t. 11, Errata; Causeries du
lundi, t. I (1850); t. II (18o0); t. X (1854); Chateaubriand et son groupe lit-
téraire sous VEmpire, 2 vol. i'Sfii); Nouveaux Lundis, t. 111, 1862 (2 articles);
Premiers Lundis, t. III (1865). — A. Vinet, Madame de Staël et Chateau-
briand, 1844; Etudes sur la littérature française au XIX^ siècle, 1849, 2 vol.
— Villemain, Chatcaiûjriand, sa vie, ses ouvrages et son influence, 1858; et
Revue des Deux Mondes, l'ornai 1854. — Le comte de Marceilus, Chateau-
briand et son temps, 1850. — L. de Loménie, Galerie des contemporains
illustres, t. I; Revue des Deux Mo)ides, 15 juillet et l'"" septembre 1848. Article
dans \Si Nouvelle Riogniphie générale, 1855. — J. Danielo, Les Conversations
de M. de Chateaubriaiui, 1864. — H. de Bornier, Eloge de Chateaubriand
(couronné par l'Académie), 1864. — Anatole France, Lucile de Chateau-
briand, 1879. — Gustave Merlet, Tablnin de la littérature française sous
le premier Empire, 1M77. — P. de Raynal, Les correspondants de Joubert,
1883. — A. Bardoux, Madame de Beauniont (I88'i-); Madame de Duras (IHi)^);
Madame de Custine (ISSiS); Chuleanbriaiul (Collection des classiques po|)U-
laires. 1^^93). — E. Faguet, Le XLV siècle (Chateaidiriand), 1887. — G. Pel-
lissier, Le mourcinent littéraire au XLX'' siècle, 1889. — • Brunetière, L'évo-
lution des genres, t. I (sixième leçon). M""^ de Stacl et Chateauljviand, 1890;
Revue bleue, 4 févr. 1893. — De Lescura, Chateaubriand (Collection des
Grands Ecrivains français), 1892. — G. Pailhès, Chateaubriand, sa femme
et ses amis, 1896.
CHAPITRE II
JOSEPH DE MAISTRE. M"" DE STAËL
/. — Joseph de Maistre.
Jeunesse et éducation de Joseph de Maistre. — Si
Chateaubriand a contribué plus que personne à faire renaître
dans l'àme française le sentiment des beautés de la religion
catholique, Joseph de Maistre tient le premier rang parmi
les apologistes qui ont consacré leurs efforts à en exposer et
à en défendre les dogmes dans leur pureté rigoureuse, et
avec tout renchaînement de leurs conséquences. Reprenant
contre la philosophie du xvni" siècle les armes dont elle avait
seule prétendu faire usage, il attaque à son tour, au nom d'une
raison mieux éclairée, fortifiée non seulement par la réflexion,
mais par l'expérience, les raisonnements plus présomptueux
que profonds, à son gré, du déisme et du matérialisme, disons
mieux : l'esprit raisonneur lui-même, l'esprit de libre examen,
et de p7'otestalion, dans toutes les matières qui touchent à la
foi.
Nul penseur n'a plus aimé la France, plus souvent et mieux
parlé de son génie, de sa mission civilisatrice; peu d'écrivains
ont fait plus d'honneur à sa langue; et pourtant Joseph de
Maistre n'est pas Français. Né en Savoie, il était et il a voulu
rester toute sa vie sujet du roi de Sardaigne : il est vrai que sa
1. Par M. Albert Cahen, professeur au lycée Louis le Grand.
Histoire de la langue. VII. ^
oO JOSEPH DE MAISTRE. M""*^ DE STAËL
fidélité est faite de raison et de vertu plutôt que d'affection et
de sympathie. D'ailleurs les hasards de la politique, qui avaient
fini par faire de la Savoie, berceau de la maison royale de
Sardaigne, comme une simple annexe d'un royaume sans unité,
ne pouvaient prévaloir sans doute dans le cœur des habitants
contre des inclinations héréditaires : on ne peut en efîet, sans
même évoquer d'autres souvenirs qui touchent davantage à
l'histoire politique des deux pays, oublier que la Savoie avait
déjà donné à la France deux écrivains célèbres, saint François
de Sales et Vaugelas. — Ajoutons que la famille de Maistre
était d'origine languedocienne : Joseph de Maistre se vantait de
tenir de son père ce « je ne sais quel élément gaulois » qu'il se
plut toujours à reconnaître en lui-môme.
Il naquit à Chambéry le i" avril 1753'. Il était l'aîné de dix
enfants, cinq filles et cinq fils : de ses quatre frères, deux furent
soldats et moururent jeunes; l'un entra dans l'Eglise, et mourut
en 1818, évêque d'Aoste ; les trois autres — et, parmi eux,
l'aimable Xavier, qui, plus jeune que Joseph de dix ans, mourut
près de quarante ans après lui, — les trois autres furent soldats.
Son père, le comte François-Xavier était président du sénat
de Savoie, et Joseph, en sa qualité de fils aîné, était destiné
à faire également partie de cette compagnie. Le sénat de Savoie,
comme nos parlements, rendait la justice en dernier ressort,
enregistrait les édits royaux et jouissait du droit "de remon-
trance. Mais, dans cette petite ville oii la bourgeoisie végétait
sans ambition et sans éclat et oii le roi n'était représenté que
par des officiers piémontais dont on haïssait l'insolence et l'hu-
mour tvrannique, les sénateurs voyaient sans doute leur autorité
encore plus resj)ectéc que celle de nos magistrats et devaient
garder eux-mêmes une conscience bien plus nette, bien plus
présente, des devoirs essentiels de la magistrature et du patriciat.
Il n'est pas difficile de comprendre dès lors comment Joseph de
Maistre fut, toute sa vie, si pénétré du rôle social de la noblesse,
contre-poids naturel à l'autorité absolue des rois, intermédiaire
nécessaire, indépendant et impartial, entre le gouvernement
1. Date rectifiée par Descostes (voir à la Bibliographù;). — Le comte Rodolphe
de Maistre, dans sa notice sur son père, cl Joseph de Maistre, lui-même, dans
sa correspondance, donnent la date du 1" avril 1754.
JOSEPH DK MAISTRE 51
conli-al vl la iialion, aussi respectueux des droits de l'uu que
dévoué aux intérêts de l'autre : ses réflexions ne firent sur ce
point que conliriner l'expérience qu'il avait, dès son enfance,
puisée dans la vie domestique et dans les entretiens de la mai-
son paternelle.
C'est encore aux leçons de sa famille et particulièrement de
sa mère dont il ne put jamais se rappeler sans attendrissement
limage vénérée', la physionomie à la fois douce et grave, qu'il
dut de considérer, dès son enfance et pour ainsi dire instinctive-
iiicnl. la morale comme un rode et non comme une thèse- : ce
sont ses propres expressions. Son fils nous a d'ailleurs permis
de juger, par un trait bien choisi, de ce qu'il y eut de candeur,
de sincérité dans sa « soumission amoureuse » à l'autorité de ses
parents : il ne se permit jamais, dit-on, et même quand il se
fut éloigné de sa famille pour aller suivre les cours de droit à
l'université de Turin, de lire un livre sans avoir écrit à son père
ou à sa mère afin d'obtenir leur aveu.
Après ses parents, il faut dire un mot des Jésuites, dont il
fut l'élève, en dépit des mesures qui frappaient alors leur
société. Joseph de Maistre témoigna toute sa vie de sa recon-
naissance à leur égard. En réalité tout n'est peut-être pas à
louer dans l'éducation qu'il reçut d'eux, et l'on peut croire qu'il
en emporta deux fâcheux travers : une certaine partialité dans
l'appréciation des talents et des œuvres, et une intrépidité dans
l'affirmation qui n'est pas toujours justifiée par des recherches
assez exactes et assez méthodiques. L'érudition de Joseph de
Maistre, sauf en ce qui concerne l'histoire ecclésiastique, a tou-
jours été plus abondante que sûre; et la naïveté de ses erreurs
contraste trop souvent avec la dureté de ses attaques contre des
hommes qui ne se sont certes pas trompés plus gravement que
lui. — Cependant il doit beaucoup à ses maîtres : « Je leur
dois, disait-il lui-même, de n'avoir pas été un orateur de l'As-
semblée constituante ^ » Entendons que leur enseignement lui
apprit par-dessus toute chose, et à l'encontre du mouvement qui
avait emporté presque tout le xvni" siècle, à se défier des séduc-
1. Ma sublime mère, écrit-il dans une lettre de 1816.
•1. Discours à .1/"" la ynan/uise de Costa.
3. Lellre du 21 décembre ISlo/S janvier 1816.
32 JOSEPH DE MAISTRE. M"" DE STAËL
lions (lu rationalisme. Prouver en effet que la science ne peut
établir que des hypothi^ses et la combattre dès lors au nom du^
besoin de certitude qui semble inhérent à la nature de l'homme,
railler la vanité de ses efforts et de ses prétentions, telle avait été,
dans la dernière partie du siècle, la tactique des apologistes les
plus distingués de la Société de Jésus, un Barruel, un Feller. Et
c'est bien l'écho d'une telle doctrine que nous retrouvons chez.
le précepteur de Joseph, cet abbé Roncolotti dont il nous a
laissé un portrait si piquant :
« Petit homme droit et sec; attitude ferme, gravité imperturbable, air
réilochi, même lorsqu'il essayait de badiner; soutane râpée, collet bâillant,
barbe courroucée, cheveux noirs et lisses, œil caverneux, regard fulmi-
nant, sourcil hyperbolique, front large et tanné, où les rides se dessinaient
d'une manière qui avait quelque chose d'algébrique. C'était un rude
homme, madame, je vous l'assure : lorsque avant de parler, il commençait
à brandir le syllogisme avec ses trois premiers doigts élevés et balancés à
l'italienne, il faisait trembler. Ah ! si cet esprit, dégagé de son étui scolas-
tique, avait passé par métempsycose dans le corps d'un joli Parisien, nous
en aurions entendu de belles! — Enfin, madame, tel qu'il était je m'avisai
de lui dire un jour : Caro don Roncolotti! siam soli! mi dica per curità, ma
du galanttiomo, il suo sentiinento sovra il grau Buffone. A ces mots, haus-
sant les épaules au point que la tangente eût passé par les yeux, il me
répondit en riant d'une oreille à l'autre : Gran Buffone ' .' »
Joseph de Maistre hérita de la défiance railleuse de ses maîtres
à l'égard de la science, et l'on peut voir en lui le plus illustre
adepte de ce « scepticisme théologique », que Daniel-Huet, avait,
au xvu* siècle, professé d'une manière doctrinale, et qui fonde
la nécessité de la croyance sur l'impuissance de la raison
humaine à établir aucun principe.
Appliquée par des maîtres et des parents indiscrets à l'éduca-
tion d'un esprit médiocre, une telle discipline eût été cai)able
d'en affaiblir, d'en briser pour jamais le ressort. Elle ne fit que
donner sa forme et fournir son point de départ au génie de
Joseph de Maistre, naturellement aussi avide de connaître et de
comprendre que dédaigneux des solutions vulgaires. Il a contre
le dogmatisme confiant des hommes du xvni^ siècle un mot qui,
par contraste, fait bien juger des tendances de son esprit : « Ils
1. Cint/ paradoxes à Madame la marquise, de Sav..., V" paradoxe. — <■ Cher
monsieur Roncolotti, nous sommes seuls : dites-moi, je vous en prie, mais en,
toute sincérité, votre sentiment sur le grand Buiron"?— Grand BulTon (ou grand'
bou/l'on) ! »
JOSEPH DE MAISTRE 53
ne (luuli'iil lie rien, dit-il, ji;irc<- (juils ne se cloutent de rien'. »
C'est ;i celte destinée misérable (jnil a [irétendu échapper.
N'allons pas croire cependant ([ue l'étude solitaire et désinté-
ressée suffise à remplir toute l'amiiition de Joseph deMaistre, et
ne le regardons pas comme une sorte de Bayle chrétien, content
<le conquérir pour lui-même la vérité et se souciant peu du che-
min qu'après cela elle pourra faire dans le monde. C'est au
contraire de l'avenir du monde qu'il s'inquiète. Persuadé que,
dans Tordre de la vérité, tout se tient, et que Tédifice des sociétés
s'ébranle pour peu que les hommes se désintéressent de la vérité
initiale, sur laquelle tout repose, d'oii tout le reste déroule, c'est
de là qu'il tire la passion qui l'anime. Que la thèse qu'il sou-
tient triomphe ou soit vaincue, ce n'est rien moins pour la société
humaine qu'une question de vie ou de mort. Et voilà sans doute
•ce qui, avant même qu'on en vienne à l'étude approfondie de
son œuvre, commence à nous faire comprendre l'originalité de
Joseph de Maistre. Même lorsqu'il s'inspire de théories qu'il
n'invente pas, il n'établit rien froidement, il ne peut pas ne pas
instituer sur toute matière une discussion, comme un homme
qui sait que la lutte est ouverte, l'adversaire pressant et l'enjeu
capital.
Joseph de Maistre , depuis son entrée dans la
magistrature (1774) jusqu'à sa mort (1821). — C'est
assez dire que la vie resserrée de Chambéry ne pouvait con-
tenter ce génie auquel « le tumulte des capitales et le choc
<les esprits » étaient comme nécessaires -. Il n'en serait cepen-
dant peut-être jamais sorti sans la révolution. En 1774, il était
entré dans la magistrature; en 1780, de surnuméraire qu'il était
d'abord, il devint substitut effectif de l'avocat fiscal grénéral;
enfin en 1788 il fut nommé sénateur ^ On pouvait espérer dès
lors qu'il arriverait rapidement à occuper cette place de président
que son père avait remplie avec éclat. Une accusation imprévue
ne permit pas qu'il y fût élevé.
Joseph de Maistre, tout en se résignant à la morne destinée
1. Principe générateur, VIII.
2. Conversation de Xavier de Maislre et du comte de Marcelliis, rapportée
par Réaume, Œuvres de Xavier de Maistre.
3. En 178", le roi lavait fait membre du conseil de la Réforme des éludes en
Savoie.
54 JOSEPH DE MAISTIIE. M'"" DE STAËL
qui le condamnait à vivre dans une petite ville, n'avait peut-être
pas assez cadié qu'il en souffrait : « Suis-je donc, disait-il, con-
damné à vivre et à mourir ici, comme une huître attachée à son
rocher'? » Aussi ses concitoyens devaient-ils se défier de ce
penseur dédaigneux et solitaire qui « voulait en savoir plus »
que les autres^. Sans se soucier des rumeurs, avide de connaître
toutes choses, Joseph de Maistre alla jusqu'à entretenir des
rapports avec les nouveaux mystiques, disciples du théosophe
Saint-Martin, qui en comptait beaucoup dans la région lyon-
naise ; il se mêla à leurs assemljlées de Lyon; il fit même partie
d'une loge de francs-maçons qui s'était établie h Chambéry. A
la vérité, il s'empressa de s'en retirer dès que la révolution
française eut éclaté et que le roi de Sardaigne eut fait connaître
son peu de goût pour les associations de ce genre. Il n'en resta
pas moins suspect aux gens de la cour, qui l'appelèrent d'abord
philosophe, et un peu plus tard jacobine
Aveuglement invraisemblable! Ces préventions, Joseph de
Maistre ne devait jamais parvenir à les dissiper entièrement.
Quoi qu'il en soit, les événements de la révolution lui fournirent
enfin l'occasion de faire connaître à l'Europe la fermeté de son
âme et de son génie.
Lorsque les armées françaises furent entrées en Savoie et que
la réunion de ce pays à la France eut été proclamée, le comte
se réfugia à Aoste avec sa femme 'et ses deux enfants, Rodolphe
et Adèle (décembre 1792). Mais le gouvernement révolutionnaire
établi à Chambéry avait décrété la confiscation des biens des
nobles émigrés qui ne seraient pas rentrés en Savoie avant
le 25 janvier 1793, et la comtesse de Maistre, qui était enceinte
et près d'accoucher, profita d'un voyage du comte à la cour de
Turin pour tromper sa sollicitude et retourner à Chambéry, afin
de défendre le patrimoine de ses enfants. Son mari l'y rejoint
peu après. Là, les émotions d'une visite domiciliaire provoquée
par la fière attitude du comte précipitent la délivrance de
\. Lettre du M février 1803.
2. Lettre du 24 octobre/3 noveml)re 1808.
3. Albert Blanc, Mémoires politiques et correspondance diplomatique de Joseph
de Maistre, chap. i, p. 1 i. — Rodolphe de Maistre, Notice biographique de M. le
comte J. de Maistre.
4. Françoise de Morand, qu'il avait épousée en 1780.
JOSEPH l)K MAISTRE 55
M""" (lo Maistre. Dos le Iciideiiiaiii, elle acconcli.iil iriiiic lillc,
Constance, ot le ronili', (jui ne devait revoir c<'tl(' ciil.iiit t|iic
A'ingt et un ans plus lard, (juilte la Savoie pour aller remplir à
Lausanne une sorte de mission conlidenlielle : il devait s'occuper
de faire passer à la cour de Turin tous les renseignements qu'il
pourrait recueillir sur la situation politique et, en m^'uie temps,
s'entremettre auprès des autorités helvétiques pour la protection
des jeunes nobles savoisiens qui traversaient secrètement la
Suisse afin de se remlre en Piémont.
Après quatre ans passés à Lausanne (1793-1797), le comte de
Maistre rentrait à Turin; puis la prise de cette ville le forçait
d'aller vivre misérablement à Venise. Peu après, le roi, rétabli
par Souwarow dans ses Etats, sinon dans sa capitale, l'envoyait
en Sardaigne (novembre 1799) pour y exercer les fonctions très
honorables, mais trèspénibles, de régent de la grande chancellerie.
Trois ans plus tard eniln, il partait pour Saint-Pétersbourg, afin
de représenter le royaume de Sardaigne en qualité de ministre
plénipotentiaire auprès du tsar Alexandre. Cette ambassade dura
quatorze ans (mai 1803-mai 1817). Ce fut la période la plus glo-
rieuse de sa vie politique; non qu'il ait réussi à faire toujours
applaudir ses efforts }iar le gouvernement qu'il représentait et
dont la mesquinerie soupçonneuse s'accommodait mal parfois de
la franchise hardie (ki comte de Maistre : mais, en dépit de ce
mauvais vouloir, en dépit aussi de la pauvreté dont le comte eut
à soufl'rir en vivant au milieu de l'aristocratie la plus dépensière
de l'Europe, si les affaires du royaume de Sardaigne ne cessèrent
pas entièrement d'occuper l'attention du tsar Alexandre, et par
conséquent «le rEuroi)e, il faut l'attribuer à l'autorité person-
nelle de son représentant et à l'estime universelle que lui avaient
attirée son caractère et son génie. A la longue cependant l'opi-
nion publique, très chatouilleuse en Russie sur tout ce qui
touche à la religion nationale, s'émut de quelques conversions
au catholicisme auxquelles les prédications, la dialectique séduc-
trice du comte n'avaient pas dû rester étrangères, et Alexandre,
en lui témoignant qu'il l'estimait toujours, fit en sorte qu'il
demandât lui-même à son gouvernement de le rappeler (1817).
En revenant de Saint-Pétersbourg, il passa par Paris, où il ne
se plut guère et fut à peine remarqué d'une société élégante, sur
56 JOSEPH DE MAISTRE. M"" DE STAËL
laquelle Chateaubriand régnait en maître jaloux. De retour à
Turin, où il remplit la charge de ministre d'Etat régent de la
grande chancellerie, il s'occupa de la publication du livre du
Pape. Quand l'ouvrage parut (1819), les Français l'accueillirent
avec indifîérence. Le comte en souffrit d'autant plus qu'il était
à la même époque frappé par d'autres épreuves plus cruelles
encore. Il avait, l'année précédente, perdu son frère André,
évêque d'Aoste, qu'il aimait tendrement. Les décrets nécessaires
qui sanctionnaient la vente des biens des émigrés venaient d'être
publiés, appauvrissant définitivement sa famille. Enfin la
maladie commençait à triompher d'une constitution dont on avait
admiré jusque-là la vigueur. Toutefois l'affaiblissement de ses
forces ne lui faisait rien perdre de son intelligence. La veille de
sa mort il signait encore plusieurs pièces de la chancellerie;
quelques jours auparavant, il avait, au conseil des ministres,
improvisé, sur la situation menaçante des affaires et les projets
de réforme de ses collègues, un discours dont son fils nous a con-
servé ces derniers mots : « Messieurs, la terre tremble, et vous
voulez bâtir! » — Il mourut dans sa soixante-huitième année,
le 26 février 1821.
L'œuvre. Premiers écrits. — A l'exception de Bossuet,
il n'est pas d'écrivain français dont l'œuvre soit d'une unité plus
frappante que celle de Joseph de Maistre. Nul doute qu'à l'époque
où la Révolution pénètre en Savoie et où le comte de Maistre
abandonne son pays après dix-huit ans de recueillement, tout
l'édifice de ses théories ne soit achevé dans son esprit. Le sujet
de chacun de ses ouvrages pourra bien être nettement délimité;
mais il n'en sera pas un seul dont il ne soit facile de dégager
sa doctrine tout entière. C'est ce qu'une énumération et des
analyses rapides montreront aisément.
Laissons naturellement de côté, en nous bornant à les men-
tionner, les deux seules productions de Joseph de Maistre anté-
rieures à la Révolution. Ce sont deux discours d'apparat pro-
noncés dans des cérémonies officielles, le premier, un Eloge de
Victor- Amédée III, à l'occasion du mariage du prince royal
(1775) ; le second, sur le caractère extérieur du magistrat (1777).
Sainte-Beuve, qui les a eus l'un et l'autre sous les yeux', s'est plu
1. L'édition définitive des œuvres (voir la Bibliographie) ne contient que le
JOSEPH DE MAISTRE :J7
ù relever dans le premier une protestation fiénéreuse contre l'an-
cienne intolérance et les bûchers élevés au nom de la foi, ainsi
(prun beau mouvement |iar leipiel le jeune orateur, s'associant
à l'enthousiasme libéral (pii enllammait alors la noblesse fran-
(;aise, célèbre la guerre entreprise par les Américains contre
une métropole tyrannique. — Le second contient un curieux
passage sur l'origine des sociétés, qui paraît inspiré des lieux
communs que le Contrat social avait mis à la mode.
Ces juvenilia sont séparés par un intervalle de quinze années
des premiers opuscules auxquels la Révolution donna naissance,
et dans lesquels Joseph de Maistre se révèle enfin, sinon dans
toute sa puissance, du moins avec son orig-inalité et sa pro-
fondeur.
C'est en 1793, au moment de quitter la Savoie, qu'il rédig-ea
son Adresse de quelques parents des militaires savoisiens à la
Convention nationale des Français, bientôt publiée par les soins
de Mallet-Dupan à Lausanne. Cette composition de forme ora-
toire n'est pas assez exempte de rhétorique et de mauvais goût.
Mais l'auteur, qui d'ailleurs est inspiré par la pensée de ses
trois frères combattant dans les rangs de l'armée sarde, fait
toucher du doigt à ses adversaires le véritable fond du débat,
en les amenant à se poser avec lui cette redoutable question : de
quel côté faut-il penser que soit le devoir d'un soldat, ou, plus
généralement, d'un citoyen dont la patrie vient d'être conquise,
d'un sujet dont le souverain vient d'être détrôné?
La même année, Joseph de Maistre fit paraître successive-
ment quatre lettres d'un royaliste savoisien à ses compatriotes.
Tout en y prêchant le retour à l'ordre légitime et en y vantant la
douceur du gouvernement des rois de Sardaigne, il ne s'in-
terdit pas, fidèle à ce qu'il considère, nous l'avons dit, comme
le Aéritable devoir du magistrat et du patricien, de rappeler,
avec les griefs trop légitimes des populations savoisiennes
contre les officiers piémontais qui les ont opprimées, son hor-
reur pour le gouvernement militaire'.
Plus intéressant encore, et de beaucoup, est le Ih'scours à
second. On trouvera une analyse et <lcs citations étendues <Ui premier dans
Dcscostes, op. cit., X.
1. Cf. la fin de la lettre du 28 octobre 1"94 à Visrnet des Etoiles.
58 JOSEPH DE MAISTRE. M"'" DE STAËL
M"* la marquise de Costa sur la vie et la mort de son j'ils. Ce jeune
homme était mort à l'àiic de seize ans (1794), en combattant
dans les rangs de larmée sarde. A la prière du marquis Costa
de Beauregard, avec lequel il était très lié', Joseph de Maistre
composa, pour essayer d'atténuer la douleur de la marquise,
une oraison funèbre dont la classique élégance' peut sembler
parfois trop apprêtée, mais oij abondent les pensées fortes et
neuves, notamment au sujet de l'éducation des enfants et <le la
nécessité de fonder la morale sur l'idée de Dieu pour la pré-
server des atteintes de l'esprit d'examen : « Les tempêtes souf-
flent plus que jamais; jetons V ancre au milien des incertitudes
humaines, et ne permettons point qu'on nous arrache nos
vertus ».
\j' Adresse de Jean-Claude Têtu, suaire de Montagriole, uses conci-
toyens, les habitants du Mont-Blanc est une sorte de pamphlet à
l'allure bonhomme, que Joseph de Maistre composa à la prière
et en faveur des prêtres qui rentraient alors (1795) « en foule
dans le duché de Savoie comme dans toute la France ». Le sel
en est moins attique que celui dont le vigneron de Yéretz relèvera
ses mordantes gazettes. Il n'est pas inutile toutefois d'y saisir au
passage une pensée qui se rattache étroitement à ce que Joseph
de Maistre nous disait naguère de l'enseignement des vérités
fondamentales, qui ne sont pas, suivant lui, objet de science,
mais de conscience et d'intuition : « Quelle apparence, dit
Jean-Claude à propos de l'évêque Grégoire et de ceux qui
comme lui se sont cfîorcés de prouver que l'église constitution-
nelle était catholique, quelle apparence que le bon Dieu n'ait
fait la religion que pour les esprits pointus et qu'il n'y ait pas
quelque manière facile de connaître ce qui est faux^? »
Quoique les ci^iq paradoxes à la marquise de Nav.... (4795)
n'aient été pour le comte de Maistre qu'une sorte de divertisse-
1. C'est à Heaiiregard même, sur le lac de Genève, chez les Costa, que fut
composé ce discours. — Sur le marciuis, voir Un homme d'autrefois, par M. le
marquis de Costa de Bcauretjard (Paris : Pion, Nourrit et C").
2. Dans toute la dernière partie, citations et réminiscences fréquentes de
^Agricolu de Tacite.
3. Dans le genre satirique, Joseph de Maistre écrivit encore à Venise, en 179'J,
une sorte de parodie des discours révolulionnaires, dans la composition de
laquelle entrent en efTet un certain nombre de centons de harangues véritables,
Discours du citoyen Cherchetyiot.
JOSEPH DE MAISTRE 59
ment, on ne les lira pas sans intérêt ot sans |ir(»lil. \j' ilrvcloj)-
pement du premier notamment en (l(''|»ass(' le snjet a|>parent
{sur le duel), et Joseph de Maistre, comme en se jouant et par
plaisanterie, y prend nettement position contre la philosophie
du XYiif siècle sui' la doulde question de l'origine des sociét<'*s et
de l'origine du langage. — Le quatrième n'est pas moins digne
d'attention : « Le heau, y est-il dit, est alTaire de convention et
d'habitude. » C'est, au fond, l'opinion de l'auteur, qui n'a jamais
été plus sensible aux beautés de l'art qu'à celles de la nature :
les principes de l'esthétique ne sont point assez fermes et l'indi-
viduel tient là trop de place : Joseph de Maistre ne s'intéresse
qu'aux vérités universelles '.
Le traité « De la souveraineté », les « Considé-
rations sur la France » et 1' « Essai sur le principe
générateur des constitutions politiques ». — Cepen-
dant le comte de Maistre méditait un plus grand ouvrage,
d'un intérêt plus général, une exposition suivie de toute sa
doctrine politique, et il commença à écrire en 1794 un traité
De la souveraineté. Ce traité devait comprendre deux livres :
Origine de la souveraineté, Nature de la souveraineté. Nous en
avons conservé l'esquisse, qui est elle-même assez étendue et
renferme plus d'un développement que l'auteur reprendra par la
suite. Cependant, dès 1796, Joseph de Maistre abandonnait le
livre, encore très imparfait, et il n'y revint jamais. Comment
expliquer qu'il ait renoncé si brusquement à son entreprise? —
Il est difficile d'affirmer, mais on peut croire que le caractère
abstrait et didactique de l'ouvrage ne donnait pas entièrement
satisfaction à son esprit d'homme né pour la lutte et la discus-
sion. La promulgation de la constitution de l'an III et la décla-
ration de Louis XVIII aux Français du mois de juillet 1793
durent faire naître dans son esprit le projet d'un autre livre, bien
plus intéressant sans doute et bien plus vivant : car la discus-
sion s'y appuyait sur l'histoire même des événements qui s'ac-
complissaient ou venaient de s'accomplir en France : ce sont les
1. Voici le sujet des (rois autres paradoxes : II. les femmes sont plus propres
que les hommes au gouvememeiif des États; — III, la chose la plus utile aiu-
hommes c'est le jeu; — V. la réputation des livres ne dépend point de leur mérite.
— A ajouter à la liste des opuscules publiés vers la même époque un Mémoire
sur tes prétendus émigrés savoisiens (l~9o), adressé au gouvernement français.
60 JOSEPH DE MAISTRE. M""^' DE STAËL
Considérations sur la Fratice qui parurent en 1796', œuvre pro-
fonde et passionnée, sobre et forte dans les premiers chapitres ^
et dont les derniers' ressemblent à quelque brochure d'un jour-
naliste qui serait bon dialecticien, assez savant et très spirituel.
Louis XVIII félicita chaleureusement le comte de Maistre de
la publication d'un livre dont le succès était d'un bon présage
pour la cause royaliste : ce livre n'en est pas moins l'œuvre d'un
indépendant, et, si les libéraux durent en juger l'esprit surpre-
nant et hardi, plus d'un contre-révolutionnaire, plus d'un émigré
y trouva sans doute l'occasion d'un retour amer sur lui-même.
La révolution, dit Joseph de Maistre, est un pur miracle, et
tous l'avouent implicitement lorsqu'ils prononcent, à propos des
événements qui se déroulent, ce mot, le f/rand mot du Jour : « Je
n'y comprends rien. » En effet les lois de la logique et de la
morale, les calculs des politiques, l'expérience des militaires se
trouvent également déjoués par les succès de la Révolution.
Notez que cette révolution n'a point de chefs : ceux qui ont
aspiré à le devenir sont tombés; ils n'ont point mené la révo-
lution, mais la révolution les a menés. Sans arriver à en tirer
aucun profit personnel et en dépit des prévisions les plus rai-
sonnables, ils ont fait leur œuvre en instruments dociles, animés
(l'une foi infaillible. « Ils n'ont pas fait de faute dans leur car-
rière révolutionnaire par la raison que le flûteur de Vaucanson
ne fît jamais de notes fausses. »
Mais, si la révolution est un événement providentiel, quel a
été le dessein de la Providence, qui l'a déchaînée? On ne peut
faire ici que des conjectures; mais ne serait-il pas vrai que les
hécatombes qui ont ensanglanté la France tout entière sont la
punition, ou, si l'on veut, la conséquence (c'est la même chose)
des crimes dont la France tout entière s'est rendue coupable.
Car d'abord, fille aînée de l'Église, elle a abusé pour démora-
liser l'Europe de la magistrature que la Providence lui avait
accordé d'exercer en Europe. Puis, sans sortir des limites du
pays, le régicide qui s'y est accompli est vraiment un crime
national, non seulement parce qu'il a tranché les jours de
1. Londres (Lausanne), in-8. — 2" édit., revue et corrigée, Londres (Bàle), 1T97.
— Entre les deux, d'autres éditions avaient paru, mais sans l'aveu de l'auteur.
2. Chap. i-viii.
3. G lia p. ix-xi.
JOSEPH DE MAISTRE 61
riiomme en qui la France se symbolisait, (|ui la constituait en
nation, mais encore parce (jur jamais plus g^raml crime n'eut
plus de comi)lices : complices en efïet, ces citoyens innombra-
bles dont les làcbetés successives ont permis enfin au dernier
attentat de s'accomplir; complices tous ces nobles, qui, mas-
quant sous des prétextes spécieux des sentiments inspirés peut-
être par les mobiles les plus mesquins, le rendirent possible en
se faisant, dans tout le cours du xvni" siècle, les auxiliaires de
la philosophie. Aussi y a-t-il eu des innocents sans doute parmi
les malheureuses victimes de la Révolution (et c'est, suivant
Joseph de Maistre, on le verra plus loin, relie t d'une loi du
monde); mais « il y en a bien moins qu'on ne l'imagine com-
munément ». Le jacobinisme a été l'instrument de la vengeance
divine, il a fait ce que la contre-révolution n'eût pu faire, n'eût
[tu même essayer sans se rendre odieuse. — Maintenant l'œuvre
est sans doute accompli, et comme le gouvernement républicain
que la constitution de l'an III vient d'établir ne peut durer (on
en verra tout à l'heure la principale raison), le moment est venu
pour le roi de rentrer en France et d'y faire rentrer l'ordre avec
lui. Comment ce retour s'accomplira-t-il, c'est ce que Joseph de
Maistre explique dans deux chapitres ' ironiques et piquants,
ingénieuse satire de la mobilité de ce peuple souverain, auquel
on arrive sans trop de peine à faire exprimer coup sur coup
les volontés les plus contradictoires.
Ce mélange de tons si différents et cette allure si personnelle
suffiraient à distinguer les Considérations de deux livres que
Joseph de Maistre connaissait, et dont il s'est, dans une certaine
mesure, inspiré, les Réflexions de Burke (1790) et la Lettre à un
ami sur la Révolution française par Saint-Martin (l'9o). Mais,
sans pénétrer dans l'étude approfondie de ces deux ouvrages
pour montrer combien les Considérations en diffèrent, on peut
du moins indiquer que le premier a sans doute attaqué le ratio-
nalisme abstrait et généralisateur des hommes de la Consti-
tuante: il a montré que la constitution d'un peuple devait résulter
de son histoire et ne pouvait s'improviser, et c'est là, nous
Talions voir, un argument dont Joseph de Maistre s'est beaucoup
1. IX et XI.
G2 JOSEPH DE MAISTRE. M"" DE STAËL
servi : mais le livre de l'orateur anglais est Fouvrage d'un poli-
tique hostile à la France et d'ailleurs fin et sagace : ses déduc-
tions ne procèdent que de la raison et de l'expérience. Joseph
de Maistre est plein d'admiration pour l'histoire et pour le génie,
pour la mission de la France, et toute son argumentation repose
sur la notion chrétienne de la Providence. — Quant à Saint-
Martin, qui a vu, lui aussi, dans la Révolution, une sorte de
châtiment providentiel, il suffira de dire, pour le distinguer de
Joseph de Maistre, qu'il est un adversaire résolu de l'ancien
régime et du sacerdoce catholique : dans le roi, les nobles et
les prêtres, Joseph de Maistre révère les pouvoirs constitutifs et
conservateurs de toute société; Saint-Martin ne voit en eux que
les bénéficiaires menteurs d'une prévarication qui empiète sur
les droits de Dieu.
11 faut rattacher aux Considérations YEssai sur le jjrincipe
gcnérateur des constitutions politiques et' des autres institntiotis
humaines composé en 1809 : l'auteur se propose d'y généraliser,
c( en la dégageant de toutes les circonstances particulières qui
semblaient l'appliquer uniquement à la révolution française' »,
une assertion déjà développée dans son premier ouvrage à propos
de la constitution de l'an III. — Ce petit ouvrage, espèce d'an-
nexé aux chapitres vi et vni des Considérations, est lui-même
divisé en soixante-sept alinéas. Comme tous les livres du comte
de Maistre, il fourmille de pensées profondes, de vues nouvelles,
dans le détail desquelles il est impossible d'entrer ici. Mais il
faut indi([uer la thèse principale que l'auteur se propose de
démontrer : c'est que les constitutions ne sont pas, ainsi que se
le sont imaginé les philosophes du xvni^ siècle, des œuvres de
l'esprit, qui se composent dans le silence du cabinet ou sortent
des délibérations de quehjues théoriciens. Elles sont d'essence
divine, non pas que Dieu emploie aucun moyen surnaturel pour
nous les imposer : ce sont les hommes qui lui servent d'instru-
ments, et c'est le temi)S qui est son ministre '-.
1. Averlissemenl de l'éditeur.
2. Celle théorie, qui, dépouillée du senliiucnl chrétien qui l'anime ici, ferait
songer au système politique de lle;,'el, se trouve déjà exposée dans Saint-Martin.
C'est encore dans Saint-Martin que de Maistre a pu puiser cette idée que le
léfjislaleui', si, dans des circonstances exceptionnelles, il vient à s'en ]jroduire
un, est, non un [ihilosophe, mais un homme extraordinaire, créé par un décret
exprès de la Providence.
JOSEPH DE MAISTRE C:j
« Considérons une constitution politique quelconque, celle de TAngle-
terre, par exemple. Certainement elle n'a pas été laite à priori. Jamais des
hommes d'Elal ne se sont assemblés et n'ont dit : Créons Iroh pouvoirs;
ialaitçons-les de telle manière; etc.; personne n'y a pensé. La constitution
est l'ouvrage des circonstances, et le nombre des circonstances est infini.
Les lois romaines, les lois ecclésiastiques, les lois IV-odales; les coutumes
saxonnes, normandes et danoises; les privilèges, les préjugés et les prr-ten-
tions de tous les ordres; les guerres, les révoltes, les révolutions, la con-
quête, les croisades; toutes les vertus, tous les vices, toutes les connais-
sances, toutes les erreurs, toutes les passions; tous ces ('■b'menls enfin,
agissant ensemble et formant par leur mélange et leur action réciproque
des combinaisons multipliées par myriades de millions, ont produit enfin,
après plusieurs siècles, l'unité la plus compliquée et le plus bel équilibre
de forces politiques qu'on ait jamais vu dans le monde '. d
Aussi peul-on suivre une constitution dans son développement
historique, dans ce progrès insensible et continu qui en fait la
légitimité; mais lui assigner une date, un auteur, c'est ce qui
est impossible. Une constitution improvisée tout d'un coup et de
toutes pièces serait un monstre, comme un homme qui naîtrait
adulte. Une telle constitution ne peut être faite que pour un être
de raison, pour Yhomme, comme disent les philosophes : « Or,
écrivait déjà Joseph de Maistre dans les Considérations ^ il n'v
a point àliomme dans le monde. J'ai vu dans ma vie des Fran-
çais, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâce à Mon-
tesquieu, qiion peut être Persan : mais quant à Y/ionnne, je
déclare ne l'avoir rencontré de ma vie; s'il existe, c'est bien à
mon insu. »
Les livres «Du pape » et « De l'Église gallicane ».
— On l'a compris par ce qui précède : Joseph de Maistre, loin
de considérer, ainsi que Rousseau, la société comme une cons-
truction factice et l'État comme un être de raison, observe au
contraire que partout l'homme naît membre d'une société, d'un
groupe dont tous les membres, le plus souvent habitant la même
terre et parlant la même langue, sont, comme l'étaient leurs
pères, unis ensemble par des croyances et des traditions com-
munes : ces groupes, ce sont les nations, êtres réels, qui nais-
sent, se développent et périssent comme les individus : en cha-
cune d'elles respire une âme qui fait son unité. On parle sou-
i. Principe fjéné râleur, xu.
2. Chap. VI.
64 JOSEPH DE MAISTRE. M-"" DE STAËL
vent du génie, de Yesprit d'un peuple : ce ne sont point là tout à
fait des métaphores. Or ce génie, cet esprit public, le g-ouverne-
ment, qui, comme lui, résulte de l'histoire de la nation, en est
l'expression vivante. De ce g-ouvernement lui-môme, qui cons-
titue l'existence sociale de la nation, les formes peuvent être
diverses; mais, quel qu'il soit, et en qui que ce soit qu'il réside,
il ne peut être qu'une puissance souveraine, c'est-à-dire une
puissance qui domine toutes les autres, dont toutes les autres
dépendent, qui g-ouverne et n'est pas gouvernée, qui juge et
n'est pas jugée.
Ces théories fondamentales de Joseph de Maistre sur la sou-
veraineté, qui se lient étroitement à celles qu'il professe sur les
constitutions, il les avait déjà conçues avant d'écrire les Consi-
dérations. Il ne publia pas, nous l'avons vu, l'ouvrage où il en
traitait. Mais il se réservait de les reprendre, non plus in abstracto,
mais en les appliquant à un objet réel, la souveraineté du pape.
Cependant cette fois il ne semble pas que la curiosité des con-
temporains ait été aussi vivement émue qu'elle l'avait été jadis
par l'apparition des Considérations. Mais l'on peut presque dire
que la gloire de Joseph de Maistre en est augmentée. La pro-
mulgation du Concordat avait, on le sait, provoqué bien des
mécontentements chez plusieurs des membres mêmes du clergé
français qui avaient été les plus énergiques dans leur résistance
à la Révolution. Joseph de Maistre craignait de voir renaître, au
grand détriment de l'Eglise, l'ancien gallicanisme avec ses sen-
timents hostiles contre la souveraineté et l'infaillibilité du Saint-
Siège, et le premier trait de génie dont il y ait lieu de le louer,
c'est assurément d'avoir distingué, parmi toutes les questions
qui pouvaient alors attirer l'attention des esprits soucieux de
l'avenir de la religion, la question capitale dont l'examen devait
faire l'objet, cinquante ans plus tard, des plus solennelles assises
que le catholicisme ait tenues depuis le concile de Trente.
De quelque manière qu'on l'envisage d'ailleurs, le livre Du
pape (1819) est le chef-d'œuvre de Joseph de Maistre. Il est
divisé en quatre parties, où l'on peut dire que le sujet est traité
sous toutes ses faces. A la rigueur en eflet, l'auteur eût pu se
borner à la première, dans laquelle il établit (jue le pape, s'il est
souverain, est infaillible en droit, car infaillibiUté et soiiverai-
JOSEPH DE MAISTRE
D-APRÈS UN PORTRAIT DE BOUILLON, LITHOGRAPHIE PAR VILLAIN
Hist. de la Langue & de U Litt. Fr. T. v.i, Cl., ii Annan.! Colin i Cio, Éditeurs, l'arls
JOSEPH DE MÂISTRE 65
neté sont mêmes choses, n'y ayant (I(; luiissanf-e souveraine que
celle dont on n'appelle pas. Or que l'Kglise soit constituée
comme une monarchie, dont les conciles seront, si l'on veut, les
états généraux, mais dont le pape est le souverain, c'est ce qui
non seulement ressort, suivant Joseph de Maistre, de la nature
des choses, mais encore est attesté par une accumulation de
témoignag-es unanimes : les aveux de l'Eglise gallicane elle-
même et des dissidents jansénistes, protestants, russes, grecs,
s'accordent ici avec les autorités les plus hautes du catholicisme.
Mais de plus (et c'est ici ce qui distingue l'autorité du pape de
celle des autres souverains) le pape est infaillible en fait : en
fait on peut établir, l'histoire en main, que le « Souverain Pon-
tife, parlant à l'Eglise librement, et, comme dit l'école, ex
cathedra, ne s'est jamais trompé et ne se trompera jamais sur
la foi* ». Et ne pouvant, dit-il, entrer dans le détail de toutes les
objections, il s'attache à réfuter les trois principales, tirées de
la chute de saint Pierre, de l'adhésion du pape Libère à la troi-
sième formule de Sirmium, c'est-à-dire à l'arianisme, enfin de
la condamnation d'Honorius accusé par le concile de Gonstanti-
nople de 680 d'avoir favorisé les monothélites. — Joseph de
Maistre apporte à cette réfutation les arguments traditionnels,
qu'on semble affaiblir un peu, il faut l'avouer, plutôt que ren-
forcer, quand on essaie, comme il l'a fait, après d'autres contro-
versistes, mais avec une sorte d'insistance éloquente, de sou-
lever des doutes sur l'authenticité des textes, ou qu'on déclare
qu'après tout « un petit nombre d,e faits équivoques » ne sau-
raient prévaloir contre l'accumulation des faits incontestables.
Dans les autres parties, Joseph de Maistre étudie successive-
ment le pape dans son rapport avec les souverainetés tempo-
relles; — avec la civilisation et le bonheur des peuples; — avec
les Eglises nommées schismatiques. Pour comprendre toute la
force du livre II et du livre III, il faut se rappeler que Joseph de
Maistre y combat une doctrine précise, celle des voltairiens,
qui, désireux de prouver que l'intérêt des peuples et dos rois
était, non d'accepter, mais de repousser la tutelle ou l'alliance
de l'Église, prétendaient trouver dans l'histoire du moyen âge
1. Liv. I. chap. xv.
HiSTOIRK DE LA LANGUE. VH. 5
60 JOSEPH DE MAISTRE. M"^" DE STAËL
et (lu xvi'^ siècle des preuves inultipliées de l'ambition et de
riiumciir usurpatrice des souverains pontifes.
Joseph de Maistre fait voir au contraire que les papes, qui
n'ont possédé de territoire que ce qui était nécessaire pour
assurer leur indépendance, qui n'ont jamais pu être tentés
d'entrer, pour agrandir ce domaine, eu lutte avec les souverai-
netés temporelles, ont été admirablement placés pour se faire à
la fois les modérateurs du pouvoir des rois et les soutiens de
leur autorité : aussi les appelle-t-il les instituteurs, les tuteurs,
les sauveurs et les véritables génies constituants de l'Europe'.
Et sans vouloir accepter la doctrine dans son intégrité, on peut
dire que l'auteur du Pape montre ici le chemin aux historiens
du xix° siècle qui, plus impartiaux, plus avisés, mieux éclairés
que ne pouvait l'être Voltaire, ont vengé la papauté du moyen
âge du discrédit oii l'avaient fait tomber, au xvm^ siècle, les
théories des historiens philosophes.
Le livre IV, inspiré particulièrement à Joseph de Maistre par
les souvenirs de son séjour en Russie, établit avec une force
extrême ce point capital que toute église schismatique est pro-
testante ou fatalement destinée à le devenir, avec les progrès de
la science, pour aller ensuite du protestantisme au socinianisme,
et tomber de là dans TinditTérence philosophique. Car « aucune
religion ne peut supporter l'épreuve de la science sauf une »,
celle fpii, par son principe même, se met hors des atteintes de
la science et de l'esprit d'examen. « Cet oracle, ajoute Joseph
de Maistre, est plus sûr que celui de Calchas : la science est
une espèce d'acide, qui dissout tous les métaux, excepté l'or -. »
L'ouvrage se termine enfin par une longue et admirable Con-
clusion, appel chaleureux aux dissidents, que Joseph de Maistre
cherche à convaincre une dernière fois par tous les arguments
élo(pients et serrés que peuvent lui suggérer et la logique ou
l'histoire, et son mépris de l'esprit d'orgueil et d'innovation, et
sa charité à l'égard des chrétiens séparés et son admiration
1. 11 vaut, la peine de reman|iici- (jii'au nombre des grandes (l'uvres pour-
suivies par la papaulé Joseph de Maistre fait ligurer la liberté de l'Italie. Ceux
qui alTeclèrent plus lard de considérer rillustre Savoisien comme l'un des
hommes qui ont souhaité le plus vivement de voir l'Italie libre et une sont très
loin de s'être trompés tout à fait.
■2. Liv. IV, chap. n.
JOSEPH DE MAISTRE 07
filiale |)(»ur la Sainte l!]i:lisc de Uoiik^ « mère iiiimoilelle île la
science et de la sainteté ».
Telle est cette grande œuvre qui n'a pas, il faut Tavoucr,
cette sérénité, cette candeur qui s'allie si bien, |)resque tou-
jours, chez un liossuet, avec le zèle passionné de la vérité. On
relève trop chez Joseph de Maistre, de ces mots éclatants et
paradoxaux , de ces mots de journaliste, trouvailles d'im
homme {\c talent (pii, par vocation ou par métier, se serait fait
une hahitude et presque une gloire de la partialité et de l'ou-
trage '. , .
Il est juste d'observer qu'en revanche, ce livre de polémique
et de doctrine est non seulement vivant, mais plein d'entrain,
de bonne humeur, d'esprit, et d'un esprit qui certes ne doit rien
à la fadeur \
Mais à considérer surtout l'aisance de l'exposition, l'abon-
dance de l'érudition, la sûreté et la netteté de la doctrine, la
force de l'argumentation, la justesse perspicace des vues, on
avouera que la polémique religieuse n'a produit en France
qu'un seul livre qu'on puisse mettre au-dessus de celui de
Joseph de Maistre, c'esiï Histoire des variations.
Le livre Du pape comprenait, dans le plan primitif, une
1. Voir, par exemple, les chapitres du livre lY sur les Grecs, avec des mots
comme ceux-ci : ■■ Le sj^énie grec, dont ils (les historiens Lanzi et GihiKm ont
reconnu tout à la fois réiégancc et la stérilité. » — « La tribune (rAthènes eût
clé la honle de l'espèce humaine, si Phocion et ses pareils, en y montant quel-
quefois avant de boire la ciguë ou de partir pour l'exil, n'avaient pas fait un
peu d'étpiilibre à tant de loquacité, d'extravagance et de cruauté. - — Voir
aussi dans la Conclusion (§ ix) la profession de foi que Joseph de ^laistre prête
ironiquement au protestantisme.
i. En réponse à ceux qui blâment l'Église de continuer à préférer le latin
à la langue vulgaire (I, xx) : <• Quant au peuple proprement dit, s'il n'entend
pas les mots, c'est tant mieux. Le respect y gagne et l'intelligence n'y perd rien.
Celui qui ne comprend point, comprend mieux que celui qui comprenrl mal. »
— Sur ce qu'on appelle despotisme et gouvernement absolu (II, ix) : ■• 11 n'y a
point de gouvernement qui puisse tout. En vertu d'une loi divine, il y a toujours
il côté de toute souveraineté une force quelconque, qui lui sert de frein. C'est
une loi, c'est une coutunu\ c'est la conscience, c'est une tiare, c'est un poi-
gnard; mais c'est toujours quelque chose. ■• — A propos du célibat des prêtres
illl. ni, 2) : ■• Qu'est-ce qu'un ministre du culte qui se nomme ré formel C'est un
homme habillé de noir, qui monte tous les dimanches en chaire pour y tenir
des propos honnêtes. A ce métier tout honnête homme jieut réussir, et il
n'exclut aucune faiblesse de Vhonnéle liomme. •• — Sur le même sujet (ibid.), et
par allusion à un vers de Dante {Enfer, XIII, 25) : « Lorsqu'un de ces prédi-
cateurs (protestants) prend la parole, quels moyens a-t-il de prouver qu'en bas
on ne se mo(pie pas de lui? H me semble entendre chacun de ses auditeurs lui
dire avec un sourire scepticiue : En vérité, je crois qu'il croit que je le crois.
68 JOSEPH DE MAISTRE. M"" DE STAËL
cinquième partie qu'au dernier moment, et cédant à des con-
seils amicaux, Joseph de Maistre se résolut à détacher de l'ou-
vrage pour la publier à part : sous sa forme nouvelle, le traité
de ÏEijlise gallicane dans so)i iripjwrt avec le Saint-Siège com-
prend deux livres; le second seul est consacré à la discussion
de la déclaration de 1682. Le premier est une espèce d'intro-
duction qui « traite de l'esprit d'opi)Osition nourri en France
contre le Saint-Siège et de ses causes ». Et à vrai dire c'est
cette première partie, dans laquelle l'auteur s'en prend tour à
tour au calvinisme, à l'esprit parlementaire, enfin et surtout au
jansénisme, qui donne à l'ouvrage tout entier son vrai carac-
tère.
C'est une nouvelle manifestation contre l'esprit particuliariste,
individuel, en faveur de l'esprit universel catholique. « Le mot
de nous, dit-il quelque part dans l'ouvrage ', n'a point de sens
dans l'association catholique, à moins qu'il ne se rapporte à tous. »
— « La véritable morale relâchée de l'Eglise catholique, écrit-il
plus loin à propos des Jansénistes % c'est la désobéissance. »
C'est par de telles citations que se résume le mieux l'esprit de
cet ouvrage, très sagace et très serré ^ dans lequel on a tou-
tefois le regret de rencontrer quelques-unes des duretés les plus
choquantes que l'ardeur de la lutte ait inspirées à Joseph de
Maistre ''.
Les œuvres posthumes : F « Examen de la jphilosophie
de Bacon » et les « Soirées de Saint-Pétersbourg ».
— Joseph de Maistre a laissé deux ouvrages posthumes de
1. Liv. I. chap. i.
2. Liv. 1, chap. xi.
3. Voir, par exemple, le chapitre m du livre II sur l'état d'esprit de l'Assemblée
de 1682 et les scrupules de Bossuet, et, d'une manière générale, tout ce que dit
Joseph de Maistre sur les doctrines mêmes de cette assemblée, et tout d'abord
sur l'espèce d'abus (pii fait sortir d'une discussion sur la régale une déclaration
touchant la question de l'infaillibilité pontificale. — Voir encore le beau chapitre
De la vertu hors de l'Eglise (I, xi).
\. Voir tous les chapitres de la première partie relatifs à Port-Royal, dont il
faut bien reconnaître que Joseph de Maistre attaque les doctrines et l'attitude
non sine causa, sed sine modo. Quelques mots sont odieux; à propos d'un
ouvrage de la mère Agnès Arnauld : « Ce beau livre pondu par une des plus
grandes femelles de l'ordre. >■ (I, x, notes.) — Ailleurs (I, vi, notes) : « 11 ne
suffit pas (le rire (de la protestation de la mère Agnès contre l'arrêt qui
supprime le monastère); il faut encore voir dans ce passage, l'orgueil de la secte,
immense sous le bandeau de la mère Agnès comme sous la lugubre calotte
d'Arnauld ou de Quesnel ■■; — et tout ce chapitre, sur la modération de
Louis XIV à l'égard des religieuses.
JOSEPH DE MAISTRE 69
viilcurtrès inégale. ^j\miosIV Examen de laphllosoplne de Bacon.
C'est assurément lo plus médiocre de ses livres, e( l'on com-
prend aisément pourquoi. C'est d'abord sans doute que, très bien
informé de tout ce qui concerne l'histoire de l'Eg^lise, Joseph
de Maistre est moins préparé à traiter de l'histoire de la philo-
sophie. Mais surtout c'est que son examen nest ni impartial, ni
désintéressé. Au lieu d'étudier Bacon en lui-même, il le voit à
travers la haine qu'il a conçue pour ceux qu'il reg^arde comme
ses disciples et ses continuateurs, Locke et Condillac. et ce pré-
tendu examen de sa philosophie n'est qu'une diatribe prolixe et
mesquine contre les principes et la méthode des philosophes
français du xvni'' siècle.
Les Soirées de Sainl-Pétershourg font bien plus dhonneur à
leur auteur. C'est une suite de onze entretiens : Joseph deMaistre
tient au mot, qu'il distingue de ceux de conversation et de
dialogue. Le dialogue n'est suivant lui qu'une forme de compo-
sition littéraire; la conversation n'est pas faite pour être
imprimée : « elle divague de sa nature ; elle n'a jamais de but
antérieur; elle dépend des circonstances; elle admet un nombre
illimité d'interlocuteurs » ; et les pensées s'y mêlent et s'y heur-
tent plutôt qu'elles ne s'y enchaînent. "U entretien est « plus sage :
il suppose un sujet, et par là même, subordonné aux mêmes
règles que l'art dramatique classique, n'admet guère plus de
trois personnages '. »
Les trois personnages qui discutent ici sont le comte de
Maistre lui-même et deux de ses amis, un sénateur de Saint-
Pétersbourg, M. de T. (Tamara), et un jeune chevalier français,
M. de B. (de Bray). Au sénateur est réservée l'exposition de cer-
taines théories d'un mysticisme hasardé, que le comte essaie par-
fois de réfréner tout en confessant presque toujours sa sympathie
pour les doctrines de son interlocuteur; toutefois il représente
lui-même, avec autant d'autorité que de pénétration et d'éru-
dition, le catholicisme romain dans toute son assurance, toute sa
fermeté, toute sa quiétude. Le chevalier, qui unit l'esprit mili-
taire aux sentiments pieux du chrétien, est, aux yeux de Josej»h de
Maistre, le type du gentilhomme soldat, qui ne se pique point
I. Huiliêine enlrolien, au début.
70 JOSEPH DE MAISTRE. M""" DE STAËL
de science, mais qui regarde comme son premier devoir d'ac-
cepter docilement et de défendre les « dogmes nationaux ».
L'ouvrage débute par une description délicieuse [un soir d'été
sur la Neva), qui est l'œuvre do Xavier de Maistre. — Il devait
se terminer par une sorte d'adieu adressé par le comte à ses
amis, au moment où lui-même allait (juitter la Russie, et par les
vœux qu'il formait pour l'avenir de ce pays menacé, suivant lui,
par l'esprit d'innovation. Mais Joseph de Maistre n'eut pas le temps
de mettre la dernière main à son œuvre, et, si l'esquisse du mor-
ceau final des Soirées de Sainl-Pélershour;! a été retrouvée et
publiée parmi ses opuscules, le onzième entretien n'a pas été
terminé. Tel qu'il est cependant le livre traite, on peut le dire,
complètement la question que l'auteur s'était proposé d'aborder
et d'épuiser : la philosophie tire de l'existence du mal l'objec-
tion qu'elle croit la plus redoutable contre la Providence; c'est
par là au contraire, suivant le comte de Maistre, que les desseins
de Dieu et les enseignements de l'Ecriture s'éclaircissent à nos
yeux. Le monde physique, en effet, et le monde moral sont
unis par des rapports constants et le mal physique n'a paru dans
l'univers que comme une suite, une expiation, et en même
temps comme un signe de notre dégradation morale. Le crime
de nos premiers parents a vicié toute leur descendance; l'expé-
rience de tous les jours nous fait juger nous-mêmes des effets
terribles de ce* qu'on peut appeler « les péchés originels du
second ordre » : les enfants n'ont-ils pas à souffrir dans leur
corps et dans leur honneur du crime des parents^?
Le mal étant la conséquence nécessaire d'une dégradation
volontaire, il reste aux hommes deux moyens de l'atténuer ou
de le détourner, deux moyens à l'efficacité desquels l'humanité
tout entière a cru dans tous les temps : or toute croyance univer-
selle est toujours fondée en quelque manière : car sous les
erreurs locales dont l'homme a pu couvrir, encrûûter la vérité,
cette vérité universelle se retrouve toujours. Ces deux moyens
sont : 1° la prière, 2° le sacrifice, l'effusion du sang et particu-
lièrement du sang innocent.
1. Ce qui est vrai dos familles l'est aussi, suivant Joseph de Maistre, des nations -,
Tabrutissenient des peuples sauvages, capables de toutes les turpitudes, rebelles
à toute culture, n'est sans doute pas autre chose (|ue l'clTet d'une malédiction
qui jadis a dû les frapper à la suile de (juelque grand crime national.
JOSEPH UE MAISTIIE 71
La Ihéorie de la |»rirr(' (|ii<' ilrveloppc le comte de Maistre esl
d'une extrême précision et lui fournit quel(|ues-unes des pag^es
à la fois les plus élevées et les plus satisfaisantes pour l'esprit
qu'il ait écrites. — Quant à cette loi de l'cITusion du sanji- et de
la réversibilité du mérite des innocents sur les coupables, par
laquelle s'explique, suivant lui', cette existence, cette perpé-
tuité de la guerre qui confond la raison, elle est aussi mysté-
rieuse qu'incontestable, et, renonçant à l'explifjuer, Jose[th <b>
Maistre sent du moins qu'il est nécessaire de l'établir avec insis-
tance : c'est l'objet d'une sorte d'appendice aux Soirées, Y Eclair-
cissement sur les sacrifices.
Cet opuscule, l'un des plus courts de Joseph de Maistre, est aussi
l'un des plus hardis. Mais on remarquera que la théorie qu'il y
développe, il l'avait déjà, plus de vingt ans auparavant, som-
mairement exposée dans ses Considérations sur la France, et
c'est peut-être là la preuve la plus sensible qu'on puisse donner
de l'unité de sa doctrine et du travail de son esprit.
La Correspondance. — Cette impression d'unité qu'on
emporte de la lecture des œuvres de Joseph de Maistre n'est
nullement affaiblie par la lecture de ses lettres. Lorsqu'en
1851 son fils en donna un premier recueil, le public fut frappé
comme d'un contraste inattendu. On s'étonna que celui qu'on
regardait ordinairement, et peut-être sans bien le connaître,
comme le champion intransigeant des doctrines excessives, fût
en même temps un père si tendre, un ami si cordial et si gai. Une
étude plus approfondie de la vie, du caractère, de l'œuvre du
comte de Maistre ne nous permet plus d'en rester à ce sentiment.
Nous possédons aujourd'hui près de 600 lettres de Joseph de
Maistre. La première est du 20 février 1786, la dernière du
21 février 1821 -, antérieure par conséquent de cinq jours à sa
mort; et à qui les lira après avoir lu les œuvres, l'accord sem-
blera parfait entre l'homme et l'écrivain. Il n'est pas besoin de
dire sans doute que les doctrines qui ont inspiré les livres se
1. Toulefois on reinarciucra que la célèbre théorie de la guerre est placée
dans la bouche, non du comte, mais du sénateur.
2. Nous n'avons point de lettres des années 1787, 1788, 1789, 1798, 1799. 1800.
Le recueil de l'édition des Œuvres complèfp.<^ est d'ailleurs peu abondant pour
les années antérieures au séjour à Saint-Pétersbourg. Quelques-unes des lettres
publiées dans celte édition ne paraissent pas complètes.
72 JOSEPH DE MAISTUE. M""= DE STAËL
trouvent, à l'occasion, exposées dans les lettres, et sans que la
rigueur en soit atténuée. Mais faut-il rappeler que la bonne
humeur qui faisait un des grands charmes de son commerce ne
l'abandonnait point aux heures de travail et de méditation, et
que, si c'est dans ses lettres, diplomatiques ou familières, qu'il
y donne le plus libre cours, on en retrouverait des traces nom-
breuses jusque dans ses œuvres les plus graves?
De place en jdace les grands ouvrages peuvent se trouver
déparés non seulement par quelques termes insolites ou quel-
ques tours |)eu corrects, mais, ce qui est plus grave, par un cer-
tain penchant (c'est, en dépit qu'en ait l'auteur, un héritage de
ce xvui'' siècle qu'il croyait tant haïr) à l'emphase et la décla-
mation : les lettres en sont exemptes et abondent davantage, en
revanche, en anecdotes piquantes et même plaisantes, en récits
et en portraits d'une grande netteté et tour à tour pleins de
verve ou d'émotion. Différences légères et superficielles, qui
n'empêchent pas qu'au fond l'esprit et la manière d'écrire ne
soient les mêmes des deux parts. Se représenter en effet le
comte de Maistre comme une sorte de prophète ou de théologien
austère et sombre, ce serait se tromper du tout au tout. Il a
connu, comme tous les hommes, des heures de tristesse, et peu
d'àmes ont été plus anxieuses que la sienne de l'avenir de
l'Europe et de la société chrétienne. Mais, sauf Bossuet, qui a
eu le privilège de passer toute sa vie dans la société la plus
ordonnée, la moins inquiète qui fut jamais, il n'est point
d'homme peut-être qui ait mieux représenté que le comte de
Maistre l'équilibre parfait de la bonne santé morale. Il a connu
cette joie du cœur, robuste, inépuisable, qui résulte, non de
l'inaction, mais de la sécurité de l'esprit. On a parlé de l'ingé-
nuité de ses vertus et le mot ne convient pas moins à son talent.
Enfin s'il est au nombre de nos plus grands écrivains c'est,
comme toujours, qu'à travers cette œuvre consacrée à l'étude
des problèmes qui passionnent le plus les hommes, l'àme d'un
homme transparaît'.
1. C'est ce dont on s'apercevra l)icn, pour peu que l'on essaie de rapprocher
les écrits du comte de Maistre de ceux du vicomte de Bonald. Chez celui-ci rien
de l'homme ne se trahit, que la nature de son esjirit. Rarement partisans d'une
même cause furent plus d'accord en apparence, plus dissemblables en réalité.
— Sur Bonald, voir le cliapitre des Orateurs et écrivaùis politiques.
M™'= DE STAËL 73
//. — AT'"^ de Stacl.
Enfance et jeunesse de M de Staël. Premiers écrits.
— Il est peu d'auteurs célèbres dont la vie ait été, dans le bon-
heur ou dans l'infortune, plus éclatante que celle de M^^de Staël.
Dès son enfance, elle vécut de la vie mondaine. Quand elle
naquit, le 22 août 1766, son père, le banquier Necker, était
déjà fort riche. L'illustration et la puissance devaient, on le sait,
suivre la richesse. En 1""3, l'Académie française couronnait
son Éloge de CoJbert. En 1775, il publiait son célèbre Easai sur
(a législation et le commerce des grains. L'année suivante, ce
protestant de Genève, regardé désormais comme le seul homme
qui fût capable de remédier aux désordres des finances de la
France, fut nommé directeur du Trésor, puis, en 1777, direc-
teur général des finances.
M'"' de Staël s'est peut-être aveuglée sur l'étendue du génie
de son père. Ce qu'on ne peut nier du moins, c'est que ce très
habile homme d'affaires était en même temps un esprit éclairé
et un cœur généreux. Ses ouvrages montrent qu'il unissait la
finesse de l'observateur au bon vouloir du philanthrope. Et il
se peut, puisqu'on la dit, que ce ne soient point là les vertus
essentielles de l'homme d'État; du. moins Necker dut-il être
regardé par les philosophes et les hommes de lettres de son
temps, depuis Voltaire jusqu'à Buffon, comme tout autre chose
qu'un de ces Mécènes prodigues, mais hautains et fermés, qui
ont excité si souvent au xvni" siècle les railleries ou la colère
des écrivains. Toutefois, assez désireux, semble-t-il, de goûter,
les affaires finies, les charmes d'une vie tranquille et simple,
il eût peut-être volontiers sacrifié la gloire d'avoir un « salon »
avec une table renommée et de recevoir chez lui les plus beaux
esprits du temps.
A cette gloire toute mondaine au contraire, M™" Xeckor
tenait beaucoup.
Il y a sans doute bien de la dilTérence entre une M'"<= Necker
et une M"' de Maintenon, et certes il y aurait quelque ridicule à
poursuivre entre elles un parallèle prolongé. Cependant, par un
74 JOSEPH DE MAISTRE. M'"" DE STAËL
point au moins, ces deux âmes d'institutrices se ressemblent :
il y a dans leur vie, dans leur attitude, quelque chose de com-
passé, d'étudié, et comme une volonté arrêtée de ne pas nous
laisser voir par oîi se soudent, comment se concilient certains
traits de leur caractère, en apparence contradictoires, et qu'on
ne rapproche pas sans malaise.
Fille d'un pasteur de Lausanne et tout ensemble austère et
sentimentale, Suzanne Curchod avait eu son roman avant
d'épouser Necker. Elle avait aimé le célèbre historien Gibbon,
(|iii, après avoir témoigné à son égard d'un amour très respec-
tueux, ne s'était point, en définitive, soucié d'épouser une fille
pauvre. Mariée avec Necker, elle fut le modèle des épouses et
des mères, passionnée pour la gloire de son mari et avide
d'assurer à sa fille, en dirigeant elle-même ses progrès, les
avantages de l'éducation la plus brillante. Mais sa tendresse eut
toujours plus de ferveur que d'abandon : c'était un souci pour
elle que de ne pas laisser trop voir à sa fille encore enfant toute
l'étendue de son amour maternel. Puis, quand Germaine fut plus
âgée, un nouveau sentiment vint encore gêner les inclinations
naturelles de M""' Necker : elle ne pouvait méconnaître, qu'avec
un cœur aussi sensible que le sien, un esprit aussi étendu, sa
fille avait, dans les manières, plus d'aisance qu'elle-même, plus
de vivacité et de gaieté; elle la sentait plus en communion
avec Necker et il semble qu'elle en ait souffert silencieusement.
Enfin, et c'est le dernier trait, son austérité genevoise n'em-
pêcha pas qu'elle ne fût à la fois séduite par le charme délicat
de l'esprit français, et très frappée du surcroît d'influence, de
popularité, qu'elle assurerait à son mari en réunissant chez elle
les écrivains dont les jugements servaient de guide à l'opinion
])ublique. Ainsi le plaisir et la politique furent de moitié dans
le dessein qu'elle conçut et qu'elle réalisa d'avoir un « salon »,
et le plus brillant de Paris.
L'entreprise demandait infiniment d'esprit de suite, une atten-
tion qui ne se relâchât pas ou qui fût prête à se reprendre, à
j)eine s'était-elle abandonnée : M""' Necker portait avec elle des
tablettes, sur lesquelles elle écrivait tous les matins la destina-
tion de chacune de ses heures. Elle les avait un jour égarées
et Necker, qui les retrouva, s'amusa d'y lire ce mémento :
i
M"" DE STAËL 78
« Relouer plus l'oit ^1. Iliouias sur le cliunl de l.i 1* riiiicc de son
[loèuic (le Pierre le Grand ».
Au reste M'"® Neckcr sentait bien elle-inèine ce qu'il y avait
de contradictoire dans cette vie toute d'étude, qui devait avoir
l'air d'une vie de plaisir, dans cette recherche minutieuse des
attitudes aisées et naturelles. « J'emploie trop exactement mon
loisir, disait-elle, pour pouvoir en jouir à mon aise. »
Mais cette vie factice, qui ne pouvait assurer le honheur de
M'"" Necker, fut pour Germaine comtne l'atmosphère natuj-elle
au milieu de laquelle se développa son jeune génie. Dès qu'elle
se connut, elle se vit au milieu du monde, entourée, adulée,
comme une jeune reine, et la nature, pour elle, son l^ausanne,
ses montap^nes du Valais, ce fut le salon de sa mère, avec ses
grâces brillantes et superficielles. Une intelligence moins ferme
que celle de W^'' de Staël eût pu s'y gâter.
Si pourtant, comme il est vraisemblable, M™'' Necker n'exposa
sa fille aux périls de la vanité que parce qu'elle la vit assez forte
pour y résister, il n'est pas difficile de comprendre quel profit
un esprit si bien doué pouvait tirer d'une telle éducation. C'est
sans doute en écoutant discuter tant de raisonneurs ingénieux et
délicats qui fréquentaient chez ses parents, que la jeune fille
prit elle-même cette habitude de pénétrer les choses et de les
considérer, qui devait lui inspirer plus tard des livres au titre
un peu pédantesque, mais abondants en remarques justes et
])rofondes.
D'ailleurs, en même temps que l'esprit de sa fille, M"'^ Necker
avait songé à former et à diriger son cœur. Le grand maître de
la sensibilité à cette époque, c'était Jean-Jacques, et lame natu-
rellement ardente de Germaine devait d'autant plus docile-
ment se prêter à ses leçons que ses parents ne pouvaient se
cacher de sympathiser avec ce compatriote, ce coreligionnaire
illustre, qui savait unir la liberté de l'esprit philosophique avec
le respect et l'amour de la divinité. Mais M'"" Necker n'ignorait
pas non plus qu'il est nécessaire de trouver en soi-même une
règle plus ferme que les suggestions inconstantes du sentiment.
D'autre part, l'habitude des aiïaires, le souci de ne pas voir com-
promettre par d'incertaines théories la stabilité de l'ordre social,
le goût des plaisirs mondains et des jouissances délicates qui
76 JOSEPH DE MAISÏRE. M""^ DE STAËL
sont le fruit delà civilisation tenaient les Necker en garde contre
les excès du philosophe de Genève ; et, si Germaine ne sut pas
toujours se défondre contre les impulsions de son cœur, elle fut
toujours, et d'elle-même, rebelle à Tespritjacobin et aux théories
anti-sociales.
C'est peut-être de ses sentiments religieux qu'elle fut le plus
particulièrement redevable à son père. Non que les grands pro-
blèmes de la religion l'aient également occupée pendant tout le
cours de sa vie, mais ils ne l'ont jamais laissée indifférente.
Or, sans descendre jusqu'aux détails précis des doctrines que
Necker exposa dans son traité de V hnjwrtance des opinions
religieuses, publié à la veille même de la révolution (1788), on
peut dire que Germaine apprit de son père ce que c'est que la
vraie tolérance en matière de religion, celle qui ne vient pas du
mépris des opinions religieuses ; elle apprit surtout et se trouva
toute disposée par elle-même à ne jamais séparer la foi de Fac-
tion, et à détester également, chez les catholiques ou chez les
protestants, cette dévotion sèche et glacée qui naît de la docilité
servile ou de l'abus du raisonnement.
Mais Germaine Necker ne puisa pas seulement une règle de
vie dans les enseignements de la maison paternelle : elle y con-
templa tous les jours le spectacle le mieux fait pour contenter
un esprit droit et un cœur sensible. Ses parents étaient très ver-
tueux, et la vie les avait comblés de tous les bonheurs qu'elle
peut donner; par-dessus tout, ils s'étaient mariés par l'effet d'un
libre choix et les années, en s'écoulant, n'avaient fait que res-
serrer l'union inaltérable de leurs cœurs. La jeune fille s'éprit
ainsi tout naturellement d'un idéal qui lui parut sans doute trop
aisément réalisable, et qui conciliait le bonheur avec le devoir :
il lui parut évident que l'amour dans le mariage était le but de
la vie d'une femme; si elle l'atteint, elle n'a plus rien à souhaiter;
si elle le manque, rien à espérer.
Tels sont les sentiments qui inspirèrent à Germaine Necker
deux œuvres dramatiques qu'elle composa vers sa vingtième
année, Jane Grey, tragédie en cinq actes et en vers, et Sojjhie
ou les sentiments secrets, pièce en trois actes et en vers.
Il n'est pas besoin de dire que ni Tune ni l'autre ne sont des
chefs-d'œuvre; la langue embarrassée et peu nette en est plus
I
M"'" DE STAËL 77
(léfecteuse encore que la composition; ce soiil du moins, sur
l'âme (le l'auteur, d'intéressantes, de précieuses confiilences.
C'est du même })oint d(î vue qu'il faut considérer un opuscule
qui date de la même époque, les Lettres sur les écrits et le carac-
tère de J.-J. Rousseau. Le style en est emphatique et les juge-
ments superficiels. Mais si, pour avoir lu ces pages, nous ne
savons sur Rousseau que très peu de cliose, nous connaissons
mieux M'"" de Staël, du moins au début de sa carrière, puisque
nous savons pourquoi elle ailmire Rousseau : et ce qu'elle aime
en lui, ce n'est ni le politique, ni môme le peintre ou l'écrivain :
c'est l'apôtre de la « morale du sentiment », c'est l'infortuné
qui, sans trouver personne autour de lui pour le comprendre,
soufï'rit toute sa vie du besoin d'aimer et de se sentir aimé.
Son mariage : le baron de Staël-Holstein. — Quand
parurent les Lettres sur J.-J. Rousseau (car Jane Greij et Sophie,
composées un peu plus tôt, ne furent publiées qu'en i"90),
Germaine Necker était mariée depuis deux ans, et ce mariage
il faut le dire, n'était pas pour satisfaire aux aspirations de la
jeune fille. C'est le 14 janvier 1786 qu'elle épousa le baron de
Staël-Holstein, ambassadeur du roi de Suède à Paris.
M. de Staël était protestant et jouissait dans le monde d'une
grande situation, rencontre rare en France, et qui devait fixer
le choix de Necker. Mais le nouvel époux avait dix-sept ans
de plus que sa femme, et quoique ce fût un fort honnête homme,
et de très grand air, quoiqu'il véciit à Paris déjà depuis plusieurs
années, il n'était point de ces esprits brillants dont la conversa-
tion faisait les délices de M"^ Necker.
Le mariage permit du moins à M™'' de Staël de se produire
librement, d'avoir un salon à son tour, de jouir de l'éclat éblouis-
sant de sa jeune renommée. Elle recueillit partout sur son
passage les témoignages de l'admiration et de l'envie, sans se
défendre peut-être assez elle-même contre la sympathie que
lui inspirèrent deux de ses plus brillants adorateurs, l'abbé de
Périgord (Talleyrand) et surtout le comte de Narbonne, qui
devait être, en 1791, ministre de la guerre. D'ailleurs, avant
même d'être mariée, Germaine Necker avait déjà cru trouver
son idéal dans ce comte de Guibert, que M"' de Lespinasse
avait jadis aimé : officier et écrivain, philosophe et réforma-
78 JOSEPH DE MAJSTRE. M'"'- DE STAËL
leur applaudi dans les salons, membre de l'Académie française,
maréchal de camp, le sort n'avait cessé de lui prodiguer ses
faveurs, jusqu'au moment où il était venu échouer, lors des
élections aux états généraux , contre l'opposition des trois
ordres du bailliage de Bourges : ce fut un cruel déboire; sa
santé déjà compromise s'en ressentit. Il mourut peu de temps
après et M""' de Staël composa son Éloge. Or, M. de Staël ne
ressemblait ni au comte de Guibert, ni au comte de Narbonne.
Il soudVit sans doute de la disparate que les goûts et le génie
de sa femme créaient entre eux deux, et son chagrin ne fut pro-
bablement pas étranger au penchant qui l'entraîna vers un cer-
tain mysticisme assez ea honneur dans son pays, et auquel
-M'"^ de Staël ne se laissa pas gagner.
Quoi qu'il en soit, ce mariage mal assorti n'entraîna pas de
fâcheux éclat. Contentons-nous ici d'en marquer rapidement les
vicissitudes.
En février 1792, M. de Staël dut quitter Paris sur l'ordre de
son souverain. M'"" de Staël partit elle-même quelques semaines
après le 10 août, pour se rendre à Goppet, propriété de M. et
M™" Necker, sur le lac de Genève, puis, de là, en Angleterre.
Dès le mois de février 1793, M. de Staël était renvoyé à Paris
par son gouvernement. Il n'en fut rappelé qu'en 1797. Il fit pen-
dant ce temps quelques séjours à Coppet auprès de sa femme,
qui, en mai 1795, put rentrer à Paris et y rouvrir à la société
polie, qui commençait à se reformer, les salons de l'ambassade.
Le gouvernement du Directoire en ayant pris quelque ombrage,
elle dut de nouveau se retirer à Coppet jusqu'au mois d'avril 1797.
C'est à cette époque que M. de Staël fut rappelé définitivement
de l'ambassade de Paris. Dès les débuts de son mariage il s'était
fait accuser de prodigalité : M'"" de Staël n'eut pas de peine à
montrer que ce fâcheux penchant allait bientôt compromettre
d'une manière irrémédiable la fortune de ses enfants (elle en
avait trois, doux fils Agés alors de cinq et de sept ans, et une
fille qui venait de naître) ; elle obtint enfin une séparation régu-
lière en 1798. Quatre ans plus tard, M. de Staël, sentant peut-
être sa fin prochaine, demanda de revoir ses enfants : M"^ de
Staël qui était alors à Paris décida de se rendre avec lui à
Coppet; il mourut avant latin du voyage, au mois de mai 1802.
I
M"'" DE STAËL 79
A cette époque, M"'" de Stai'l était dans tout»' la l'orcr dr la
passion violente qui la liait à Benjamin Constant depuis près de
luiil ans, passion vraiment douloureuse, et qui lit longtemps le
malheur de ces deux âmes éealcment incajiaMes de supporter le
joug" ou l'abandon. Elle se dénoua cependant (après combien de
crises!) de la manière la plus simple du monde: ils se marièrent,
chacun do son coté, lui en 1808, à une Allemande, dont les
charmes ne suffirent pas à le préserver dune rechute momen-
tanée; elle, en 1811, sans esprit de retour, à un officier d'origine
genevoise, Albert de Rocca ', qui avait vingt ans de moins qu'elle,
mais dont elle se savait passionnément aimée, et qui la rendit
parfaitement heureuse.
Opuscules politiques. Les « Réflexions sur la
paix » et « sur la paix intérieure ». — Cependant, les
soucis de lamour n'avaient pas seuls occupé M"® de Staël. Par
ses ouvrages, et par le cbarme de sa conversation, elle avait
aspiré sans relâche à jouer un rôle non seulement dans l'histoire
des lettres, mais encore dans la politique française. Elle y réussit
en partie, et, après avoir quitté la France quand on put craindre
tous les excès de la démocratie triomphante, à son tour elle
inquiéta le Directoire et irrita Bonaparte ; mais, ce ne fut pas
impunément : sa vie, depuis la Terreur jusqu'à la chute, et sur-
tout pendant la durée de l'empire, fut dans une perpétuelle
agitation. Elle s'en plaig^nit amèrement, et plus peut-être qu'elle
ne se trouvait à plaindre.
On peut suivre à travers les péripéties de son existence, l'his-
toire de la composition de ses ouvrages.
Sa première œuvre politique, ce sont ces Bé flexions sur le
procès de la reine, qu'elle fît paraître sans nom d'auteur au mois
d'août nos. Elle s'efforce non seulement d'y faire ap[)el aux
sentiments généreux du peuple français et particulièrement <les
femmes, en faveur de la reine, de rappeler, en la défendant
contre la calomnie, sa bonté naturelle, l'honnêteté de ses mœurs,
la force de son amour conjug^al et de son amour maternel, son
héroïsme dans le péril, mais encore de prouver ou que ses con-
seils n'ont pesé d'aucun poids sur la politique du roi, ou que
1. Il avait l'ait la guerre d'Espagne, cl il a laissé sur cette guerre des Méynoires,
qui ont clé réédités de nos jours (1887, Paris et Genève, Revilliod).
80 JOSEPH DE MAISTRE. M'"" DE STAËL
son influence s'est exercée en faveur de la liberté. Enfin elle
avertit les Français de ne pas soulever contre eux, en mettant
à mort la fille de Marie-Thérèse, le patriotisme indigné des
Autrichiens et des Hongrois.
La rhétorique et le sophisme tiennent trop de place dans ce
petit écrit; mais il fait d'ailleurs honneur au cœur de M"" de
Staël : elle n'avait aucun intérêt personnel à défendre la reine;
comme elle le dit elle-même, de toutes les femmes qui avaient
été appelées à approcher Marie-Antoinette, elle était assurément
une de celles qui avaient eu avec elle le moins de relations.
La chute de la Terreur rendait M"® de Staël à ce qu'elle regar-
dait comme sa véritable destinée : elle put consacrer son talent
à soutenir les principes du parti modéré dont elle se reprenait à
souhaiter l'établissement, après avoir douté un moment qu'il
pût jamais se constituer. Les deux opuscules qu'elle publia en
1794 et en 1795, Réflexions sur la paix adressées à M. Pitt et
aux Français et Réflexions sur la paix intérieure, sont extrême-
ment remarquables, et non pas seulement parla force philoso-
phique ou la justesse prophétique de certaines des pensées qui
y sont exprimées; mais à un moment où il semble que la situa-
tion soit, pour ainsi dire, entière, et que, le roi étant mort et
la Terreur vaincue, la France soit libre de choisir entre les
différentes constitutions possibles, M™® de Staël peut sans réti-
cence exposer le système qu'elle préfère. Aussi n'a-t-elle nulle
part exprimé ses sentiments politiques avec plus de sincérité.
Elle démontre d'abord l'intérêt que la France et l'Europe ont
à conclure enfin la paix, et la France plus peut-être encore que
l'Europe : car il ne suffit pas de vaincre, il faut organiser;
qu'importent les territoires conquis, si la France ne reconquiert
pas elle-même son rang dans le monde en fondant enfin un
gouvernement qui réconcilie tous les Français dans la paix et
dans la justice?
Tel est lobjet du premier opuscule, qui fait, pour ainsi dire,
attendre le second. Dans celui-ci M"" de Staël se prononce net-
tement pour un gouvernement qui s'appuiera sur une majorité
composée des royalistes amis de la liberté, et des républicains
amis de l'ordre; ces deux partis, en eflet, ont même esprit et
mêmes intérêts et ne sont séparés que par des préjugés et des
I
M'"' ne STAËL 81
maleiilondus. Ce eouveriieiiicnt dwilleurs sera fondé sur les
règles ordinaires de tout iioiivernenienl conslilutionnel, et le
droit électoral y sera réservé aux propriétaires. Sur ce dernier
point. M"" de Staël insiste plus que sur tous les autres, et plus
(juelle ne le fera jamais dans la suite.
C'est donc une répui)li(pie aristocratique, libérale et paci-
fique, qui. suivant (die. allait enfin s'établir en France. On sait
comment son espoir devait être déçu. C'est peut-être qu'elle
eut toujours les yeux uniquement tournés vers lAngleterre et
vers l'Amérique, et que la force de certaines tendances qui sont
au fond de l'àme des Français lui échappe. Ainsi que le
remarque un bon jug-e, elle n"a jamais été frappée ni du carac-
tère social, ni du caractère national de la Révolution. « L'esprit
de prosélytisme, l'esprit de propagande humanitaire, l'esfu-it
d'extension et de conquêtes, tout gaulois et tout romain, lui
apparaissent comme des déviations du pur esprit de 1789... Le
point de départ de la guerre de d702 demeure très confus à ses
yeux. Tout ce qui s'ensuit, la grande épopée française, reste
fermé à son imagination comme à son cœur. Elle n'aime pas
la guerre; elle craint le prestige et les usurpations du sabre;
elle pense sur la gloire militaire en Genevoise cosmopolite et en
Européenne idiilosophe *. »
Opuscules moraux et littéraires. — Quoi qu'il en soit,
les Réflexions sur la paix intérieure , véritable manifeste de la
société qui se réunissait chez M"'' de Staël, achevèrent de lui
aliéner l'opinion publique toujours soupçonneuse et la bien-
veillance du gouvernement de Fan IIL Elle partit, nous l'avons
dit, pour Coppet à la fin de l'année 1795 et y resta jusqu'en
avril 1797; avant son départ, elle avait publié trois nouvelles,
œuvres de sa première jeunesse iMirza, Adélaïde et Théodore,
Histoire de Pauline, contes tragiques, qui se terminent tous,
ainsi que plus tard se termineront Delphine et Corinne, par la
mort de l'héroïne.
Ces trois nouvelles étaient précédées d'une Epitre au malheur
(ou Adèle et Edouard) en vers très prosaïques, sur les victimes
de la Révolution, et d'une espèce de préface. Essai sur les
l. Albert Sorcl, iW°" de Slaël. chap. ii.
Histoire de la langue. VU. G
82 .JOSEPH DR MAISTRE. M""^ DE STAËL
fictions, dans laquelle W' de Staël, qui met le roinau senti-
mental au-dessus de tous les autres genres de fiction, met la
Nouvelle Héloïse au-dessus de tous les autres romans; elle ne
laisse pas d'ailleurs d'admirer et la Princesse de Clèms et Paul
cl Virginie et les romans ani;lais, et, avec le Werther do Gœthe,
plusieurs productions de la liltrrature allemande « dont la supé-
riorité, dit-elle, s'accroît chaque jour ».
A cette publication, succède, en 1796, un ouvrage beaucoup
plus important, quoique la conception même en soit aussi vaine
que le titre en est présomptueux : De V influence des passio7îs
sur le bonheur des individus et des nations.
Comme ce titre l'indique, l'ouvrage devait avoir deux parties;
. mais la seconde ne fut jamais écrite. Il serait difficile de s'en
étonner; la première partie ne devait guère être, comme elle
est en effet, qu'une série de tableaux et des passions elles-mêmes
et des occupations qui sont comme une ressource contre leur
empire; mais qu'eût pu contenir la seconde, si ce n'est quel-
ques réflexions sur les moyens de concilier la liberté indivi-
duelle avec l'institution sociale, et la peinture des passions qui
trouvent particulièrement leur aliment dans les agitations de la
vie publique? Or, au premier objet suffit la longue introduction
que M"" de Staël a mise en tête de son ouvrage ; et le second est
rempli par certains chapitres de la première partie sur V amour
de la gloire, sur T ambition , sur C envie et la vengeance, sur
r esprit de parti.
Mais ces chapitres eux-mêmes nous font voir du moins que
^l"" de Staël s'est en vain éloignée de Paris; en vain elle semble
Jie méditer dans la retraite que sur les belles-lettres et sur la
morale; la politique n'a pas cessé de l'occuper et de l'inspirer.
Au reste nous n'apprendrons guère, du nouveau livre, rien
que nous ne connaissions déjà sur la possibilité de constituer
en France une république conservatrice et constitutionnelle, qui
sache se servir de l'ambition des meilleurs et réprimer les ten-
tatives des brouillons et des factieux.
Et c'est pourquoi les parties politiques du traité De rinflueiice
des passions le cèdent, il faut l'avouer, en intérêt au chapitre
De Vamour, l'un des plus longs de tout l'ouvrage; encore
l'auteur le fait-il précéder d'une note très étendue « qu'il faut
I
M'"" DE STAËL 83
lire avant le chapitre «. Pour liieii coiniirciKlrc cotte [lartie du
livre, on doit songer que M""" de Stai'd était alors d.ins tout le
feu de sa passion pour Benjamin Constant; non qu'on puisse
dire qu'elle ait pensé à sa propre situation et qu'il faille cher-
cher dans ce chapitre une confidence continue et précise; mais
elle y exprime du moins des sentiments qui l'ont toujours
agitée, et qui sans doute alors la possèdent et s'imposent à ses
méditations j)lus impérieusement que jamais. L'amour, dit-elle,
peut engendrer le honheur, et le honheur le plus grand qui soit
au monde; l'amour dans le mariage réalise la félicité parfaite
(c'était déjà, on s'en souvient, la pensée qui avait inspiré à
Germaine Necker ses premiers essais dramatiques). Mais, en
dehors de cet accord si souhaitahle et si rare de l'amour avec le
devoir, l'amour, l'amour vrai, celui qui ne se confond ni avec le
caprice, ni avec le désir de s'attirer des hommages, est la plus
tragique des passions, la plus fertile en malheurs. C'est ce que
prouvaient déjà les trois nouvelles que M'"" de Staël puhlia avec
ï Essai sur les fictions; c'est ce que devait montrer avec plus de
force encore, à son gré, un récit qu'elle avait d'ahord composé
pour tenir, dans son traité des passions, la place du chapitre
même de ra)nom\ Zubna : trahie par celui qu'elle aime, l'héroïne
de cette histoire le tue et se tue après lui.
M*"" de Staël sous le Consulat et l'Empire. — Mais
la composition et la publication de ces opuscules ne pouvait
suffire à contenter l'ambition de M'"*' de Staël. Elle dut accueillir
avec joie la nouvelle de la chute du Directoire, dont la politique
inquiète et tracassière la condamnait au silence.
Le gouvernement consulaire, issu du coup d'Etat du 18 bru-
maire, n'avait d'ailleurs rien en lui-même qui pût lui déplaire,
non plus qu'à ses amis. Mais elle ne put s'abuser longtemps.
Qu'elle eût à un certain moment conçu ou non la pensée
d'exercer sur le Premier Consul les séductions de son esprit, il
était impossible que le gouvernement personnel, même déguisé
sous des formes constitutionnelles, même paré de l'éclat des
victoires, conquît jamais ses sympathies.
Bonaparte, d'autre part, ne pouvait pas ne pas détester, dans
M'"" de Staël, le type le plus accompli de cet esprit raisonneur
qui lui paraissait si opposé au véritable génie des atTaires. On
84 JOSEPH DE MAISTRE. M""' DE STAËL
[leut (lune bl.'imcr les violences excessives et ridicules auxquelles
il se laissca emporter; mais on s'explique sa conduite à l'égard
de M™" tie Staël, et, pour peu qu'on songe à ce que fut l'homme,
à sa méthode et à ses desseins, on ne peut entièrement le con-
damner. Bien plus dignes de blâme sans doute furent ces roya-
listes ralliés au nouveau régime, qui se vengèrent du génie et de
la gloire de M'"" de Staël en lançant contre elle les insinuations
les plus fâcheuses.
Nous reparlerons plus loin du beau livre sur la Littérature
considérée dans ses rapports avec les institutions sociales. Ce
qu'il importe seulement de rappeler ici, c'est la partialité inté-
ressée des reproches dirigés contre l'ouvrage par Fontanes dans
le Mercure, i)a.v Chateaubriand dans sa célèbre lettre à Fontanes.
Ils appuyèrent sur le caractère philosophique de cet ouvrage,,
qui devait faire é|)oque dans l'histoire de la critique littéraire,
et, s'attachant moins au détail des vues nouvelles qui en font le
prix, qu'à la thèse sur laquelle il est fondé, la croyance au
progrès indéfini de l'esprit humain, ils dénoncèrent dans
l'auteur un partisan des doctrines du xvni" siècle, un adversaire-
du gouvernement qui venait de s'établir et du christianisme,
qu'il s'apprêtait à restaurer.
Dès lors commença pour M'"° de Staël cette ère de persécutions^
(pii ne devait se fermer pour elle qu'à la chute de l'empire. La
publication de son roman de Delphine en 1802 fut le prétexte
de nouvelles attaques de la part de ses ennemis.
Peu de temps auparavant, le vieux Necker avait lui-même
fait paraître ses Dernières vues de politique et de finance, livre
tout à fait lîostile au Premier Consul, et Bonaparte pouvait
soupçonner sa fille de l'avoir inspiré. Enfin M"'" de Staël et ses-
amis afTectaient de se grouper autour du général Bernadotte,
de le regarder comme leur soutien et leur espoir. C'en était
trop. Au mois d'octobre 1803 (elle était revenue depuis peu de
Coppet), elle reçut l'ordre de s'éloigner à quarante lieues de
Paris; elle fit demander seulement au Premier Consul et obtint
la permission de partir pour l'Allemagne et se mit en route au
mois de décembre.
Elle visita Weimar, oii Goethe et Schiller étaient dans tout
leur éclat, |)uis Berlin. De là, mandée en toute hâte, elle
J
M""' DE STAKL «o
relourno à Cnppct et y arrive trop tanl j»our revoir son pi'-re :
Xeck«'r ('fait muil 1." 10 avril ISOi.
Ce fut pour M""" de Staël un coup terrible; elle l'a rép»''té
bien des fuis et n'a rien exagéré. Elle avait toujours témoig-né
à l'égard de son père d'une tendresse et d'une admiration pas-
sionnée. Mais le souvenir de Neeker prit sur sa pensée [ilus
d'empire que les leçons mêmes et les conseils de ce père si res-
^)ecté n'en avaient exercé pendant sa vie : ce souvenir anime
en quelque sorte tous les livres que M"" de Staël publia depuis
lors.
Ce qu'elle revit surtout dans sa mémoire, d'ailleurs, au len-
<lemain de cette perte cruelle, ce fut moins le ministre et le
tînancier, on le comprend, que l'homme et le chrétien. Par son
Cours de morale religieuse, fruit des dernières années de sa vie,
Neeker présidait encore à l'éducation de ses petits-enfants : ce
sont là les propres termes de M'"^ de Staël; mais elle-même, à
<le telles méditations, puisa des sentiments religieux plus fer-
vents et plus j)récis que ceux qui lavaient animée jusque-là.
Aussi peut-on dire que son opuscule Z>m caractère de M . I\ecker
et de sa vie privée, dont elle fît précéder, cette année-là même,
le recueil des œuvres inédites de son ])ère, n'est pas seulement
le plus touchant de ses écrits : il en faut considérer la publica-
tion comme une date dans l'histoire de sa vie et de son génie.
La fin de l'année 1804 et les premiers mois de 1805 furent
occupés par un voyage en Italie, dont son amour-propre eut lieu
de se tenir pour satisfait, et qui lui inspira son roman de Corinne.
Au moment où il allait paraître, elle essaya de rentrer dans
Paris : Napoléon lui fit donner l'ordre de repartir pour Coppet.
5on séjour, coupé seulement par un voyage de quelques mois
en Allemagne (fin de 1807 — juillet 1808), s'y prolongea jus-
qu'en 1810. C'est là qu'elle écrivit son livre de rAltemafjne.
Quand il fut achevé, M"'= de Staël alla s'établir, pour en sur-
veiller l'impression, à Chaumont-sur-Loire, près de Blois, à
«•inquante lieues de Paris environ. Elle annonçait d'ailleurs
l'intention d'aller faire un voyage en Amérique. Au fond, elle
-espérait que le renouveau de gloire que son livre allait lui
apporter fléchirait ou forcerait b^s mauvaises dispositions du
maître. La pensée de la France n'est jamais absente du livre De
86 JOSEPH DE MAISTRE. M"" DE STAËL
C Allemagne : ce (|ui en fait le fond c'est une comparaison expli-
cite ou latente entre le génie des deux pays. C'était donc encore,
à son gré, servir la France que de lui présenter un tel tableau
et de louer son génie en lui en marquant les lacunes.
La censure impériale en jugea tout autrement. L'admiration
de l'auteur pour le génie allemand, son obstination à rappeler,
à exalter l'individualité nationale d'un peuple que Napoléon
prétendait fondre dans son immense empire, son silence sur les
conquêtes des Français et sur l'organisation nouvelle imposée
aux États de l'Allemagne, c'étaient autant de motifs pour que
le nouveau livre de M""" de Staël, loin d'assoupir les défiances
et les susceptibilités du gouvernement français, les réveillât au
contraire, et plus fortement que jamais. A la fin du mois de
septembre 1810, M'"" de Staël quittait Chaumont après avoir
corrigé la dernière épreuve de CAllemaone, et allait s'étaljlir chez
le plus cher et le plus resjiectable de ses amis, Mathieu de
Montmorency, qui lui offrait l'hospitalité sur une de ses terres
située dans le pays même oii elle se trouvait; quelques jours
après, elle recevait l'avis que le ministre de la police avait fait
saisir, pour les mettre en pièces, les dix mille exemplaires
qu'on avait tirés de son livre, et qu'il lui était enjoint de quitter
la France sous trois jours.
« CeUe nouvelle douleur (écrit-elle elle-même) me prit l'àme avec une
grande force. Je m'étais flattée d'un succès honorable par la publication de
mon livre : si les censeurs m'eussent refusé raulorisation de l'imprimer
cela m'aurait paru simple; mais après avoir subi toutes leurs observations,
après avoir fait tous les changements qu'ils exigeaient de moi, apprendre
que mon livre était mis au pilon et qu'il fallait me séparer des amis qui
soutenaient mon courage, cela me Ut verser des larmes. J'essayai cependant
encore celte fois de me surmonter, pour réfléchir à ce qu'il fallait faire
dans une situation où le parti que j'allais prendre pouvait tant influer sur
le sort de ma famille... Je vis dans les papiers que les vaisseaux améri-
cains étaient arrivés dans les ports de la Manche, et je me décidai à faire
usage de mon passeport pour rAmérique, espérant qu"il me serait possible
de relâcher en Angleterre. 11 me fallait quelques jours, dans tous les cas,
pour me préparer à ce voyage, et je fus obligée de m'adresser au ministre
de la police pour demander ce peu de jours '. »
La réponse que M™" de Staël reçut du ministre, et qu'elle
a elle-même reproduite deux fois- dans ses ouvrages, était
t. Dix années cVexil, seconde partie, chap. i.
i. Dix annces d'exil, lue. cil., et De l'Allenuif/ne, préface.
M""- DE STAHL 87
(ruiic rudesse exii'rinc : on lui laissait (railleurs liuil join's
(le iv[iil, uiais ou lui Taisait euteudre qu'il lui «'lail iulcnlil de
se rendre en Angleterre. 11 fallait choisir cuire rAiuéii(|ue et
Coppet : c'est pour Co})pet qu'elle se décida.
Le séjour à Coppel menaçait d'être bien triste : l'arrivée
d'Albert de Rocca, qu'elle devait épouser quelques nujis |)lus
tard, changea les dispositions de M"" de Staël.
De cette époque datent trois petites comédies, médiocres,
mais joyeuses, qu'elle composa pour son théâtre de Coppet,
le Capitaine Keniadec (1810), la Signora Fanlastici^ et le
Mannequin (1811); c'est pour le même théâtre qu'elle écrivit,
en 1811, son drame en prose de Sapho, qui ne fut pas repré-
senté. Dès 1800 elle avait composé pour ses enfants une
« scène lyrique » en prose, Agar dans le désert, et y avait joint
en 1808 deux autres essais destinés au même public, Geneviève
de Brabant et la Sunaniite, drames en trois actes et en prose.
En même temps, elle commençait (sous le titre de Dix années
d'exil) le récit des persécutions qu'elle avait souffertes et,
remontant pour écrire cette histoire jusqu'aux débuts du con-
sulat, elle la menait, en dix-huit chapitres, jusqu'à la prcMiiière
année de l'empire (1800-1801).
Dernières années (1812-1817). — Cependant, bien
loin que l'exil de ^l""" de Staël eût assouvi la colère de l'empe-
reur, il semblait qu'il ne pût être satisfait qu'en la sachant
malheureuse et délaissée. Il frappa d'exil tour à tour et Mathieu
de Montmorency et M'"" Récamier, qui étaient venus voir leur
amie à Coppet. Alors M'"" de Staël résolut de s'enfuir. Elle dut
attendre quelque temps, se trouvant enceinte. Après l'accou-
chement, elle partit, le 22 mai 1812, en cachant son projet
même à la plupart de ses gens.
Elle traversa l'Autriche, séjourna quelque temps à Vienne,
s'y sentit surveillée, et, à travers la Pologne, gagna la Russie
Elle y demeura depuis le milieu de juillet jusqu'à la fin de
septembre, visitant Kiew, Moscou, Saint-Péterbourg-, heureuse
de l'accueil que lui fit dans cette ville la famille impériale et,
1. Lady Blenerrhassct (voir la l!il)liographio; croit devoir fixera ISii'.i la date
de cette pièce.
88 JUSKl'II UE MAISTIIE. M""' DE STAËL
il faut le dire avec regret, unissant contre l'armée do Napoléon
ses vœux à ceux de Koutousof et de toute la Russie.
Elle porta les mômes sentiments à Stockholm, oîi elle alla
s'établir, du mois d'octobre 1812 au mois de juin 1813, et où
elle fut reçue avec d'autant plus d'empressement que ses enfants
étaient Suédois, et qu'elle retrouvait là le général Bernadotte,
maintenant prince héritier du royaume de Suède et désormais
adversaire déclaré de Napoléon. C'est à Stockholm qu'elle se
remit à la composition de son journal d'exil. Mais elle se borna
à fixer le souvenir des événements les plus récents de sa vie :
au lieu de reprendre son récit au point oii elle l'avait inter-
rompu, c'est-à-dire à l'année 480i, elle ne remonte qu'à l'épo-
que de la suppression du livre De C Allemagne (septembre 4810),
pour s'arrêter de nouveau brusquement au moment oîi elle
quitte la Russie (fin septembre 1812). Elle est morte sans avoir
pu mettre la dernière main à son ouvrag-e, sans même l'avoir
complété.
Enfin, en juin 181.3, elle passa en Angleterre; c'est là qu'elle
publia son livre De rAllemaf/ne, là qu'elle apprit l'invasion de
la France et l'abdication de Napoléon. Elle put donc enfin
quitter la terre d'exil : mais ce n'est ni sans tristesse ni sans
appréhension qu'elle revit la France et Paris. Elle eût souhaité,
dit-elle, quand les alliés franchirent le Rhin, de voir Napoléon
victorieux et tué. Les événements trompèrent son désir, et la
confiance que lui inspirait la sagesse d'Alexandre ne parvenait
à triompher ni de ses déceptions, ni de sa douleur. L'attitude
des émig"rés fut pour elle un nouveau sujet d'irritation. Aussi
le retour de Bonaparte ne la surprit-il pas ; mais elle trembla
qu'il n'entraînât les pires catastrophes. Enfin sa chute définitive
rend la France à sa destinée véritable; car quoi qu'en disent
les gens intéressés à faire croire le contraire, la France, sui-
vant M™" de Staël, est faite pour être libre, et c'est à lui
enseigner, par l'exemple de l'Angleterre, les conditions et les
mœurs de la liberté qu'elle consacrera les derniers chapitres
des Considéralions sur la Résolution frcun-aise.
La composition de ce livre était achevée dès les premiers
jours de 481G. M"" de Staël était alors en Italie, où fut célébré
le mariaae de sa fille Alijcrtine avec le duc de Broglie.
M'"" DK STAKL «9
Au mois (le juin, elle riait de rclour à Coppet et rciilia à
Paris à rautoniuo. Alors elle se jiai'laiica de nouveau ciilic le
monde et son livre, dont elle put revoir plus des deux tiirs. Mais
ses forces s'alTaiblissaient; elle le sentait; au mois de février
«lie fut frappée de paralysie, et, après quelques mois de souf-
frances, (piClle suppoila avec une sorte de résignation doulou-
reuse, elle s'éteignit doucement le 13 juillet 1817.
Les grandes œuvres : « Delphine ». — Pour jui^er plei-
nement du génie de M'"" de Staël, il eût fallu l'entendre causer,
jouir comme les eojitemporains de cette conversation pleine de
noblesse et d'enjouement, d'éclat et de netteté, dans laquelle
cependant peut-être sentait-on un peu trop le désir arrêté de
Lriller et d'éblouir. Puisque nous ne pouvons plus la connaître
que par ses livres ', il faut nous arrêter du moins, après nous
-être contentés jus([u"ici de mentionner ses écrits, aux cinq
lirands ouvrag-cs sur lesquels sa gloire est fondée : deux romans,
Delphine et Corinne, le livre De la Littèralure et celui De l'Alle-
magne, enfin les Considérations.
Delphine parut en 1802, la même année que le Génie du chris-
tianisme, un an après Alala. Le rapprochement du nom de
M""" de Staël et de celui de Chateaubriand n'a rien ici de forcé :
M"" de Staël nous le suggère elle-même dans la préface de
Delphine, sorte de réponse éloquente à la dissertation malveil-
i. Les Icllres de .M""" de Staël n'ont pas été insùrées dans l'édition comiilèle
■que le baron de Staël a donné des œuvres de sa mère. — M"" Nccker de Saus-
jiure fait un grand éloge des lettres très nombreuses qu'elle avait écrites à
Necker. « Ces lettres, ajoule-t-elle, ont mallieureusement été brûlées. ■• Mais,
■cette partie de sa correspondance étant exceptée, elle avoue que .M'"° de Staël
n'avait pas •• comme M°"= de Sévigné, pour le style épistolaire, un talent parti-
culier », et que « ses lettres, pour le feu el la verve, n'égalaient pas sa conver-
sation ». Elle loue cependant encore les lettres écrites dans l'intiniilé •• el celles
<iue M^e de Staël écrivait « au moment de l'inquiétude, de l'indignation ou de
■{a douleur ». Mais celles qui ont été ■■ tracées dans un mouvement d'enlllou^iasme
passager ou sans mouvement véritable » iiaraissent, d'après ce qu'on nous en
dit, avoir été fort déclamaloires. — Plus que la perle de toutes ces lettres, il faut
regretter sans doute celle de la correspondance de M""-' de Staël et de Benjamin
Constant, si tant est qu'elle ait été détruite; ce (pi'on sait, c'est qu'après la
mort de Benjamin Constant les lettres que M"" de Staël lui avait écrites turent
restituées à la duchesse de Broglie, sa 1111e. — On trouvera dans l'ouvrage de
lady Blennerliasset (voira la BUdioyrapliie) ùe% citations d'un très grand nombre
de lettres de M""= de Staël, les unes empruntées à diverses publications dans
lesquelles elles se trouvent éparses, les autres inédites el tirées de deux
collections, l'une appartenant à la bibliothèque ilc l'Université d'Upsal, l'autre*
•à M. le D' Th. Beiuhart de Winterlhur. — M. Dejob (voir à la Uihliorjrapliie)
signale également l'existence en Italie de quelques lettres isolées de M"" de Staël
et d'une correspondance inétlite avec M. Rusclii, maire de Pise sous Napoléon 1".
flO JOSEPH DH MAISTIIE. M""' DE STAËL
lantc que Chateaubriand avai! adressée, sous forme de lettre, à
Fontanes au sujet du livre De la Littéralure. Mais en s'opposant
à son brillant rival, M"" de Staël fournit elle-même ses premiers
traits à la critique : Atala, ce r(k-it passionné, très court et très
coloré, donne l'idée d'un art tout à fait nouveau, en déi)it du
souvenir de Paul et Virginie^ dont il diffère presque de toute
manière; Delphine est un roman par lettres, et très long-; et, par
la forme déjà, autant que par l'esprit philosophique qui l'anime,
Dalplihw se rattache à la ti-adition de la Nouvelle Héloïse.
Elle s'en éloigne aussi, et précisément autant et d(> la môme
façon que M™" de Staël elle-même se distingue de Rousseau. Les
héros du livre appartiennent tous aux rangs les plus élevés de
.la société : c'est donc aux gens du monde les plus cultivés, les
|)lus laflinés que s'adresse surtout le récit de leurs aventures.
Or, tandis que M"" de Staël en est restée à la conception d'une
aristocratie libérale telle que celle qui peuplait et qui animait
de ses discussions les salons de la fin du xvm° siècle, la haute
société, qui se reforme sous le consulat et que les excès de la
Révolution ont éclairée sur ses propres intérêts, a bien plus
de tendances à penser maintenant avec Chateaubriand qu'avec
M"'" de Staël; encore ne parlons-nous pas de l'influence que
l'aversion déclarée de Bonaparte à l'égard de l'idéologie et de
tout ce qui en empruntait quelque chose devait exercer sur les
modes littéraires et sur le goût du public. Le style même de
Delphine, qui nous paraît souvent vieillot aujourd'hui, n'était
déjà plus, quoi qu'on en ait dit, satisfaisant au gré des lecteurs de
1802 : dès cette époque on pouvait être choqué de ce que l'ex-
pression des sentiments chez M'"" de Staël, qui pense si profon-
dément, a toujours gardé d'un peu gauche et d'impropre. Enfin
les personnages de Delphine s'analysent trop eux-mêmes et trop
naïvement, quoique avec délicatesse et sagacité; ils dissertent
trop volontiers et trop longuement, et, par là encore, ils sentent
un peu leur vieux temps.
Il n'en est pas moins vrai qu'à les prendre en eux-mêmes,
ces personnages forment une galerie très intéressante \ Ils sont
1. 11 (!sl vraisemblal)lc que ])lusieiirs per.sontinfj;es sont des porlraits : citons
particuliôrcmenl Tallcyrand, dont M'"° de Staël peint le caractère sous le masque
de M""^^ (le Vernon, et lUsnjamin Constant qui parait être représenté à son avan-
tage sous les nul)lcs traits de Henri de Lcbensci.
I
M"" DE STAËL 01
assez iKtinltreux : on en jxmiL compt(?r vinfjl et un, qui npré-
senlcnt chacun un sont i mont ou une tliéorio : la dévotion froide
et méticuleuse, fruit d'une éducation trop étroite, et l'austéi-ité'
excessive et fervente, qui naît du repentir; — le scepticisme
aimable et sans scrupule du mondain égoïste et respectueux de
toutes les convenances, et l'orgueil cruel du pahicicn intolé-
rant; — l'assurance de l'honnètc homme qui ne reconnaît d'au-
tre juge de ses actions que sa pro])re conscience, et les incerti-
tudes de l'àme faible toujours inquiète de l'opinion du monde.
On s'est plaint que ces caractères ne fussent d'ailleurs vrais
que d'une vérité toute générale, et qu'on ne sentît rien, chez ces
personnages, de l'époque à laquelle ils appartenaient. M"" de
Staël elle-même semble prêter la main à ce reproche, en par-
lant de la situation « tout idéale » au milieu de laquelle s'agitent
les personnages de Delphine. Mais il ne faut pas trop l'en croire
elle-même. L'action du roman se déroule du milieu d'avril 1790
à la lîn de septembre 1792; et certes les événements de l'his-
toire n'en forment pas l'arrière-fond vivant, épique, comme il
arrive par exemple dans le poème à" Hermann et Dorothée : mais,
autant qu'il est possible dans un roman oîi l'invention des faits
tient peu de place et dont l'auteur s'efforce surtout de peindre
des sentiments, la pensée de la Révolution est partout présente,
et, dans tout le cours du roman, on peut dire que la lutîe ne
s'établit pas plus entre des passions qu'entre des théories oppo-
sées, pas plus entre les bons et les perfides ou les égarés, qu'entre
les préjugés de l'ancienne société et les revendications de la
nouvelle, telle du moins que M"" de Staël la conçoit.
Aussi peut-on dire que la moralité de Delphine dépasse
le but que M"" de Staël semblait d'abord s'être seulement
fixé. L'épigraphe du roman est empruntée aux Mélanges de
M"" Necker : « Un homme doit savoir braver l'opinion, une
femme s'y soumettre. » Et c'est parce que les rôles naturels de
l'homme et de la femme se trouvent renversés chez Delphine
d'Albémar et chez son amant, le séduisant et médiocre Léonce
de Mondoville, que leur passion a fait leur malheur. Mais la vraie
morale du roman est plus profonde, puisqu'à l'exemple de la
Nouvelle Héloïse, mais avec plus de précision et partant de jus-
tesse, elle pose une fois de })lus la redoutable antinomie des lois
92 .inSEPU DE MAISTIIE. M""' DE STAËL
nécessaires de la société et des droits de l'individu. Et c'est ce
que M"" de Staël a marqué, sinon dans la préface de son livre,
du moins dans ses Quelques re//rxio7is sur le but moral de
Delphine.
Ce livre (y écril-cUe) dit aux femmes : «t Ne vous liez pas à vos qualités,
à vos agréments; si vous ne respectez pas l'opinion, elle vous écrasera ». U
(lit à la société : « Ménagez davantage la supériorité de l'esprit et de l'âme;
vous ne savez pas le mal que vous laites et l'injustice que vous commettez,
quand vous vous laissez aller à votre haine contre la supériorité, parce
qu'elle ne se soumet pas à toutes vos lois : vos punitions sont bien dispro-
portionnées avec la faute; vous brisez des cœurs, vous renversez des desti-
nées qui auraient l'ait l'ornement du monde '. »
A de telles revendications, on sent ce que M'"' de Staël a mis
d'elle-même dans ce roman àç: Delphine; et, pour quiconque a
suivi le développement de son génie, les pensées qui lui ont été
les plus chères dès sa jeunesse se retrouvent toutes exprimées
dans ce livre : la vie des femmes, pense-t-elle, ne peut être
remplie que par l'amour; quand l'amour est brisé, c'en est fini
de la vie. Aussi ne peut-on concevoir pour elles de plus grand
bonheur que celui d'une union parfaite. Une telle félicité pro-
duit une sorte d'exaltation constante, qui ne souffre l'idée
d'aucune limitation, qui donne à l'àme l'irrésistible sentiment
de l'existence d'un Dieu et de sa })ropre immortalité.
Cette religion, si c'en est une, est, il faut l'avouer, un peu
fragile, en môme temps qu'assez vague. Ce fut celle de M""' de
Staël jusqu'à l'époque (hi la mort de son père : ses affirmations
sont alors assez chancelantes; son aversion pour le catholicisme
et ses dogmes paraît très décidée.
Au contraire, entre la publication de Delphine {iS02) et celle
de Corinne (1807) se place cette période de méditation religieuse
qui a suivi la mort de Necker et dont nous avons parlé ; et l'on
jugera bien du changement qui s'opéra alors dans l'esprit de
M'"" de Staël si l'on compare son second roman au premier.
« Corinne. » — Corinne diffère de Delphine d'abord par la
composition, qui est ici plus originale, sinon plus heureuse.
d. Vuir encore la lellre de Léonce à Delphine (111° partie, lettre I) : « 0 Del-
phine! les lois (le la société ont été faites pour l'universalité des hommes. Mais,
(piand un amour sans exemple dévore le eojur, quand une perfidie presque aussi
rare a séparé deux êtres ipii s'étaient choisis, qui s'étaient aimés, qui s'étaient
l)romis l'un à l'autre, penses-tu qu'aucune de ces lois, calculées pour les cir-
constances ordinaires de la vie, doive sul\iufj;uer de tels senlimenls? >•
M'"" DE STAKL 03
M"" de Staël iinagiiie, en elTet, de mêler au récit des aven-
tures de (Corinne et d'Oswald et à la peintiiic d<' leur amour la
description étendue de Tltalie, de ses villes, <le ses monumenis,
de ses mœurs. L'exemple qu'elle a voulu donner n'a point été
suivi, et il n'est pas malaisé de comprendre pourquoi : ces
longues descriptions qui s'entremêlent au récit, sans s'y ratta-
cher par un lien assez sensible, risquent trop <le faire languir
l'intérêt. Ajoutez que, dans Corinne comme dans Delphine,
M'"" de Staël, à examiner l'œuvre d'un certain point de vue,
semble être en retard sur son temps. A parcourir en effet ces
chapitres, dont quelques-uns (ceux des livres VI et VII jiar
exemple, sur les mœurs et le caractère, et sur la littérature des
Kaliens) abondent en remarques fines, neuves, profondes,
mais qui sont tous dénués de couleur et même de dextérité
dans l'expression, on ne peut pas ne pas songer à quelque dis-
ciple de ces philosophes du xvnf siècle, qui voyageaient surtout
pour s'instruire, plutôt qu'à une contemporaine de Chateau-
briand. Ajoutez que le ton de ces chapitres est d'une noblesse
un peu tendue, comme l'admiration qui y estexprimée a quelque
chose d'officiel et de convenu. D'une femme, on attendrait sur
les beaux-arts des jugements plus spontanés, des sentiments
plus fuyants peut-être et moins sûrs, mais plus imprévus, avec
un style plus piquant, plus personnel; on attendrait d'un poète,
non pas moins de pensées, mais plus d'images.
Mais le véritable intérêt de Corinne ne vient ni de la compo-
sition, ni du style, ni même de la fable; il faut le chercher dans
le sentiment même qui a inspiré le livre. On sait le sujet du
roman : Corinne est une femme de génie, qui aime lord Nelvil,
et qui en est aimée : ce personnage, généreux, mélancolique et
passionné, s'est laissé gagner à l'éclat des mérites de Corinne, à
la beauté de laquelle les merveilles de l'Italie forment d'ailleurs
un cadre enchanteur. Mais, dès qu'il est retourné en Angleterre,
il est ressaisi par des sentiments qui lui sont plus naturels : le
respect des convenances sociales et des préjugés traditionnels,
la soumission aux nécessités de la vie pratique; il épouse une
jeune fille de son pays, qui se trouve être la demi-sœur de
Corinne; car Corinne est née en Angleterre. Mais l'Italie est sa
patrie d'adoption, la vraie patrie de son esprit et de son cœur, et
94 JOSEPH DE MAISTRE. M""= DE STAËL
c'est dans ce pays tant aimé, ({iraprès un malheureux voyage
en Ecosse, elle revient mourir en pleine possession de son
génie, entourée de ralTeclion de lord Nelvil et de sa femme.
Corinne meurt donc comme Delphine, victime d'un amour tra-
versé par les lois implacables de la société, et, l'une et l'autre,
on les sent supérieures à cette société qui les écrase. Mais, c'est
seulement la bonté, la générosité de ses sentiments qui font la
grandeur de Didphine; à ces vertus, Corinne joint les dons écla-
tants du génie. Corinne est donc bien, ainsi que le disait
M'"® Necker de Saussure, l'idéal de M'"" de Staël, comme Del-
phine la représente elle-même, telle qu'elle s'est connue dans la
première partie de sa vie.
Mais pour bien comprendre ce personnage, ce qu'il importe
surtout de ne pas oublier, ce sont les deux patries de Corinne.
L'Italie et l'Angleterre ne jouent pas un moindre rôle dans le
livre que l'héroïne elle-même et lord Nelvil. L'Italie, c'est le
pays de tous les élans, comme l'Angleterre est celui de toutes
les contraintes; — l'Italie, c'est le pays oii les mœurs ont le
plus de douceur, où la société fait peser le moins lourdement
ses chaînes, où le génie donne, pour ainsi dire, tous les droits :
l'Angleterre est le pays où les droits de la raison sont seuls sou-
verains, le pays de la gravité morale et du formalisme puritain.
Cependant l'Angleterre est aussi le pays de la liberté politique
et de la liberté religieuse et l'auteur de Corinne a bien des
motifs de ne pas méconnaître ce qu'une apparente froideur y
recouvre de générosité, de vive piété et de virile énergie : le
père de lord Nelvil a laissé à son fils un recueil de ses pensées;
Corinne en lit trois fragments, sur la mort du juste (VIII, 4),
sur les devoirs des enfants (XII, 2) et sur l'indulgence [ibid.).
Or ces quelques pages. M'"" de Staël les emprunte au livre le
plus beau, à son gré, de l'homme qu'elle a le plus admiré et le
jjIus vénéré, au Cours de morale religieuse de Necker.
Comment concilier ces apparentes oppositions? La vérité
c'est qu'en même temps que la pensée religieuse s'affermissait
chez M""" de Staël, son cœur et son esprit s'élargissaient,
s'ouvraient à des sentiments, à des conceptions plus riches; en
devenant plus pieuse, elle ne restait pas moins attachée au pro-
testantisme, mais comprenait mieux cette ferveur joyeuse et sûre
I
M'"-^^ DE STAËL 95
(l'ellc-mt'ine (|iii s'cxpriiix" par la |i(iinpe des cérémonies callio-
li(|iu's ; là où clic n'avait vu (jnliosliliti'' d coiiliaslc elle (h'-coux rc
maintenant des compensations, et personne n'a peut-être donné
une marque plus manifeste de cette intellig-cnce qui sait voir et
concilier les deux faces d'une même vérité, que M"'° de Staël
dans l'admirable dialogue de Corinne et d'Oswald sur le carac-
tère des deux religions '.
Ce qui se dégag"e de Corinne, c'est donc avant tout peut-être
une pensée de tolérance et d'enthousiasme religieux. Mais cette
pensée se précise en s'appliquant à la fois à l'héroïne et à l'au-
teur du roman. La tolérance en effet que M"" de Staël implo-
rait naguère de la société en faveur de la supériorité morale
de sa Delphine, elle la réclame maintenant des religions en
faveur du génie : loin de nous, pense-t-elle, une austérité
envieuse et froide qui semblerait interdire aux arts et à la
poésie de glorilier Dieu. Tout homme qui prie a en lui
quelque chose de Milton, d'Homère et du Tasse : il s'expri-
merait comme eux si son esprit connaissait le secret des mots
sonores; mais la source de son enthousiasme est la même
que celle d'où jaillit leur talent. Amour, religion, génie, noms
divers qui disent la même chose. Louons Dieu chacun avec les
dons que Dieu nous a départis.
« L'hommage de la poésie est religieux, et les ailes de la pensée servent
à se rapprocher de vous [Dieu). — Il n'y axien d'étroit, rien d'asservi, rien
de limite dans la religion. Elle est Timmense, l'inlini, l'éternel; et loin que
le génie puisse détourner d'elle, l'imagination, de son premier élan, dépasse
les bornes de la vie, et le sublime en tout genre est un reflet de la Divi-
nité -. »
Tel est le dernier chant de Corinne et la vraie conclusion du
livre. On voit maintenant les progrès de la pensée de M"'® de Staël
depuis Delphine : de l'indifTérence bienveillante des politiques,
du sentimentalisme vague de Rousseau, de l'austérité attendrie
de Necker lui-même, elle s'est élevée à la conception d'un
système original, d'une sorte d'éclectisme religieux, de piété
chaleureuse et large, qui ne pouvait naître que d'un cœur
prompt à l'enthousiasme, d'un génie très étendu et très libre.
1. Liv. X, cliap. V.
2. Corinne ou l'Italie, liv. XX. cliap. v.
9G JOSEPH ])!•: MAISTllE. M"'" UE STAËL
Le livre a De la Littérature ». — C'(\st tin changement dir
môme genre qu'on peut remarquer quand on passe du livre De
la Littcratiire au livre De V Allemagne. Le premier est l'œuvre
très intéressante d'un esprit divinateur et qui montre la route à
la critique de l'avenir. — Après tous les travaux et toutes les
expériences qui le complètent ou le détruisent môme dans cer-
taines de ses parties, le livre De V Allemagne reste un beau livre.
Le livre De la Littérature considérée dans ses rapports avec les
institutions sociales rentre, on le voit d'abord, dans la catégorie
nombreuse des ouvrages que l'exemple de Montesquieu a ins-
pirés. Tel avait été le premier livre de Chateaubriand, Essai sur
les réoolutions anciennes dans leur rapport avec la Révolution fran-
çaise; tel le livre précédent de M'"" de Staël elle-même sur
V Influence des passions; telles seront enfin ses Considérations^
sur la Révolution française. Mais, pour trop dogmatique et trop-
peu féminin que paraisse le litre de ce livre, ce titre même
n'en contient pas moins une sorte de programme neuf et
fécond. — Parlons tout d'abord de ce qui, dans l'ouvrage, est
caduc.
Le livre De la Littérature est un peu un livre de circonstance.
Sans nous arrêter même à ce que M'"^ de Staël peut avoir, erk
cette année 1800, glissé de confidences ou de souhaits person-
nels dans certains chapitres de l'ouvrage ', le but généi'al de
l'étude qu'elle poursuit, c'est d'établir à l'avance quel sera le
caractère de la littérature dans la société née de la révolution.
Pour déterminer les diflerences qui distingueront la littérature
nouvelle de la littérature d'autrefois. M™" de Staël s'appuie sur
cette pensée fondamentale que la perfectibilité ou le progrès est
la loi de l'humanité; et c'est ce qu'elle essaie de prouver par
l'histoire des littératures dans la première partie de son livre.
Or, ses prédictions ne sont qu'à moitié satisfaisantes; non-
qu'elles soient dépourvues d'une certaine justesse toute générale :
elle a prévu l'avènement de la comédie à thèse, celui d'une-
espèce de tragédie qui, en évitant « les défauts de goût des écri-
vains du Nord », demanderait moins à la convention que les
chefs d'œuvre classiques du théâtre français; elle a prévu quelle
1. Nolaiiimcnl dans le chapitre iv de la seconde parlie.
M""- DE STAËL «fT
place le sentiment (le la nature cl l'expression t]o la iiK-lancfilie
tiendraient dans la poésie nouvelle; elle a prévu ctilin «jiic les
poètes nouveaux ne resteraient indiirérents ni aux découvertes
de la philosophie ni aux aa'itations de la politique.
Mais ce qui, de la poésie de l'avenir, lui écliaj)[te Ir plus, cest
précisément ce qu'elle aura de lihre et d'imprévu dans l'inver-
tion, dans les rythmes et dans le style. Plus tard, très naïve-
ment (et non pas — il faut l'avouer — sans quelque apparence
de bonnes raisons) elle voit des précurseurs de la poésie nou-
velle dans certains versificateurs dont l'art excitera au plus haut
point la colère et les railleries des romantiques français, un
Delille, un Saint-Lambert, un Fontanes.
Quant au principe sur lequel est fondé le livre de M'"" de
Staël, celui de la perfectibilité, c'est un héritage que, peut-
être sans le savoir, elle reçoit, par l'intermédiaire des phi-
losophes du xvm*' siècle, des adversaires de Boileau dans
la querelle des anciens et des modernes : ce n'est j)as le lieu d'en
discuter ici dune manière approfondie. Bornons-nous à remar-
quer d'abord que ce principe, comme tous ceux par lesquels on
a essayé d'expliquer l'histoire de l'humanité, est trop général
pour qu'il soit possible, en dépit de tous les efforts et de toutes
les investigations, d'en démontrer d'une manière satisfaisante
ou la vérité ou la fausseté. Puis quand bien même on prouve-
rait que, les connaissances des hommes tous ensemble s'ac-
croissant toujours, leurs croyances et leurs institutions s'épurent
aussi et se perfectionnent, la part du génie individuel dans la
production de l'œuvre d'art ou de l'œuvre littéraire est à tel
point prépondérante, qu'il ne résulterait pas du principe général
que l'œuvre d'un grand homme de notre temps dût être néces-
sairement supérieure à celle d'un grand homme des temps
passés. Peut-on sérieusement dire, qu Œdipe roi doive être, ou
non, préféré à Hamlet ou à Brilannicus, les Oiseaux d'Aristo-
phane à Y Avare de Molière ou au Barbier de Sévillet
Ou bien il faudra excepter de la comparaison tant d'éléments
du jugement que nous portons sur l'une ou sur l'autre de ces
œuvres, que cette comparaison reviendra à peu près à rien : ce
serait essayer de saisir, pour les mettre sur les plateaux dune
balance, des ombres et des abstractions.
lIlSTOiUE DE LA LANGUE. VU. i
98 JOSEPH DE MAISTRE. M""^ DE STAËL
Enfin, (jiiaml on ])OuiTait osprrcr de prouver par les faits la
justesse de la thèse de M"" de Staël, son érudition est trop
superficielle, ce qu'elle croit savoir des littératures antiques est
trop peu sur, trop peu solide, pour que sa démonstration puisse
inspirer confiance au lecteur.
Mais si les modernes ne s(jnt pas nécessairement supérieurs
aux anciens, ou nos contemporains aux écrivains du siècle de
Louis XIV, à coup sûr ils ne leur ressemblent guère; et, comme
d'autre part l'analyse nous révèle, chez presque tous les écrivains
ouïes artistes d'un même temps ou d'une môme nation, certains
traits qui leur sont communs, il n'est pas douteux, pour peu qu'on
réserve les droits du génie individuel, dont les inspirations peuvent
toujours détruire tous les calculs, qu'on puisse établir un lien
entre les chefs-d'œuvre de l'art ou de la poésie et le caractère
des époques ou des pays dans lesquels ils se sont produits.
On reconnaît dans cette théorie ainsi dé£:aûée des vues hasar-
deuses qui pouvaient la compromettre, le principe fécond qui
devait véritablement renouveler la critique littéraire au xix" siècle.
— Mais M""^ de Staël rend encore un autre service au goût fran-
çais en lui persuadant de ne pas s'obstiner à chercher unique-
ment en France et dans l'antiquité classique les chefs-d'œuvre
dig-nes d'être admirés et de servir de modèles. Personne encore
n'avait parlé de Shakespeare et des littératures septentrionales
avec cette sympathie éclairée et communicative. Comparez ce
que sait Chateaubriand, à l'époque du Génie du Christianisme,
des littératures étrangères, avec ce que dit M"*' de Staël de
l'Angleterre et de l'Allemagne : l'avantagre, cette fois, ne sera
pas du coté de Chateaubriand. Allons plus loin; dans les cha-
pitres mêmes que M""' de Staël consacre à l'influence du chi'is-
tianisme sur les littératures modernes, on trouverait plus d'idées
générales neuves, intéressantes et profondes, que dans toute
l'étendue de la seconde et de la troisième partie du Génie du
Christianisme.
Au reste marquons bien que M'"" de Staël ne parle de la reli-
gion dans son livre que pour en montrer les rapports avec la
littérature; on y trouve bien aussi sans doute quelques aveux
des préférences de l'auteur pour une religion qui, comme le pro-
testantisme, pensc-t-elle, fait rej)osor toute la morale sur l'idée
I
M""- DE STAËL 99
de Dieu, sans pivlciidre, au nom iraucuu doiiino, à piuvcrncr
et à (loniincr les hommes. Mais il ne faut rien clK-rclicr <lans
l'ouvrage qui ressemble à une confession, à une profession de
foi, à l'exposé d'un système. Le livre De la Lilti-ratvre nous
donne tout ce que son titre promet, mais rien de plus.
Le livre « De l'Allemagne ». — On peut dire au con-
traire du livre De l Allemagne que, tout en traitant son sujet,
il le dépasse. M'"' Necker de Saussure ici, comme |>arlout, a
très bien vu la vérité. Elle a compris qu'on se méprendrait
en ne cherchant rien dans cet ouvrag-e que les souvenirs dun
voyag-eur et les jug:ements d'un critique. Le dessein en est plus
profond et plus philosophique : « Trouvant à côté de la France,
dit M"'*^ NecUer de Saussure ', le pays qui offre les plus fortes
oppositions avec la France même, elle puise là le secret de
ces contrastes au moyen desquels on fait ressortir ce qui serait
trop vag-ue ou trop indéfini, si on le présentait seul. Deux
différences fondamentales s'offrent à ses regards, et ces diffé-
rences, relevées dans tout son ouvrage, en font, pour ainsi
dire, l'esprit. Elle oppose d'une part l'empire exercé par la
société à la liberté de la pensée solitaire, et de l'autre, l'effet
de la doctrine méta])hysique qui assujettit l'àme aux sensations,
à celui d'un système qui donne la souveraineté à l'àme. »
C'est à faire ressortir le premier de ces contrastes que sont
consacrées la première et la seconde partie de l'ouvrage :
De VAllemarjne et des mœurs des Allemands ; — De la littérotiire et
des arts. Et l'on comprend dès maintenant comment se trouvent
insérés dans un livre sur l'Allemagne ces brillants et célèbres
chapitres sur l'esprit français et l'esprit de conversation-.
Aussi bien M""" de Staël jouissait-elle ici d'un rare privilège,
puisqu'aux dons éclatants qui avaient fait d'elle la reine de la
conversation dans les salons de la haute société parisienne, elle
joignait une certaine affinité, qu'elle devait à sa naissance pro-
testante et demi-g-ermanique, avec l'esprit méditatif de l'Alle-
magne. Nul plus qu'elle n'était capable de faire comprendre à
chacune des deux nations l'esprit de l'autre.
Aussi l'intérêt de ses belles études sur les chefs-d'œuvre de
\. Notice sur le cnvarlèvp et le.'t ëa'il.'! de M""" de S/aël.
2. Première parlie, chap. ix-xii.
100 JOSEPH DE MAISTRE. M"^° DE STAËL
la poésie et du théâtre allemand, de ses analyses développées',
s'est-il à peine aflaibli, après tant d'années écoulées, tant de
travaux j)ubliés sur les mômes objets.
Mais ce sont toujours les idées générales qui font le plus
grand prix des livres de M"^ de Staël et ce qu'il faut retenir
surtout de toute cette première moitié de l'ouvrage, c'est le
parallèle si instructif qui s'y poursuit entre les talents que
l'usage de la société affine et les sentiments qui s'exaltent dans
la solitude. Dans la société le tact saiguise, mais l'individualité
s'efface. Aussi en France le public commande-t-il aux auteurs;
un auteur allemand forme son public ^ Ceux qui ont, en France,
donné les règles de la poésie, apprennent comment il faut écrire
pour être com})ris de tout le monde et tout de suite, et pour ne
pas choquer le goût général, règles sans doute fort utiles, pourvu
que le versificateur qui les a suivies et s'est ainsi gardé de toute
incorrection ne s'imagine pas qu'il a fait par là même œuvre
de poète. La poésie, elle est dans l'àme de « tous les êtres capa-
bles d'atTections vives et profondes ». Mais « le don de révéler
par la parole ce qu'on ressent au fond du cœur est très rare;...
l'expression manque à ceux qui ne sont pas exercés à la trouver.
Le poète ne fait, pour ainsi dire, que dégager le sentiment pri-
sonnier au fond de l'àme; le génie poétique est une disposition
intérieure, de la même nature que celle qui rend capable d'un
généreux sacrifice : c'est rêver l'héroïsme que de composer une
belle ode''. » Aussi la poésie lyrique est-elle, aux yeux de M"° de
Staël, quoiqu'elle ne le dise pas expressément, la poésie véri-
table. Or, c'est dans un tel genre que les Allemands excellent,
tandis que les Français sont incomparables dans les genres qui
se proposent limitation des mœurs de la société, ou dans ceux
flont une intelligence aiguisée par l'esprit de société peut seule
goûter la finesse : la poésie dramatique, la poésie descriptive et
didactique, la poésie légère (jui sourit et qui raille.
Enfin la diversité des goûts littéraires des deux nations
« dérive non seulement de causes accidentelles, mais aussi des
sources primitives de l'imagination et de la pensée* ». C'est ce
1. Voir toute la seconde partie de l'œuvre.
2. Seconde iiarlic, cliap. i.
3. Seconde iiarlie, chap. x.
4. Seconde partie, chap. xi.
i
I^j.ut. j)E STAICL loi
que M"" (le Starl a voulu surtout diMnoulicr. \'1\ Ton coiuitrcuil
Lieu qu'une telle (h'-nioiistratioii est en même |rmj»s une k'Qon.
M""' (Je Staël sait ce que les écrivains franeais ont gagné déjà à
la connaissance des littératures étrangères.
Toutes les fois (dit-elle) que de nos jours, on a pu faire entrer dans la
régularité française un jteu de sève étrangère, les Français y ont applaudi
avec transport. Jean-Jacques Rousseau, Bernardin de Saint-l'ierrc, Ciialeau-
briand, dans quelques-uns de leurs ouvrages, sont tous, même à leur insu,
de l'école germanique, c'est-à-dire qu'ils ne puisent leur talent que dans le
fond de leur àme '.
Nul doute d'ailleurs qu'à pénétrer le génie des Allemands,
celui des Français ne doive sortir d'une telle étude plus riche,
plus profond, plus religieux surtout : « La piété s"o|)pose à la
dissipation d'àmc, qui est le défaut et la grâce de la nation
française -. »
L'histoire de la révolution romantique et du sentiment poé-
tique en France dans tout le cours du xix^ siècle et jusqu'à notre
époque elle-même, montre assez si M"'^ de Staël a été tout à la
fois une éducatrice avisée et une prophétesse sagace. Mais on
remarquera également sa réflexion sur la piété, comme on pour-
rait remarquer la place que le sentiment religieux tient dans
sa théorie de la poésie ou dans la helle conclusion de son étude
sur Schiller ^ Le fond de l'àme de M""" de Staël, de son àme
renouvelée, agrandie, épurée, se révèle ainsi dès les premières
parties de son livre, toutes littéraires cependant en apparence.
A plus forte raison se découvrira-t-il dans les deux dernières :
la philosop/iie et la morale; — la religion et l" enthousiasme.
A ne prendre la troisième partie que comme une histoire de
la philosophie allemande, il se peut qu'on la trouve moins
in.structive et plus .superficielle que les premières. Et pourtant,
si l'exposition des systèmes n'est, chez M""" de Staël, ni précise
ni complète, les vues qu'elle ne doit qu'à elle-même sont le
plus souvent d'une rare pénétration. Avant les historiens mo-
dernes et en dépit de toutes les différences apparentes, elle
voit très Lien que c'est à Leihnitz qu'il faut remonter pour
1. Seconde partie, chap. i.
2. Ibid.
3. Seconde partie, chap. viu.
102 JOSEPH DE MAISTRE. W' DE STAËL
comprendre tout le mouvement de la philosophie allemande';
avant Schopenhauer, elle a pressenti une sorte d'affinité entre
certaines parties de la philosophie des Hindous et le g-énie des
idéalistes allemands -. Mais revenons-en au mot de M'"" Necker
de Saussure : ce que M™ de Staël demande avant tout à la
philosophie, c'est une règle de vie, c'est une morale. Locke,
Condillac, et, après eux, la plupart des Français au xvni'' siècle,
ont fait dépendre la leur des sensations, Font fondée sur l'in-
térêt; les Allemands la fondent sur un sentiment intérieur.
Rousseau, il est vrai, au xvin" siècle, avait fait de même, se
distinguant par là des sensualistes. Mais qu'est-ce que ce senti-
ment? Les uns y voient une sorte d'instinct, d'inspiration dont
la source est dans la sensihilité, et que nous suivons toujours
si nous ne faisons pas effort pour le contrarier. Les autres au
contraire se défient des suggestions de la sensibilité et ne voient
le bien que dans l'effort que fait la volonté pour se mettre
d'accord avec les injonctions de la raison.
Ces distinctions nous sont aujourd'hui bien familières : quand
M"" (le Staël écrivait, elles étaient nouvelles, du moins pour le
grand public en France.
Avoir séparé donc, avec une certaine précision, de ce qui est
proprement la « morale du sentiment », la morale du devoir ou
de l'impératif catégorique, c'est un premier mérite. C'en est un
autre que d'avoir dénoncé franchement ce qu'il y a de dur et
d'exclusif dans la doctrine de Kant, de périlleux dans celle de
Jacobi. — Mais comment enfin concilier les droits du sentiment
avec les exigences de la raison?
Entre les deux classes de moralistes, celle qui, comme Kant et d'autres
plus abstraits encore, vont rapportant toutes les actions de la morale à des
préceptes immuables, et celle qui, comme Jacobi, proclame qu'il faut tout
abandonner à la décision du sentiment, le chritianisme semble indiquer le
point merveilleux où la loi positive n'exclut pas l'inspiration du cœur, ni
cette inspiration la loi positive ■'.
Remarquable conclusion, et par laquelle M'"*' de Staël se place
en somme presque aussi loin de Rousseau qu'elle l'a toujours
1. Troisième partie, chap. v.
2. « La philosophie des Indiens ne peut être bien comprise que par les idéa-
listes allemands : des rapiiorts d'opinion les aident à les concevoir. » (Troisième
partie, chap. vu.)
3. De l'Allemagne, troisième jiartie, chap. xvi.
M""- DE STAËL 103
élé (le Voltaire ou de ClialeauliriaiKl : M""' Je Staid n'est plus ici
ni déiste, ni théiste; elle est chrétienne. Son ehristianisme
d'ailleurs, c'est celui dont elle a déjà fait {irofession dans
Corinne; elle voudrait n'être pas obligée de choisir entre le
catholicisme et le protestantisme : ce ne sont point là, en effet,
suivant une de ses remarques les plus profondes, deux confes-
sions opposées ; ce sont deux puissances morales qui se parta-
2"ent le cœur de tous les hommes : l'une inspire le besoin de
croire, l'autre celui d'examiner. Et sans doute, penser ainsi c'est
déjà être protestante : aussi M""" de Staël l'est-elle, mais à con-
dition qu'on entende bien qu'elle attend de l'esprit d'examen,
non qu'il restreigne ou qu'il ruine ses croyances, mais au con-
traire qu'il les affermisse et les exalte. La pire des religions, ce
serait celle qui n'exigerait de l'homme qu'une « foi d'habitude »
et des pratiques machinales; la vraie religion, c'est celle que le
cœur inspire.
Le mysticisme lui-même n'a rien qui efTraye ^1'"" de Staël, et
sans s'associer aux doctrines des mystiques, elle serait moins
disposée à les réfuter qu'à les défendre contre certains des repro-
ches qu'on leur adresse. C'est qu'elle pense à la France, et que
le danger n'est point, suivant elle, et à l'heure où elle parle,
que les Français s'égarent dans les rêveries de la mvsticité.
Bien au contraire on cherche à tuer en eux l'enthousiasme, à le
ridiculiser, à les persuader qu'il ne faut croire qu'au calcul et
c'est pour les préserver d'un désastre moral que M""" de Staël
écrit les derniers chapitres de son livre. On eût pu les prendre,
à ne juger que par le titre, pour une sorte de hors-d'œuvre, de
superfétation déclamatoire; on voit que, tout inspirés qu'ils sont
par les circonstances, ils se rattachent étroitement et au dessein
général de l'ouvrage et à ce qu'on peut appeler dès maintenant
la philosophie de M'"" de Staël.
Les « Considérations ». — Les Considérations sur les
principaux événements de la Révolution française sont, avec F Alle-
magne, le chef-d'œuvre de M""" de Staël. Durant le temps même
(juelle les rédigeait, elle en modifia le plan. Elle est morte
avant d'avoir pu relire le livre tout entier, d'avoir complété,
suivant son désir, certains chapitres des deux dernières par-
ties. L'unité morale de l'ouvrage n'en est pas moins sensible.
104 JOSEPH DE MAISTRE. M""« DE STAËL
et, si la composition n'en est pas très ferme, il n'est pas bien
sûr que M'"" de Staël, quand elle aurait eu le temps d'achever
les Considérations, se fût occupée de la serrer davantage.
A l'exemple de Montesquieu, il semble qu'elle ait été tou-
jours plulùt séduite qu'effrayée par un certain air de liberté et
même d'imprévu qu'on remarque ou dans le titre ou dans
la suite des chapitres de ses livres. Sur la matière de l'ouvrage,
il ne reste donc, à vrai dire, qu'à observer avec l'auteur, qui le
reconnaît très simplement dans son Averlissemenl, que Necker
y tient peut-être trop de place. Ce n'est pas seulement refîet
de l'amour filial; c'est que M'"" de Staël avait commencé son
ouvrag'e « avec l'intention de le borner à l'examen des actes et
des écrits politiques » de son père ; c'est en avançant dans son
travail qu'elle fut conduite à en agrandir le plan.
Quant au livre lui-même il n'y faut pas voir seulemeutle fruit
des souvenirs de M'"" de Staël, et de ses méditations; on peut le
reg'arder comme le manifeste d'un parti, le parti libéral ou, pour
parler avec plus de précision, le parti qu'on a nommé doctrinaire;
la pensée en effet qui l'inspire, c'est que la politique n'est, pas la
science des circonstances et des opportunités, qu'elle est au con-
traire fondée sur des principes et que ces principes sont faciles
à connaître, car ce sont les principes mêmes de la morale. La
morale doit être la règle des hommes «l'Etat, d'abord parce
qu'elle est immuable, absolue, et que s'y conformer résolu-
ment, c'est s'épargner d'avance, dans le gouvernement, les
incertitudes toujours funestes et les regrets toujours vains;
puis parce que la morale n'est rien que l'ordre des choses,.
qu'il est impossible par conséquent qu'elle ne finisse pas par
prévaloir, et qu'ainsi tout établissement qui n'est pas fondé sur
elle est nécessairement caduc.
Cette pensée n'éclate nulle part avec plus de force, on va le
voir, que dans la quatrième partie des Considérations.
La première débute par une sorte d'introduction, vue rapide
jetée sur l'histoire de France, à travers laquelle M"" de Staël suit
l'eflort continu de la nation pour défendre sa liberté contre les
empiétements du despotisme; la Révolution lui apparaît dès
lors, moins comme la revendication de droits nouveaux que
comme la confirmation de droits imprescriptibles : la révolution
M""^ DE STAËL 105
n'a eu pour Inil, dilclli' '. >■ «juc de rég-ulariscr les limites » ([ui,
(le tout temps, ont dû èlre iuiposées en France au pouvnji-
monarchique.
Puis vient le récit des événements que M"" de Staël conduit
d'abord, de l'entrée de Necker aux afîaires, jusqu'à son second
rappel, au lendemain de la prise de la Bastille.
L'histoire de la Révolution depuis le 14 juillet 1789 jusqu'à la
lin du Directoire remplit la seconde et la troisième partie. Enfin
la quatrième partie la met en face de Bonaparte, Premier Consul
et Empereur. C'est alors, sous sa plume, comme une sorte de duel
tragique entre le fait et l'idée. Napoléon est, de tous les hommes,
celui qui s'est le plus défié, le plus moqué de l'idée ; il en a nié la
puissance, il a cru qu'on ne menait les hommes que par la
crainte et par l'intérêt. « La durée de son pouvoir était une
leçon d'immoralité continuelle; s'il avait toujours réussi,
qu'aurions-nous pu dire à nos enfants? » Mais le même intérêt
qui avait commandé de le servir à certains hommes, qu'il
comhla de places et d'argent, leur persuada un jour de déserter
sa cause, et c'est l'idée, Vidée qu'il avait raillée, qui souleva
victorieusement contre sa puissance les peuples de l'Europe
qu'il prétendait contraindre par la force à lui servir d'alliés.
Grande leçon pour le gouvernement légitime qui succède à
l'empire : nul pouvoir n'est durable s'il n'est fondé sur l'obéis-
sance volontaire des sujets. M'"^ de Staël ne peut s'empêcher de
craindre que la Restauration ne l'oublie; déjà l'aveuglement,
les erreurs des émigrés ont favorisé le funeste retour de Bona-
parte aux Cent-Jours : au moment même où M""' de Staël écrit
la cinquième partie de son ouvrage (1816) les armées étrangères
occupent le territoire français.
Aussi détourne-t-elle ses regards de ce triste spectacle, et,
plutôt que d'essayer de prédire l'avenir, elle veut exposer aux
yeux des Français l'état de l'Angleterre pour leur faire com-
prendre enfin ce que sont les mœurs de la liberté : c'est là
l'objet de sa sixième partie. Mais il est bon de le remarquer : ce
qu'elle reproche aux amis trop zélés de la monarchie restaurée,
ce ne sont pas seulement en général ces préventions et ces
1. Première parlie. chap. xi.
106 JOSEPH DE MAISTRE. W"^ DE STAËL
aveuglements dont elle avait iléjà eu personnellement à souffrir
de la part des émigrés, et qu'elle dénonçait dès 1796; son
reproche le plus grave est en môme temps plus précis : elle voit
le gouvernement favoriser de nouveau cette union de la poli-
tique et de la relig-ion si funeste et à l'État et au christianisme
lui-même. Car quels sentiments d'amour, d'obéissance et de
piété les peuples peuvent-ils conserver pour une religion qu'ils
pratiquent comme ils paient l'impôt, et pour le pouvoir qui les
contraint d'en subir le joug?
Et reprenant les idées qui lui sont chères. M"" de Staël étaldit
une fois de plus le caractère de la vraie religion; une fois de
plus elle montre dans le christianisme la doctrine qui ain-anchit
l'individu, loin de l'enchaîner, qui l'exalte, bien loin de l'as-
servir.
Le christianisme (dit-elle) a véiilablement apporté la vérité sur cette
terre, la justice envers les opprimés, le respect pour les malheurcu.v, enfin
l'égalité devant Dieu, dont l'égalité devant la loi n'est qu'une image impar-
faite. C'est par une confusion volontaire chez quelques-uns, aveugle chez
quelques autres qu'on a voulu considérer les privilèges de la noblesse et le
pouvoir absolu du trône comme des dogmes de la religion. Les formes de
l'organisation sociale ne peuvent toucher à la religion que par leur
iniluence sur le maintien de la Justice envers tous et de la morale de
chacun; le reste appartient à la science de ce monde '.
Conclusion. — C'est sur ces nobles et religieuses aflirma-
tions que se ferme le livre des Considér^ations. Quel chemin par-
couru depuis ce livre sur les Passions par exemple, oi^i, venant
à parler des rapports de la religion et de la politique, elle ne
voyait guère dans la première qu'un aliment utile à fournir à
l'imagination des hommes qui travaillent de leurs mains pour
les détourner des curiosités politiques! Et comme M"*" de Staël,
par ces modifications sucessives de son esprit, ressemble peu
à ce Joseph de Maistre, son illustre contemporain, dont nous
avons d'abord parlé !
Joseph de Maistre a été l'homme d'un système et nous le
retrouvons dans son dernier ouvrage tel qu'il s'est montré à nous
dans le premier. L'esprit de M""' de Staël au contraire n'a cessé
de s'enrichir : de ses premiers opuscules à Delphine et au livre
1. Considérations, sixième partie, cliap. xii.
M"'" DE STAËL 107
De la Litlévalure, de Delphine à Coritu', de la LiUéralure à
CAllemafjne et aux Considérations, sa pensée, naturellement
pénétrante, })uis aiguisée par l'éducation et la conversation,
liag-ne en solidité, en g-ravité ; on en suit le progrès et ses
derniers livres sont en môme temps ses chefs-d'œuvre.
Un sentiment pourtant l'.iit l'unité de sa vie : rauxuir pas-
sionné de la liberté, le respect des droits de l'individu. Il n'est
pas de pouvoir parmi les hommes auquel il soit permis de
rien tenter contre les droits de l'individu, de rien fonder sans le
libre concours des volontés individuelles : telle est la doctrine
de M'"" de Staël; c'est celle du libéralisme môme dans la poli-
tique et dans la religion, et c'est encore le contre-pied do tout
ce que pensait Joseph de Maistre.
A ne les considérer maintenant que comme écrivains, la
difTérence entre eux ncst pas moins tranchée. Le talent de
M'"" de Staël n'est guère varié, mais elle a voulu l'exercer
dans tous les genres : par ses livres sur la Littéralure et sur
rAllemarjne, sinon par ses romans, M""* de Staël mérite d'oc-
cuper dans l'histoire même du goût et des genres littéraires
en France au xix^ siècle une place égale à celle de Chateau-
briand, et peut-être une place plus grande. Joseph de Maistre
ne saurait prétendre à cette espèce de gloire. Mais s'il n"a pas
laissé de disciple, et si personne, au moins dans la génération
qui l'a suivi, ne s'est réclamé de lui comme d'un maître, c'est
un peu pour la même raison qui fait qu'on n'imite ni Bussuet,
ni M'"^ de Sévigné, ni Saint-Simon, ni aucun de ces très grands
écrivains qui trouvent toujours, et comme sans effort et sans
étude, le mot le plus propre et le plus plein de sens, le tour,
sinon le plus correct, du moins le plus convenable et le plus
expressif. Le style de M'"" de Staël au contraire est noble et le plus
souvent correct. Mais son vocabulaire est abstrait et impropre;
ses tours manquent de variété, de souplesse et d'élégance. Ce
qui n'empêche pas d'ailleurs que nous n'ayons pu nous-mêmes
mentionner d'elle des pages admirables. Mais M'"" Necker de
Saussure l'avouait elle-même : « Il a manqué quel([ue chose
aux ouvrages de M"" de Staël sous le rapport de l'art », et,
pour l'en excuser : « Elle ne s'occupe que de l'esprit, ajoutait-
elle ; la parole n'est à ses yeux qu'un instrument. » Distinc-
108 JOSEPH DE MAISTRE. M"'" DE STAËL
tion dang-erousc, peu philosophique, et contre laquelle M"'' de
Staël avait par avance protesté à son propre détriment : « La
beauté du style, disait-elle, dans V Allemagne, n'est point un
avantage purement extérieur : dans la sphère des beaux-arts,
la forme appartient à Tàmc autant que le sujet même ».
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von Staél, ihre Freundo und ihre Bedeutung in Polilik und Litfnitur, Berhn,
1887-1889, in-8<'. (Traduit en français sous le titre de J/"'« de Staél et son
temps, par M. Dielrich, Paris, in-8", 1890.) — Albert Sorel, M"'" de Staèl,
Paris, in-IC, iNOij. — Dejob, il/""^ de Staël et l'Ibdie, Paris, in-12, 1890. —
Benjamin Constant, Jjcttrcs publiées par J. IL Menos, Paris, in-12, 1888,
— Id , Journal publié [lar Mclégari, Paris, in-8", l89i.
I
CHAPITRE III
LA LITTÉRATURE DU PREMIER EMPIRE
La première période de la littérature française, pendant le
xix" siècle, va de 1800 à 1815. Elle peut nous intéresser pour
"deux raisons majeures : c'est d'abord parce qu'elle inaugure
notre propre siècle, c'est aussi parce que l'astre qui éclaire cette
.aurore ncst rien de moins que Napoléon ^^ Sur les champs de
bataille, dans toutes les représentations officielles, au théâtre,
au Sénat, à l'Institut, « toujours Lui, Lui partout », comme l'a
Aille poète ■ :
Toujours Napoléon, éblouissant et. sombre,
Sur le seuil du siècle est debout.
Son influence, qui fut d'un si grand poids dans les destinées de
la France et de l'Europe, puisque son élévation et sa chute ont
.eu leur retentissement dans notre siècle tout entier, ne s'exerça
pas moins sur les lettres : il n'est pas douteux qu'il n'ait résolu,
^n frappant la terre de sa botte de soldat, d'en faire sortir les
•écrivains de talent, comme il sembla, pendant quinze ans, faire
Jaillir les armées de notre sol et souvent, pour ainsi dire, impro-
viser la victoire. Mais le génie ne naît pas sur un mot d'ordre.
Avec les encouragements, les prix proposés et décernés, les
>donations, les honneurs conférés. Napoléon I" a récompensé et
soutenu les savants, les artistes, les poètes lyriques, épiques et
I. Par M. Auguste Bourgoin, docteur is lettres, professeur au lycée CondorctL
2. Victor Hugo, Lps Orientales, Lui.
110 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
(Irainatiquos; mais le Virgile qu'a fait cet Auguste s'appela Luce
de Lancival, son Corneille fut Baour-Lormian! Ce n'est pas à
ses côtés que se placèrent les hommes de génie de son temps, et
nous n'avons à nous occuper ici que des littérateurs qu'il prit
sous sa tutelle et dont il crut favoriser le talent.
Causes de la faiblesse de la littérature impériale. —
La littérature dite impériale, officielle, orthodoxe, qui releva
du pouvoir rég-nant, — la seule dont il sera question dans co
chapitre, — se donna carrière dans tous les genres, et cela pour-
rait être à sa gloire; mais, confessons-le tout de suite, elle s'y
montra souvent médiocre. Ce sont les dissidents et adversaires,
comme Chateauhriand, M""' de Staël, Joseph de Maistre, Ben-
jamin Constant, ou simplement ceux qui se tinrent à l'écart,
qui eurent du talent ou même du génie. Aucune époque ne prou-
verait mieux, ce semble, que la liberté n'est pas défavorable au
développement de l'esprit humain; mais de la médiocrité de
cette littérature, on peut donner d'autres raisons.
Il est très vrai qu'aucun homme de lettres supérieur ne s'est
rencontré aux côtés de Napoléon I". En second lieu, les littéra-
teurs de son règne, nés presque tous au commencement de la
seconde partie du xvni" siècle, étaient entrés dans la carrière
avant 1800, c'est-à-dire, pour bien préciser, sous Louis XVI;
s'ils sont restés tels dans leur maturité qu'ils avaient été dans
leur jeunesse, la faute n'en est pas absolument au régime impé-
rial. Nul doute que, sous le joug du despotisme, les esprits
n'aient été glacés, comprimés, réduits à tourner dans un cercle
étroit; mais ont-ils tant cherché à en sortir? La vérité est qu'un
millésime ne constitue pas un nouvel état de choses, et que la
lin (\u xvnf siècle littéraire se prolonge, dans le nôtre, jus-
(ju'en 1820. De 1789 à 1793, pour se mettre au service des
idées nouvelles, la littérature avait fait à peine un crochet, puis
elle reprit tout de suite son ancien cours. Loin d'être dépaysée
ou étrangère dans la société impériale, elle y retrouva comme
son élément, son lit naturel. Quoiqu'elle soit celle du commen-
cement de notre siècle, la littérature impériale fut une fin de
littérature, et elle eut trop souvent les caractères de la sénilité.
Il y a même un contraste frappant entre la vitalité bruyante,
presque grossière, des soldats de l'Empire et la timidité, l'cfla-
i
LA LITTÉRATURE DU PREMIER EMPIRE 111
cenioiit, dos honiiiies de lettres. Ceci écrasait cela, tout en y
trouvant du cliarine el du rej)OS.
Les circonstances, pour ceux du moins qui s'y pliaient, pour
les auteurs orthodoxes, non pour les dissidents (on ne saurait
trop les distinguer les uns des autres, car c'est aux premiers
surtout que s'appliqui* ce qui va suivre), n'étaient j)as d'ailleurs
favorables à l'épanouissement des choses de l'esprit. Après le
9 thermidor et pendant les cinq premières années du xix" siècle,
il y a d'abord une joie de vivre qui surabonde dans les âmes;
elle a pour conséquence la légèreté des mœurs, l'incrédulité ou
un scepticisme plein de désinvolture, le goût des frivolités. Par
contre, dès 180G, la France est paralysée par la peur que lui ins-
pire le Moloch dévora leur de ses soldats, et l'insécurité y pro-
duit la stérilité. Gomment, dans de telles dispositions, penser
et écrire, surtout quaml il s'agissait, pour les auteurs, de sortir
de l'ornière, de rajeunir un vieux fonds littéraire épuisé?
Pour y arriver, il eût fallu de grands efforts et, ce qui en est
le levier, de grandes passions. On ne voit pas qu'aucune de
celles-ci ait animé les hommes de lettres d'alors. Est-ce la faute
des sciences, dont le charme possédait encore les esprits? Pour-
quoi, à cette époque, beaucoup de savants de premier ordre et
tant de médiocres poètes? Le mouvement scientifique supprime-
t-il fatalement toute aspiration vers l'idéal? Je rappelle ici, sans
pouvoir la citer, une page fameuse de Lamartine, écrite en
1834, dans une petite dissertation sur Les destinées de la poésie,
où le grand poète, royaliste et chrétien, s'emporte contre Vol-
taire et Bonaparte, les philosophes et les mathématiciens; le
réquisitoire est vif, mais est-il probant?
L'esprit humain reste quelquefois en jachère; souvent aussi,
à de certaines époques, il s'applique exclusivement à tel ou tel
objet, au détriment de tous les autres. Ducis ne voulut plus
composer de tragédies quand il eut vu tant d'Atrées en sabots
courir les rues de Paris; de même, quand l'épopée était en
action dans les champs de Rivoli et d'Austerlitz, elle ne s'écrivit
pas ou s'écrivit mal dans un poème. Trop d'action nuisit alors
à la pensée; à supposer qu'un Homère eût surgi, on ne l'eût pas
écouté : le public n'avait d'oreilles que pour entendre la lecture
des bulletins de larmée. Les gloires militaires de l'Empire ttut
112 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
trouvé plus lard des chantres illustres pour les célébrer; mais,
au moment môme oîi elles parurent, elles étourdirent |)ar des
coups trop forts les cerveaux, au lieu de les animer et de les
féconder. Il en résulta que les poètes, notamment, passèrent à
côté de quelques sources nouvelles de poésie sans les aperce-
voir, comme la renaissance du sentiment religieux, qui inspira
de si belles pages à Chateaubriand, la splendeur de nos victoires,
ou bien encore l'expansion des forces individuelles, émancipées
par la Révolution. D'autre part, certains écrivains sont encore
échauffés par les idées de tolérance ou plutôt d'irrélig-iosité,
d'humanité, de perfectibilité par la philosophie et la science,
jadis brillamment soutenues par Voltaire et les Encyclopé-
distes; ils ont du talent, de la conviction, mais ils ont plus de
solidité que d'éloquence et d'éclat. Voyez, par contre, jusqu'où
vont une M'"" de Staël et un Joseph de Maistre en suivant des
voies divergentes ou diamétralement opposées. Exception faite
de tous ces derniers, disons-le franchement, soit fatigue, crainte,
parti pris, horreur de la nouveauté, contentement de soi-même
ou impuissance, les littérateurs de l'Empire se traînèrent dans
l'imitation et la répétition d'eux-mêmes. Or qu'avaient-ils su
faire, à l'époque de Louis XVI, et qu'allaient-ils faire désor-
mais? Us allaient se fixer, en matière de goût, aux règles, à la
tradition; ils allaient, particulièrement en poésie, respecter les
genres avec leurs formes et leurs procédés constants, s'attacher
surtout à l'expression abstraite des idées, s'interdire la vision
de l'objet en soi, la sensation qui le reproduit dans sa réalité
concrète et colorée, détailh^r les choses beaucoup plus que les
analyser, les décrire à la surface, et, comme conséquence de
tout cela, viser à la correction grammaticale, à l'élégance de la
forme, mais à une élégance apprêtée et comme impersonnelle,
n'employer que des figures usées ou sans relief naturel, et donner
à des idées communes un vêtement banal, étriqué ou flottant.
C'était, en somme, faire peu d'efforts, et c'était, par suite, s'as-
sujettir trop docilement aux exigences du maître, à «|ui, dans
le domaine intellectuel, déplaisait toute originalité.
La société de l'Empire. — Esquissons en quelques traits
le milieu où ces auteurs se produisirent, se complurent et plu-
rent eux-mêmes.
J
LA LITTKRATIUE \)V l'UKMIKll KMl'IllK 11:5
Ah Jove principluin : aii-ilcssns de toutes les tètes et à une
liauteur énorme, se dressait rEuijiereur, (|ui, avant de fain;
des lettres un instrument de règne, ressentait pour elles une
inclination personnelle. Il se faisait lire ou lisait lui-même les
ouvrages importants qui paraissaient : Atala, Les Beautés du
Christianisme, V Allemagne , une tragédie en manuscrit de
M.-J. ('hénier ou de N. Lemercier. Il eut, en d802, l'idée de
réunir à Saint-Cloud des gens de lettres et de susciter entre eux
des controverses littéraires. 11 était, pour son compte, un juge
littéraire prévenu, et il manquait de goût, mais il prenait sou-
vent part aux discussions. II soutenait par exemple, contre Fon-
tanes, la supériorité littéraire du xvni'' siècle sur le xvu'I II pré-
férait Corneille à Racine, parce que l'auteur de Cinna était « un
rusé politique », et il mettait la tragédie bien au-dessus de la
comédie : à ses yeux, Molière n'était qu'un boulTon! Il ne pou-
vait souffrir les jdiilosophes, qu'il appelait des « idéologues ».
En Italien, en homme d'imagination rêveuse qu'il ne cessa
d'être , il lisait Ossian , son auteur favori , et surtout les
romans nouveaux. On le montre adonné à cette lecture à la
veille (les moments les plus décisifs de sa vie, en face de l'en-
nemi, surtout quand son étoile pâlit et qu'approchèrent les
revers. Il aimait aussi beaucoup le théâtre. Soit à la Comédie-
Française, soit à Saint-Gloud, à Fontainebleau, à la Malmaison,
à Erfurth, à Dresde, il se plaisait au jeu de Talma, qui était
alors au pinacle de son talent et de la faveur; mais il soulignait
surtout de son approbation les vers qu'il pouvait appliquer à la
miraculeuse fortune qu'il avait faite. Il imposait le spectacle à
sa cour et ne la délivrait de cette contrainte que lorsqu'il s'en-
dormait pendant la représentation ou que la toile tombait sur
le cinquième acte de la tragédie. En résumé, l'histoire, les
discours politiques ou religieux, la critique littéraire, les pièces
de théâtre, les journaux, la poésie dans tous les genres, il vou-
lait tout voir, tout juger, tout régler, en quelque lieu qu'il fût,
quelles que fussent ses autres occupations. Il se crut un juge
littéraire infaillible, il pensa pouvoir guider les auteurs, leur indi-
quer les sujets à traiter, la voie à suivre. Or, au fond, qu'était-il
lui-même? Un homme de vive intuition, (|ui avait des éclairs
de génie, mais aussi un homme du xvni' siècle qui avait lu Yol-
HlSTOlRE DE LA LANGUE. VU. b
114 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
taire et surtout Rousseau, et, en premier lieu, un iiomme de
g-Quvernement, comme on dit aujourd'hui. La littérature impé-
riale ne pouvait être qu'à l'iniaj^e et suivant les goûts d'un
maître aussi impérieux, et Napoléon P"" n'eut autour de lui que
les écrivains (pi'il pouvait avoir.
Sa cour, composée surtout de soldats parvenus aux hauts
grades et de nombreux survivants de l'ancien régime, était
ignorante et peu curieuse de lettres et de poésie, ou bien elle
s'en tenait aux ritournelles du passé ; c'est pour elle que s'épa-
nouirent les fleurettes de la poésie lég-ère.
A la ville, c'est-à-dire dans Paris, des salons nombreux réu-
nissaient l'élite de la société. Les gens de lettres, les philo-
sophes, les émigrés récemment revenus en France, des oppo-
sants, des esprits conciliants essayant de rattacher le passé au
présent, quelques écrivains d'élite, des femmes célèbres par leur
beauté ou l'élévation de la pensée et du cœur, en faisaient
l'ornement. Comme autrefois, on y parlait de tout, de poli-
tique, de poésie, de littérature, des bruits du jour, des vic-
toires de l'Empereur et aussi des démêlés de la famille impé-
riale. Chateaubriand s'y montrait dans tout l'éclat de sa gloire
naissante. Fontanes, Joubert, M. de Narbonne, Benjamin
Constant, y maintenaient les traditions de l'esprit français.
Ailleurs, l'abbé Delille lisait les fragments de ses poèmes, Denne-
Baron récitait ses poésies, et ainsi, soit chez la rharquise de
Condorcet, soit chez M"® de Beaumont, chez M'"" de Staël, chez
Tyjme gyarj^ cj^ez M"*' d'Houdetot, chez l'abbé Morellet ou chez
M"® Joseph Bonaparte, le culte du passé , la critique ou la
défense des idées nouvelles en religion, en politique, en littéra-
ture, y aiguisaient singulièrement les esprits; mais remarquons
qu'à partir de 1804, les salons furent observés, inquiétés par
un despote ombrageux, et que les dissidents, qui comi)Osaient
notamment celui de M"® Récamier, furent loin d'y avoir leurs
coudées franches. C'était là une tutelle onéreuse ou stérile dont
s'affranciiissaient seuls les écrivains indépendants ; mais il n'est
pas question d'eux ici.
Bien plus bas, était la bourgeoisie parisienne ou provinciale, le
peuple des villes et de la campagne. Les uns et les autres lisaient
surtout des romans, et, par suite, en favorisaient la production.
I
LA LITTKRATUIIE DU PIŒMIEll EMPIKE Ho
Toute cotte soriélé, on somme (jii(»i([U(^ ;issoz iiriior.uitc, ne so
désintéressait pas alpsolnincul des choses de rcspiil; mais (die
n'y attachait qu'une médiocre iin|>ortance, et, en voulant (ju"(dles
servissent surtout à son amusement, elle les rapetissa. LKm-
pereur avait île plus hautes visées, mais, encore une fois,
il serra trop la liridc, et, (\e par sa toute-puissance, sinon j>ar
son absolutisme, s'imposa trop aux g-oùts des auteurs, (jui
s'entendirent trop hien, comme on va le voir, à contenter leur
public.
La Tragédie. — Sous l'Empire, la tragédie fut beaucoup
plus prisée que la comédie : c'était d'ailleurs le goût du maître.
Aimer les pièces classiques, colles de Corneille beaucoup plus
que celles de Racine, celles surtout de Voltaire, et celles que
les auteurs contemporains allaient tailler sur le même patron,
c'était, pour les spectateurs, à la fois suivre leur penchant et
réag-ir contre le théâtre de la Révolution : ils s'ôtaient ainsi des
yeux, par exemple, le Charles IX de M.-J. Chénier, Les 17c-
times cloitrées de Monvel, le Jugement dernier des rois de Sylvain
Maréchal et cette inénarrable J/'"* yl ?i/70< du citoyen Eve Maillot.
Mais si les sans-culottes de la République et les incrovables
du Directoire avaient porté aux traditions et au lang-age clas-
siques de rudes coups, en exigeant que la scène fût un succédané
du club ou de la rue, la tragrédie impériale subit plus que tout
autre genre littéraire le despotisme.de Napoléon. Elle lui dut sa
vog-ue; mais il lui vendit cher ses faveurs. Il visa et réussit à la
diriger dans le sens de sa politique, et, par contre, quand elle
s'en écarta, il fît pleuvoir sur elle les interdictions. Interdite, par
exemple, une pièce sur Henri lY, dont la popularité l'otTusquait!
Interdit, un Bélisaire, à cause d'allusions possibles à Moreau!
Interdits, Les Etals de Blois de Raynouard, après avoir été
joués sur le théâtre de Saint-Cloud, et interdits pour toutes
sortes de mauvaises raisons! Interdit, en 1810, au moment
où Georgfes III d'Angleterre venait de retomber en démence, le
Roi de Cocagne, dont le héros passait pour fou! Les Templiers
de Raynouard déplaisent, parce qu'entre autres torts l'auteur
a eu celui de donner un beau rôle à Philippe le Bel, et que
le meurtrier du duc d'Enghien conçoit de l'ombrage de tout
ce qui rehausse lancienne dynastie! En revanche, V Hector
116 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
(le Liice (le Lancival, pièce militaire, avait tous ses suffrages.
Si Népomucène Lemercier refusait de changer le dénoûment
de son CJiarlemagne et de terminer sa pièce par la scène du
couronnement, M.-J. Ghénier n'hésitait pas à le faire dans son
Cyrus (1804), Bref, la tragédie ne devait aborder aucun sujet
politique, à moins d'entrer dans les vues du maître. Auteurs,
acteurs et spectateurs étaient bridés.
Cependant est-ce seulement pour avoir été ainsi réduite « aux
règles du devoir » que la Muse tragique de l'Empire ne parvint
que rarement à s'élever au-dessus de terre? Sa faiblesse vint-elle
uniquement de son esclavage ou de sa servilité? A notre avis,
elle résulte bien plus encore de ceci, que les auteurs se forgent
de leur œuvre un idéal tout à fait faux ou plutôt ne s'en forment
aucun idéal. Toutes les tragédies de l'Empire se ressemblent :
qui en lit une, les lit toutes; il est donc parfaitement inutile
d'y introduire des divisions. Quel que soit le sujet qu'ils choi-
sissent, les auteurs le coupent et l'ajustent à la mode du jour.
Tout y est convenu, réglé, d'après une formule immuable.
Toutes les pièces sont composées à l'imitation de celles de
Corneille et de Racine, écrites à l'imitation de celles de Vol-
taire, Les auteurs savent admirablement les jeter dans le même
moule, connaissent leur métier, s'entendent en perfection à
atténuer, mesurer, doser, en quelque sorte, les éléments tra-
giques, à ne présenter que des terreurs convenantes et des
catastrophes décentes, et surtout à se retrancher derrière les
maîtres de l'art. C'était plus que de la mesure et de la circons-
pection, c'était de la pusillanimité. Rappelons, à titre de curio-
sité et de document qui a son importance, qu'il y eut, dans leurs
rangs, presque autant d'amateurs que d'hommes de métier.
Beaucoup de ceux qui réussirent à faire jouer leurs pièces étaient,
en même temps, chefs de bureau, employés supérieurs des droits
réunis, anciens secrétaires, professeurs, ingénieurs-hydrogra-
phes, banquiers même, comme Riboutté.
Que devint alors la tragédie entre de pareilles mains? Un pas-
tiche uniforme, où les règles sont soigneusement observées,
dont toutes les parties sont ingénieusement agencées, sans pro-
fondeur, sans pathétique, sans rien de vraiment tragique. Il
s'y rencontre quelquefois de beaux mouvements, des vers
LA LITTERATIIIE DU PUEMII-R EMPIRE 117
éiic'ri;i(|iu'.s el hcui'eu.x ; Ir choix des siijots, ('iii|)nitil(''s parfois
à l'histoiro nalioiialc , nesf |)a.s sans inérilc; mais ,i;<*in''ralo-
iiHMil tout y est cil surface : situations, caractères, passions. Les
récits y prennent la place île l'action, et les pièces se traînent
en une longueur insupportable. De même, le style en est trop
souvent sans relief. Les auteurs sont corrects; mais ils ont
horreur du uîot propre, noient leui- pensée dans de fades locu-
tions et alïectionnent la péri{)hrase. Le A'ers coule réirulier,
monotone, comme un ruisseau d'eau claire : c'est le chant du
cygne de l'alexandrin classique. Ce qui sauva la tragédie
impériale, ce fut l'air im[)0sant, la dignité du maintien, le goût
et le respect des traditions classiques, le souci de la couleur
locale, mais seulement dans le détail érudit de l'antiquité gréco-
romaine, un je ne sais quoi de grandiose, de solennel tout au
moins, qui se conciliait assez bien avec le ton du moment, une
sorte de fraternité qui reliait par là même le théâtre à la pein-
ture, et surtout l'inappréciable avantage d'avoir été interprétée
par Talma, M"'' Georges et M"" Mars.
A l'appui de ces remarques, passons en revue les noms les
plus retentissants et quelques-unes des pièces les plus célèbres
d'alors.
Ducis est l'aîné des auteurs dramatiques de rEm])ire. On a
l'habitude de voir en lui un précurseur, un initiateur, parce
(ju'il essaya d'adapter Shakespeare à la scène française; mais
c'est commettre une étrange méprise. Il ne lit l'auteur anglais
que dans une traduction, et, loin de procéder de lui, il est l'émule
de Sedaine et de Bouilly. Le commencement de son Hamlel
(1769) rappelle la scène des conjurés de Cinna; dans Macbeth
(1784), il tend à faire disparaître l'horreur dont nous saisit
Shakespeare, il corrige Othello (1792) en y introduisant un
dénoùment heureux, et son Ahufàr (1795) est une pastorale
biblique, oii se révèle seulement la bonté d'un cœur ingénu.
Son style est presque toujours d'une incroyable faiblesse, et,
somme toute, celui qu'on aurait été tenté d'appeler le David
de la tragédie s'v place bien au-dessous de M.-.I. Chénier. Ajou-
tons, à sa décharge, qu'il fut le prisonnier et la victime des
conventions, des règles, des scrupules, des procédés de style
usités alors, et qu'il y étouffa un naturel impétueux, un esprit
118 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
orig-inal et le tempérament d'un Ikhiiuk; de métier. Observons
encore qu'en son temps il eut néiinmoinsle renom d'extravag-ant,
de fou anjilomaiie, de faiseur de lours de force, et (jue cette âme
républicaine ne subit de tyrannie que celle de la tradition clas-
sique.
Gabriel Legouvé, sans puiser ses inspirations aux mêmes
sources, se plia de même aux g'oûts de ses contemporains,
La Morl d'Abel (1793) est une sombre pastorale qui ])arut ingé-
nieuse autant que pathétique aux témoins de la Terreur. La
tragédie d'Epic/iaris et Néron (1794) renferme quelques mono-
logues intéressants, des péripéties habilement trouvées, un je
ne sais quoi d'aimable et de féminin que ne comporte guère un
pareil sujet, mais qui eut alors un grand succès. Cela annonce
le Mérite des femmes (1801) et nous donne l'idée d'un auteur
ingénieusement sensible, mais ne nous fait nullement sortir du
cercle ordinaire des tragédies de ce temps.
Le Marins à Minturnes (1791) d'Arnault a plus de relief et sur-
tout de rapidité. La figure de Marins est assez fermement tracée;
mais celle de son fils est terne. Le Gimbre historique n'a
qu'une scène, et la pièce est dépourvue d'intrigue. Lucrèce (1792),
Cincinnatus (1795), ont la nudité et la force du style romain,
usité alors dans la peinture; Blanche et Montcassin , pièce
jouée en 1798 et reprise un peu plus tard, fut une date dans
l'histoire dramatique du Consulat.
Aucune pièce ne remporta pourtant, à cette époque, autant
de succès que Les Templiers de Raynouard (1805). Ce succès,
M.-J. Chénier l'attribuait à la nouveauté d'un sujet emprunté à
nos annales, rompant ainsi avec l'antiquité; mais c'est là une
raison de critique, donnée après coup, et à laquelle ne conduit
pas une étude attentive de la pièce. Au vrai, cette tragédie était
pseudo-cornélienne, comme le coup d'essai de l'auteur, Caton
d'Utique (1794), ou mêmepseudo-voltairienne, avec tirades décla-
matoires, récits et tous les procédés habituels. Elle reproduisait
d'abord la scène de la délibération de Cinna, elle développait
ensuite une thèse historico-religieuse à la façon du Mahomet de
Voltaire, et quelques vers ingénieux et brillants y éclataient
dans une action unie, trop unie même. Cela faisait justement
le compte des spectateurs et excitait leurs applaudissements.
I
LA LITTKUATLUK ])V l'HEMIKIl EMIMUH; 1 1 'J
De tragédie nationale, on y voit h [(ciiic Ir.ice. C'est seulcinciit
en 1810, dans la préface des Ktats de Blois, <|ii(' le iii.iliii j)Iii-
lologuc, soucieux d'attirer l'attention du puldic sur ce qui aiiruil
pu être une nouveauté, écrivait : « Le génie d'intérêt qu'ollrent
les sujets draniati(jues choisis dans l'histoire ancienne est
presque épuisé... Reproduisons sur la scène les grands événe-
ments et les fameuses catastrophes que l'histoire moderne et
surtout nos propres annales offrent à la méditation poétique. »
Cela était en effet hon non seulement à dire, mais à faire;
Raynouard lui-même ne s'éloig-nait guère cependant du maître
en vogue, de Voltaire. C'est même cette préoccupation toute
voltairienne de faire d'une question historique le pivot de
la tragédie qui refroidit la pièce des Tonpliers et la rend peu
supportahle à la lecture, et Napoléon, bon juge cette fois, avait
raison contre le public en observant que l'auteur eût mieux fait
de chercher à émouvoir'.
Népomucène Lemercier a toujours passé, lui. pour un nova-
teur. Or, d'un côté, M. Vauthier-, son dernier appréciateur,
trouve que le fond de son caractère fut la raison sans l'enthou-
siasme; d'autre part, Lemercier commence sa carrière en imi-
tant Eschyle et la termine en refusant obstinément sa voix à
Victor Hugo, candidat à l'Académie française, qui devait l'y rem-
placer. En quoi, dans l'intervalle, eut-il lieu d'innover? A vrai
dire, il est imbu de la tradition classique; quand il s'en sépare, ce
sont boutades d'un esprit fumeux, bizarre autant qu'ingénieux.
Encore n'avons-nous rien à remarquer de tel dans ses tragédies.
Ayamemnon (1797) est une pièce qui a une saveur eschylienne;
mais elle est selon la formule classique. Charlemagne (1816),
qui nous met sous les yeux une conspiration contre l'empereur,
fait mouvoir les ressorts tragiques que l'on connaît. Hernani
ramassa plus tard le poignard d'Astrade-Cinna, un des person-
nages de cette tragédie; mais Lemercier pâlit singulièrement en
face de Victor Hugo. Dans la Démence de Charles ]'I (1820),
il avait bien l'intention de régénérer le théâtre en le rendant
national; mais la vérité historique est trop forte pour lui. Cn
dauphin qui a horreur de verser le sang, un Duchàtel simple-
1. Correspondance, lettre h Fouclié, 31 décembre 1806.
2. Essai sur la vie et les a'uvres de Népomucène Lemercier, thèse, 1886.
120 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
ment féroce, une Ts;i1j(nui faisant uniquement de la politique,
un Charles VI clairvoyant dans sa drmence, un ]ieu de senti-
mentalité brochant sur le tout, ce n'étaient pas là des person-
nages et des éléments tragiques capables de tirer la pièce hors
de l'ornière battue .
Baour-Lormian, de Toulouse, donna, en 4806, Omasis ou
Joseph en Egypte, qui eut du succès. On peut se demander
aujourd'hui comment il en fut ainsi. Mahomet II (1811), du
même, ne réussit j)as, quoique étant une pièce militaire, propre
à plaire au maître. Cette tragédie était racinienne, voltairienne,
et rappelait Andromaque et Mahomet. On y observe de l'habileté
dans l'arrangement des parties et môme quelquefois dans le
style; mais il n'y a pas trace de couleur locale. Cela semble
avoir été écrit A'ite, pour être joué vite et arriver à temps.
h' Hector (1809) de Luce de Lancival, professeur de rhéto-
rique au collège Louis-le-Grand et de poésie latine à la Sor-
bonne, alla aux nues, et Napoléon en récompensa l'auteur par
une pension de 6000 francs. Villemain, qui fut l'élève de ce
professeur, appelle Hector une pièce homérique. Luce sait, il
est vrai, faire une tragédie selon les règles, balancer les pas-
sions, nuancer les situations et les personnages; mais sa pièce
ressemble à une traduction : c'est une page de l'Iliade délayée en
drame. Les vers en sont aisés, sans jamais enfoncer en nous
l'aiguillon. Qu'on en juge par cette tirade d'Hector, qui s'écrie :
Les traîtres! Je descends, infidèle à ma gloire,
Quand tout fuit devant moi, du char de la victoire.
J'enchaîne dans ce cœur, qu'irrite le repos.
L'impétueux désir de combattre un héros
Dont le nom m'importune, et le seul dont ma lance
N'ait point, sous nos remparts, essayé la vaillance.
Ce sont Là les accents de la trompette guerrière; mais elle
n'a qu'une note. Dans le reste <le la pièce, Luce semble conti-
nuer de faire sa classe, sur la scène; les spectateurs assistaient
moins à un drame qu'à une explication d'Homère.
Le Ninus II (1813) de Hi-ifaut eut, comme on le sait, l'aven-
ture la plus extraordinaire. Il s'appelait d'abord Don Sanche;
mais « nos troupes franchis'sant les Pyrénées, il fallut aban-
LA LITTKRÂTURK DU PREMIEIl EMPIRE 121
(loiiiicr un Irri'aiii (Icvcmi li-op î:lissaiil... L'aulrur se n'-fiit^ia cii
Assyrie avec ses héros '. » l^a pirce n'en réussit pas moins, car
elle pouvait iiuliffércmment se passer à Madrid, à Ninivo ou à
]\a[)los. Elle est l'envers d'Athalie. Ninus II est aussi vertueux
(piAtlialie est perverse; Mathan, Abnei-, Joas, s'y apjHdIcnt
Haninisse, Zorbas, Elzire. Il y a là de grandes douleurs, tout le
monde lai-moie, c'est un pathétique de mélodrame, coupé çà et
là par un couplet guerrier de circonstance.
Pour(|uoi parler en outre du Pyrrhus de Le Hoc (18U"j, qui
eut l'honneur d'être interdit, de la Brunehaut (1810) d'Aignan,
qui est toute en récits pleins d'horreur, du Phoclon (1817) de
Royou, de YOreste (1821) de Mély-Janin? Nous retrouvons,
dans ces pièces, les tendances, les défauts et, beaucoup plus
rarement, les qualités signalés chez les coryphées de la tragédie
impériale. Nous ne pouvons que rappeler, en terminant, Jouy,
dont le Tippoo-Saïb est de 1813, mais leSylla de 1824, Yiennet,
dont le Clovis est de 1820, Ancelot, dont le Louis IX est de
1819, Lucien Arnault, dont le Régulus est de 1822, Alexandre
Guiraud, dont Les Machahées, Alex. Soumet, dont la C////em?ies/re
sont de la même année. Ils sont les derniers venus, mais ils
sont la descendance directe des tragiques de l'Empire. Le
romantisme l'interrompt et finalement la remplace.
Le Drame et le Mélodrame. — Entre la tragédie et la
comédie, s'était, au xvm° siècle, introduit le drame bourgeois,
dont Diderot avait rêvé le triomphe dans les siècles futurs. Il
était devenu le drame populaire, entre les mains des drama-
turges de la République et du Directoire. Prose ou vers, il avait
la prétention de se rapprocher de la vie courante, de substituer
à la solennité tragique de princières infortunes des souffrances
plus vulgaires, mais non moins pathétiques. Les moyens qu'il
employait étaient violents, et, dans le milieu le plus plat, écla-
taient des catastrophes. Les partisans de la tradition classique
allaient en rugir de colère, et le critique Geoffroy reprochait
justement au genre nouveau de se fonder, sans s'en douter ou
sans l'avouer, sur le romanesque et la sensiblerie; certains
drames firent pourtant couler de douces larmes, et, après
I. Lcpciiitre. Répertoire dit Théâtre-Français, édit. stéréotypée.
122 LA LITTEIIAÏUIU': DU PREMIER EMPIRE
Ihcnnidoi', le public s'abandomia avec délices, au théâtre, à des
accès de sensibilité. Le maître du g^enre, à cette date, fut
Bouilly, qu'on surnomma « le poète lacrymal », et son chef-
d'œuvre fut CAhhc de rE'pée, qui est de 1795. Il donna quelques
comédies en })rose, au commencement de l'Empire, où il rem-
plaça heureusement la sensiblerie par la bonhomie et une gaîté
aimable. Dans Madame de Sévigné (180o), par exemple, il
essaie de faire revivre une grande dame dans son entourage.
Il y a là une certaine science du théâtre, de l'esprit, des mots,
des tirades comiques; mais c'est surtout pastoral, bonhomme,
florianesque. Le xvu" siècle y revêt le costume des paysanneries
du xvnf . Bouilly est le Debucourt du théâtre.
Alexandre Duval est un tout autre homme, et il est le véri-
table dramaturge du premier Empire. En lui, tout fut inégal :
fortune, caractère, talent; mais sa vie est encore moins agitée
qu'active, et, sans les dissiper, il mit à profit la vivacité et la
fécondité prodigieuse de son imagination. Il est essentiellement
un homme de théâtre, il a l'entente de la scène, il sait nouer
une intrigue, il attrape le naturel du dialogue, il fait habilement
entrer dans ses pièces tout ce qu'il a pu recueillir d'observations
au cours d'une vie aventureuse, il a de la facilité, de l'ingénio-
sité; mais il manque de profondeur : ses types ne sont que
croqués. Notons qu'exactement avec A. Duval le drame n'est
plus ni larmoyant, ni poignant, et qu'en ce sens il se distingue
de la comédie sensible du xvni" siècle, qu'elle s'appelle Méla-
nide, Eugénie ou Paméla, et du mélodrame, proprement dit,
qui fleurit simultanément; qu'il n'est pas plus en germe le
drame romantique, dont le feutre allait s'accommoder de pana-
ches éclatants, qu'il ne fait nullement pressentir les thèses et
les crises sociales duih'ame contemporain, mais qu'il est simple-
ment la représentation de scènes empruntées à la vie quotidienne,
comme détachées sur le vif, qu'il est tout à la fois larmes et
rire, historique à l'occasion (et quelle histoire est la sienne!), et
qu'en fin de compte il est vivant de la réalité des situations ordi-
naires, par l'émotion naturelle qu'elles causent, dans un fourmil-
lement de personnages tout à fait plaisant, au hasard d'une pein-
ture des caractères à peine esquissée, sans aucune couleur locale,
et môme avec une hardiesse qui se joue des anachronismes les
LA LlTTKlJATllRE DU PREMIER EMPIRE 123
[>liis;ui(Iaci(Mix, — le tout i-cinld ilaiis nu sl\ le (jiii, comme le l'ond,
;i (le laisaiice, un air tiadircl, du Irait, do Tù-pi'ojjos, mais i|iii
ressemble étonnamment à la conversation des bourireois d'alors.
Duval, qui cherchait partout le succès, ne reculait même pas,
pour l'attirer à lui, devant les allusions aux événements con-
temporains et aux homnu\s du Jour, et le pouvoir réi;nant lui
faisait l'honneur dinierdire ses pièces, ni phis ni nioins que
les tragédies qui faisaient omhrape.
Il écrivit plus de cinquante pièces, drames ou comédies, car
il alla du drame historique ou prétendu tel cà la comédie de
mœurs, d'intrigue et môme de caractère, avec la pins incroyable
facilité et d'ailleurs beaucoup d'entrain. Il sentit rimj)ortance
de la comédie de mœurs et y visa ; mais il réussit mieux dans
la comédie historique, où il annonce Scribe, la comédie d'in-
trigue et le drame proprement dit. Si son Menuisier de Livonie
(1805), son Charles H ou le Labyrinthe de Woodstock , la
Manie des Grandeurs, la Princesse des Ui^siiis, Edouard en
Ecosse, la Jeunesse de Henri V, le Tyran domestique, maltraité
par Geoffroy, ne se lisent pas aujourd'hui sans ennui, telles
de ses petites pièces, moins ambitieuses, comme Les Tuteurs
vengés (1794), Les Projets de mariaye (1790), Les Héritiers (1796),
ne sont pas sans agrément et ont supporté, dernièrement, sans
trop de désavantage, le feu de la rampe, soit à l'Odéon, soit
même au Théâtre-Français.
Duval ne s'interdit [las l'imitation de ses devanciers, de Beau-
marchais, par exemple, dans Les Projets de mariage, de Brueys
dans/e Tyran domestique; mais sa caractéristique est d'embour-
geoiser le théâtre. Il descend mémo plus bas et met en scène,
dans son Chevalier d'industrie, des aigrefins et des escrocs; il
n'avait plus qu'un pas à faire pour arriver au mélodrame : il
s'en sauve par la verve comique.
En son genre, il a comme contemporains, mais non comme
rivaux : Faur, ancien secrétaire du duc de Richelieu, qui, entre
autres petits actes, a écrit le Confident par hasard (1801), où se
joue l'éternelle histoire du père et du fils rivaux; Julie Mole,
qui accommode au goût du jour Misanthropie et Repentir de
Kotzebue; Caigniez, qui fut surnommé le Racine des boulevards,
Guilbert de Pixérécourt, (|ui (ît jouer plus de cent vingt pièces,
124 LA LITTÉRATURE DU PREMIER EMPIRE
tloiil la plupart sont des mélodrames, dans tous les théâtres
secondaires d'alors '.
Le mélodrame, en elTet, cjui exag-ère et exaspère le drame,
(]ui ne se fonde guère sur Tlustoire mais vit plutôt d'aventures
extraordinaires, lesquelles traversent, déchirent, la banalité des
événements de la vie quotidienne, qui obtient enfin de gros
effets de rire et de larmes, ne date guère que de l'Empire. Il ne
pouvait en être autrement dans un temps où l'on lisait avec fureur
les romans d'Anne Radclillc, <le M""" Cottin, de Ducray-Duminil,
et de leurs imitateurs. La veine était riche et ne devait pas sitôt
se tarir : elle est exploitée avantageusement même de nos jours.
Les Deux Orphelines, Les Deux Gosses^ sortent du même sac,
ainsi que tout le répertoire de Bouchardy, d'Anicet Bourgeois,
de d'Ennery et autres fournisseurs des scènes de l'ancien
« boulevard du crime ».
La Comédie. — La comédie plut beaucoup à une société
qui se fatigua de la solennité de l'alexandrin tragique et fut
amenée, par satiété et esprit d'opposition, à détester ce que
jadis, avec le maître, elle avait adoré, je veux dire la tragédie.
Quatre noms s'y distinguent entre tous les autres : Collin
d'Harleville, Andrieux, Picard et Etienne, et encore les deux
premiers sont-ils plutôt de la fin du xviii" siècle. Dans VLicons-
lanl (1"86), rOptimistQ (1788), Les Châteaux en Espagne (1"89),
le Vieux Céiibalaire (1792), Collin montre un talent aimable,
facile, place le comique dans les situations plutôt que dans les
mots, selon la remarque fort juste de Geoffroy, côtoie, en somme,
la comédie de caractère, mais n'arrive qu'à peindre par le
menu quelques travers innocents et à nous en faire sourire.
Petites intrigues, petites peintures, petits effets, le tout à l'usage
d'une société qui se contentait de peu !
Son ami Andrieux eut tout autant de grâce , de naturel,
d'aisance que lui, avec quelque chose de plus ingénieux et de
[dus fin. Anaximandre (1787) n'est guère qu'un lever de rideau,
mais la mise en scène en est galante. Son chef-d'œuvre, Les
Étourdis (1787) ou le Mort supposé, a beaucoup de gaîté,
1. En 1799, il y avait, à Paris, 23 théâtres et G44 bals; sous l'Empire, le
Théâtre-Français, l'Odéon (1808), Feydeaii, qui était sur remplacement actuel
(le la Bourse, Favart, Louvois, avaient surtout la vogue et les bons acteurs.
LA LITTHHATIRK DU l'ItEMlER EMIMUE 125
quelque peu (rim|)r(''vu, et l'este tVtncièrenu'iil coniicinr. Le vers
est facile, l'expression juste. C'est en tout temps un éléfrant
badinage qui eut beauc(jup de succès; c'est le jtrcinifr essai de
la comédie anecdotique.
Picard et Etienne eurent la bonne idée de faire sortir b;
théâtre comique de la voie étroite, où (>ollin et Andrieux
l'avaient engagé, et d'essayer la peinture des mo'urs de leur
temps. Quand ils se bornèrent à placer leurs comédies dans le
milieu bourgeois et à leur donner pour fond les mille incidents
de la vie ordinaire ou la caricature de quelques travers sans
importance, ils ne furent que médiocrement plaisants. Ce qui
pourrait même nous étonner, sans nous ravir, c'est l'incroyable
sans-gène avec lequel ils font défiler devant nous toutes sortes
de petites g^ens, qui viennent nous conter leurs petites alTaires et
nous initier à leurs petits tracas domestiques, ne s'entretiennent
que de dîners, de visites, des retards de la dilig-ence, de courses
en cabriolet, de mariages qui se font, se défont, se refont avec
la plus grande facilité, marionnettes, dont l'auteur tient à peine
le fil, plutôt que personnages de comédie. Mais oii les pièces se
corsent et deviennent intéressantes, c'est quand elles nous pré-
sentent « le pêle-mêle de la société française, surprise en
pleine débâcle, le désarroi des usages, des sentiments et des
idées, la cohue des audacieux, des fourbes, des parvenus inso-
lents et des intrigants prêts atout.... cette plèbe dorée de laquais
improvisés millionnaires, mais embarrassés de leur métamor-
phose, en un mot, tout un carnaval de Margots et de Gothons
déguisées en grandes dames, mais qui se dénoncent, sans le
savoir, par leur tournure, leurs manières ou leur langage » '.
Le théâtre de Picard a ces deux faces, presque simultanément.
C'est cependant surtout dans la première partie de sa carrière
que cet auteur décrit le monde de son temps, tel que l'avaient
rendu les bouleversements de la Révolution et l'incroyable licence
des mœurs du Directoire. A propos de Médiocre et Rampant
(1"9"), Artaud dira : « Ce tableau, quelle qu'en puisse être la
vérité, nous étonne comme le spectacle des mœurs d'une peuplade
inconnue » ; il était pourtant ressemblant. L'Entrée dans le
1. Morlet, Tableau de la Littérature française, ISOO-lSlo, t. 1. p. 322.
126 LA LITTÉRATURE DU PREMIER EMPIRE
monde (1799), Duhautcours ou le Contrat cV Union (1801), mon-
traient le mélange des ci-devant ruinés et de ces fournisseurs,
de ces agents d'atlaires sans scrupules qui devaient leur fortune
à l'agiotag-e, aux concussions, aux banqueroutes. C'était une
face de l'éternelle question d'argent, entre Turcaret et Mercadet.
Les croquis sont vifs, ce ne sont pourtant que des croquis. Ce
qui dépare ces comédies, à la lecture, c'est la vulgarité du ton et
du style. On ne peut rien imaginer de plus terre-à-terre que cette
prose : c'est la conversation de la lue transportée sur la scène.
Picard fut bientôt forcé, par ordre du pouvoir, de quitter ce
terrain brûlant. Il se confina dans la peinture des sujets domes-
tiques, cadre plus restreint, dans lequel cependant il put faire
évoluer un assez grand nombre d'originaux, tirés des conditions
moyennes. Encore les Mênechmes, le Vieux Co^nédien (1803), la
Noce sans mariage (1805) et bien d'autres pièces sont de ce
genre. Dans le Collatéral ou la Dilir/ence de Joigny, il a l'idée
non seulement de mettre les provinciaux sur la scène, mais de
les y mettre dans leur propre ville. C'est encore plus une bouf-
fonnerie qu'une comédie. C'était l'embryon de la Petite Ville
(1801), le chef-d'œuvre de Picard. Cette agréable comédie est
composée de scènes à tiroirs, et, en quelques endroits, elle touche
à la charge; elle renferme pourtant autre chose que des quipro-
quos et des incidents vulgaires, et elle met spirituellement en
action la page de La Bruyère qui lui sert d'épigraphe et de thème.
La bouffonnerie s'accentue dans Les Provinciaux à Paris (1802),
où la grande ville est représentée comme un coupe-gorge, un
tripot, un antre de filous et de voleurs. C'est un excès dans
lequel se gardera bien de tomber plus tard l'auteur de la
Cagnotte. Monsieur Musard (1803), Les Marionnettes (1806), Les
Ricochets (1807) étaient mieux réussis; Picard y faisait éclater
sa gaîté habituelle, le don de saisir les ridicules, les ressources
infinies d'un homme rompu à son métier : comme tel, il est
directement le devancier de Labiche.
Etienne ne fut pas uniquement un auteur comique comme
Picard; c'est pourtant au théâtre et surtout à une pièce. Les
Deux Gendres, qu'il (kit sa réputation. Quand, venant de la
Haute-Marne, il eut débarqué à Paris en 1196, à l'âge de dix-
huit ans, il commença }»ar donner à des scènes secondaires des
I
LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE 127
pièces très secondairos elles-mêmes, comme /<" R('ve, le Chau-
dronnier homme iCEtal, le Pacha de Surènr, et, |tar là, il ne
fit (jireiivelopper d'un j)eu de malice un iirain de bon sens. Il
haussa le ton dans Les Deux Mères (1802j, la Jeune Femme
colère, Bruei/s et Palaprat (1807), et se montra le successeur
d'Andrieux et de Gollin. Il tourne alors agréablement le vers,
il a de l'esprit, et il côtoie la comédie de caractère. C'est à ce
moment qu'il devient l'objet des faveurs du pouvoir impérial et
est nommé chef de division de la presse au ministère de l'Inté-
rieur. En 1810, le succès éclatant des Deux Gendres, comédie
en cinq actes et en vers, lui ouvre les portes de l'Académie
Française et de la renommée. Dupré, beau-père, indiiiuemont
exclu du domicile de ses deux gendres. Derrière et Dalainville,
pour qui il s'est imprudemment dépouillé de sa fortune, cou-
chera-t il à la belle étoile ou trouvera-t-il ailleurs un lionnête
abri, telle est la fable de la pièce. Elle est aussi vieille que
l'égoïsme et l'ingratitude; mais, après Shakespeare et Piron,
Etienne trouva le moyen de la rajeunir. Les Deux Gendres sont
un mélange assez heureux de la comédie de mœurs et de la
comédie de caractère. Il va là quelques jolies peintures, de la
satire, du trait, un dialogue incisif et toujours agile. Comme
on sait, Etienne paya cher sa victoire; on lui contesta durement
la paternité de sa pièce, et cela donna lieu à une sorte d'émeute
littéraire. Ceux qui en voudront connaître les difTérentes phases
en trouveront l'histoire in extenso dans le sixième volume des
Causeries du Lundi de Sainte-Beuve. Le pouvoir régnant désa-
voua Etienne; suspendre les représentations de la pièce n'était
pas, heureusement, lui enlever ses mérites. L'auteur ne retrouva
jamais cette bonne veine; il semble pourtant que, dans cette
pièce imitée, son bien propre était ce qu'il y avait mis de meil-
leur. Rappelons encore le succès bruyant d'actualité qu'obtint
rLitrigante (1812). La pièce visait l'Empereur, qui, voulant
donner des héritières à ses soldats, désignait les mariages et
méconnaissait les droits du père de famille.
Les autres auteurs comi(|ues ou dramatiques de l'Empire,
fort goûtés de leur temps, sont presque inconnus aujourd'hui .
Citons Riboutté, de Plananl, qui excella dans les livrets d'opéra-
comique, Roger, que son Avocat fit entrer à l'Académie Fran-
128 LA LITTÉRATURE DU PREMIER EMPIRE
çaise, lloffnian, (|ue nous retrouverons parmi les critiques
littéraires, Delricu, Georges Duval, Dumaniant, Mcrcier-Dupaty,
Yves Barré, Radet, Desfontaines, Désaugiers, le gai chanson-
nier, et Gentil, dont l Hôtel Garni (1814) charmales spectateurs,
Et mille autres qu'ici je ne puis faire entrer,
sans compter les vaudevillistes comme Moreau, Rocliette, Bra-
zier, les librettistes d'opéra et les parodistes.
Avant de quitter le théâtre comique, ce serait une injustice
d'omettre Nép. Lemercier. Sa comédie de Plante est sévèrement
jugée par M. Vauthier; elle a pourtant été fort applaudie de son
temps, et nous avouons, à la lecture, avoir été du goût du
public. 11 ne serait pas impossible d'y trouver en germe un genre
brillamment repris de nos jours par ïh. de Banville. Le Frère
et la Sœur jumeaux (1816) manquent de jeunesse et de gaîté;
mais Pinlo (1800) et Christoplie Colomb (1809) sont tout autre
chose. Ce sont deux comédies historiques qui mêlent la tra-
gédie et la comédie et annoncent un genre nouveau : le drame
romantique. Il occupera victorieusement la scène pendant qua-
rante ans. Alors les Alex. Duval, les Picard, les Etienne, les
Lemercier, auront vécu, et, pour qu'ils revoient un instant la
rampe, il faudra que «l'ingénieux conférenciers' procèdent véri-
tablement à leur exhumation et remettent sous les yeux d'un
public complaisant ces vieux représentants de la gaîté française.
La Poésie épique. — C'est remuer des cendres encore plus
froides que de passer la revue des }»oètes épiques, officiels et
didactiques de l'Empire.
On comprend que la poésie épique ait tenté les màche-laurier
d'alors : ils pensaient emboîter le pas à l'auteur de la Henriade
et retrouver aisément l'inspiration héroïque dans un temps fertile
en héros. L'héroïsme était dans l'air, comment ne pas espérer le
fixer dans une épopée? C'était aussi couper court aux irrévérences
de la poésie légère et faire grand. Pour y arriver, ces Homères
d'un jour crurent qu'il leur suffisait d'imiter les Anciens et
d'employer les procédés habituels de l'épopée. Tout en ayant le
Tjon goût de proscrire les machines et de ramener l'action aux
I. Voir Revue des cours et conférence?, 1896.
LA LlTTl-RATURK DU PIlEMIEIl EMPIRE 129
j)ro[)oi"liuiis (le riiuiiiaiiilé, ils iicnranlrrcnt «juc des poèmes
froids, plats, prolixes, à peine relevés ])ar les grâces du détail.
\j Achille à Scxjros de Lure de Lancival n'est qu'un élégant
pastiche de ({uelques chants de l'Enéide. Le Charlemagne à
Pavie de Millevoye est un lanientahle avortement, et le même
héros ne réussit pas mieux à trois autres poètes : Théveneau, le
prince Lucien et le V'd'Arlincourt. Ni Héro et Léandre de Denne-
lîaron, ni la France délivrée de Tardieu de Saint-Michel, ni le
Philippe-Ai(r/ liste de Parseval-Grandmaison , ni la Bataille de
Ilastings de Dorion, en six chants, ni Les Helcétiens de Phili-
hert Masson, ni Les Rose-Croix de Parny, ni la Philippide, en
IGOOO vers, de Viennet, ni Rosamonde, la Mallèide , la Davi-
déide de Brifaut, ni même La Grèce sauvée de Fontanes, ne
s'élèvent au-dessus de cette médiocrité. Dans Les Chevaliers de
la Table Ronde (1812), Amadis de Gaule (1813), Roland (1814),
en tout 50 000 vers, Greuzé de Lesser veut réhabiliter le moyen
àg-e; mais son petit vers facile et sautillant se recommande
plutôt de l'xVrioste, des contes de Voltaire ou même de Gresset
que des Chansons de geste. C'est l'expression littéraire du
genre appelé troubadour. N. Lemercier sacrifia, lui aussi, au
goût de l'épopée. Sa Mérovéide (1818) est amusante; mais il a le
tort d'y tourner en ridicule sainte Geneviève. Les Ages français,
en octosyllabiques, sont un abrégé assez alerte de l'histoire de
France. L" Atlantiade , en six chants, troisième partie d'un cycle
qui comprend Homère, Alexandre (1800) et Moïse (1823), en
décrivant la submersion de l'île Atlantide, est étrange, pénible-
ment martelée, mais ingénieuse. La Panhypocrisiade, comédie
épique oiî les grands hommes hypocrites du xvi^ siècle sont
démasqués, renferme certaines parties étincelantes de verve;
d'autres, au contraire, semblent les visions d'un halluciné.
Malgré les disparates, c'est autrement puissant que le Folli-
culus de Luce de Lancival, qui, là encore, en daubant Geotïroy,
imite Voltaire dans ses diatribes contre Desfontaines et Fréron.
Luce n'en fut pas moins, soit dit en terminant, le plus couronné,
le plus choyé, le mieux rente des beaux esprits de son temps.
La Poésie officielle. — Dramatique ou épique, la poésie
songeait indirectement à plaire au maître tout-puissant; directe-
ment, elle ne manqua aucune occasion de chanter sa gloire, la
Histoire de la langue. VII. 'J
130 LA LITTÉRATURE DU PREMIER EMPIRE
magnificence île ses fêtes et tous les bonheurs que lui prodi-
guait la Fortune.
L'art a peu de place dans ces compositions faites, pour ainsi
dire, sur commande, suscitées [)ar le besoin du moment, non i)ar
l'inspiration. M.-J. Chénier écrivit [)lusieurs odes et commença
même un poème épique à la gloire du Premier Consul. Il s'en
est excusé en ces termes :
Crédule, j'ai longtemps célébré ses conquêtes,
Au forum, au sénat, dans nos jeux, dans nos fêtes;
Je proclamais son nom, je vantais ses exploits,
Quand ses lauriers soumis se courbaient sous nos lois.
Il ne trouva la [)oésie que dans une rétractation, la belle
élégie de la Promenade. Les chants d'hyménée, les odes, les
dithyrambes, les cantates, sont les formes qu'employèrent alors
de préférence les poètes. A l'occasion du mariage de l'Empe-
reur avec Marie-Louise, les colonnes du Mercure débordèrent
d'hommages lyriques : Michaud, le chevalier Fourcy, Tissot,
Campenon, font fuuier l'encens dans leurs vers. Mais tout y est
vieillot, car les auteurs n'ont sorti pour la circonstance que les
oripeaux fanés de la poésie. Quand le roi de Rome fut à naître
et fut né, ce fut pis. N. Lemaire avait célébré en vers latins la
grossesse de l'impératrice. 12 730 candidats se disputèrent cin-
quante prix proposés pour ce sujet. 1300 concurrents entrè-
rent dans la lice pour célébrer Napoléon II; mais celui qui
devait un jour elTacer par un chef-d'œuvre toutes ces composi-
tions officielles n'était encore qu'un enfant lui-même, j'ai
nommé V. Hugo. Toute cette poésie était stérile et orgueilleuse,
et la mesquine industrie du métier ne suppléait pas à l'indi-
gence du fond et de l'inspiration.
La Poésie légère. — Quand, au contraire, la poésie du
jour fut sans ambition, simple ou malicieuse, elle produisit de
charmants effets, aux mains de versificateurs habiles et spiri-
tuels. Les plus jolis spécimens de la poésie de l'Empire sont
peut-être quelques petites pièces deDucis, quelques contes d'An-
drieux, de Deguerle, de Pons, de Legouvé, les fables d'Arnault
et de François de Neufchàteau, quelques épigrammes acérées
d'Ecouchard-Lebrun, de M.-J. Chénier, ou môme de Baour-
Lormian, qui, au moins une fois, eut de l'esprit, contre Lebrun.
LA LITTÉRATURE DU PREMIER EMPIRE 131
(j'est discret, fin ou délicieusenicnl cruel. I^cs .nilciirs ne scii-
taioiit jihis l;i fcrule du niaîlrc, ils u'avaictil plus ù coinidcr avec
Marel, Fouché ou Cambacérès; avec la liberté, ils retrouvaient
les accents naturels de leur voix et l'emploi de leurs inovens :
Les serins chantaient dans les cages. (M.-J. Cliénier.)
La Poésie didactique. — En abordant la poésie didactique,
que Ion plaçait bien au-dessus de ces binettes, nous tou(dions
du doiet les mérites comme aussi la faiblesse native de la poésie
impériale. Par le genre même qu'ils traitaient, les poètes
n'avaient pas à redouter la censure officielle. Libres, ils pouvaient
prendre l'essor : ce sont les ailes qui leur ont manqué. On sait
exactement aujourd'hui combien le genre « doctrinal » fleurit
au moyen âge et comme les Français n'ont jamais cessé de le
cultiver; mais c'est surtout l'exemple de Boileau et le succès
inouï qu'avait obtenu VArt poétique, c'est encore la vogue éton-
nante qu'eut la traduction des Géorgiques de Delille (11G9), qui
précipitèrent les poètes dans cette voie. L'esprit scientifique
du xvnf siècle les amenait d'ailleurs par l'analyse à la descrip-
tion, qui en est l'apparence; d'autre part, le goût et l'étude de
la nature, l'influence de Buffon et de Rousseau, devaient susciter
des Virgiles. Or ce qu'avait eu le maître latin, ce qu'avait eu
J.-J. Rousseau et ce que n'eurent pas ces aveugles imitateurs,
c'est justement le sentiment de la nature, c'est une sensibilité
passionnée, qui échaulTe la pensée et le verbe lui-même, et qui
est la condition essentielle de la vraie poésie. Trop fidèles aux
habitudes reçues, ils sont sensibles, comme on l'était au temps
de Louis XVI, mais ils ont moins de sensibilité cpie de sen-
siblerie. Ils cherchent à plaire beaucoup plus qu'à traiter leur
sujet avec grandeur et énergie, et ils n'arrivent alors qu'aux
grâces mièvres d'une description superficielle, aux tirades pom-
peuses, aux vers ronflants et vides, aux traits d'esprit. Ils
rappellent tous la manière ou de Saint-Lambert ou de Delille.
Ils visent beaucoup moins à enseigner qu'à décrire. Une telle
poésie n'exigeait que des efforts mécaniques auxquels suffisaient
un peu d'habileté de main et la pratique du vers. Il n'y a guère
autre chose dans la Luciniade ou Art des accouchements de
Lacombe (1"92), dans la Maison des champs de Campenon, la
132 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
Navigation (rEsménard, qu'estimait Napoléon, le Printemps cfnn
proscrit (1803) de Micliaiul, Les Plantes et la Forêt de Fontaine-
bleau du P. Castcl, la Sphère de Ricard, f Astronomie de Gudin,
la Gastronomie de Berchoux . M'"" de Staël condamne, sans
trop de sévérité pourtant, cette virtuosité poétique s'exerçant
sur d'aussi maigres sujets : « Traduire en vers, dit-elle, ce qui
était fait pour rester en prose, exprimer en dix syllabes, comme
Pope, les jeux de cartes et leurs moindres détails, ou, comme
les derniers poèmes qui ont passé chez nous, le trictrac, les
échecs, la chimie, c'est un tour de passe-passe en fait de
paroles, c'est composer, avec des mots, comme avec les notes,
des sonates sous le nom de poèmes*. » Le Dernier homme de
Grainville (1805) serait peut-être sorti de ce cadre étroit; mais
le malheureux auteur n'eut pas le temps de donner une forme
définitive à l'esquisse du poème en prose qu'il avait publiée.
L'ahbé Jacques Delille fut le maître incontesté du genre didac-
tique, il fit école et doit être rendu responsable de ce débor-
dement de poésie et de toute la préciosité dont elle fut pleine.
Dans Les Jardins, en quatre chants, dans l'Homme des Cliamps,
en quatre chants, dans Vlmagination, en huit chants (1785-1794),
dans Les Trois Règnes, en huit chants, dans la Conversation,
en trois chants, il donne le funeste exemple d'une versification
facile, fluide, capable de se répandre sur tous les sujets. Il eut,
comme Ronsard, des annotateurs, qui se chargèrent de faire
voir au public les beautés de ses poèmes. Il n'était pas d'ailleurs
sans mérite. Il est du xvni" siècle pour la légèreté, la grâce, la
mièvrerie de l'esprit, car il a de l'esprit. Tout le charme de la
poésie est pour lui dans une forme spirituelle, fine, quintes-
senciée. La périphrase jolie, l'allusion ingénieuse, discrète ou
môme libertine, le vers coulant, bien attifé, voilà son triomphe.
Il décrit, il décrit, il décrit, comme l'abbé Trublet compilait. Il
décrit surtout à coups de verbes, gradués, dosés goutte à goutte,
comme une liqueur. Est-il quelque chose de plus gentillet que
cette description en action du cornet à dés :
Dans le cornet fatal le dcz a retenti :
Il s'agite, il prélude, il sort, il est sorti .
1. L'Allemagne : De la poésie on 1800.
LA LITTEIlATUllE ]JU PREMIER EMPIRE lU:}
Cuiicou, ail, 11' voilà! Qui ne connaît le Coin du feu, dans le
premiei' clianl des Trois liêtjites'! On a moins i'el<'nn, dans le
chant 111 <lu môme poème, l'épisode de Danion et de Musidorc,
surjirise au bain. Ce serait leste, si c'était moins innocent. L'àme
de Delille, a-t-on dit, avait toujours quinze ans. Avec quelle
fausse élégance de termes abstraits il nous trace, dans la Con-
versation, le portrait de M"® Geofirin et de son cercle! 11 ]»avail
d'une monnaie qui avait cours partout les succès de salon (ju'il
avait remportés. Le traducteur des Géovyiques, de VEncide, du
Paradis ])erdu en douze livres, ne se connaissait alors point
d'égal. Et pourtant, comme l'a remarqué Sainte-Beuve, sa poésie
était de la poésie jésuitique : « Il succédait, à Amiens, à ces
jésuites dont il allait introduire en français les procédés de vers
latins et tant de descriptions fort ingénieuses... Il y a du père
Sautel dans Delille'. » J'ajouterai, et du Voiture aussi. Rivarol
disait de Delille : « Il fait un sort à chaque vers, et il néglige
la fortune du poème. » C'était là son moindre défaut. Rappelons,
pour en finir avec lui, qu'entouré d'un monde plutôt rovaliste,
il resta en dehors de la faveur impériale. Sa poésie était d'ailleurs
inoffensive ; on ne voit pas ce qu'elle eût perdu à être officielle.
La Poésie élégiaque. — Entre Delille et Lamartine se
placent quelques noms, qui furent alors célèbres, mais dont la
postérité se souvient à peine. A propos de l'un d'eux, Denne-
Baron, Sainte-Beuve' écrivait jadis qu'un printemps poétique
nouveau se préparait alors dans cette société. Or ce printemps
n'a guère été qu'un pâle automne. Denne-Baron lui-même a
quebjue grâce; mais c'est mièvre et suranné. C'est un Ronsard
de pendule, ou, à cause d'une sorte d'imitation de l'antiquité,
un André Chénier enrubanné de bandelettes grecques. Il ne
traduit pas Properce, il l'abrège, il l'élude, pour ainsi dire, et
l'accommode au goût du jour. Et cependant il n'était pas seul
à traiter ainsi les Anciens! Jamais on ne les a plus traduits
qu'à cette époque; mais ni Delongchamps, ni Guéroult, ni
même Daru, ne les rendirent dans leur intégrité. Ce n'était pas
antique, c'était vieux : cruelle méprise! Tous les poètes d'alors
la commirent. Ils crurent suivre les traces des maîtres latins
1. Portraits littéraires, t. II, p. 70.
2. Causeries du lundi, t. X, p. 387.
134 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
OU grecs; mais de rantiquité, ils no tirèrent qu'une mythologie
vieillotte et ne firent que du vieux-neuf. Sceptiques, épicuriens,
voltairiens, ils n'eurent pas le culte du beau, du vrai, du réel.
Ils sont galants, erotiques, libertins, ou vaguement rêveurs à la
façon de Young-, sans passion, sans amour, sans fantaisie. Rien
ne les touche, ne les pénètre, ne leur arrache un cri de bonheur
ou de souffrance. Ils se confinent dans les petits sujets. S'ils
prennent la plume ou, comme ils disent, la lyre, les plus vigou-
reux, les plus personnels d'entre eux, s'alïadissent dans le joli,
le convenu et une froide élégance du détail.
Legouvé fut un poète ingénieux, aisé; mais il n'y eut en lui,
non plus, rien de nouveau ni de printanier. Luce de Lancival
rimant une Epître à Clarisse sur les dangers de la coquetterie,
c'est Ju|)iter qui donne des conseils de toilette à Venus : un
bâton de cosmétique lui sert de foudre. Ce professeur de rhéto-
rique, à la fois enjoué et magniloquent, grandit tout ce qu'il
touche.
Baour-Lormian obtint un grand succès, en 1801, en traduisant
en vers les Poésies d'Ossian; aucun poète ne fait pourtant plus
penser à ce prometteur d'Horace qui ouvre démesurément la
bouche pour n'en rien laisser sortir : son élégance pompeuse
est sonore et vide ^
En 1838, F'ontanes est, aux yeux de Sainte-Beuve-, un Racine,
un Horace, un André Ghénier, un Lucrèce, un du Perron,
un Racan, un Maynard, que sais-je encore? et surtout il n'est
pas un poète de l'Empire; dix ans plus tard^, le critique lui
retire d'un coup de griffe ce qu'il lui aAait jadis donné à
pleines mains, et Fontanes n'est plus qu'un poète timide. C'est
ce dernier mot qui est le vrai; de plus, Fontanes est, comme
pas un, un poète de l'Empire. Il a dit, en face de la Seine :
Mon vers coulera plus facile
Que les flots purs de ce canal.
1. C'est peut-être le seul poète de l'Empire pour qui Sainte-Beuve se montre
dur. Il dit : « Les vers de Baour sont gros et gras; mais ils sont sans muscles
et surtout sans nerfs... Pour Baour, que j'ai personnellement connu... c'était un
eunuque de la poésie; de beaux sons, de l'iiarmonie, mais un vide complet. »
2. Portraits littéraires, t. H.
3. Chateaubriand et son groupe littéraire, t. II, p. ll'J.
LA LITTERATURE DU PRK.MIER HMPIRE 135
Il a LMi cITd i\e la facilité, do l'élég-ancc, mais aussi une
sobriété qui est de la liniiilité. D'autre part, en ajjpelaiit la Seine
un canal, il montre (ju'il fuit le mot propre. Presque parloul, il
reclicrche la }>ériphrase, emploie les vieilles lig-ures de rhéto-
rique, retient toujours son élan et reste à mi-chemin de la
poésie. Je le comparerais volontiers à Chaulieu et à Parny.
Il les rappelle par une galanterie spirituelle, une sensualité
épicurienne; mais il reste à mi-chemin de la passion et môme
de la volujtté. Le sentiment reliiiieux, tout admirateur et ami
qu'il fût de Chateaubriand, le spectacle de la nature, quoiqu'on
de certains endroits il semble se rapprocher des descriptifs
anglais et qu'il ait tenté la poésie philosophique dans son Essai
sur riiomme, traduit de Pope, et dans son Essai sw?" V Astro-
nomie, ne l'ont pas fait sortir de sa manière habituelle. Il
n'adopta pas Delille, dit Sainte-Beuve; il n'adopta pas plus
Lamartine : ce fut, pour l'homme de goût qu'il était, une faute
de goût irréparable.
Chênedollé, son ami, eut le malheur de publier après l'apjta-
rition des Méditations des vers composés auparavant : il sembla
un attardé, alors qu'il avait eu le pressentiment dune poésie
puisée à de nouvelles sources. Son poème, le Génie de lliomme,
a quelques beaux mouvements et des vers bien frappés ; mais
il est trop souvent tendu et monotone. Ses Études poétiques ont
plus de moelleux et d'abandon; mais c'est de la poésie d'inté-
rieur. Le poète s'est comparé lui-même à Girodet; or, Girodet
est le reflet de Prudhon, et Chênedollé n'est qu'un clair de lune
dans le voisinage de Lamartine.
Millevoye est aussi un oublié; mais son succès a été de bien
plus longue durée. Delille fut un poète de métier, un ouvrier
de poésie; Millevoye fut le poète mondain qui rime par accès,
à ses heures, amant infidèle d'une Muse qui ne lui en gardait
pas rancune, sorte d'Alfred de Musset au petit pied. C'est
Sainte-Beuve qui explique le mieux le sens de cette poésie
mondaine, à propos des romances qui faisaient fureur dans les
salons de l'Empire : « J'appris combien, un moment du moins,
pour les sensibles et les amants d'alors, tout cela avait vécu,
combien pour de jeunes cœurs, aujourd'hui éteints et refroidis,
cette légère poésie avait été une fois une musique de l'àme, et
136 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
comment on avait usé do ces chants aussi j)our charmer ci
aimer'. » Cependant Millevoyc n'était qu'un épicurien-]>oète; la
passion vraie n'était point en lui. Il ])eut donner à ses lecteurs
et à ses lectrices l'illusion d'être un cœur blessé, malade, « un
Narcisse qui s'écoule en eau par amour » ; mais
Celte voix du cœur qui seule au cœur arrive,
il ne la parla jamais. Il ne pleure pas, il ])leurniche.
Poète heureux des concours académiques, il ne fut long-temps
que l'émule inférieur de Delille; mais il écrivit la Chute des
feuilles, qui marque un moment dans l'histoire de la poésie
française : ce fut son Lac, sa Nuit cV Octobre, son Vase brisé.
Il trouva l'expression la plus parfaite pour rendre un senti-
ment de convention qui était la mode du jour, la mélancolie
du poitrinaire. Comme ces peintres qui refont plusieurs fois le
même tableau, il reprit sa Chute en détail et donna la menue
monnaie de sa pièce d'or. A un bosquet est le développement du
troisième vers de la Chute. Un peu d'amour, un peu de tristesse,
quelques ressouvenirs d'antiquité, beaucoup d'imitations, notam-
ment d'André Chénier, qu'il pille sans vergogne, voilà ce que
je rencontre dans ses principales poésies : le Retour, la Soirée,
le Déguiseinent, le Poète mourant, Danaé, Homère mendiant,
r Arabe au tombeau de son coursier, Epître à mon dernier écn,
qui est un écho de Sedaine. Reconnaissons qu'il se trouve aussi
un premier rayon de romantisme héroïque et chrétien dans le
Beau Lys, et nous avons tout, vraiment tout ce que pouvait don-
ner la poésie impériale. Elle ne faisait guère présager la poésie
romantique, aussi bien pour l'inspiration que pour la langue.
En effet, aucun de ses représentants ne sortit de ce que les
versificateurs du xvni" siècle considérèrent comme la langue
poétique, aucun d'eux n'usa de l'expression concrète, qu'elle
tînt dans un mot ou dans une locution, aucun n'eut à son
service le verbe sonore, l'image éclatante, ni surtout le goût
et la science du rythme. Ce devait être la conquête des poètes
romantiques, dont les débuts se sentirent encore de la poésie
impériale, mais qui heureusement ne s'y tinrent pas.
1. Portmils litlëraires, (. I. j). 120.
LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE 137
Les Prosateurs de l'Empire. — (Judi iiu'il en snil, sous
l'Empire, les poètes furent supérieurs aux é(M'ivaiiis en prose,
toujours exception faite de Chateauluiand, do M""" de Slai'd cl
de quelques autres du même camp.
Il est facile, en effet, de séparer en deux courants les prosa-
teurs de cette époque. Il y a, d'un cùté, les [)récurseurs, les
initiateurs d'idées et de formes nouvelles, qui sont des rebelles
au pouvoir : de l'autre, il y a ceux qui s'attachent au passé et
sont sous la dépendance du maître. De ces derniers, dont nous
avons seulement à nous occuper, les uns, comme les roman-
ciers, sont les humbles disciples du xviii' siècle et [larticuliè-
rement de J.-J. Rousseau; les autres, comme les critiques,
exècrent Voltaire et J.-J. Rousseau et ne jurent que par le
xvn" siècle et les Anciens. Ils sont, en ce sens, bien plus intran-
sigeants que les poètes qu'ils jugent. Journalistes, critiques,
orateurs, historiens, sont dans la main de Napoléon; mais ils
vont plus loin que lui dans leur aversion pour le x\uf siècle.
Il écrivait en effet à Fouché ' à propos du Journal de V Empire
et du Mercure : « Ces deux journaux affectent la religion jusqu'à
la cagoterie. Au lieu de réprimer les excès du système exclusif
de quelques philosophes, ils attaquent la philosophie et les
connaissances humaines. Au lieu de contenir par une saine
critique les producteurs de ce siècle, ils les découragent, les
déprécient et les avilissent. Tout cela ne peut aller ainsi. » C'est
donc encore plus par goût que par nécessité qu'ils tournent le
dos aux nouveautés et s'enferment eux-mêmes dans leur propre
prison, je veux dire l'imitation, le culte aveugle du passé. C'est
ainsi que Chateaubriand et M"" de Staël sont non seulement
des dissidents, mais encore des isolés. Ils sont longtemps même
méconnus, car d'ailleurs Napoléon ne néglige rien pour leur
barrer toute influence sur la pensée française.
Napoléon I' homme de lettres. — Par contre, il cher-
cha, comme nous l'avons déjà dit, à lui donner le branle; il
n'y réussit pas. Il est tout au moins piquant de noter ici quel
homme de lettres a été ce prodigieux esprit, qui a pu prétendre
à toutes les gloires.
1. De Varsovie, li janvier 1807.
138 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
Les 0j)uscules do lu pi'omièrc heuro peuvent être passés sous
silence ; Bonaparte s'y montre le disciple de Rousseau. Le Souper
de Beaucaire, dialogue, publié en 1793, entre un militaire, un
Nîmois, un Marseillais et un fabricant de Montpellier, oii il tente
de démontrer aux fédérés du Midi la folie de l'insurrection et
fait Fapologie discrète de la Convention, est déjà de YécrUure :
c'est à la fois l'œuvre d'un soldat et d'un publiciste; mais ce
n'est qu'une ébauche, un début. Dans ses proclamations, ses
bulletins, ses notes aux officiers, aux représentants, aux princes
d'ici et de là, et dans sa volumineuse correspondance, il ne nous
apparaît pas comme le 'premier écrivain de son temps, selon
l'expression de Thiej's rnppelée com[daisamment par Sainte-
Beuve; mais il a une forme qui est à lui et qui parfois est
saisissante. Par-dessus une rhétorique, directement empruntée
aux harangues de Tite Live, et une tendance naturelle à la
déclamation, il a trouvé, d'une part, des images pittoresques,
oià se condense plus qu'elle ne s'étale une forte conception du
sujet, d'autre part, une phrase concise, ramassée, expressive,
quelque peu sèche et tendue, comme il sied à un maître qui
n'a pas de temps à perdre, veut être entendu et obéi. Tout cela
est voulu, encore plus que cherché. En revanche, ce n'est pas
sous de tels traits qu'apparaissent en lui l'historien et le cri-
tique littéraire : ici, il compose et se compose pour la postérité,
et, malgré des parties fort brillantes, il n'est ni assez exact, ni assez
précis'. C'était là une besogne qui revenait aux gens du métier.
Le Roman. — 11 aimait les romans à la folie, sa vie est un
roman, il est parfois lui-même un héros de roman, et la pro-
duction des romans fut, de son temps, extraordinairement
féconde. Il ne faut songer ni à René^ ni à Corinne, ni à Adolphe,
ni même à Delphine, lorsqu'on veut lire quelques pages des
romans de l'Empire. On serait en effet cruellement déçu si l'on
espérait y rencontrer une étude de mœurs, une analyse psycho-
logique ou de brillantes descriptions de la nature extérieure.
1. Il n'ost ]).'is l'acilc de dénirler re iiiii lui .nupartienl en propre dans les
Mémoires que, de Sainte-Hélène, il a dictés à Las (^ascs, à Montholon et à Goiir-
t,'aud. Le général Montholon écrit : « Napoléon ne niellait pas une grande
im|)ortance à son style ", et il le prouve par les Mémoires qu'il rapporte; mais
f(i\\\ du général Gourgaud ont une forme bien supérieure. 11 semble qu'à cette
date Napoléon a soigné ])liitr)t l'idée el l'exiiression isolée que la phrase, dans
la rapidité inouïe de su dictée.
I
LA L1TT1':UATURE DU PREMIKK KMlMIiE 139
Ces rom.iiis sont iiiiicuMMiicnl romanesques, c'esl-à-dirc (|iie
tout V est eu dehors de la réalilt-, ([iie tout s'y passr d.ius nue
atmosphère nuageuse, où se meuvent des l'antùmes exsangues,
(icvreux, aux [trises avec des ol)stacles insurmontahles, (|u'ils
finissent toujours par surmonter. N'y cherchez, en général, ni
la vraisemhlance, ni aucune couleur locale, ni la vérité des
sentiments et des caractères. Ces histoires interminahles étaient,
ce semhle, des lectures pour adolescents ou jeunes femmes sen-
sibles; elles eurent une vogue prodigieuse.
Ce sont surtout des femmes qui les écrivirent. Citons d'abord
M'"" Cottin. Tout, dans ses romans, est artifice et convention;
tout y est aussi d'une sensibilité entlammée et quelque peu vul-
gaire. On a pourtant reproché justement à l'auteur d'être parfois
maniérée et de rechercher les scènes à efTet. M'"" de Montoiieu,
née à Lausanne, traduit, dans le même temps, ou imite de l'alle-
mand Caroline de Lichtfield (1780), le Robinson suisse et plus de
trente volumes d'histoires, de nouvelles, mêlées de romances
sentimentales et chevaleresques. Accordons une mention spé-
ciale à M"^ de Genlis, dont la vie elle-même fut un roman, et
qui, gouvernante des enfants du duc d'Orléans, en 1"7", com-
posa des romans d'éducation : le Théâtre d" éducation (1"~9),
Les Veillées du Château, Adèle et Théodore (1782-84). On y
remarque quelques fines observations et l'entente des caractères,
mais trop de recherche et de sensiblerie. Après 1800, pensionnée
par l'Empereur, elle lâcha la bride à sa plume et écrivit une
foule de récits romanesques, dont le plus célèbre fut Mademoi-
selle de Clermont (1802). Elle a laissé des Mémoires, qui, a-t-on
dit, sont peut-être encore le moins sincère de ses romans. M"* de
Charrière est plus près de la vérité, dans les Lettres Neufchâte-
loises, dans Caliste ou Lettres écrites de Lausanne (1786) et dans
de nombreux opuscules ou romans. Son meilleur ouvrage est
peut-être Benjamin-Constant, qui l'appelait sa marraine. Elle
fut aussi l'amie de M"' de Staël. C'est à Coppet que nous ren-
controns de même M'"" de Krudner, qui, dans Valérie (1804),
idéalisa, non sans délicatesse, mais souvent avec une vague
sentimentalité, une aventure dont elle avait été l'héroïne, bien
avant de tourner vers l'illuminisme et d'en olTrir la folie, aux
côtés d'Alexandre de Russie, au front des troupes alliées proster-
140 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
nées '. Avec M"" de Souza, comtesse de Flahaut, nous revenons
au romande salon, blanc, bleu ou rose, comme la ceinture d'une
jeune ingénue de l'Empire. Adèle de Sénanges (1794), Charles
et Marie (1801) nous ramènent aux bergeries de la fin du
xvni'' siècle. M"*^ de Rémusat, dont les Mémoires sur la cour
impériale sont égayés par de si piquantes révélations, a écrit
aussi plusieurs romans, dont un, Charles et Claire, ne manque pas
d'intérêt. M""'^ de Duras, Pauline de Meulan, M"'" Sophie Gay,
donnèrent aussi des nouvelles et des romans; mais aucune de
ces femmes de cœur et de talent n'eut la vogue de Ducray-Du-
minil et de son frère. ]'ictor ou V Enfant de la foret, Alexis on
la Maisoiinette dans les bois, Emma ou V Enfant du malheur, et
cent autres de même sorte furent dans toutes les mains. C'est
un délayage de J.-J. Rousseau qui s'étend sur les aventures les
plus abracadabrantes : enlèvements, maisons enchantées, rapts,
exploits de brigands, rencontres et reconnaissances les plus
inattendues, aventures ordinaires ou extraordinaires, qui se
heurtent, s'entre-choquent comme dans un cauchemar. Guilbert
de Pixérécourt et Pigault-Lebrun n'obtinrent pas moins de
succès par les mêmes moyens. Ce dernier est plus libertin que
sensible, mais il a de la gaieté et de l'observation : il eut
comme successeur Paul de Kock. Très différent de tous ces
romanciers est Xavier de Maistre, qui, dans cinq opuscules ou
nouvelles bien connus, a de la simplicité, de la délicatesse, de
l'émotion même, sans sortir d'un genre tempéré. Il fait bonne
figure, dans notre siècle, parmi les officiers qui se sont habile-
ment attaqués au roman.
Voilà, sous l'Empire, les principaux représentants d'un genre
littéraire qui devait incontinent fleurir et arriver à une si haute
fortune.
L'Histoire. — Il fut plus difficile d'écrire l'histoire que le
roman, sous Napoléon; ce ne fut cependant pas impossible. On
comprend assez qu'il n'en voulait que d'une sorte, celle qui servît
sa politique-; mais personne ne peut étouffer la conscience
1. Voir SainLc-Reuve, l'orlraits de femmes, p. -401, el lu Rcuiie Bleue, 14 août
1897.
2. Voir sa Correspondance et l'cxlrait (iiii s'en trouve dans Sainte-Beuve :
J'ùrlrails littéraires, t. II, ji. 262.
LA L1TTL;UATL'RE du premier EMI>IIŒ 141
liiiiiiaiiio, j>our r;i[t|M'l('r le mot ilc Taciti', aussi |jr'aiic(iii|( do sos
contemporains laissèrent des Mémoires et confirn'iif ainsi à la
postérité leur déposition secrète sur les faits. Enfin (|U(dques
hommes de talent, en étudiant des époques antérieures, prélu-
dèrent à la vraie manière d'écrire lliistoire, qui restera une des
gloires littéraires de notre siècle.
Le grand service que l'Empereur rendit à lliistoire, ce fut
d'instituer Daunou garde des Archives nationales, le 5 mars 1808.
Bien qu'il eut joué un rôle actif dans la politique, surtout au
temps du Directoire, Daunou était porté par la nature de son
esprit vers la ciitique historique. Il n'était ni un érudit ni un
écrivain de première marque; mais il avait le flair et la
conscience du chercheur, il excellait à éclairer les documents,
à élucider les problèmes de la chronologie et de la géographie.
Les sept volumes qu'il a composés de 1814 à 1840 pour conti-
nuer l'histoire littéraire des Bénédictins prouvent qu'il a été
non seulement un bénédictin laïque', mais encore un esprit
indépendant, austère et sûr.
Aux côtés de Napoléon, quelques grands dignitaires dérobaient
parfois à leurs hautes occupations le temps nécessaire à la
composition de quelques œuvres littéraires ou historiques.
h'Histoire de Napoléon et de la Grande Armée de Ph. de Ségur,
qui parut vers 1824, est le récit oratoire et pathétique d'une
expédition terrible, celle de Russie.; elle offre peut-être, dans
notre littérature, le seul exemple d'une histoire écrite comme
un drame, oii de tragiques événements autorisent le mouve-
ment et l'émotion de la forme . "L" Histoire de Venise du
comte Daru ne comportait pas de tels accents; mais elle a de
la mesure et de la gravité. Ce sont plutôt des esquisses histo-
i'ii[ues que de l'histoire, et c'était l'œuvre d'un homme qui pou-
vait dire : « J'écris d'une main fatiguée par 27 heures de tra-
vail! » Lacretelle le jeune est plus un historien de métier. Il
composa, sous les verrous, un Précis de la Révolution, où il avait
l'avantage de raconter des événements auxquels il avait été
mêlé. Auteur d'un grand nombre d'ouvrages historiques, pro-
fesseur à la Sorbonne depuis 1800, disciple de J.-J. Rousseau
1. Voir Sainte-Beuve. Porlraitx lidéraires. I. IV, p. 3i:>.
142 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
et dos philosophes du xviii" siècle, il fut un maître écouté,
parce qu'il sut allier à la sincérité les grâces souriantes d'un
optimisme de bon aloi. Il y a la même sérénité dans Droz et
dans son Histoire de Louis XVI; mais l'heure n'était pas encore
venue de porter la lumière (hms une époque aussi trouhlée.
La forme moderne de l'histoire était pourtant inaugurée par
Chateaubriand, Sismondi, Michaud et de Barante, bien qu'ils
abordassent leurs études avec des idées préconçues et très
divergentes. Dans ses Etudes historiques, dans Les Quatre
Stuarts, le Congrès de Vienne et la Vie de Bancé, Chateaubriand
fait jaillir des éclairs qui illuminent les faits; il est le maître
d'Augustin Thierry et de Michelet. UHistoire des Républiques
italiennes (1807) et surtout V Histoire des Français de Simonde
de Sismondi, qui lui coûta vingt et un ans de travail, sont des
œuvres moins éclatantes, mais elles sont plus fortes. Sismondi
n'est pas sans préjugés, il écrit mal, il n'est pas toujours impar-
tial; mais c'est un penseur et un érudit qui contemple les faits,
remonte aux causes cachées, étend le cercle des investigations
historiques et juge plus encore qu'il raconte : il eut pour dis-
ciple Guizot. Michaud et de Barante, en écrivant l'un V Histoire
des Croisades, l'autre V Histoire des Ducs de Bourgogne, rompi-
rent définitivement avec l'école de Voltaire, de Robertson et de
Ravnal : ils se proposèrent non de soutenir une thèse, mais
d'exposer les faits. Michaud ne se passionne pas assez pour la
grande épopée qu'il raconte; mais il a de la sincérité, du
naturel, le sens du document original. De Barante se dérobe
presque derrière les autorités qu'il allègue et laisse, pour ainsi
dire, les faits parler à sa place. Son impartialité devient presque
de rim})assibilité; mais cette froideur voulue est animée quand
même par la beauté et la grandeur du sujet.
Ces historiens, grâce à leur caractère, grâce aussi au choix
des sujets, échappèrent à la tutelle du [»ouvoir, à l'influence de
Voltaire et du xvni° siècle, mirent dans leur besogne toute la
science et la conscience possibles, et ainsi ouvrirent la route à
d'illustres successeurs.
La Critique littéraire et le Journalisme. — La cri-
tique littéraire jeta, sous le premier Empire, un plus vif éclat;
mais elle ne fut ni impulsive ni initiatrice, et, par amour du
LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE 143
pass('', ne lit [tas au |»i'rs('iil I iKUiiiciir (ju il iiu'rilail. A])rrs l.i
chute lie Robespierre, les Athénées et les Lycées s'ouvrirent à
l'envi dans Paris : c'étaient autant de paidotcs où se succédaient
des conférenciers traitant les sujets les plus hétéroclites. Depuis
1794 jusqu'en 1803, La Harpe fit les beaux jours du Lycée Mar-
beuf, situé dans lliùtid Marbenf, au faubourg Saint-Honoré.
Le Cours de Liftémlure qui en est sorti otîre bien des disparates.
La Harpe fut trop souvent un vulgarisateur élégant d'idées
communes, dont la science de seconde main était fort appropriée
à l'auditoire qui la couvrait d'applaudissements. L'abbé Morellet,
qui ne craignit point d'attaquer Alaia; Garai, rhéteur de la
décadence, sans conviction mais non sans esprit, « enfileur de
perles », comme l'appela un jour Bonaparte; Suard, « l'ami de
tout le monde », secrétaire perpétuel de l'Académie Française,
longtemps directeur du Publiciste; M.-J. Chénier, dans son
Tableau de la Littérature française (1808); Ginguené. connu
surtout par son Histoire littéraire de Vltalie, continuèrent les
traditions de Voltaire et de La Harpe, écrivirent dans une langue
élégante, mais méconnurent M'"* de Staël et Chateaubriand.
Les vrais critiques littéraires de l'Empire furent journalistes.
Nous n'avons pas ici la place nécessaire pour tracer un tableau
de la presse d'alors, rappelons pourtant quelques noms. Avant
fructidor, La Harpe, Fontanes, Fiévée, Lacretelle, Miciiaud.
écrivaient dans le Mémorial, la Quotidienne, la Gazette Fran-
çaise, et étaient monarchiens; parmi les républicains. Garât,
Chénier, Daunou, alimentaient ta Clef du Cabinet, le Conser-
vateur; Rœderer était au Journal de Paris, Benjamin Constant
lançait surtout des brochures. En Tan II, se fonde la Décade
philosophique, rédigée en grande partie par Ginguené, secondé
par une société de républicains modérés, comme J.-B. Say,
Amaury Duval, Lebreton, Andrieux, Fauriel; ils y traitent de
tout : de philosophie, où ils continuent Locke, Condillac et Con-
dorcet; d'économie politique, de littérature, surtout de littéra-
ture allemande, anglaise et italienne, de satire sociale. En 180",
le censeur du Mercure est Legouvé, il a pour coopérateurs
payés par le gouvernement : Lacretelle aîné, Esménard et le
chevalier de Bouf fiers. Aux Débats, Fiévée a été remplacé par
Etienne, qui y exerce une véritalde dictature.
144 LA LlTTÉRÂTl'RE DU PREMIER EMPIRE
Le Journal des Débati^, qui mérite une mention spéciale, avait
été créé, en 1789, puis refondu, en 1799, par les frères Bertin ;
il s'appela un instant Journal de rEmpire. Supprimé, il reparut
et fut, le plus souvent, à la fois l'asile du libéralisme et d'une
discrète opposition, comme aussi, d'autre part, un centre de
réaction littéraire. Les critiques littéraires qui firent alors sa
céléhrilé furent Geoffroy, IlofTman, Dussault et de Feletz. Ils
élevèrent le iroùt et le ton do la critique, qui s'était trop long-temps
confinée dans de médiocres besognes.
Geoflroy fit aux Débats la semaine dramatique pendant qua-
torze ans. Ancien jésuite, ami des Anciens, ayant le culte du
xvn" siècle, il s'acharna contre tout ce qui rappelait l'esprit
philosophique et révolutionnaire; mais il toucha aux questions
avec un nerf remarquable. Il donna la férule à tout le monde,
il déversa le sarcasme et l'invective avec intrépidité ; mais son
Cours de littérature dramatique est plein de verve et même de
goût, malgré le ton acerbe et beaucoup de parti pris. Je lui
reproche de n'avoir pas goûté Shakespeare ; mais ne fallait-il pas
qu'il payât la peine d'avoir tant attaqué Voltaire, en partageant
une de ses erreurs?
François Hoffman, qui fut à la fois auteur dramatique et
critique littéraire, est moins amer, plus limpide et plus droit.
Il écrivit au Journal de l" Empire depuis 1807. Très conscien-
cieux, plein d'esprit et de science, il traita tous lès sujets avec
une égale compétence et beaucoup d'agrément. Il défendit
Etienne dans l'aflaire des Deux Gendres ; mais il fut insensible,
lui aussi, aux beautés nouvelles des Martijrs '.
Dussault fit partie des Débats de 1800 à 1807. Il fut donc logé
à la même enseigne que les précédents; mais sa marchandise
ne fut pas d'aussi bonne qualité. Les xinnales, où il recueillit ses
Heurs de rhétorique, renferment surtout des attaques déclama-
toires contre Yoltaire et les voltairiens. En résumé, sa critique
est louche et se pare d'oripeaux.
Tout autre est M. de Féletz, chrétien convaincu, royaliste de
cœur, qui écrivit aux Débals et au Mercure. Avec l'urbanité de
l'ancien régime, une ironie fine et pénétrante, plus lettré que
1. Voir, à ce sujet, Sainlc-Beuve, Chateaubriand et son rjroupe litle'raire, l. Il,
p. 59.
I
L.V LlTTKllATrUH l»L' l>ltKMIKK K.MI'lltl' 115
lill('Ciil('Ui-, lioiiiiiic ilii iiKimlc jiis(|irrii son Iciiillrloii lilIfT.iirc,
il égaie toutes les qnrslioiis irmi sdiiriic, est oilliodoxe en cii-
liquo littéraire comiiic «laiis sa loi, mais liiiil |>ai- s'aiiémier
dans les salons <lu nolile iauhoiirii, à force de rt'dilcs.
Mentionnons encore ici l'abbé Auger, Aimé Martin ri Uois-
sonade. ('e (l(M-ni(M" (jni sii^nait 12 (oméga) à la ï'' page tien iJéOals,
fut un belléniste éclairé, peu tendre pour Voltaire et snrlont
pour La irarp(\ donl il ndévc^ bvs erreurs sur les lilt(''ratin'es
antiques.
Tous ces critiques suivirent le courant de ropini(jn jinhlique,
furent anti-voltairi(Mis, réagirent contre l'esprit scientifique, et,
en somme, n'eurent }>as de fenêtres ouvertes sur l'avenir.
C'est tout autrement que Chateaubriand et M""^ de Staël com-
prenaient la critique. L« Littérature en 1800 et le Génie semblent
avoir été écrits cent ans a[)rès les Annalea de Dussault.
Deux ou trois astres de moindre grandeur gravitèrent dans
l'orbite de ces deux soleils, ont pu seuls n'en pas être tota-
lement éclipsés et ont laissé la trace de leur humble sillon.
Chateaubriand avoue que Fontanes a été pour lui, en même
temps qu'un ami sincère, ce censeur solide et salutaire que
Boileau souhaitait à tout écrivain. Comment celui qui s'écriait
dédaigneusement à l'apparition des Méditations : « Tous les
vers sont faits » a-t-il pu suivre dans son vol le chantre de
Gymodocée ' et franchir rimmense(listance qui séparait Cour-
bevoie de Jérusalem? Il est sûr tout au moins que, grâce à
Fontanes, Chateaubriand empâta luoins ses couleurs et redressa
la bizarrerie de son style, barbare - dans sa nouveauté.
Son autre « ange gardien » fut Joubert, (jui écrivit un livre
plein de goût, de pé:;:'! ration vm peu aiguë et de grâce poé-
tique, comme voilée, les Pensées.
Fontanes et Joubert servirent l'Empereur; à un autre coin de
Paris, était une société, formé*^ par (juelques savants, |tenseurs
ou littérateurs, dont les membres, tout (Mirôb'^s (piils fussent
dans les corps oflîciels, conservèrent, dui-ant lliimpire, une
indépendance d'allure rare à cette date : c'était la seconde
1. Je l'appslle ici les S lances ]ni\\^ oélèlnvs qui eomiuencont par ee vers :
I.c Tasse, oiTant do ville rn ville...
2. Voir S.iiiik'-lîeuvo, Clialeauhriand et .son f/roiipe lilléraire. t. 11. p. I l'.i.
Histoire de la langue. VII. lU
146 LA LITTERATURE DU PREMIER EMPIRE
so(i(''l('' (lilc (rAulouil. Hruiiis |tar Cal)anis dans la maison célèbre
où Tiiriidl, (rAl('inl)(M't, l'hoinas, Comlillac et Condurcet avaient
roriiu'' la piviiiière, les nouveaux amis : de Gérando, Destutt-
Tracy, Ginguené, Garât, Thurot, Fauriel, Daunou, Laromi-
guièrc, faisaient revivre auprès de la marquise de Condorcet
et auprès de sa sœur, épouse de Cabanis, le culte de l'intelli-
gence, le respect des droits de l'humanité, l'esprit, la politesse
et la beauté du caractère dont leurs prédécesseurs avaient
donné tant (rilluslres marques. Ils étaient disciples de Vol-
taire, de Condillac, d'Helvétius, du niartjuis de Condorcet, et,
par suite, hostiles à Rousseau et à ses admirateurs, étant à
la fois grammairiens, philosophes sensualistes, matérialistes,
aussi bien qu'érudits. C'étaient surtout ceux-là que Napoléon
appelait idéologues et qu'il redoutait, non sans raison, puisque
c'est Destutt-Tracy qui])roposa sa déchéance, au Sénat, en 1814.
L'Éloquence. — L'éloquence n'abdiqua pas davantage tous
ses droits. Bonaparte coupa courtà toute velléité d'indépendance,
à la tribune comme dans les bureaux de rédaction des journaux :
Benjamin Constant est traité [>ar lui de rêveur, quoiqu'il trouve
le moyen d'adorei- jdusieurs dieux, M'"" de Stafd est exilée,
Chateaubriand est constamment sur le qui-vive, le Sénat est
annihilé, Le ^Moniteur est presque toute la presse de l'Empire;
néanmoins les talents se font jour quand même et usent habile-
ment des moyens qu'on leur laisse.
Fontanes, qui prononça l'éloge de Washington en 1800 et
joua dans le monde officiel un grand rôle, en tant que président
du Corps législatif, grand maître de l'Université et sénateur,
excella dans l'art de dissimuler la critique au travers des for-
imiles de rhdmniage lige '. Le conseil d'Élat renfermait alors
des hommes éminents. Le Code est leur ouvrage; ]>eut-ôtre, en
lui appliquant le mot de Voltaire sur les Provincial es, [lourrait-
on dire que toutes les éloquences y sont réduites et renfermées.
Entre autres jurisconsultes-orateurs qui y collaborèrent, citons
Porlalis et Troncbet.
Le barreau ne pouvait, lui, produire que des orateurs d'afîaires,
puisque Napoléon était disposé à couper la langue à tout avocat
\. Il a um; placi' cii vue dans l'('ililianl Dictionnaire des Girouelles, 1815, du
corn le Proisy d'Eitiios.
I
LA LITTERATURE DU PREMIER KMPIRE 147
(lui s'en serait servi coiilre le iiTuiverneiiiciil ; (jiielijiie'S causes
et <[iiel(|iies noms eureiif [loiii'laiil (In releiilissemeiif.
L'éloquence de la chaire elle-même suMl l'ascemlant du pou-
voir. Pour échap}ter à une surveillance incpiiète, M. <le Frays-
sinous, de I8O0 à 1809, dut rendnï un soleiniel liominap' au
chef de YKiat.
Conclusion. — C'est ainsi que toute cette péi-iode de la lit-
térature française manque d'air libre, et que trop de talents
semblent y avoir été ou s'y être renfermés en serre chaude.
En effet, d'un côté, les hommes d'action d'alors ne considèrent
guère les lettres que comme un art d'ag'rément, analogue au
clavecin ou à ra([uarelle, et le souverain maître. Napoléon,
étrangle d'une main ce qu'il essaie de galvaniser de l'autre;
d'autre part, les auteurs ne se débattent pas assez sous cette
étreinte pour reconquérir leur liberté d'allures et se conten-
tent d'enguirlander de fleurettes les fers qu'ils portent. L'esprit
subit donc ici de rudes attaques et s'en accommode trop volon-
tiers. C'est une éclipse dont il va sortir avec le romantisme.
La poésie impériale, que l'école nouvelle va combattre et faire
oublier, lui a pourtant, sur quelques points, fait subir son
influence, car il a été facile de retrouver dans Victor Hugo et
surtout dans Lamartine des traces de Delille, et elle conserva
ses fidèles bien au delà de 1820; mais ce sont des attardés,
voués à l'oubli avant même de paraître. Sans rien retirer ni
atténuer de ce que nous avons dit précédemment, deux' choses,
à notre avis, peuvent cependant recommander à notre atten-
tion la littérature impériale, sinon la relever du discrédit oîi
elle est tombée. Sans éviter la faiblesse ni l'imprécision, les
auteurs, poètes et prosateurs, ont parlé une langue correcte,
simple, d'un tour naturel et aisé, moulée sur celle de Voltaire,
laissant à Chateaubriand et à tous les écrivains du xix'' siècle le
privilège de donner à notre idiome le pittoresque, la couleur,
la forme plastique; en second lieu, ils ont aimé, honoré et fait
honorer quand même leur métier, et ils ont eu le culte des maî-
tres. Hélas, ils ne furent que de leur suite! De quelque manière
qu'on l'apprécie, il y a, dans les lettres, comme dans le reste,
le genre Empire.
148 LA LITTERATURE IJU PREMIER EMPIRE
BIBLIOGRAPHIE
On trouvera dans tous les diclionnaires des renseignements sur la biuj^Ma-
phie des auteurs. 11 n'y a pas de meilleur historien de la littérature de
l'Empire, de plus informé, que Sainte-Beuve; mais il nous avertit lui-
même qu'il faut regarder la date de ses articles, car il a varié avec les années.
Sur l'ensemble du chapitre, il faut consulter : M.-J. Chénier, Tableau
de la littérature^ 1815; — Bernard Jullien, la Poésie française à Vépoque
impériale, 2 vol. in-8, 1844; — G. Merlet. Tableau de la littérature française
de 1800 à ISIii, 3 vol. in-8, 1878; — Ch. Gidel, Histoire de la littérature
française, t. III, in-16, 1883; — M. Albert, la Littérature française sous
la Révolution, VEmpire et la Uestauration, in-18, 1891; — Pellissier, le
Mouvement littéraire au XIX" siècle, 1893; — E. Faguet (dans Histoire
(jénérale du IV- siècle à nos jours, t. IX), la Littérature de iSOO ù ISIo;
— L. Bertrand, La fin du classicisnte, in-8, 1897.
Sru rsAi'Oi.ÉoN I*^', consultez : Roger Peyre, Napoléon et son temps,
in-4, 189G; — Bondois. Nn/ioléoii et la société de son temps (1793-1821), in-8,
189;i, etc.
Sur la tragédie : Lepeintre. Suite du Répertoire du théâtre français,
('•dit. stéréot., 1822-2C., 81 vol. in-i8. Revue des Cours et Conférences, 189().
— SiR Drcis : Villemain, Littérature au XVIW^ siècle, t. III, c. 43 et 41;
Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. VI; — Nouveaux Lundis, t. IV. —
SiH Raynouari) : Cli. Labitte, Revue des Deux Mondes, 1°'' février 1837;
Mignet, Notices et Portraits; — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. V.
— Sur N. Lemercier : G. Vauthier, Essai sur la vie et les œuvres de
N. Lemercier, thèse, 1886. — Sur I.cilbert de Pixérécourt : H. Parigot,
le Drame d'Alex. Dumas^ c. 4, in-18. 1898. — Sur Baour-Lormian : Sainte-
Beuve, Chateauhrian'l et son groupe littéraire, t. II. — Sur Andrieux :
Saiat-René Taillandier, Notice: — Sainte-Beuve, Portraits littéraires,
t. I. — Sur Etienne : Sainte-Beuve, Causeries du Iwidi, t. VI. — Sur les
ACTEURS DU Tiiéatre-Fr ANi. \is : De Goncourt, la Société française sous le
Directoire; — V. du Bled. Revue des Deux Mondes, l*^'' avril, 1''' août,
15 novembre 1891.
Sur Delii.i.e : Sainte-Beave. Vmlrails littéraires, t. II. — Sur Denne-
Baron : Sainte-Beuve, Causeries du lundi, t. X. — Sur Fontanes : Sainte-
Beuve, Purtiaits littéraires, t. II; Chalcaubriund et son groupe littéraire,
t. II. — Sur CiiÛNundLi.T': : Clndeaubriand et son groupe littéraire, t. IL —
Sur Millevoye : Sainte-Beuve, Portraits littéraires, t. II.
Sur M"'*' de Genlis : Sainte-Beuve. Causeries du lundi, t. III. — Sur
M""= de CiiARRiÈiiE : Sainte-Beuve, Portraits de femmes.
Sur Geoffroy : M. des Granges, Geoffroi/ et la Littérature draïKatique
sous le Consulat et l'Einjnre, Tln-se. 1897; — Jules Lemaître, Remu- des
Deux Mondes, le octobre 1897.
Sur la société d'Atteuil : Mignet, Essais et notices; — F. Picavet, Les
Idcologucf*, 1891 ; — Ant. Guillois, La marquise de Coudorcet, in-8, 1897; —
F. Brunetière, Manuel de l'histoire de la Littérature française, p. 398, in-18,
1898.
i
CHAPITRE IV
LE ROMANTISME
Le 24 avril 1824, Auger, directeur Je rAcadémie, lut dans la
séance annuelle de Flnstitut un discours contre le romantisme :
« Un nouveau schisme littéraire, disait-il, se manifeste aujour-
d'hui. Beaucoup d'hommes élevés dans un respect religieux
}>nur d'antiques doctrines, consacrées par d'innombrables chefs-
d'œuvre, s'inquiètent, s'etTraient des prog'rès de la secte nais-
sante et semblent demander qu'on les rassure. L'Académie
française restera-t-elle indifférente à leurs alarmes? » Le
2o novembre, le même Auper, ayant à recevoir Soumet, le
félicita de son « orthodoxie littéraire », et, blâmant cette
« poétique barbare » qu'on voulait mettre en crédit, il ajoutait :
« Non, ce n'est pas vous, monsieur, qui croyez impossible
l'alliance du génie avec la raison, de la hardiesse avec le goût,
de l'originalité avec le respect des règles;... ce n'est pas vous
qui faites cause commune avec ces amateurs de la belle nature,
qui, pour faire revivre la statue monstrueuse de saint Christo-
phe, donneraient volontiers l'Apollon du Helvédère, et de grand
cœur échangeraient Phèdre et Iphigénie contre Faust et Goetz
de Berlichingen '. »
Ces déclarations eurent un grand retentissement dans les
salons, dans la presse du temps, si convaincue, dans les sociétés
littéraires, si actives encore, même en province. L'Académie de
1. Par M. A. David-Saiivageot. professeur au collèj;e Stanislas.
'2. Acailéinie française, séance du -25 novembre 1824, Didot, 1824. in-4.
loO " LE ROMANTISME
Rouen publia un recueil de discours, avec une préface qui com-
mençait ainsi : « La grande querelle qui divise le monde litté-
raire ne pouvait manquer de pénétrer au sein des sociétés
savantes Les nouvelles doctrines avaient fait dans l'ombre
trop de progrès pour échapper plus longtemps à la juridiction
des corps académiques ou enseignants. L'année 1824 fera époque
dans notre littérature par les jugements sévères qu'elle a vu
porter sur la poésie romantique '. »
Suivre les progrès que les romantiques avaient faits « dans
l'ombre » avant 1824, montrer que, dès ce moment, la doc-
trine était constituée en son organisme, la définir dans ses carac-
tères généraux et avec ses tendances dominantes, sans empiéter
sur l'étude des hommes et des œuvres, qui doit avoir sa place
par la suite, tel sera ici notre objet.
/. — Principe initial du romantisme : le retour
à la tradition générale de l'Europe.
Le Romantisme en général. — Le romantisme fut plus
qu'une crise, plus qu'une manifestation d'école : une révolution,
compromise à la vérité par ses excès, mais légitime en soi et
nécessaire pour renouveler l'inspiration poétique.
Ce fut un mouvement d'ordre général et supérieur, qui se fit
sentir dans le reste de l'Europe comme en France : l'Angleterre,
l'Allemagne, la Russie même ont leurs romantiques, et le nom
de Hugo évoque ceux de Shakespeare, de Goethe et de Tolstoï.
L'art n'y est pas moins intéressé que la littérature : Delacroix,
Berlioz, Wagner seront les alliés des novateurs.
Dans la littérature même le romantisme renouvelle la prose
aussi bien que la poésie, le roman avec Sand, Balzac et bien
d'autres; l'éloquence avec Lacordaire, l'histoire avec Michelet,
les études sociales avec Ballanche, Quinet, les Saint-Simoniens;
la moiale et la philosophie avec les disciples de Kant.
I. iJu Cl(isslf/ue et du Romantique, Rouen, 182f>, iii-8, Inlrodiiction (Recueil île
discours lus à l'Académie royale des sciences, belles-leltres et arts de Rouen pen-
dantl'année 1824; auteurs : Bergasse, abbé Gossier, Guttinguer. Le Prévost, etc.).
i
IlETOni A LA THADITIOX C.KNKUALI' I :i I
Si lOii voit suilouL dans le romantisme le liliéraleni' <lu
sentiment et de l'imairinalion, on jkmiI le ressaisir an moins en
pcrme chez tous les éerivains rélVactaii-cs à la rrijle : à ce
compte les adversaires d'IIorate, Furius et ses pareils, sont
des romantiques, et quand Nisard assimile Lucain à V. Hug-o,
son paradoxe naît du sentiment exaspéré d'un rapport vrai.
Mais le romantisme conscient, adversaire systématique de la
littérature classique, commence à Rousseau; et c'est seule-
ment à la veille de son Irioniplie «ni'il trouve son nom de
guerre.
D'autre part, si le romantisme semlile Unir à la chute des
Burgraves, en 1843, il étend hien par delà ses conséquences,
puisqu'elles louchentàla fois les naturalistes, qui s'en plaignent,
et les « syniholistes », qui en tirent leur raison d'être; elles sem-
hlent même devoir atteindre l'art de demain.
En définitive, par ses directions générales le romantisme
est un des plus grands faits de l'histoire des littératures. Euro-
péen et non pas seulement Français, il n'est guère moins large
ni moins imjiortant que la Renaissance.
Les deux traditions. — D'ailleurs il lui est symétrique-
ment contraire, hien quil nait jamais pu repousser entièrement
son influence éducatrice. C'est par cette 0[)position qu'il doit se
définir d'abord. On connaît en efîet l'évolution qui se produit
après les grandes invasions : les peuples modernes se façonnent
spontanément un art indigène, oii se peint non seulement la
superficie de leurs mœurs, mais leur àme même. De leurs créa-
tions tout originales le type le plus achevé sera, si l'on veut,
l'architecture ogivale; le [dus significatif, le mystère.
La Renaissance littéraire modifie un jieu partout ce dévelop-
pement naturel, mais en France plus vite et plus profondément
qu'ailleurs. L'idéalisme classique, dégageant ses principes dès
l'iiO, se constitue définitivement au xvn'' siècle. 11 en naît des
œuvres assez puissantes pour s'imposer (pielque temps aux
nations étrangères, mais gardant en elles leur secret de vie, que
recherchent vainement leurs imitateurs ilu xvui" siècle. Une
réaction se produit. Les modernes se bornent d'abord à accuser
le xviii" siècle et marquent pour le xvn" une grande révérence.
Ainsi fait encore Chateaubriand dans le Génie du chrislifinisnie.
Ib2 LE ROMANTISME
Mais la poussée de résistance est si forir (juClk- élu-aiile les
irramls classiques eux-mtMnes, compromis |)ar leurs « j>àles imi-
tateurs ». Alors on reproche à la littérature classique de s'être
mise en servitude chez les anciens, tandis que ses voisines res-
taient originales et libres; on ne la voit plus que dans un isole-
ment étroit et hautain ; on la considère comme « une vaste et
mag-nifique exception » \ et Nodier pose cette distinction :
« Dans les âges secondaires, l'esprit humain a suivi deux voies,
Tune qui était toute tracée et qui n'aboutissait qu'à la repro-
duction perpétuelle des beaux (i/pes antiques, l'autre qui était
inventrice et téméraire, et oii il s'agissait de saisir sur le fait le
caractère et la physionomie des li/pos modernes. C'est peut-être
dans le choix de ces directions que s'est manifesté le partage de
deux écoles qu'on appelle le classique et le romantique ". »
Les nations étrang'ères, sauf pendant la courte période où elles
ont reçu l'influence française, ont suivi la « voie romantique »,
comme dit Nodier, en donnant au mot sa plus grande extension;
la France s'y était engag^ée comme les autres peuples au moyen
àg'e; elle l'a ({uittée à la Renaissance : l'y faire rentrer, tel est
le dessein le plus général des romantiques français, ainsi que
nous le fait entendre Cyprien Desmarais : « La littérature
française, qui avait quitté le ton général de la littérature
moderne, devait y rentrer tôt ou tard. La Révolution, par une
secousse violente, hâta seulement son retour dans cette voie
commune. » Et qu'est-ce que cette voie commune? c'est « le
romantisme pur, autant toutefois qu'on voudi-a |iarler du roman-
tique par opjtosition au classique ».
//. — Des causes de ce retour.
La réaction naturelle de l'esprit français. — On
peut se demander si l'espril français serait revenu de lui-même
à cette « voie commune », à cette route d'inveidion libre et
aventureuse. Frondeur et mobile, n'a-t-il pas eu toujours une
1 . ry|iririi Df^iii.irais. Essai sur 1rs class'iques et les romanti(jues, Paris, 182i, iii-S^
cil. M, |>. 11.
2. Ch. Nodier, Œuvres, Pni-is, 1S32. in-8. t. V, p. ;iO.
DKS CAUSES DE HE ItETItlR l.")3
tlis[»ositiuii à I;i rt'xollf.' De lail. laiidis (|iii" |{(iii>ar(l rt Du licllay
se voiionl au classicisin»'. d aiitics sy (ItTohi'iil, Du Harlas dans
la Sepmaine, d Auliij^iiû dans les 7'ffii/li/urs, Vaiuiutlin nirnir en
t|Uol([U('s parlios do son Art jioé/i(jue. Cyrano par ses belles
l'olies, Saint-Amant par le vajiue de ses rêveries et le réalisme
de ses « caprices », et en général les (Irotesques de Th. Gautier
ne méritent -ils pas à divers égards ce nom de romantiques que
la critique actuelle leur donne résolument ? Se voit-on pas,
dès le temps de Corneille, commencer la guerre des unités?
Molière, dans son Dun Juan, est-il si loin du drame romantique?
La querelle des Anciens el des Modernes met en évidence de
libres esprits, prêts à disputer le terrain aux Romains et aux
(Irecs. N'est-ce pas Fénelon qui définit, le premier en France,
la notion du costume et de la couleur locale? Fontenelle, dans
ce théâtre qu'il n'osa faire représenter, ne donna-t-il pas l'idée de
la comédie sérieuse avant La Chaussée?
Ne nous hâtons pas cependant d'accorder à l'esprit français
plus quil ne réclamait au xviii^ siècle ; nous parlons, bien
entendu, du pur esprit français d'alors, représenté par Voltaire
et non par Rousseau, Iteaucoup plus cosmopolite. 11 ne semble
pas quil ait aspiré bien ardemment à se séparer du classicisme;
et la raison sans doute c'est que par sa nature essentielle il
congruait merveilleusement avec les qualités classiques, ordre,
mesure et clarlé. Au moyen âge même, au temps de cette ori-
ginalité nationale tant regrettée des romantiques, il n'était pas
si loin de la raison classique du xvn" siècle. Il ne faut plus
citer à lencontre de cette opinion les romans de la Table
ronde : on sait assez que dans ces adaptations du Champe-
nois Chrétien tout le mystère des primitives lég^endes bre-
tonnes s'évanouit. L'architecture gothique n'a pas pour nous ce
caractère d'illogisme fantastique qui lui est prêté dans Xolre-
Dame de Paris : ses éléments organiques, nous le voyons nette-
ment aujourd'hui, procèdent de calculs tout rationnels et d'une
logique éminemment française. Quant aux troubadours, l'infini
ne les troublait guère et leur lyrisme ne dé{tassait pas celui
d'un Dorât ou d'un Parny.
Faut-il aller jusqu'à croire avec tel critique contemporain
que l'esprit français livré à lui-même ne saurait se plaire dans
loi LE ROMANTISME
les hautes régions du sentiment et de la pensée? 11 se peut. En
tout cas, au milieu du xvni" siècle, il était loutàla fois épuisé et —
qui pis est — satisfait. Son épuisement, il le constatait de bonne
grâce: seulement il l'imputait à l'esprit humain tout entier, il
en accusait la paresse de la. nature '. Quant à ses qualités
si brillantes et si frivoles, il les regardait comme les plus
excellentes et raillait agréablement la lourdeur étrangère. De
Voltaire au vicomte de Saint-Cliamans, ses amis, ses ennemis,
lui donnent invariablement ces deux traits : d'abord indifférence
aux idées supérieures : « J'ai quelquefois, dit Saint-Chamans,
une impatience indicible de descendre de la hauteur où je
m'élève avec elle (M™" de Staël); et quand je me suis perdu
quelque temps dans cette fantasmagorie rêveuse , idéaliste,
romantique, mystique, métaphysique, enthousiaste et infinie, si
je trouve quelqu'un qui vienne me dire simplement et sans
périphrase bonjour ou bonsoir, j'éprouve un bien-être ^ »
Prosaïsme en second lieu, et plus à Paris qu'ailleurs. L'ironie,
le persiflage de salon y riiliculisentles naïves inq:)ulsions du sen-
timent. Puis qui sait si la nature même de l'Ile-de-France, de ces
paysages jolis mais bornés, sans grandeur ni mystère, n'a pas
contribué souvent à maintenir les écrivains français dans les
régions moyennes du sens rassis? C'est du moins ce que dit
joliment la /?ei'i(e encycloperlique. Comment, se demande-t-elle,
serions-nous poètes ou artistes par nous seuls? « Notre idiome
est calme comme notre sol et comme l'air que nous respirons.
La nature ne fait autour de nous que de la prose ^ » Confes-
sons-le, bien que l'aveu nous coûte : Paris ne pouvait peut-être
pas, par son imjuilsion jjropre, s'exalter pour la poésie. Selon
le mot de Stendhal % il lui manquait une chaîne de montagnes
à son horizon. La montagne ne pouvant venir vers Paris, Paris
finit par aller à la montagne, Paris lut Rousseau, Macpherson
et son Ossian, Ilaller et ses Alpes, d'autres encore, et le senti-
ment d'une poésie neuve se réveilla chez nous. L'influence
étrangère vint une fois de plus stimuler notre génie national.
1. Voltaire, Siècle de Louis XlV, cliaii. xxxii : .. Vers le lonips de la mort «le
Louis XIV, La nalnn; parut se reposer. »
2. V" (le Saint-Cliamans, V An.ti-Romanlique, Paris, ISITp, in-S, chap. xi, ]). 38.
3. lieviie Encycloprdique, voL XLW, ]>. 126, article de Cliauvel.
4. SletidhaL Mémoires d'iin touriste, Paris, 1834, in- 12, p. 87.
DES cai'Sp:s de Cl-: iu:T(irii niH
L'influence étrangère. — On pduiiM suivre Jiillcms le
«létail et le pro}j;Tès de celte iiillueiice' : ici Ion venu seiileiiietit
l;i contribution qu'elle u|)|torle au romantisme.
Avant 1780 la France^ connut i>re.sque tous les écrivains (|ue
les romantiques allaient invoquer lout à llieure, Millon — son
nom du moins, — Shakespeare et l'ensemble de son Ihéùtre,
Lessin^- et ses essais de drame bourgeois; Fielding-, Uichardson,
Goldsmith, c'est-à-dire le roman des réalités domestiques: Swift
et Sterne, ou l'humour et la confession sentimentale; Gray,
Thomson, Gessner et la fraîcheur idyllique; Klopsfock et le
lyrisme dans la forme épique; Biirger et le fantastique; Young
et Macpherson, et déjà Gœthe avec ce Werther qui devait faire
son œuvre de rénovation — et de ravage — après 89 surtout. De
nouvelles vues esthétiques pénètrent chez nous avec la Dra-
maturgie de Hambourg de Lessing, les travaux de Wolf et de
^Yinckelmann. La philosophie de Locke s'établit, pour entrer
bientôt en conflit avec l'idéalisme allemand.
La Révolution ralentit d'abord, puis précipite le commerce
international des esprits, et le patriotisme lui-même finit par
faire appel aux littératures étrangères. Les classiques crient
au scandale, à la trahison, protestent contre l'invasion des
nouveaux barbares, les appelant « Goths, Bructères, Siçam-
bres ». Les romantiques, plus larges et plus clairvoyants, se
moquent de la « juUrioterie littéraire ^ » et ne redoutent pas le
contact de l'étranger, sûrs que l'esprit français n'y perdra point
son ressort naturel et reprendra seulement conscience de sa
vitalité. Aussi trouvons-nous dans la Préface de la Muse fran-
çaise cette annonce : « Nous tiendrons le public au courant des
littératures étrangères comme de la nôtre, bien persuadés qu'un
patriotisme étroit en littérature est un reste de barbarie » (1823);
et dans le « Prospectus » du Globe : « Laissons tenter toutes les
expériences et ne craignons de devenir anglais ni germains. Il
y a dans notre ciel, dans notre organisation délicate et flexible,
dans notre goût si juste et si vrai, assez de 'vertu pour nous
maintenir ce que nous sommes (1824). »
Des livres extraordinairement suggestifs vinrent fournir
1. Voir ci-dessus, l. Vl, cliap. xiv.
2. Emile Destiininps, Éludes françaises el étratu/éres, Paris. IS2S, in-S, \k xli.
loG LK ROMANTISME
coinnio iiM liréviaire à cette ferveur de cui'iosité, surtout le Cours
d(> lillcralure dramal/qm- de Schlegel, traduit par M"" Necker de
Saussure, et Be CAlkma;ine de M""' de Staël. Cette fois il ne
s'agit plus d'une mode, mais d'un véritable enthousiasme. On
étudie mieux les écrivains précédemment importés; (lœthe,
Schiller assurent leur influence, sans nuire aux nouveaux venus,
Byron, Walter Scott, les lakistes, HofTmann et bien d'autres.
Et ce ne sont pas seulement les peuples du Nord qui reçoivent
leurs entrées en France, mais tous les étrangers.
Car le romantisme, poussant sa chance et portant son prin-
cipe à ses conséquences dernières, dépasse M"* de Staël. Elle
oppose les littératures du Nord à celles du Midi, recommandant
les premières comme les plus fécondes initiatrices pour les
modernes. Mais ses disciples s'en vont trafiquer aussi dans le
Midi, pour y trouver d'ailleurs les mêmes instig-ations, les
mêmes exemples d(^ liberté que dans le Nord. ^
Comme il s'agit pour eux — notons-le bien, — non pas de se
faire Allemands ni Anglais, ainsi que leurs adversaires le leur
reprochent, mais de se soustraire aux gênes classiques pour
retourner à la spontanéité primitive, le moderne Manzoni, le
vieux Dante peuvent être des maîtres presque aussi utiles que
Shakespeare; et de même Lope de Vega; et Calderon mieux
encore, lui en qui l'on trouve « tout le génie romanti(|ue ^ » :
et voilà l'Italie et l'Espag-ne entrées dans le jeu; et Sismondi,
à coté de Schlegel, prend rang- d'initiateur par son Histoire de la
iiltérnture du midi de C Europe. Mais Homère et les Grecs n'étaient-
ils pas plus près encore que les modernes de la libre nature?
Shakespeare, par exemple, Ta-t-il beaucoup mieux connue
qu'Aristophane? Les romantiques donc, sur les conseils de Gœthe
et de Schlegel, prendront les Grecs aussi pour conducteurs, au
grand ébahissemeut des classiques étroits, qui se voient privés
ainsi de leurs meilleurs alliés. l]nfin, j[»uisque la Bible doit tant
au génie et si peu à l'art, on ne manquera pas de s'y référer
comme à l'Odyssée ou à l'Iliade. Ainsi c'est bien à tort que
les classiques reprochent aux romanti(|ues de pratiquer l'imi-
tation comme eux, en changeant seulement de modèles.
I. Sclilcf.'el. Com-s de liltér. dmmatujiie. traduit (le r.illcmand par M™" NecUer
de Saussure, Paris, (ienève, ISIi, 3 v. in-8, 11" Partie, 1G'' leçon, p. :270.
LI-: i'IUNCll'E J)!-: LA VKIUTK 1^7
Sans (Idiilc I.i |ilii|t;iil (les r(»iii;iii(i(|ii('s tuil l'.iil des ciniiniriU
aux (''traiiii(M"s; (luaml ils ne s;i\;ii('iil |)as l.i laniziic, (;l c")''!.-!!!
un cas tV<''([ii('iil, les traductions <lc plus en |ilns nonihi'f^nscs
venaient à leur aide; et nous voyons assez ce qu'un espi'it orii.'in;il
peut gagner à connaître une |>ago, un vers de génie, dùt-il, |ioiir
cela user d'un Ie\i(jut', connue a[irès tout pins diin classique
eut à le faire pour comprendre le latin et le grec. Qui dira le
prolît qu'a pu tirer Cliateaul)riand de WcTlhei-, \n\v exemple?
Qui sait si le poète qui a écrit le dialogue de Dupont et Durand,
nous eù\ pu <lonner, sans ti'aduire Macpherson, un Ivpe achevé
de nocturne comme celui du Saule : « Pâle étoile du soir... »?
— N'importe. Le principe premier des romantiques, en ce (jui
regarde limitation étrangère, est net : ils lui demandent avant
tout des suggestions nouvelles, des ouvertures sur auti'(^ chose
qu'eux-mêmes, des formes de comparaison, une leçon d'ori-
ginalité; des types d'œuvres, enfin, plus voisines que les nôtres
de la nature et de la vérité; — d'une certaine vérité, pour
mieux dire.
///. — Le principe de la vérité,
selon le romantisme.
Le rapprochement de l'art et de la vie. — Car rien
n'est plus compréhensif que ces termes : nature , vérité .
Hoileau, Sébastien Mercier s'en autorisent également. Si l'on
précise, classiques et romantiques ont une conception différente
du vrai en Art. La raison s'élève naturellement aux idées géné-
rales; elle aime à saisir de haut les rapports et les ressem-
blances. Chez un Français, comme chez un Allemand ou un Grec,
elle cherche les traits universels de l'homme. Soutenus par elle,
enlevés eu quelque sorte au-dessus de la vie présente, les poètes
classiques se dégagent sans effort des attaches du moment et du
lieu. Il ne leur en coûte point de quitter leur patrie pour habiter
en esprit l'Italie et la Crèce, ou jdutôt, sous ce nom. une jtatrie
idéale, où ils édifient librement leur noble concepti(»n d"uiit>
humanité supérieure, sim{)lifiée, expliquée, faite presque uni(jue-
ment de passion, de volonté, de raison. Ce dédain du passager.
1118 LE ROMANTISME
ilii (•(iii(iiiji(nit, les rend iiidinoroiils à la vie nationale, dn moins
en a|)i)arence : car qui ne voit le eliristianisme dans Phèdre"?
et quand le xvn" siècle parle du roi, n'est-ce pas souvent une
locution monarchique pour désigner la patrie? Seulement au
xvni' siècle le classicisme perd de Aue son j)rincipe ; sous la
menace de l'archéologie, il se montre avec Voltaire soucieux du
costume et de la décoration. En ([uoi peut-être il ne fait que
trahir sa cause : car jdus il s'évertue à renih'e son œuvre
grecque, romaine, exotique de quelque façon, moins il la fait
généi'ale, c'est-à-dire hunuiin(\ Alors on lui reproche de consi-
dérer le monde moderne comme une triste réalité dont on ne
sait que faire, et de nous donner un je ne sais quoi de com-
.posite et d'hyhride qui vit ])énihlement de l'anachronisme
grec et romain; de créer enfin entre l'art et la réalité un
discord douloureux, et, comme dit Ballanche, « une déshar-
monie ' ».
Le romantisme prétend ne point rester ainsi à l'écart de la
vie. Bonald lui fournit cette formule, reprise ])ar M'"° de Staël
et universellement commentée par la critique de 1820 : « La
littérature doit être l'expression de la société'. » Or la littérature
classique ne l'est plus, disent les uns, avec Stendhal; d'autres,
comme Nodier, se demandent si elle le fut jamais. De toute
faron l'art et la luiturc! doivent se rapprocher. Il faut mettre lin
au paradoxe irritant d'un art qui reste insensihle aux convic-
tions les plus profondes de la nation; il faut retirer aux clas-
siques ce privilège qu'ils revendiquent « d'exprimer leurs pen-
sées avec des fictions auxquelles ils ne croient plus ' ». Pays
hizarre en vérité que celui « où les dieux d'Homère nous pour-
suivent impitoyahlement dans tous les détails de la vie » ; où,
« comme dans ce temple de Rome, il y a des autels pour tous
les dieux excepté pour le véritahle'* »; où « il faut être païen
sous pein<' d'hérésie » ; oii Ion ne peut « jtréférer le Paradis
perdu à la Guerre des Dieux sans encourir la damnation^ ».
N'est-ce pas grand'jMtié aussi, disent encore les novateurs,
1. B.illanclie, Essai sur les Instilulions sociales, Paris, 1S18, in-S, clia]). vi. j). 160.
2. |{i)nakl. Œuvres, Paris, gr. in-8, IS'J'J, col. 12. Muse françiilse,\, préface, etc.
:$. Muse française, vol. II, Paris, 1824, in-S, article de Nodier, p. 22!.
t. Du Classique et du Hovianlique (Académie de Koiien), p. 140.
5. Muse française, ibiil., p. 227: cf. Ballanciie. Eisai. p. 31t0.
LK PRINCIPE DE LA VKIUTH \:jÇ)
(liToii ail [Ml si l<)ii::tcm|»s iiilcrdii'c aux portes français les sujets
nationaux? A ([ui veut prondre pour liéros, Uicliemoiil, Diniois.
Jeanne (rArc, Condé, Nemours, Kléber, Desaix, faudra-l-il tou-
jours réj>ondre [lar rélernel refrain :
Français, chantez Laius, Dardanus, Labdacus'!
A rAcadémic de Uouen, IjG Prévost proteste : « A Dieu no
plaise fjue le noble iKnn, que le doux nom de France soit jamais
prononcé sur notre théâtre!... C'est une chose digne d'une éter-
nelle surpris(^ (|u'on ne trouve pas une seule fois dans Corneille
ni dans Racine un nom si cher à notre oreille; que ces deux
iirauds poètes ai(Mit assez complètement abjuré leur pays, pour
n'avoir pas trouvé dons leur cœur le besoin de lui consacrer un
chant, un vers, un mot". » Ballanche se plaint avec autant
d'émotion : « Nous nous sommes dépouillés nous-mêmes de
notre propre héritage...; nous avons tout abandonné pour les
riantes créations de la Grèce. L'architecture nous a donné le
style gothique; mais les terribles invasions des Sarrasins et des
hommes du Nord, mais les croisades n'ont pu féconder notre
imagination. Ce jour religieux qui éclairait nos vieilles basi-
liques ne nous a point inspiré des hymnes solennels. Nous avons
refusé d'interroger nos âges fabuleux, et les tombeaux de nos
ancêtres ne nous ont rien appris (p. 383). »
Ce n'est pas ainsi que les Allemands ont agi envers leur pavs,
dit La Touche (p. 10) : '
Ecoutez dans leurs chants l'accent de la patrie.
et songez à la votre. Voulez-vous remonter dans Thistoire?
N'allez pas au delà des invasions. * Quel charme, dit C. Anot,
n'aurait point la peinture fidèle des mœurs naïves et simples
de nos aïeux? Avec quelle facilité les fabliaux des troubadours,
les carrousels, les joutes des chevaliers, les cours d'amour
feraient oublier les pasteurs de lArcadie '. » Mais le présent
1. H. De La Touche, Les Classiques venffds. Paris, 2" éfliL, 1825, in-[8, p. 17.
2. Du Classique (Rouen), |). IIS. — Le Prévost n'a pas lu Attila : » L'empire
est prêt à choir et la France s'élève ». I, 2.
3. Cyprien Anot, Ktéqies ll/iémoises, suivies d'un Essai sur les nouvelles l/ieories
littéraires, Paris, 1823. in-S. ciiap. ix. p. 171.
100 LE ROMANTISME
nous ap[>elle : « Ktre romantique, déclare Guttinguer, c'est
chanter son pays, ses alïections, ses mœurs et son Dieu ».
C'est par là que le poète atteindra non plus seulement une
élite d'humanistes, (pielques salons et cercles mondains, mais
la nation entière, comme Galderon et Camoëns, que leurs com-
patriotes savent par cœur, comme le Tasse, que les hateliers
récitent, comme (lœthe et Schiller qui sont chantés et joués
dans toute l'Allemagne. Pendant que notre tragédie se survit
avec peine, dit le Glohe, « les drames mixtes et populaires d'une
liai ion voisine font frissonner (jiiarante millions d'hommes!
(10 juin 1826) «. Tel est le heau destin de la poésie qui reste en
contact avec la société dont elle émane et qui lui traduit ses
convictions particulières, nationales et religieuses, au lieu de
se tenir dans les g-énéralités morales du classicisme.
L'abstraction et la couleur locale. — Pour extraire la
vérité générale el ctunnie la somme d'humanité constante qui
persiste, dissimulée par mille contingences, l'analyse classique
est conduite à simplilier. De là une tendance à l'abstraction, qui
se marque surtout dans les œuvres du xviii" siècle et en particu-
lier dans celles de Voltaire. « Ses pâles imitateurs appelèrent
comme lui à leur secours tous les âges et toutes les parties
du monde, et ne firent que vieillir des sujets neufs. Les héros
les plus étranges accoururent de tous les points de l'univers pour
répéter au théâtre les fadeurs amassées durant un siècle, dans
les couliss(ïs, et depuis Manco-Capac jusqu'à Télé})honte, d'Aris-
tomène à Mustapha et à Zéangir, on eût dit une môme famille
d'amants et de guerriers sortis des mêmes écoles ou nés avec des
sentiments jumeaux '. » Voilà hien l'excès de l'abstraction clas-
sique; elle mène à l'uniformité : le romantisme tend à la diver-
sité. Il redescend du généi-al vers le particulier, le concret, l'in-
dividuel; il note de |>référence les traits caractéristiques qui
sé[>arent hommes et <dioses. 11 ne peindra pas de même l'An-
glais, l'Allemand, le Vénitien, le Chinois; il notera les particu-
larités provinciales, remarquera l'air et le pli que donnent la
condition, la profession; il ne dédaigrnera jias les petits métiers :
« Combien la navette, le marteau, la balance, l'équerre, le
1. Musc française, 182i, II, Nos doclriiics. par A. Giiiraiid, p. 21.
LK l>l{|N(:il>K IIK LA \ KUITK 161
<jii;ii-t, de (•('l'cle, le cisciii mrllnil i\t- divrisili'- (l.iii> cri iiitrrrl,
<|iii au piMMiiier «muii» d'd'il sciiililc uiiirormc ' ! »
Vérité complète et vérité choisie. — Tout orcuiK' de
r « anatomio inoi'alc », le cla.ssiqu*! ('■(■aiie de su vue une Ixmne
|iart de ce «jui existe, « tout ce qui s'olfre au delà de l'i<léal (ju'il
s'est, formé ■ ». 1! « ue s'exci'ce jamais que sm- une nature
choisie » ; le romantisuK; prend ses sujets dans la nature entière.
Pour lui « les relies du lioùl » sont placées « dans les conve-
nances de la nature » ; elles reposent chez celui-là « sur les
convenances de la société ». En conséquence « tandis que la
littérature classique attire l'homme dans la vie civilisée, la
littérature romantique au contraire le rappelle aux émotions
primitives et risque, en dépassant ce but, de le ramener à une
sorte de vie sauvaiie ^ ». Atala sort de cette conception. Mais il
en naît surtout cette heureuse conséquence (jue la faveur est
rendue à l'ag'reste, au rustique, à la sain<' vie des (diamps. Le
joli cesse de primer le pittoresque.
La vache au museau plat, ou le bouc aux poils riules,
Sont ainsi qu'un baudet d'excellentes études...
L'herbe plaisait jadis. La mousse est romantique.
Le rosier a vieilli. Préfère l'églantier
La tendre primevère et le genévrier.
Et le lichen mélancolique *.
Ayant le coût de la vie de société, le classi(pie aime naturel-
lement la grandeur, la noblesse, l'apparat, et veut voir les rois
et les princes au premier plan de la scène littéraire. Mercier
s'en plaint. On croirait, dit-il, qu'il n'y ait sur terre que des
« têtes à diadème » ([>. 16). Mais pour le romantique, l'intérêt ne
dépend pas de la hiérarchie sociale. Les aventures du Roi des
rois sont moins touchantes que celles d'un particulier, pris au
besoin dans une humble condition. Est-ce à dire que les rois
disparaîtront du spectacle? Non pas : mais on fera voir en eux,
1. S(Miaslii'ii ML'i'cii'i-, Du Thédlre, ou nouvel Essai sur l'art dramatique,
Auislcnlaiii, 177o, in-!S, p. UO.
2. (If. Du Classique, et du Hoiuantiijue (Ruiumi). \>. \t.
3. Cypp. Desmarais, Essai, \). 84, 02.
i. Le Don (Juicholle roinanlique, ou voyage du docteur Syntaxe à la recherche
du iiilloresque et (hi roniauliiiue. poème en 20 chants, Iraduil de TAnglais
Williaui C.oouihc. Paris, 1821. iii-S.
Histoire de la langue. Vil. il
I
1G2 LE ROMANTISME
document insigric, le l'aihle et simple mortel avec sa peine;
chez le roi Lear le jière malheureux comme (ioi'iot, et « la
pauvre femme » chez doua Maria de Neuhourg. On ne craindra
pas de nous conduire partout où quelqu'un souffre, dans une
prison, dans un hôpital; on étalera devant nous, (ht encore
Mercier, « les lamheaux de la misère » (p. 132). Et de môme tout
ce qui ti'ouhle notre pauvre cœur, tout ce qui le réjouit aussi et à
tout àiic, apparaîtra. L'amour ne |irendra pas toute la place;
l'anihition, l'avarice, la colère, l'enthousiasme, les affections de
famille, le patriotisme revendiqueront la leur. L'àme quittera
cette résidence sereine où on l'avait étahlie : elle rentrera dans
la servitude du corps, du vil appétit, de la souffrance physique.
Quoi donc! nous étalerons les lambeaux de la misère? Assuré-
ment, répondent les romantiques. 11 faut refaire l'éducation de
nos Français trop délicats, des femmes surtout; il faut avoir
la hardiesse des étrangers, qui jamais ne reculent devant une
peinture énergique, triviale, crue, du moment qu'elle est vraie.
Si notre langue est trop pauvre, qu'on l'enrichisse ; si elle est
trop abstraite, qu'on la vivifie par la métaphore, par la sensation
nommée sans périphrase; le mot bas, s'il le faut, sera appelé
en concours; ou pour mieux dire, il n'y a plus de mots nobles,
plus de mots bas, le vocabulaire a eu son 89, et de même tous
les objets, tous les êtres qui sont dans la nature. Tout ce qui
existe a, par cela seul qu'il est, le droit d'être peint. La laideur
physique et morale sera représentée pour elle-même sans atté-
nuations, sans l'excuse d'un contraste à produire. Le but de
l'art est déplacé. 11 ne s'agit jjIus de plaire au goût par l'imi-
tation des seules belles formes, par l'analyse de certains senti-
ments privilégiés : il s'agit d'exprimer le caractère original de
toute forme, belle ou laide; de prendre les passions telles
quelles, sans tri préalable, pour tirer au jour tout ce qu'elles
contiennent de bien et de mal, de joyeux ou de poignant, de vil
ou de généreux, et émouvoir |>ar là un public qui ne se met
plus en défense, son goût étant élargi.
La fixité classique et le devenir. — Ce je ne sais quoi
de stable, de permanent, d'immuable <|ui est dans la raison, les
classiques l'ont fait passer dans leurs œuvres. On ne peut dire
sans doute qu'ils immobilisent l'homme et la nature : mais ils
LE PRINCIPE IJE LA VKIUTE IG.'l
les lixL'iit dans un de ces beaux asjtecls >! l'uiiilirs eu réulih-, (Jans
une (le ces minutes sujtérieures, qui sont si rares. Vous ètes-
vous jamais deniandf'', sauf avec (juel([ue i()marilii|uc, si llodriLiu*'
peut s'a[)aisei' et se rasseoir, ('diimène enlaidir, loiirnrr à la
duègne? Non! le poète classi(|ue les arrête dans une élerntdle
jeunesse, comme tout à llieure le paysaire dans un éternel
printemps. Muuiroul-ils seulement? l^e ronianlisme prend ces
héros et leurs pareils, les restitue à la faiblesse, à làge, à la
maladie, à la mortalité; il les remet dans la circulation, dans le
tori'entde l'inconstance et du devenir : « Lhomme, dit Mercier,
ne repose point dans le même étal : toutes les passions soulèvent
à la fois l'océan de son àine «. El de même : « Il n"v a rien de
plus inconstant (|ue la nature que Ion dit être imnuiable; on la
cherche, elle se montre, fuit, change de forme » (p. 187). Le
classicisme ne la suit pas dans ses dédales. Il s'arrange un monde
idéal, de toute beauté d'ailleurs, où il se reccumaîl d'autant
mieux qu'il y trace lui-même ses voies et le dessine à son gré. Le
romantisme contemple la nature en son chaos apparent, et s'v
«ngage à l'aventure au risque de s'y perdre, mais avec l'espoir
de la surprendre en son mystère. — Ainsi à l'enconti-e du clas-
sicisme, qui va vers le général, l'humain, l'abstrait, l'imnmable,
le romantisme va de préférence vers le particulier, le national,
l'individuel, le concret, le complexe, le changeant. L'un tend
à la vérité absolue; l'autre tend à la vérité relative.
IV. — Le principe de la liberté.
L'idée de progrès. — Si la réalité varie sans cesse et si
l'art doit, selon le romantisme, la suivre dans son perpétuel
devenir, « les règles antiques du goût doivent changer et siilen-
tifier aux nouvelles coutumes et aux nouvelles idées ' ».
Par là se trouve compromise la grande thé<jrie (dassi(jue
qu'il y a dans l'art un point de perfecti(ui. que ce point le
xvn" siècle l'a atteint avec Hacine, qu'il faut s'y tenir, que les
1. s. MorciLT, Du Thédlre, etc., p. HO.
It'i- LH ROMANTISME
rèfries de lait [)oétique sont les lois du ^oùt. peiil-èlie même
les lois de l'esprit liumain. et doivent régner à tout jamais.
D'ailleurs aux: approches de la llévolution, ce n'est pas seule-
ment la notion du changement (|ui entre dans les esprits, mais
celle aussi, plus féconde, du prog^rès et de la perfectihilité
humaine. C'est ce principe (pii soutient la logique passionnée de
Rousseau et la critique encore indécise de M'"*" de Staël dans
son livre De la Littérature. Une idée de cette puissance, défendue
d'ailleurs par l'enthousiasme allemand ', soutenue par les Consti-
tuants, favorisée même par les catastrophes révolutionnaires,
qui rompent les anciens cadres, ne peut être que fort dang-e-
reuse pour le classicisme; on demande ses titres au « Siècle du
■Grand Louis » ; Mercier lui crie :
As-tu dans ton cercueil couché Tespiit humain '-?
« Pensez vous, dit à son tour La Touche, astreindre dans tous
les siècles la pensée humaine au joug d'Aristote (p. 30)? » Nul n'a
le droit de redire le stn so/; nul ne peut arrêter le mouvement de
la teri'e : « La littératur(\ entraînée dans la marche universelle,
a fait un pas avec le temps. J^ur si muove". »
Guerre aux autorités, aux codes et aux règles. —
C'est donc en vain qu'on V(judrait maintenir désormais la doc-
trine de l'imitation, en invoquant des autorités discréditées.
Guerre à la criti(|ue qui fait du Parnasse une autre Sorhonne;
guerre à Boileau et à tous ses garants; guerre à la Comédie
française charg-ée de maintenir la tragédie classique par pri-
vilège roval; g'uerre à l'Institut, à l'Académie, « sanctuaire des
lois », et au code qui les formule :
Nés tous originaux, nous mourons tous copies :
Eh bien, qui rétrécit la sphère des génies?
C'est ce code vanti-, si froid et si mesquin,
Que Boileau composa d'après l'auteur latin.
Il défend tout essor; abondance, vigueur.
Style mâle, hardi, fierté, tout lui lait peur *.
I. " Dans aucun aiilre pays les (;crivains ne nourrisseiil avec aiil.ml de per-
sévérance l'espoir et la croyance d'un perfcclioniicmciil de l'Iminatùlé. ■>
Arcliives littéraires. Paris, ISO:.. in-S. vol. VU, j). 424.
•1. S. Mercier, Sati/res contre Racine et Boileau, 1808, in-8, sat. III.
:5. Muse française, II, 182i. article de Nodier, p. 227.
4. S. Mercier, ihid., sal. III.
1
LK PHl.NCII'H IIK LA LlliKllTK lOo
La s(''|>aration des genres osl visée sinloiil. Voici la tliT-se
classique énoncée par Aiiiier, le 2'i avril IS2'i : « les jrenres
ont été i-econnus el lixc'S ; on iw })eut en cliiintrer la nalnrc
ni en auirinenter le nombre. » Voici la thèse ronianli(|ue ioi-
mulée par Schlecrel : « L'art et la jioésie antiques n'admettent
jamais le nK'danire des «jcnres li(''l<''roi:ènes ; rcspril rniii,uili(|iif
se plaît «lans un rapprochement continuel des choses les jdus
opposées (II, 328). » Le classi(]ue en ellét jette son reeard moins
en circonférence qu'en profondeur. Il le fixe sur un point et
fait abstraction du reste. 1! laisse de bon cœur les critiques séparer
les iienres, relég^uer la poésie lyrique dans un petit canton,
défendre aux vers de se commettre avec la prose, à la poésie
de voisiner avec les arts, aux arts de communiquer entre eux.
Lt> l'omantisme travaille à rt'-tablir le concert rompu. Déjà le
drame musical de Gluck associait l'etTet de la musique à celui
de la poésie, (|u'elle devait, d'après lui. soulii^nei- : Vitet dans le
GloOe reprend et complète la définition du drame musical. Les-
sing, dans ses œuvres critiques, prenait l'initiative de mettre la
peinture et la poésie sous les lois d'une esthétique commune :
Stendhal ainsi que la philosophie allemande s'y emploient aussi,
et Ton aperçoit entin au-dessus des arts spéciaux, les expliquant
et les unissant par un même principe, l'Art.
La prose [»eut-elle, comme le vers, aspirer à la dignité poé-
tique? tous les romantiques n'en demeurent pas d'accord. Mais
le plus grand nombre pensent comme Bergasse : « La poésie
romantique réclame, comme un de ses plus grantls privilèges, de
conserver ce nom, alors même <[ue, dépouillée du rythme, elle
approprie à des récits épiques le langage qui paraissait réservé
à l'éloquence et à l'histoire (p. 1"). »
La distinction des g-enres est menacée dès là que la coméilie
mixte arrive à se réaliser. Diderot, Mercier, s'acharnent à
l'abolir: on connaît le cri de guerre de ce dernier : « Tombez,
tombez, murailles qui séparez les genres! Que le poète porte
une vue libre dans une vaste campagne et ne sente plus son
génie resserré dans ces cloisons où l'art est cii'conscrit et atténué'
(p. iOo). » Et cependant la lutte dure encore en 1820, bien (pie
les classiques fassent des concessions. Mais l'idée du il rame
intégral, adéquat à la vie, mêlant en soi toutes les c(»ntrarit'-tés
106 LE ROMANTISME
(|u'elle offre, va se précisant : « Je veux voir, disait Mercier,,
(le granités masses, des aoûts opposés, des travers mêlés, et
surtout le résultat de nos mœurs actuelles (p. 70). » Ce n'est
point encore assez pour Sclilegel et ses disciples français. Selon
eux, l'art, et particulièrement le dramati([ue, doit être assez
compréhensif pour embrasser la vie. Or dans la vie tout n'est
pas action ni passion; les descriptions, les tableaux ont leur
charme, et l'on ne voit point pourquoi le drame ne peindrait pas
et ne conterait pas comme l'épopée. La vie a une signification :
le draïut' la cherchera, sans craindre <le philosopher; il se don-
nera loisir d'écouter le sentiment intérieur : les romantiques
allemands, dit Anot, savent, « comme Shakespeare, émouvoir
dans le repos de l'action et prolonger un intérêt qui ne s'attache
plus qu'à ce qui passe dans l'àme ; ils s'arrêtent sur une situa-
tion douloureuse et veulent, par un re|»os solennel, nous obliger
à descendre plus avant dans nous-mêmes et à sentir tout ce que
notre cœur peut éprouver d'angoisses (p. 190) ». Et quand l'âme
soulTre ainsi, pourquoi le poète ne jetterait-il pas son cri? Si elle
vibre de joie, d'espérance, [tounpioi lui interdire l'effusion, le
chant même? Et donc le drame peut admettre le lyrisme. A pro-
prement parler, il n'y a plus de genre. Le génie a devant lui le
champ large ouvert de tout ce qui existe : comme le dit Schlegel,
« la nature et l'art, hi poésie et la prose, le sérieux et la plai-
santeri*', le souvenir et le pressentiment, les idées abstraites et
les sensations vives, ce qui est divin et ce qui est terrestre, la vie
et la mort s'unissent et se confondent de la manière la plus
intime dans le genre romantique (II, 328). »
On pense bien (ju'une telb* expansion brise et balaie les règles
comme un fétu, ou jdulot les règles sont à son égard comme
si elles n'existaient point. Elles sont étrangères aux concep-
tions qu'elle crée. Que la tragédie s'inquiète des règles, soit :
elles sont conformes à sa nature. Crise, la tragédie est naturel-
lement rourle en durée, — unité de temps; crise morale, elle
est indillérente à l'espace et aux changements de décor, — unité
de lieu; crise réduite à la simplicité d'un problème psycholo-
gique, elle n'a que faire d'un sujet touffu, — unité d'action.
Mais que parlez-vous des unités de « cadran » à qui veut pou-
voir remonter par-delà la création? A quoi bon enfermer en
LE PRINCIPE DE LA LIIJERTÉ 167
mi loiir (le soleil un ^iraiid l'ail liisl(iri(|ii(' coinmc le sujet des
Templiers'î P()iir(|ii<»i mesui'ei' les pieds carr»'-s par riiiiitt- de
« salon » à qui veut, de i)ai- sa pi'0|ii'e liypotlièse, se donner car-
rière dans le monde de la réalité et de la lîction? jiourquoi lui
interdire, en invoquant l'unité d'action, les sujets larires et com-
plexes? Par sa conception même le romantisme s'aHiauf liit de
ces gênes, et l'on s'étonne seulement qu'il ait discuté les règles
avec tant de patience.
Avec les règles sont condamnées d'autres conventions : arti-
ficielles : songes, tirades, confidences, division en cinq actes;
naturelles et utiles : régularité de la composition, ordonnances,
svmétries, oppositions, bonnes pour l'efTet, disposition des
groupes et des plans pour graduer la distribution de la lumière.
Les classiques disent : « Votre ordre c'est le désordre ». Les
romantiques ripostent : « Notre ordre est celui de la nature et
de la liberté ». — « 0 la belle conquête, o la belle jouissance,
s'écrie S. Mercier, que d'entrer tout à coup dans une littérature
étrangère *! » Plus de tracés géométriques! On croirait se
promener non plus dans un parc de Le Notre, mais dans un de
ces jardins anglais « où la manière de la nature est plus imitée
et oii la promenade est plus touchante; on y trouve tous ses ca-
prices, ses sites, son désordre; on ne peut sortir de ces lieux- ».
Le rationalisme et l'essor naturel du génie. — Cette
campagne trop vive, injurieuse souvent, tendait en délinitive à
rendre au génie la liberté de l'inspiration. Nous ne sommes
pas de ceux qui pensent que la raison ait pu le gêner beaucoup
chez Racine. Mais il est des écrivains qu'elle rendit trop méticu-
leux, trop « retenus ». On veut que le cartésianisme ait coupé
la gorge à la poésie — soit. Mais le cartésianisme, en dernière
analyse, ne serait-il pas comme le classicisme un effet d'une cause
plus générale, de la Raison pure se renfermant en elle-même
et négligeant, au risque de l'atrophier, la partie sensitive? Au
reste, qu'importe? qu'on accuse Descartes ou Roileau, il est
certain que les excès de la raison, produisant un rationalisme
aride et mécani<jue, risquaient de tarir les sources et de con-
1. s. Mercier, Salures contre Racine et Boileau. inlrodiuMion. |i. viii.
2. S. Mercier, Dit Théâtre, etc., chap. viii, p. 97, n. a. Sur le principe de vérité,
et sur le principe de liberté, voir David-Sauvageol. Le RëaVume et le Snlura-
lisme, Paris, Calniann Lévy, 1889, in-10. 'i'^ partie.
168 LE RUMAiNÏISME
trainclre les inouvei^ients .s[)()iitaiiés. Voltaire lui-même, si mau-
vais juîic (le la poésie (rinspii-alioii, eu conçut un regret :
On a banni les démons et les fées;
Sous la raison les grâces étouffées
Livrent nos cœurs à l'insipidité.
Le raisonner tristement s'accrédite;
On court, hélas, apiès la vérité :
Ah, croye/,-inoi, Terreur a son mérite '.
Jean-Jacqu(>s, Bernardin, aiïrancliirenl et ranimèrent le sen-
timent et rimagination, qui trouvèrent leurs panégyristes l'un
en Ballanche, l'autre en M'"® de Staël". Chateaubriand prit vive-
ment à partie « l'esprit raisonneur », (|ui conduit peu à peu à
douter des choses généreuses, qui « dessèche la sensibilité et
tue pour ainsi dire l'àme^ ». La Muse française posa la question
avec vigueur : « La lutte est entre ceux qui veulent croire quel-
quefois à leur cœur et ceux qui, ne croyant qu'à leur raison ou
à leur mémoire, ne se fient qu'aux routes déjà tracées, dans
le domaine de l'imagination (II, 27) ». La vivacité, le feu, l'en-
thousiasme reprirent cours, et fouriiiicnt matière à nombre de
poèmes. Les classiques eux-mêmes, tout en raillant leurs adver-
saires, reconnaissaient chez eux l'ardeur et l'élan. Baour-Lor-
mian nous présente un romantique qui dit à un classique :
Vous rampez, nous volons; vos vers décolorés
Se traînent en boitant; les nôtres, inspirés,
Beaux de verve, d'orgueil, de jeunesse, de flamme,
Au public transporté comnnuiiquent notre âme *.
Baour croit ridiculiser le romantique : il se trompe. Plus
sag'e était, malgn-é les apparences, Sébastien Mercier quand,
dès 1773, il ressaisissait la vraie conception de la poésie, abolie
presque par le rationalisme, et disait : « la fougue en sait plus
que les règles », et « jamais la froide raison n'a découvert le
cri du sentiment » , et « tout ce qu'on ne fait pas avec une
volupté secrète, avec une inspiration forte, active, permanente,
1. Voltaire, Contes, Ce quiplaitaiix daines.
2. Tîallanche, /)î< Sentiment, Lyon. 1801, in-8;M""' de Staël. Essai sur les fic-
tions, Lausanne, 1795, in-8 ; De VAUemaqne, Paris. 1810, in-8, 1V° partie.
3. Génie du Christinnisme, 11« partie, liv. 111. rliap. i; cf. II1<= partie, liv. IV,
chap. V.
^. Baour-Lonnian, lu Classi(/ue et le Romanti(jue. i'aris, 182.'), in-8, p. 17.
LE PllINCII'K DR LA LlliKItTÉ 169
on le l'ail mal », cl ciiliii « I amour cl la |)o<''sic exigent les
nicmes Iraiisjxirls. .le veux sentir la lacijilé du jet (|). MIS,
493). » Plus sai^e aussi Ballanchc, avec ses airs (rillumiiié,
quand il (l('(larait, qu'il faut « chercher la |)oésie ailleurs (|U(;
dans les enihcllissements » ; (|uc « les sujets anciens et les
sujets modernes sont indilTérenls, car la poésie est partout, il
ne s'agit que de la faire sortir* », ce qui justement est l'ceuvre
propre du génie. Qu'on le laisse donc diriaer lui-même son haut
et libre essor : « Le génie est audacieux, fécond et dégagé de
toute entrave. Il ne repose point sur le même objet; il tire des
lignes immenses qui se croisent et se correspondent; il va saluer
le Hottentot dans sa hutte barbare, et plane du même vol sous
les plafonds dorés de Versailles -. »
V. — L'individualisme et les sectes.
Qu'est-ce que l'individualisme? — De cette libération,
classiques et romanticjues ont eu l'idée très nette. Leurs ouvrages
de critique ramènent sans cesse ce parallèle : op])oser le roman-
tique au classique, c'est opposer, en littérature, le régime du
libre-échange aux douanes et aux « bastilles » de la pensée; à
l'ordre, la révolte des « modernes factieux », aux arts poétiques
de droit divin, la critique libérale; et c'est plus encore, c'est
encourager contre « l'orthodoxie littéraire », le schisme et Ihé-
résie ; préférer au « canon sacré «les règles », guide de la « super-
stition poétique ' », le goût personnel et la franche initiative;
en un mot établir contre le « catholicisme littéraire », une sorte
de « protestantisme», ainsi que le disent nettement Vifet dans
un article du GIobe\ La Touche dans une satire :
« Voilà les protestants de \n liltératurc ••! »
Mais qu'est-ce que le protestantisme, sinon l'indépendance
réclamée pour le sens pro|)re? Voyez, dit Saint-Chamans, ce (pii
1. Ballanclie, Exsai sur les insfilidiGns sociales, p. 382.
2. S. Mercier, Du Théâtre, cliap. xviii, p. 194.
3. Sismondi. Littérature du Midi, Paris, 1813, 4 vol. in-8, t. IH, p. 4()l.
4. Globe, (le rindépendance en matière de goùl, 2 avril 1825.
0. H. de La Tmiclie, Les Classiques vengés, p. 9.
170 LE ROMANTISME
se passe « dans celte Allemagne, mère féconde de toutes les
hérésies... En France, tout est fixe, clair, bien établi : chez eux,
tout est vague, obscur, et rien n'est reconnu généralement
(p. 401)). » Là, dit G. Anot, « chaque auteur peut avoir impuné-
ment sa poéti(pi(' particulière ot la changer môme lorsqu'il
change de sujet » (p. 155). Les romantiques veulent acclimater
en France cette indépendance de la personne, c'est-à-dire sub-
stituer au conformisme des écrivains classiques, le « non-con-
formisme », en un mot l'individualisme.
Mais les protestants s'unissent pour abattre, et se séparent
quand il s'agit d'édifier; de môme les romantiques. Dès 4824,
non contents de rompre avec les traditions vieillies, et de
ramener la poésie à une sorte d' « indétermination' », beaucoup
cherchent dos directions nouvelles, et tout aussitôt on peut faire
une histoire des variations du romantisme, car les divergences,
les « dissidences » se marquent; Auger les démêle aussi bien
que Yitet : « Au sein du schisme môme naissent sourdement
de petits schismes secondaires à qui peut-être il ne manque
qu'une occasion pour éclater'^ ». En eflet, malgré la confusion,
grande encore en 1824, à cause de certains compromis ou
malentonikis ", <leux tendances s'accusent nettement.
Les deux grandes tendances, subjective et objec-
tive. — Si dans son ensemble le xix" siècle a ces deux
caractères dominants, science et lyrisme, il est à présumer que
le romantisme, expression du siècle, sera sollicité lui aussi par
le sentiment d'une part, et de l'autre par l'esprit scientifique,
l'esprit d'observation et d'analyse. C'est ce que l'histoire litté-
raire confirme. Tantôt le romantisme cède à l'esprit d'observa-
1. Selon le mol de G. Lanson, Histoire de la lill. française, liv. il, cluip. ii.
2. Auger, Discours du -1% avril 182i.
3. Des classiques mûrs cl de rèpulation faite, Népomucèiie Lemercier, Baour-
Lonniati, nièiue Vieniiel, même Auger, font des concessions très larges sur
les unités, la mythologie, les sujets nationaux, en sorte qu'à certains égards ils
n'ont du classique que le nom et le panache. Première raison pour expliiiuer
la confusion. De plus les opinions littéraires ne cadrent pas toujours avec les
oi)inions i)olitiques ou religieuses. Ainsi, bizarre anomalie, les plus ardents
parmi les novateurs, les jeunes poètes de la Muse française, Vigny, Lamartine,
Hugo, et leur aine Nodier, d'autres encore, se donnent pour les « fidèles ser-
vants de l'autel et du trône ». Par contre, beaucoup de libéraux se montrent
en ])0ésie conservateurs résolus, craignant assez plaisamment que l'engoue-
ment pour le moyen âge ne ressuscite le goût de ses institutions. Cf. lievue
encyclop., année 1820, vol. VI. La Touche. Classiques venqés, p. 28, note.
L'INDIVIDIALISMK Kï LES SECTES 171
lion; le porte ItMid à m(»iilr(M- les rlioscs telles (in'elles sont e|
se (lissimiih^ (lorri»"'re son (tlijel : taiiliM e| |iliis souvent, il inèle
à tout la teinte particulière de son iniai^inafion, il anime fout
(le son sentiment [tropre ; sa personnalité prévaut, les objets
ne servent qu'à fournir au « sujet » prétextes à paraître. On a
dans le premier eas, le romantisme objectif, qu'on pourrait
appeler romantisme réaliste ou encore romantisme d'(tl)serva-
tion; dans le second cas le romantisme d'impression, ou sub-
jectif. En 1821 ces tendances sont nettement distinctes.
La tendance objective, moins originale et moins féconde,
mais assez vivace cependant pour susciter toute une école, crée
le romantisme du Globe. La tendance subjective ' aura son
premier épanouissement à la Muse française.
VI. — La tendance objective : le romantisme
de l'observation.
Ses représentants. — Ce romantisme objectif ne renie
point Voltaire; ses défenseurs sont pour la plupart, non pas
des poètes, mais des érudits, des critiques, des politiques, des
philosophes, Dubois, Vitet, Mag-nin, Duvergier de Hauranne,
Rémusat,Thiers. Jeunes ou mûrs, ce sont gens de tète solide, de
sens rassis, d'esprit positif et tourné vers l'analyse. Armés d'une
méthode d'observation quasi scientifique déjà, ce sont eux qui
prennent le plus à la lettre le principe de la vérité dans l'art,
tandis que celui de la liberté du génie triomphera [ilutôt à la
Muse française. Ils ne sauraient guère écrire sans faire des
vœux « pour que les arts et particulièrement les arts de la
scène reviennent à la nature et à la vérité- ». Dubois rappelle
sans cesse ce principe dans ses articles du Globe, et Thiers de
même dans ses Salons. Ils se font un jeu malicieux et savant
de guetter les tentatives des semi-romantiques, Ancelot,
Soumet; ils montrent leurs vains elTorts pour se rapprocher
1. 11 faut (listinîjuer liiidividiialisme du subjectivismc. Par l'un l'individu
échappe à la communauté au nom do son sens i>ropre : il n'échappe jias pour
cela aux conseils de la raison. Le suiijectivismc existe quand dans lindividu
le sentiment et l'imaf-'ination s'allranchissent entièrement de la raison.
2. La Touche, Les Classiques renijés, p. 2S, note.
172 LE ROMANTISME
(le la vérité historique, et présentent en regard de leurs pièces,
conventionnelles encore, la réalité telle quelle, avec documents
à l'appui. Le Prévost soutient à FAcadémie de Rouen les
mômes théories', qui d'ailleurs se définissent plus rigoureuse-
ment dans cette pa^e de la Revue cnci/clojiédiquc, où Fou verra
nettement la position intermédiaire prise par le romantisme
olijectif entre le classicisme et le romantisme de sentiment et
dimaginalion : « Nous avons été suffisamment entretenus de
cette chevalerie imaginaire, et les troiihadours d'invention
moderne nous ont assez [toursuivis de leurs chants. Peut-être
est-il temps de re|ti'ésenter ces hommi^s tels (pi'ils étaient réel-
lement. On prétend que la littérature romantique doit être
l'expression des mœurs et des croyances du moyen âge : eh
bien, la carrière est vaste et belle » ; mais il faut « nous donner
de ces âges de barbarie un tableau assez vrai pour que nous
puissions les connaître et les jug'er. » Et le critique ajoute, pour
bien distinguer son romantisme du romantisme d'impression,
que nous définirons bientôt : « tel, si je ne me trompe, devi-ait
être le but de la littératur(^ romantique; ce but vaudrait bien
les ténèbres et le vague dans lequel certaines personnes essaient
de la renfermer. » Il dit enlin, avec une assurance qui, à cette
date de 1823, nous fait sourire : « 11 est une vérité incontes-
table, inévitable, c'est que le siècle présent veut en toutes
choses du positif et de Futile. Nous n'aimons plus "guère les
fictions, les féeries, les prodiges. Est-il rien de moins poétique
que la civilisation ? » (XVII, p. 239.) On parle de même au
Globe et l'on y critiquera souvent, au nom d'un esprit très
positif, les élévations poétiques de Vigny et de Lamartine.
Le programme du romantisme objectif, tout en distinctions,
comme il est naturel puisqu'il émane d'esprits réfléchis et mesu-
rés, peut se réduire à quelques articles, tirés presque tous de
la Préface-prospectus du Globr (15 sep. 1821).
Que faut-il penser de la raison? — Le génie fera bien de la
consulter, s'il ne veut pas s'égarer et perdre sa force dans le
vide; mais que la raison cesse à tout jamais d'être tracassièrc.
1. « En liUéraliire l'érole ronianticiiie sera à lécole classiciue ce qu'en peinture
l'école flamande est aux écoles romaine et vénitienne. » Du Classique et du
Romantique (Rouen); Le I^révost cité par Gossicr, .'i mars 18:2i.
LA TENDANCE (tll.lKCTI VK 173
De riiiiil.ilioii. (le 1 aiilfirili- ".' — l/i'-lmlr des luoilrlcs est
iililc, mais sciilcinciit pour ikmis ciisri^^m'i- r(tri;jiiiali((''. Il laul
Id'avor « les anatlièinos aca(li''mi(|iirs (riinc (''coh' vieilli»'. (|iii
ii'oj)|»ose ù raiiilace qu'une ailuiiraliuM ('puisée, ne coneoit <jue
la timide observation de ce que font les grands maîtres, oubliant
(|ue les grands maîtres ne se sont ainsi appelés que parct^ qu'ils
ont été des créateurs ».
Des règles? — On [)eut en prendre à son aise avec les unités
de temps, de lieu, de ton. Pour liinit»' d'action, on la main-
tiendra, en lui laissant [dus de jeu.
Des genres? — C'est une mauvaise pratique de les séparer
par des cloisons impénétrables; il faut pouvoir mêler le sérieux
et le comique, sans toutefois recbercber de parti pris l'antitbèse
du sublime et du grotesque, autre convention.
Des préceptes de composition et de style? — On supprimera
toutes les prescriptions arbitraires, expression noble, péri-
phrase, etc. ; mais toujours il sera bon de recommander la sim-
plicité, le dédain de l'a peu près, la haine du précieux, car le
romantisme a le sien; l'en» liaînement logi([ue des parties,
l'ordre et la lumière enfin. Le goût n'est pas un vain mot.
Des sujets nouveaux? — Proscrire les sujets chrétiens, natio-
naux, contemporains, est abusif. Les fictions non plus ne seront
|)as interdites, mais on se déliera du vague, et en général des
inventions vides de substance humaine, )fiiOes et inania.
Des littératures étrangères? — Il faut leur ouvrir nos fron-
tières. Elaraissons-nous, comme le voulait Diilerot. « Le devoir
de la critique n'est pas d'interdire, mais de provoquer les
essais: carre sont les essais heureux qui lui donnent ses règrles;
elle ne fait jamais loi qu'a|très coup. » Mais sauvons notre
intégrité nationale, et n'applaudissons pas « à ces écoles de
germanisme et d'anglicisme qui menacent jusqu'à la langue de
Racine et de Voltaire ».
Ainsi le romantisme objectif n'est pas très éloigné du classi-
cisme de Molière, à qui il pourrait reprendre sa définition des
règles. Il reste objectif comme le classicisme et conserve à son
exemple le principe général île la laison surveillant l'inspira-
tion. On pourrait ra|>peler un classicisme élargi, remis au
point, adapté au siècle, selon la définition de Stendhal dans
174 LE ROMANTISME
Racine et Shakespeare^. Mais ce serait eu tout cas un classicisme
plus indilTérent aux choses morales, moins ému, réduit à l'ob-
servation sèche, détachée, parfois ironique. Ses modèles préférés
seraient, au xix" siècle. Benjamin Constant, Mérimée, Yitet,
Stendhal. Plus favorable au i-oinan de mœurs, au théâtre de
document et d'histoire qu'à la poésie, il mène du Roman bourgeois
de Furctière à la Comédie Jiumaine de Balzac; du cartésianisme
perdu dans l'abstraction, ou du sensualisme emprisonné dans la
matière, au positivisme de Comte. Tourné vers l'avenir, malgré
sa déférence relative pour le xvii'' siècle, il prépare le natura-
lisme. Son vrai nom serait peut-être celui de réalisme roman-
tique : car le mot se trouve déjà dans les écrits du temps :
« Cette doctrine littéraire qui gagne tous les jours du terrain et
qui conduirait à une fidèle imitation, non pas des chefs-d'œuvre
de l'art, mais des originaux que nous offre la nature, pourrait
fort bien s'appeler le réalisme; ce serait, suivant quelques appa-
rences, la littérature dominante du xix'' siècle, la littérature du
vrai -. » Mais enfin puisque ses représentants principaux s'ap-
pellent eux-mêmes romantiques, nous ne les démentirons pas.
VII. — La tendance subjective : le romantisme
de r impression personnelle.
Les sources. — Le romantisme de l'impression person-
nelle sort du sentimentalisme de Rousseau. On voit aisément
pourquoi. L'art ({ui se réfère à la raison reste naturellement
dans l'im personnalité; la raison en effet est mise en dépôt chez
les hommes pour servir à leurs communes ententes. Distincte
<les individus, supérieure à chacun d'eux, pareille chez tous,
elle ne peut guère trahir leurs intimités. La raison est en nous,
mais notre sentiment c'est nous-mème, et dès que nous le
. « Le rnmanticisme est Tari de iH't'senlei- aux peuples les œuvres littéraires
ui, dans l'clat actuel de leurs habitudes cl de leurs croyances, sont suscep-
tibles de leur donner le plus de i)laisir possible. Le classicisme, au contraire,
leur présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs
arrière-grands-pères. ■■ Stendhal, Racine et Sliahespeave, Paris, 1S2J, in-8, p. 43.
2. Mercure français du xix'' siècle, 1820, vol. XIII, p. C Cf. Lévy-Briihl, Les pre-
miers ronianliques allemands, Heu. des Uem: Mondes, i''' sept. LSDO. Nous nous
jiroposons de revenir sur celle distinction du romantisme suhjeclif et du roman-
tisme objectif dan^ un prochain ouvrage sur la ddctrine romantique.
LA TENDANCE SUBJECTIVE 175
laissons iipiiarailrc nous ikmis livrons. C'est cr (jiii aiTi\<' |M)iir
Rousseau, Son sentimentalisme l'amène par une pente nalurcjlc
à la confession, et par suite à la littérature snitjecfive.
Mais qu'est-ce qui vivifie son sentimentalisme? Ajirrs t(»Mt,
bien d'autres que lui, de son temps même, ont dit ou crié :
« Soyons sensibles », La Chaussée, Diderot, tous les partisans
de la comédie larmovante : ils sont tombés dans le ridicule. Au
contraire le sentimentalisme de Jean-Jacques est touchant,
substantiel, vivant : d'où lui vient son principe de vie?
D'une rénovation du s[tiriliialisme. Voilà ce (juil faut mettre
en évidence avant tout. Cette fois comme tant d'autres, comme
au temps de la Renaissance, comme en 1850, c'est d'une révo-
lution philosophique que procède la révolution artistique et
littéraire. Il semble bien qu'il y ait là une loi.
Le sensualisme, on le sait de reste, est en grande faveur au
xvni" siècle. Saint-Chamans le professe encore en 1816 : « Mis
dans un jour si évident par Condillac... le principe de Locke,
que les idées viennent des sensations, ne peut paraître douteux
à un homme non prévenu qui l'examine de bonne foi. Aussi
tout ce qui pense en Europe s'y est arrêté, et a laissé tout ce
qui rêve chercher mieux (p. 341). » Les classiques du xis*" siècle
jugent en général comme lui, à moins qu'ils ne préfèrent s'en
tenir au scepticisme ironique et superficiel des voltairiens.
Mais, dès Rousseau, la foi spiritualiste, au sens le plus large
du mot. réagit puissamment sous des formes diverses; c'est
d'abord le sjdritualisme ami)le, ému et net du Vicaire savoyard,
auquel Mercier croit devoir se rallier; puis celui de Bernardin,
de Chateaubriand, de M™"" de Staël; chez eux, comme chez Bal-
lanche, qui, un an avant l'apparition du Génie du cliristùrnisme,
donne le plan d'une œuvre analogue % la religion naturelle se
fond en proportions changeantes avec le catholicisme, lequel,
chez les jeunes poètes de la Muse française et chez ?sodier,
leur aîné, prend décidément le dessus. — Et c'est d'un autre
côté l'idéalisme de Kant et de ses disciples, où Rousseau a sa
part encore ; doctrine importée chez nous par divers initiateurs,
mitigée et accommodée au bon sens français j)ar Cousin -.
1. lîallaiiclic, Du Senlimenf. ]i. ICC.
■2. Cousin veut •■ recoiislitiiL'i- Ir moi devant la nature, et la nature ilcvanl le
176 LE ROMANTISME
Si distincts que soient aux yeux du philosophe et du théologien
ces deux courants, français et allemand, ils ont un grand e(Tet
commun, qui est précisément de favoriser la littérature de l'im-
pression personnelle. Le spiritualisme à la Rousseau s'épand
volontiers en effusions, en élévations, en hymnes. Bernardin de
Saint-Pierre, « après avoir, comme le dit Ballanche, éhauché
l'histoire sentimentale de la nature, remonte par le sentiment à
l'explication de quelques-unes de ses lois morales » (p. 20). Et
le Génie du chrislianisme ne foiide-t-il [;as sa preuve sur le sen-
timent d'abord? N'est-ce pas la faiblesse comme la séduction de
cette œuvre, qu'(dle nous présente une religion de poésie, plus
que de dogme? Quant aux philosophes allemands, « ils ont
prouvé, dit Anot, qu'au delà des connaissances, il y avait le sen-
timent, que par delà l'analyse, il y avait l'inspiration » (p. 180).
Ainsi l'on peut penser avec M"'" de Staël que la philosophie
allemande et le spiritualisme chrétien concourent à concentrer
l'intérêt poétique dans l'àme même et par suite à développer
la poésie subjective : « L'idéalisme en i>hilosophie a beaucoup
d'analogie avec le mysticisme en religion. L'un place toute la
réalité des choses de ce monde dans la pensée, l'autre toute
la réalité des choses du ciel dans le sentiment (III, 32G). »
Aux causes philosophiques du subjectivisme s'ajoutent d'une
part l'influence décisive des œuvres de Gœthe, de Schiller et
de Byron, de tous ces étrangers qui, au témoignage même des
auteurs français, nous « devancent dans la littérature d'impres-
sion », Rousseau, l'ancêtre commun, excepté; d'autre part les
puissants effets moraux de la Révolution française, cette
« secousse » dont tous les contemporains ressentent l'ébranle-
ment, et qui ramène l'attention de chacun sur soi : « Nos
pensées ont été fortement refoulées en nous-mêmes, dit Guiraud
dans la Muse française : aussi la littérature sera plus intime;
elle nous révélera des secrètes parties du cœur que lui auront
découvertes les grandes secousses de la Révolution; elle expri-
mera les sentiments, les passions qui l'auront déchiré; elle nous
moi, réédilier ainsi deux éh'iiii'nls (lui; les écoles du xviii" siècle avaient altsorbés
l'un dans l'autre... Il se consacre à la construction de ces deux inondes distincts,
le moi el la nature. •• Cousin, Cours de p/iilosopltie de 1S18, publié par Garnier,
183C, iii-8, Paris: préf., p. xiv.
LA TENDANCE SUBJECTIVK 177
donnera cnliii (!<■ la poésie, car le nialhcui' rsl dt- loiilcs les
inspiralioiis poélifjiics la plus féconde (II, 2o). »
Ainsi naît le romantisme subjectif. Il s'opposi* diiccloment, on
le voit, au classicisme, qui de sa nature est plutôt (d)jectif :
« Dans la littérature classique, dit Desmarais, l'écrivain est
plus en (leliors de lui-même; il est pres(|nr IoiiJ(Miis Manalcur
ou inter[)rôte. Dans la littérature romantitjue au contraire,
l'écrivain nous livre toute sa pensée et toute son àme : c'est
en mettant sous nos yeux l'anatomie de son être qu'il nous
invite à la connaissance de riiomme (p. 133). » De là une
poésie « individuelle » « intime », et en premier lieu celle-là
mémo (ju'Aupor appelle heureusement « la poésie de l'àme ».
La poésie de l'âme. — Comment la délînir? Puisqu'elle est
dans lame, elle ignore la diversité des genres et répugne aux
formes arrêtées ; tout au plus peut-on dire (|u'elle procède d'un
double mouvement : concentration de l'àme qui se replie sur
elle-même pour recueillir les suggestions du dedans et les impres-
sions du dehors; expansion qui projette par jaillissements et par
ondes les imag-es et les etTusions sentimentales, cela avec le
rythme souple, l'harmonie concertante des compositions musi-
cales, dont on peut donner non le dessin détaillé, mais les
thèmes et les motifs conducteurs.
Les thèmes d'ailleurs, la critique de 1820 les a déjà presque
tous indiqués. D'abord c'est le moi tout seul qui se montre, se
prodigue et s'étale. C'est sa revanche sur le sensualisme, qui
voulait le dissoudre en sensations, l'opprimer sous la matière,
l'abolir; trop refoulé, il se redresse avec un tel ressort qu'il
repousse loin de lui le monde extérieur et ne veut plus le con-
naître. Et la Révolution le tend davantagre encore et l'exaspère :
« Lorsque les événements font rentrer la vie dans le cœur,
lorsque la patrie, la famille, le moi, sont menacés, tous les sen-
timents énergiques se réveillent ' ». Parmi les hommes, les forts
s'en vont aux luttes; les faibles s'en éloignent; pour ceux-ci la
Révolution est « une espèce de barbarie qui détache l'homme de
l'homme parce (ju'il n'en attend aucun secours et qui, en l'isolant
delà vie, le jette dans la contemplation rêveuse et dans l'enthou-
]. Muse française, vol. II, 1824, p. 2."j.
Histoire de la langue. Vll. 12
178 LE ROMANTISME
siasme solitairo * », suivis Irop souvent de rabattement et du
dég-oîit de soi. Jiené da Chateaubriand, le Peintre de SalzhourQ et
aufrcs nouvelles analoiiues de Nodier, Ubermann de Senancourt,
nous permettent après Werther de surjirendre le subjcctivisme
en sa plus g-rande acuité.
Mais qu'on ne s'y trompe pas, le moi, restauré par le spiri-
tualisme, est plus riche de contenu que toute autre chose au
monde : Rousseau et Chateaubriand lui rendent le pouvoir de
sentir et d'imaginer, de croire à tout lau-deLà; Kant lui donne
les activités de la pensée intérieure. Et volbi, je pense, un
subjectivisme assez capable d'élargir et d'étoffer l'àme. Elle n'est
plus ce moi « automate », passif et indigent du sensualisme, mais
un moi vif et large qui peut contenir l'inflni même, véritable
abîme oi^i le poète de 1820, quand il s'y penche, prend le vertige
de ce qu'il entrevoit, tournoiements de passions et fulgurations
d'idées. Tous les sentiments, exténués par les sécheresses du
classicisme vieilli, les tendres et les violents, affections calmes et
fièvres de haine ou d'amour, toutes les grandes pensées qui font
la trame de notre vie, la mort, l'éternité, le destin, se réveillent.
Et les sentiments enflamment les idées; et les idées amplifient
les sentiments et les prolongent vers l'inlini : l'amour, éphémère
au XYU!*" siècle comme le simple plaisir, aspire à l'éternel. Le
poète romantique ne connaît point de borne à l'exaltation de la
pensée. Il faut qu'il étende son être vers la nature et vers le divin.
La nature, rendue à son éloquent silence, cesse d'être un théâtre
pour devenir un temple, le temple du panthéisme pour Werther
et ses disciples allemands, le temple du dieu personnel et
vivant pour les romantiques français. Car ceux-ci, vers 4820,
n'aiment pas encore la nature pour elle-même, Anot nous le
déclare : « ils choisissent de préfér(Mice pour les décrire les
objets qui peuvent devenir les symboles des attributs de Dieu et
des affections morales; ils ont fait de la poésie le miroir ter-
restre de la divinité (p. 483). »
La divinité, c'est vers elle que tend sans cesse cette noble
poésie d'àme. Par là surtout elle se sépare du classicisme. En
effet, tandis que « le beau idéal de la littérature classique réside
1. (',. Dc'sniarnis. Esmi. ch:i]i. vi, \>. 07.
I
LA TENDANCE SUU.IEGTIVR 179
clans la |terfection des lonnes lium.iiiics r[»ui'(''es », la lillrruluic
nouvelle « empreinte du mystère sonihre des reiiiiions du nord »,
s|»ii'itualiséc par les suMimes abnég^ations du christianisme, est
r(dii;ieuse : « le caraetèr(* de son idéal est nécessairement dans
l'éternel et dans l'inlini ' ». Possédés par ces liauls ol)j(.'ts, tous
en ressentent un délice ou un tourment. Ceux qui ne croient
pas encore ne sont pas insoucieux des choses de la foi. « Dans
les ouvrages romantiques oii il n'y a point d'idées religieuses,
sous l'acception vulgaire <lu mot, il y a des sentiments qui pré-
[larent à la religion '. » Ceux qui ne croient plus ne peuvent
redevenir de joyeux indifférents. Ils se souviendront toujours
d'avoir eu commerce avec le divin. Ils en g-ardent quelque chose,
tristesse attendrie, regret mortel, pessimisme noir, désespérance.
En ce temps-là on doute comme on croit, avec son cœur aussi
et non seulement avec son esprit. On se permet le sarcasme,
l'imprécation, mais non le quolibet. « Abjurons Voltaire" », dit
le croyant avec Ballanche. Abjurons Voltaire, dit aussi le scep-
tique, et si nous doutons, que ce soit avec la fureur du damné,
ou avec le courroux concentré du stoïcien qui a interrogé Dieu
et à qui Dieu n'a pas répondu; jamais avec le sourire amusé de
Montaigne. Ainsi Dieu hante le g-énie du poète. Nodier peut dire :
« Chez les anciens, ce sont les poètes qui ont fait les relig'ions;
chez les modernes c'est la religion qui crée enfin des poètes * ».
Et la poésie se ressouvient du grand mystère de la destinée,
qui ne la troublait guère au temps des classiques. Ceux-ci pren-
nent leur assiette dans une doctrine méthodiquement établie,
dont tout le pourtour s'aperçoit du centre, dog"matisme d'un
Bourdaloue, sensualisme d'un Condillac, et les voilà en paix
sur la direction de leur vie, excepté Pascal, àme roman-
tique. En art, en littérature, ils se tiennent de même dans la
région circonscrite, policée, du clair et du définissable, là oii
s'observent travers et vices, mœurs et caractères, où l'on peut
voir évoluer les passions fortes à but perceptible, en concur-
rence avec la raison et la volonté. Et c'est justement ce domaine
1. (]. Desmarais, Essai, cliap. x, p. lis.
2. Cyii. Anot, i/tid., chaji. xv, p. 18 i.
3. Hallanchc, Essai sur li's inslitafioiis sociales, cliap. vi. p. dOij.
4. Cf. Du Classique et du llomanti(juc (Kouen), p. o2.
180 LE ROMANTISME
que le romantisme quitte le plus volontiers pour fuir vers
l'inconnu, pour plonger par le sentiment dans l'obscur de la
nature inconsciente, de l'animalité même; mais bien plutôt pour
s'élever vers la cause suprême et se rapprocher du secret ultime
de la vie. Car telle est la recherche la plus enfiévrée du roman-
tisme : D'où vient l'homme, où va-t-il, quel est le sens de la
vie, de la mort? Ces grands sujets de pensée, de rêve, de médi-
tation orageuse oppressent le poète par la peur et par l'attrait :
« Sommes-nous coupables de permettre à la poésie de réfléchir
sur les destinées secrètes de l'homme (principale mission de la
littérature romantique) après avoir tant raconté de faits et
d'événements*? » Non, pourraient répondre tous les lyriques du
xix" siècle. « Enivrés du mystère éternel », selon la parole de
Lecontede Liste, ils seront « les évocateurs du rêve surnaturel" ».
Sans cesse ils feront effort pour échapper à la matérialité de
la parole écrite, soucieux de trouver pour leurs beaux songes
des expressions justes et cependant imprécises, comme celles
que savent inventer les peuples du Nord : « Leurs langues, dit
Anot, comptent une foule de mots tendres, spiritualistes, et
presque éthéréens, de ces mots pour ainsi dire rêveurs, qui
rappellent à la fois une foule d'idées. C'est des habitants du Nord
qu'on a pu dire qu'ils savent des paroles mystérieuses (p. 200). »
Avec ces aspirations, c'en est fait de la sérénité et de l'équi-
libre en poésie. Sentir partout la limite, en soi, parce que les
forces sont caduques, le cœur faible, coupable peut-être; autour
de soi, parce que la société bouleversée, mal refaite, refuse un
emploi aux énergies qui s'offrent; au-dessus île soi, parce que
l'infini, sollicitant nos cœurs, tout en échappant à nos prises,
nous laisse enfermés « dans l'incomplet de notre destinée », —
le mot est du temps, — c'est plus qu'il ne faut pour mettre dans
l'àme les chagrins qui, non combattus, la livrent à cette afTec-
tion sombre et voluptueuse, la mélancolie.
Plus sains, plus résolus, certains se raidissent contre la nature
qui les opprime, s'élancent sans lassitude vers l'absolu, dont
l'attraction ne les enlève que pour les laisser retomber : il y a
lutte encore, mais non à la manière du héros classique : lui,
1. Du Classiifue et du Romantique (Rouen"», p. 43.
2. Leconle de Lisle, Discours de réception à rAcmiéniie française, 31 mars 1887.
I
LA TENDANCE SUBJECTIVE 181
so drosse, dcboiil (hiiis sa voloiih', contre l;i lorliinc. coiilrc les
lidiiimcs, contre ses propres passions : c'est !<• siiMinie ilc la
force morale, le sublime <lc Corneille et dn (Juil mourût.
Mais le ronianli([ue aux prises avec la nature et avec l'intini,
nous donne la sensation d'un sublime dillërent : c'est le sublime
du sentiment religieux et de la pensée philosophi<(ue, tel qu'il
apparaît, par exemple, quand René, assis à la bouche de l'Etna,
mesure sa faiblesse aux forces de l'univers, ou quand Werther,
à sa dernière heure, regarde les cieux éternels.
Cette poésie est nécessairement sérieuse. « La lecture des
bons ouvrages de Kant, de Schubert, de Klopstock, de Schiller,
de Gœthe, de Novalis excitent en nous, dit Anot, une impres-
sion profonde et solennelle, assez semblable à celle que nous
cause la vue des temps du moyen âge (p. 175). » L'art classi(|ue,
môme quand il prétend instruire et moraliser, reste un amu-
sement. Il admet comme moyen le rire aussi bien que les
larmes. La poésie qu'il aime est l'ornement qui « égaie » la
vie, la délectation relevée qui la repose, l'assainit, la distrait
d'elle-même. Mais le romantisme d'impression veut pénétrer la
vie jusqu'en son fond le plus amer, et de cela il reste grave. Les
Allemands sont les premiers à l'éprouver et à le dire : « La
poésie de la toilette qui est celle des Français (classiques), n'a
plus d'accès chez nous qu'à la toilette des dames. » Il est une
autre poésie qu'on ne reconnaît nullement « dans les vers et
dans les phrases les plus élégantes d'un abbé Delille, ni dans
tout ce que le goût français prend ordinairement pour de la
poésie », et qui « est pour l'Allemand une aflaire non moins
sérieuse que son culte et sa profession ' ». En France aussi la
poésie devient une « affaire sérieuse », après la Révolution :
« On ne recommence pas les madrigaux de Dorât après les guil-
lotines de Robespierre, et ce n'est pas au siècle de Buonaparte
qu'on peut continuer Voltaire- ». L'heure appartient au sombre
et inquiétant Lamennais; son Essai sur Cindifférence passionne
et rend pensifs les plus légers. « La mode se met « du parti de
l'éternité^ » et solennel est un mot dont les manifestes roman -
1. Arc/lires lUléraires, in-8. ISOri. vol. VII. article tiré du Souveau Muséum de
ph'ilosophie et de littérature (auteur allemand anonyme), p. 414.
2. Muse français», 11, 1824, art. de Victor Hugo sur Byron.
3. Muse française, I, 1823, in-8. art. de Victor Hugo sur Lamennais.
182 LE ROMANTISME
tiques so parent volontiers, celui par exemple de la Muse fran-
çaise : « A cet enseignement funeste des écoles dont la tendance
philosophique doit nécessairement finir par être irréligfieuse,
nous voulons opposer un enseignement public et solennel
Tout devient solennel maintenant dans les lettres (II, 28). »
La poésie de la sympathie humaine. — Pénétré
du sérieux de son œuvre , le poète se sent une vocation :
sa sympathie, de plus en plus ouverte, l'invite à une sorte
d'apostolat social, qu'il exercera le plus souvent d'ailleurs par
impression, au nom d'une intuition mystique à lui départie par
un décret providentiel. Il est « la parole vivante du genre hu-
main' » ; son génie, « comme le timbre des cymbales de Bivar »
sonnera les grandes heures du siècle, donnera « un corps à
chacun de nos rêves, des ailes à chacune de nos pensées » ^ Il
est un révélateur. Il est celui qui revient de loin, du ciel comme
Milton ou Klopstock, de l'enfer comme Dante, du passé comme
Macpherson, celui qui rêve d'une humanité meilleure et jdus heu-
reuse. C'est le Vates tant raillé pour son trépied sibyllin et ses
prophéties apocalyptiques, belle conception cependant, si « les
poètes possèdent, comme dit Ballanche, la vérité vue de haut,
vue dans l'ensemble des choses » (380). Et ce poète de 1820 est
déjà un révolutionnaire qui se prépare, sans le savoir. Il a lu le
Contrai social, les Brigands. Son optimisme, ingénument sub-
versif, croit volontiers que la société vit sur un mauvais pacte,
qu'il suffirait de rompre pour la rendre heureuse : on n'aurait
qu'à intervertir les rôles, qu'à mettre les accusés à la place des
juges, les pauvres en celle des riches, les humbles en celle des
puissants. Au reste c'est vers 1830 que ce paradoxe, excusable
seulement quand il est une façon de donner du pi(juant à la
justice et à la pitié, produira ses effets réels. En 1824 les jeunes
et déjà puissants poètes de la Muse française, et en particu-
lier, Victor Hugo, sont encore fidèles à la foi monarcliique,
et l'ahbé Gossier parle ainsi de la poésie nouvelle, en toute
sécurité : « Avec la religion et de chastes émotions, elle ne
chante ordinainîment que le respect pour ceux qui tiennent leur
pouvoir de l'Èti-e suprême, et elle n'aime que cette liberté qui
1. Ballanclie, Essai sur les inslilulions sociales, clia|i. xi, p. 381.
2. Renan, Discours de réception à l'Acailémie française, 187'J.
I
LA TENDANCE SL'IUECTIVE 18:t
s";i|>iiui(' duii C(M<'' sur raiilcl et *\v 1 ;iulic sui' le Irùiii' » (|t. l-{;>).
La poésie du rêve et du fantastique. — C'csl Iticn vai-
nement (jiroii vdiiilrail enclore la musc dans le cliami» «les
réalités sociales et politiques. A ceux ((iii rya|)|)«'llent elle répond
par la voix <lu poète allemand Lenau : « Laisse/.-moi, vos ellorts
me sont suspects. Vous prétendez adranchir la vie et vous n'ac-
cordez pas à Tari la liberté. Si cela me [)laîl, je cueillerai ici —
dans le bois profond — des fleurs; si cela me plaît, je vouerai à
la liberté un chant; mais jamais je ne me laisserai enrôler par
vous'. » Vainement aussi voudrait-on l'astreindre à la contem-
plation continuelle des choses de l'àme. Le cœur a ses voies;
l'imagination a les siennes; Guiraud le sent : « Je ne prétends
pas restreindre la poésie romantique à rendre seulement les
passions, et la reléguer tout entière dans le domaine du cœur.
Celui de l'imagination aussi lui est ouvert et c'est là que tout ce
(|u'il y a de fictif et de merveilleux est heureusement employé
par elle (II, 26). » En effet, on ne comprime pas l'imagination.
La poésie du rêve et de la fantaisie réclame sa place comme
celle du sentiment, presque au moment oii Voltaire se plaint
qu'on ait « banni les démons et les fées ». Le xvni*^ siècle fran-
çais connaît par Shelley, Gray et Young, la poésie des nuits,
des clairs de lune et des tombeaux, celle des mythologies sep-
tentrionales par le curieux travail de Mallet sur les Scandinaves
et par la Aersion ossianique <le Macpherson.
Au début du xix" siècle nos conteurs font des emprunts
directs à la tradition française du moyen âge chrétien, que
commencent à révéler des érudits sérieux comme Raynouard,
des arrangeurs assez pénétrants comme Creuzé de Lesser,
l'auteur des Chevaliers de la Table ronde, ou Marchangy,
l'auteur de la Gaule poétique-. Des curieux, originaires des
provinces, relatent des légendes locales, Nodier, par exemple,
celle de la Vouivre franc-comtoise. Des voyageurs artistes
comme Taylor et A. de Cayeux les aident en des publica-
tions somptueuses. Mais c'est encore de l'étranger que vient
la plus forte contribution. Pour le merveilleux chrétien, nous
1. Rapports sur le progrès des lettres, par S. de Sacy, Tli. Gautier, etc., Paris,
1868, in-8, p. 91.
2. Cf. H. Peyre, Napoléon /" et son temps. Paris, ISS", in-i, p. 2i6, 248.
184 LE ROMANTISME
avons comme grands initiateurs Dante, Milton, Klopstock,
Gœtlie, en son Faust, élarg-issenient génial de la vieille légende
du xvi" siècle. Quant au fantastique pur, Anglais et Allemands
nous le donnent à l'envi, sans parler des peuples du Midi et de
rOrient, qui tous nous envoient en tribut quelque sujet, quelque
forme. On sait quelle popularité longue ont eue chez nous les
ballades et poèmes de Gœthe, de Schiller, de Biirger, de Zedlitz,
la Cloc/if, le Roi des Aulnes, la Ballade de Lénore, la Revue
noc/urne; les caprices de Musaeus, de Tieck et d'Hoffmann,
« caprices tour à tour mystiques ou familiers, pathétiques ou
boulTons, simples jusqu'à la trivialité, exaltés jusqu'à l'extrava-
gance », dont « la lecture est la fontaine de Jouvence de l'ima-
gination ' ». Mais Shakespeare n'avait-il pas déjà tout indiqué,
tout révélé? « Shakespeare a ouvert les portes d'un monde ma-
gique des esprits; les superstitions populaires, les croyances du
moyen âge, les songes, les })rédictions, les sortilèges, l'appari-
tion des fantômes et en général toutes les chimères de l'imagi-
nation frappée tiennent une grande place dans ses tragédies ^ »
Enfin l'imagination, se mêlant à F « esprit » qui n'était qu'esprit
au xvni'^ siècle, le renouvelle. Avec Swift, Sterne, Jean-Paul,
Heine, il se teinte d'images, d'humeur, d'amertume.
Stimulée, la fantaisie française prend une force inconnue,
même au moyen âge, et prouve magnifiquement son pouvoir de
peupler les mondes imaginaires, comme aussi d'y faire le vide
pour y Inisser vaguer la rêverie. Quand son caprice le veut, elle
unifie la nature en l'enveloppant de brumes « vaporeuses ».
Sons et couleurs, fleurs et oiseaux, ruines des vieux châteaux
confondues pour l'œil avec celles des rochers croulants, tout
murmure un mystérieux concert. Le poète écoute, médite et
chante, ou plutôt il s'évanouit presque, et c'est la nature qui se
chante elle-même; une campagne indécise, une pente, une tour
découronnée, et contre elle une lyre immense, frémissant au
vent qui passe, sans nul secours de main humaine, telle est la
vignette symbolique (ju'on trouve à la fin du recueil de Rouen.
Et même il arrive que ciel, terre, tout disparaît; il ne reste plus
qu'un milieu immense, sans couleur et sans contour, où l'âme
1. Nudior. (Eui-res, Paris, 1832, in-8. Du Fantastique en litlératnro, p. lOS.
i. C. Anul, Élégies Rhéinoises, p. 162.
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VIF, CH. IV
Vli^
Armani] Colin & Cic, Éditeurs, l'aris
FRONTISPICE DE CELESTIN NANTEUIL
POUR UNE ÉDITION DE NOTRE-DAME DE PARTS "
Publiée par Eugène Renduel en 1833
LA TENDANCE SUBJECTIVE ISii
llotlc ninllciiicnl, (Ic-lacliéc de la vio ivcllc, sans ('•iiKilioii. sans
tristesse, et presque sans mélancolie, avec la seule doncenr ilc'-lre
et d'en avoir icdiscnre (•(•nscience : et c'est la poésie du vag'iie et
du vaporisnie. Avec une é,i:ale facilité l'imagination romantique
anime ses rêves et les colore. Elle y fait passer des êtres formés
de charme aérien, les sylphes, les lutins, les ondines, les follets,
Obéron et les nains gracieux, les fées, la fiîjure ailée «pii lilisse
en un char au front des étoiles, — voyez l'en-tète de la Muse
française; la forme élégante et penchée qui effleure le poète
rêvant près de la tombe, — voyez tel frontispice des Harmo-
nies^. Ou bien elle assemble les vaillants dans les nuages —
voyez le Fingal de Girodet. Ou encore elle envoie dans la nuit
des vols de fantômes, de démons, d'oiseaux sinistres: elle crée
les goules, les chimères, les vampires, mille êtres difl'ormes,
grimaçant et grouillant dans l'ombre visqueuse.
Lasse de créer, elle prend les objets et les êtres réels et les
encadre, les égare en des arabesques très contournées, en des
architectures compliquées curieusement, qui n'empruntent du
gothique que le caprice fantasque, — voyez les planches de
Nanteuil. Ou bien elle les déforme en les mêlant dans une sorte
de vision trouble. Le chêne ricane comme l'homme, l'homme se
noue comme le chêne, tout se confond. La cloche s'emporte,
l'église se meut, tout tremble d'une vibration sinueuse et vacil-
lante, comme le paysage derrière. la vapeur qui monte du sol
par les midis d'été. Et l'on a encore de la poésie subjective.
VIII. — Conclusion. Evolution du roinantisine
d'impression vers la poésie objective.
La satire s'attaque de bonne heure à la poésie du rêve et de
la sentimentalité. Grimm la persifle dès 1""0 dans les essais
de Baculard d'Arnaud. « Il y a dans fout cela, dit-il, trop de
cloches, trop de tombeaux, trop de chants et de cris funèbres,
trop de fantômes; rex])ression simple et naïve de la douleur
ferait cent fois plus d'elï'etque toutes ces images-. » Après 1814,
1. Lamartine. Harmonies poétiques, Uruxelles (Tarlicr\ 1830. iii-ld.
■2. Gi'imin, cité par Lic(|iiL'l dans le recueil de rAcadémie île Rouen, p. 203.
486 LE ROMANTISME
les plaisanteries redoublent et finissent jiar fournir une abon-
dante liftérature. On raille tout à la fois le « vaporisme » et le
« vampirisme ». Le poète rêveur, pâle, maladif, fatal, comme
M. de Silphiclore', qui se plaît à écouter « le conflit des étoiles,
des montagnes et des torrents- », est ridiculisé; mais on narj^ue
aussi le poèt<» Iruculent, hérissé, qui fait peur aux petits enfants,
en attendant d'être le « bousingot », terreur du bourgeois de
1830; l'homme à l'imagination jtervertie qui fait sa lecture du
Solitaire de M. d'Arlincourl, (jui n'aime que « les nains, les
pygmées, les sorciei-s, les géants, les Franckenberg, les Ipsiboë,
les Og, les rian, les PoufF'». D'une part, ce sont les « rêveries
métaphysiques » qu'on accuse ; c'est de l'autre la « littérature
de cauchemar », celle qui voudrait mettre une « tête de Méduse
paiini les attributs de Melpomène * », qui vit de songes mal-
sains, xfjri somnia, et qu'un contemporain caractérise ainsi :
Figurez-vous l'enfer de Dante,
Près de l'atelier de Callot -^
Les ronianti(jues se lassent parfois d'cux-mômos des « idéa-
lités qui sup[déent mal les passions*^ », des fantasmagories,
des courses échevelées à l'abîme, fatigantes comme des féeries.
Ils veulent redescendre vers le réel, dussent-ils tomber jusqu'au
vil et au bestial. Pour ce retour, l'étranger peut les aider encore,
leur faire sentir la saveur du simple, du naïf. Mais ont-ils telle-
ment besoin de lui? Après tout, les plus grands parmi les roman-
tiques ne renient pas leurs origines gréco-romaines. Ils sentent
en eux quelque chose de ce génie plastique des anciens, apte à
saisir les formes réelles avant de les idéaliser. N'y a-t-il pas de
l'espagnol chez Hugo, du grec chez Lamartine, de l'italien chez
Musset, du français classique chez tous? C'est assez pour les
ramener au sj)ectacle vrai de la nature et de la vie, et l'on sait
tout ce qu'ils peuvent en tirer d'impi'essions douces et fortes. Il
ne s'agit plus devoir la nature comme en un songe à la façon de
Byron, dont le génie « ressemble trop souvent, dit \di Muse
\. Cf. Biiour-I.oniiiaii, le Clussif/ue et le Uotnantiifue, p. 0.
■2. Joiiy et Jay, les Henniles en liberté, Paris, 18:24, in-12, vol. II, lettre xix.
3. Id. Cf. La Touche, les Clussirjues venf/és, p. i'i.
4. C. Anot, K/éf/ies lihémoises, cli. vu, p. 103.
5. Morel, le Temple du liomuntisme, Paris, 1825, in-8.
6. Revue cncyclopédu/ue, vol. 26, 1825, p. 31.
COiNCLUSION 187
fraurdise, à un |m-(iiiiciiciii- sans ItuI <|iii irvc m niarcliaiil rt
»|ui, jiIisoiIm' dans une intuition profonfk', nf ra[>|>ort(' qu'une
imai;c confuse des lieux (|u'il a |»arcourus » (II, XVi\). On la
regardera avec une attention volontaire. La « campa^ine » ne
sera |dus anéantie devant la « nature ». i^e |taysag-e se diversi-
fiera de nouveau, par le hasard du sol, d(; la latitude, du cli-
mat, dès les Orientales, du jeune et déjà célèbre Hugo, dès les
Brésiliennes (1825) de l'inconnu Corbière.
Il ne déplaît pas non plus à ce génie romantique, après s'être
débattu parmi les laideurs et les monstruosités physiques et
morales, de s'émouvoir simplement et délicieusement dans les
peines et les joies humbles de la vie familiale, <le dire l'enfance,
la vieillesse, le mariage. La chose publique est regardée de
plus près aussi. Même la Muse française ne redoute pas, comme
on pourrait le croire, la réalité et ses luttes : « Ce serait une
erreur presque coupable dans l'homme de lettres que de se
croire au-dessus de l'intérêt général et des besoins nationaux,
d'exempter son esprit de toute action sur les contemporains, et
d'isoler sa vie égoïste dans la grande vie du corps social » (I, 32).
Ces paroles n'étonnent pas quand on sait que bientôt les poètes
seront non seulement spectateurs, mais acteurs de la vie pu-
blique au jour le jour. Les crimes politiques provoqueront leurs
satires indignées, les grandes réformes obtiendront leur avis,
les révolutions même les écouteront au moins un instant. En
même temps, le souvenir de notre histoire nationale, l'épopée
de la Révolution, celle de l'Empire, celle des peuples et de la
vie humaine, s'empareront de leur imagination, fortement, et,
sans les soustraire entièrement à leur subjectivisme originel,
les tireront hors d'eux-mêmes.
C'est que « l'objet », dès qu'on le regarde, s'impose. On
veut suivre ses contours, peindre ses couleurs, et dans ses
couleurs, les nuances, noter ses résonances aussi. Pour cela,
il faut se mettre en loisir, posséder une palette, un clavier,
voire un répertoire de rimes. Le poète se double d'un artiste
conscient, calculateur. Il se souvient de Delille, sans trop
oser le dire. Il daigne avoir du talent, du métier. On ne dit plus
comme Sébastien Mercier : « Vous pouvez faire des fautes et
malheur à celui (jui n'en fait pas, mais elles tiendront à des
188 LE ROMANTISME
beautés originales ' ». Le souci de la porfeclion reparaît. Le
romantisme se réclame de la Pléiade, qui d'ailleurs n'est son
guide que pour l'art, comme André Chénier. 11 se fait, avec
combien d'ingéniosité, un A'ocahulaire, une grammaire, une
rhétorique, un art poétique. Il cherche à définir des genres.
Chateaubriand avait tenté l'épopée en prose. Vigny crée le
« poème - » et le genre symbolique. Le roman, si large qu'il soit,
l'épopée sentimentale de Jocelt/n, la Légende des Siècles sont
comme de nouveaux moules oîi le lyrisme est appelé à prendre
une forme plus extérieure et plus tangible.
Mais c'est surtout par le genre dramatique que le romantisme
d'impression se sent attiré. Il y sera mal à l'aise d'ailleurs.
Il logera au théâtre quelques rêves délicieux et durables et ce
sera tout. Il aura beau fouiller les chroniques, déguiser son
lyrisme sous les documents et les velours à paillettes. On le
reconnaîtra partout, et on le combattra sans merci : c'est à la
scène qu'il aura sa plus tardive victoire et sa première défaite.
Car le théâtre appartient plutôt au drame objectif. C'est là
que commencera, préparée par le romantisme du Globe, la
réaction du bon sens. Puis viendront les protestations du
naturalisme et de l'impassibilité parnassienne.
Mais, ne l'oublions pas, si Le(;onte de Liste put, on 1852,
écrire dans la [»réface de ses Poèmes aniùjves « le thème per-
sonnel et ses variations trop répétées ont épuisé l'attention'' »,
Lamartine avait, en 1830, prononcé sur le romantisme d'àme
et d'imagination la parole de justice : « La poésie, dont une
sorte de profanation intellectuelle avait fait parmi nous une
habile torture de la langue, un j(>u stérile de l'esprit, se sou-
vient de son origine et de sa fin. Elle renaît fille de l'enthou-
siasme et de l'inspiration, expression idéale et mystérieuse de
ce que l'àme a de plus éthéré et de plus inexprimable, sens
harmonieux des douleurs ou des voluptés de l'esprit '". »
1. Séli. Mercier, Du l/iéâtre, p. 2-2'J.
2. Cf. Dorison, A. de Vir/nij, Paris, JS'J2. in-S, p. 252.
3. Lecontc de Lisle, préface des Poèmes antiques, Paris, 1852, in-12.
4. Lamartine, Discours de réceplioii à l'Académie française, 1830. — L'élude
du romanlisme a fourni des travaux très nombreux qu'il est impossible d'énu-
mérer ici. Les princii)aux sonl indi(]ués à la fin des tlivers chapitres (jui cons-
tituent le présent volume ainsi (|uc la dernière partie du précédent.
CHAPITRE V
LAMARTINE '
Trente ans sont écoulés depuis que Lamartine est mort, le
28 février 18G9; oublié, dédaigné; presque méprisé pour la
pauvreté besogneuse de sa vieillesse; compromis dans la défaite
de toutes les causes pour lesquelles il avait combattu. Après sa
mort, le dédain, l'oubli, plus injurieux encore, continua long-
temps de peser sur cette grande mémoire.
Seize ans plus tard. Victor Hugo mourait à son tour, en
pleine gloire; ou plutôt il semblait disparaître, comme un
homme divin dans une apothéose. Quel contraste de ce triomphe
funéraire avec les obsèques silencieuses de Saint-Point, sui-
vies à peine de quelques rares fidèles.
Et cependant c'est au lendemain de la mort de Victor Hugo,
que rattention, la sympathie publique a commencé de revenir
lentement vers l'œuvre négligée de Lamartine. Qui nous dira le
secret de ces réactions mystérieuses? Est-ce pour rafraîchir nos
yeux éblouis du tlamboyant éclat de ce soleil couchant, que
nous nous sommes retournés vers l'aube blanche et pure où
s'étaient levées autrefois les Méditations'*.
Quelle qu'ait été la cause de ce retour de justice, la France
depuis dix années rapprend à aimer ce poète que nos pères et
nos mères avaient tant idolâtré ^ avant ([ue la jeunesse de leurs
1. Par M. Petit de JuUeville, professeur à l'Université de Paris.
•1. En mars 1818, n"aiirail-on pas pu dire de lui ce que lui-même écrivait plus
tard de Pétrarque, en pensant peut-être h Lamartine? ■< Pour les uns, il est
poésie; pour les autres, histoire; pour ceux-ci, amour ; pour ceux-là, politique...
sa vie est le roman d'une grande âme. -
laO LAMARTINE
fils le méconnût ot Tabandonnàt. L'heure est favoralde pour
voir, dans son vrai jour, avec un recul suffisant, cette vie et
cette œuvre; ])our l'admirer sans complaisance; et la juger
tout en l'admirant.
/. — La jeunesse de Lamartine (iygo—1820).
Les origines. — Alphonse-Marie-Louis de Lamartine
na(|uit à Màcon le 21 octobre 1790. La famille était bonne et
ancienne, noble sans titre particulier de noblesse. Il en était
ainsi dans l'ancien régime; beaucoup de o:entilshommes de très
vieille date n'étaient même pas « barons «. En 1789, le grand-
père du poète était établi à Màcon sur un pied quasi seig'neurial,
riche d'une douzaine de terres et de châteaux, dont plusieurs, il
est vrai, n'étaient que des métairies. Il avait trois fils et trois
filles; celles-ci, religieuses ou chanoinesses; le fils aîné renonça
au mariage, quand le second était déjà d'Eglise; on maria le
troisième fils à M"*" Alix des Roys, fille d'un ancien intendant
des finances du duc d'Orléans, qui avait épousé une sous-gou-
vernante des enfants de ce prince. M"" des Roys avait bien
des fois joué, enfant, avec le futur roi Louis-Philippe et ses
frères.
Lamartine a souvent remercié Dieu de l'avoir fait naître
« dans une famille de prédilection ». Son père, homme de
tradition pure, était une sorte de gentilhomme campagnard et
militaire; haut, droit, ferme, entier; très bon au fond, un peu
sec de formes; l'intégrité même; d'ailleurs peu personnel, et
durant toute sa vie, soumis à ses aînés quoiqu'il fut seul marié.
La mère, caractère bien plus complexe, plus raffiné, plus
délicat, devait revivre, plus que le père, dans son fils aîné. Ce
fut une àme d'élite, un esprit d'une infinie distinction. Une pro-
fonde piété mais indulgente à la terre; un raffinement moral
très délicat mais sans rien de maladif; et contenu par un bon
sens très sur et une activité courageuse; une abnégation com-
plète, un entier dévouement de soi-même aux siens et à tous,
furent les traits les plus marqués de ce généreux caractère.
Toute sa vie fut noblement tourmentée par un ardent désir de
I
SA JEUNESSE 191
la perfection morale, joint au soiiliinful imoI'oikI de sa faiblesse
et à une admirable bumilité. l^amarliue, hvs supiM-ieur à sa
mère par le génie, lui fut toujours bien inférieur moralement,
mais ce qu'il eut de plus noble en lui, il le devait à cette
mère. 11 y avait entre ces deux âmes de mystérieuses ressem-
blances : et, chez celle cpii s'est tue toujours, |>rosf{ue autant de
poésie que chez celle qui a chanté. M""" de Lamartine écrivait
dans son Journal^ le 7 novembre 1828 : « Alphonso m'a envoyé
des vers qu'il vient de composer et qui m'ont bien émue; il v
dit précisément ce que je pense; il est ma voix; rar je sens bien
les belles choses; mais je suis muette quand je veux les dire,
même à Dieu.. l'ai, quand je médite, comme un grand fover bien
ardent dans le cœur, dont la flamme ne sort pas; mais Dieu
qui m'écoute, n'a pas besoin de mes paroles; je le remercie de
les avoir données à mon fils. »
La Révolution bouleversa cette famille, mais de façon passa-
gère; elle était tout entière en prison, sauf la jeune mère de
Lamartine et son enfant, presque au berceau, quand la chute de
Robespierre les délivra. Peu après, les aïeuls moururent; le
partage se fît selon les anciennes traditions sans souci des lois
nouvelles; le cadet n'eut pour sa part que la terre de Milly, près
Màcon; il y ajouta plus tard le petit domaine voisin de Saint-
Point. Lamartine, seul fils et l'aîné de six enfants, grandit dans
cette chère maison de Milly, qu'il a décrite et célébrée plusieurs
fois avec un pieux amour. Entre la tendresse de sa mère, et les
jeux de ses petites sœurs, dans la liberté d'une vie toute rustique,
ses commencements furent heureux. A dix ans, ses oncles exi-
gèrent qu'il fût mis en pension. Caserne d'abord à Lvon, il
s'enfuit; on l'envoya alors à Belley dans un collège de Jésuites
qui se faisaient appeler les Pères de la Foi. Lamartine v passa
quatre ans de 1803 à 1807; et en sortit à dix-sept ans, chargé de
couronnes; très impatient d'ouvrir ses ailes, mais ne sachant
pas du tout de quel coté il prendrait son essor.
Les premiers vers. — Ses oncles, maîtres de sa carrière,
puiscju'ils possédaient la plus grosse part de la fortune patrimo-
1. Pulilié après la mort du i>ot'le sous ce litre : Le manuscrit de ma mère. Il
faut coiinailre M'"" de Lamartine par cel admirable Journal, non par les elTu-
sions et les panégyriques do son lits dans les Confidences.
102 LAMARTINE
niale, refusèrent de lui laisser servir « Bonaparte » à quelque
titre que ce fût. Royalistes |)arfaitement paisibles mais tout à fait
irréconciliables, ils attendaient depuis quinze ans la fin de la
Révolution comme des p-ens qui regardent tomber une pluie
d'orage et (jui, sûrs (pi'ellc finira, ne veulent pas sortir de chez
eux avant qu'elle soit finie. Quatre années s'écoulèrent, à Milly
et à Màcon, assez inoccupées, mais qui ne furent pas perdues
pour la formation de Tàme, et le développement de l'esprit du
poète. Il lut avidement; confusément; mais peu à peu ses g-oûts
se dessinent; et Ton voit se marquer les influences qui prévau-
dront. Quoiqu'il ait grossi plus tard sa dette envers la Bible et
quoique plusieurs critiques l'aient trop facilement cru sur ce
l>oint, il ne paraît pas qu'il se soit nourri des Livres saints pendant
son adolescence. La Correspondance nous renseigne jour par
jour'; il lit surtout les poètes et les romanciers. Parmi les an-
ciens, Virgile, Horace, Tibulle et Properce; mais, tout bien pesé,
Lamartine devra peu de chose à l'antiquité. Parmi les modernes,
Pope et Ossian, Richardson et Fielding; l'Arioste et le Tasse.
« Tant que je vivrai, je me souviendrai de certaines heures de
l'été que je passais couché sur l'herbe, dans une clairière des
bois, à l'ombre d'un vieux tronc de pommier sauvage, en lisant
la Jérusalem délivrée. » De tous ces poètes le faux Ossian fut
d'abord celui <pii agit le |)Ius fortement sur lui. « Ossian fut
l'Homère de mes premières années. Je lui dois une "partie de la
mélancolie de mes ])inceaux. » Ailleurs : « Ossian est certaine-
ment une des palettes oii mon imagination a broyé le plus de cou-
leurs ». 11 doit peut-être à Ossian un certain vague des contours
et comme une fluidité d'expression (pii resteront l'un des traits
de sa manière.
1. hs. Correspondance {\\\ iiocle (1807-18.j2), Paris, Hachelle, 4 vol. in-12, est la
principale source à consulter pour l'iiisloire de sa jeunesse. Ce (iu"il en a conté
dans les Confidences, (iraziella, Raphaël, et clans les Commentaires, joints
(en 1849) à ses poésies, mérite peu <le conTiance tant l'imaf-'ination de l'auleur y
a travaillé librement sur un fond vrai, en général, mais tout à fait défiguré par
des inventions de |iure fantaisie. Les .V(''»iotrp.9 inédits, écrits dans la vieillesse du
poète et publiés après sa mort, sont bien ])lus véridiques. L'intention d'y être
vrai est sensible; mais à une si grande dislance des faits les inexactitiules sont
nombreuses: et la mémoire est troublée inconsciemment i)ar ce roman des
Confidences auquel Lamartine lui-même a fini par croire. Le vieillard ne
<listingue i)as toujours ce qu'il a éjirouvé de ce qu'il a rêvé. La Correspondance
au contraire, et surtout celle de sa jeunesse, adressée à des amis très intime»,
est sans apprêt, tout à fait sincère.
SA JEUNESSE 19:i
En IVaiirais. il ne coiiiiaîl rien du wi sirclc, sauf un |)(m
Monlaieno; il lit Molirro et Boiloau, sans los lioùlrr nai'tifuliè-
renicnl: mais il est nouiii de Uacinc; il exrcrc La Fontaine et
restera jus(|irà la lin (idèlc à cette antipathie. D'ailleurs comme
tous les jeunes iiens de cette époque, il lit surtout les écrivains
du xviii'' siècle ; Voltaire tout entier (de préférence les vers), Jean-
Jacques (surtout les Confessions); Gresset, La Harpe et Parnv,
dont les élégies « l>rùlaiites » lui paraissent comme à tous ses
contemporains le clief-dœuvre de la poésie passionnée. Il lit
Corinne de M'"" de Staël avec ivresse : « Je viens de lire Corinne
en deux jours, me croyant transporté dans un autre monde idéal,
naturel, poétique, etc. » Naturel, dira-ton! Pas si naturel. Mais
chaque crénération trouve naturel ce qui lui plaît; et factice tout
ce qui a cessé de lui plaire. Chateauhriand le houleversa; il lut
et relut René bien des fois. « Jamais je n'ai [»u le lire sans
pleurer. (Hier) je m'en donnai à cœur joie. Puis vinrent les
réflexions tristes sur la vanité de nos projets, de nos désirs,
l'instabilité des circonstances, le peu de bonheur qu'on peut
goûter ici-(bas); la folie de ne pas bien vite saisir tout ce qui
s'offi^e de consolant ou de doux. » Voilà l'ébauche du L<(c dans
une lettre de 1809! Mais la gloire du Lac n'est pas dans les
idées qui sont partout; elle est dans la divine beauté de la forme
que ces idées banales y ont revêtue. En 4809 la forme n'était
pas venue à Lamartine. Il écrivait déjà force vers (]uoi(ju'il
ait prétendu plus tard le contraire. Mais nous trouvons la
preuve dans la Correspondance que depuis le collèg'e jusqu'aux
Méditations (1807-1820) Lamartine n'est pas resté un jour sans
faire des vers. Ses premiers essais (dont il n'a survécu que les
extraits contenus dans les lettres) manquaient d'originalité. Il
imitait tour à tour avec une souplesse étonnante tous les poètes
qu'il lisait. Voici du Gresset, genre de la CItarfreuse :
Tandis que d'un léger coton
Mon visage frais se colore;
Que tout sourit à mon aurore,
Et que raisonner en Caton
Chez moi serait risible encore, etc.
Ces vers, les plus anciens qu'on connaisse de Lamartine ',
1. Ceux qu"il a datés 18ii5 dans les Confidences (v)id>lianl (]ue, dans le même
livre, il laisse croire qu'il est né en 1793 ou 1794), sont au plus tôt do 1810.
Histoire de la langue. VU. 13
104 LAMARTINE
sont (lo 1808. Aimo-t-on mieux du Voltaire de seconde qualité?
Yoici l'histoire de rAniour :
Ce jeune Amour est un bien vieux enfant ;
Malgré la Grèce en fictions féconde,
Je le crois né le premier jour du monde
Des grâces d'i^^ve et des désirs d'Adam, etc.
Voilà le Voltaire badin; mais il contrefait aussi bien le Vol-
taire grave et sentencieux :
Ne j)eux-tu jouir seul de ces moments de joie,
(Consolateurs d'un jour que le Ciel nous envoie?
Et ton cœur abattu sous le poids de ses maux
Dans le cœur d'un ami cherche-t-il du repos?
Il ne dédaigne pas de décalquer Jean-Baptiste Rousseau :
Hélas! voyageurs que nous sommes, Dont la noble fierté réclame
Nos jours seront bientôt passés. Contre uu ténébreux avenir;
Et de la demeure des hommes Dont l'orgueil aux races futures
Demain nos pas sont effacés. Pour prix des vertus les plus pures
Qu'il est beau ce désir de l'âme, Ne demande qu'un souvenir.
Vers vingt ans, il devint amoureux d'une aimal)le lille, dont
les parents habitaient Màcon. Lamartine voulait l'épouser; les
oncles intervinrent, traitèrent ce mariage de folie et pour y
couper court, firent expédier en Italie l'amoureux pour le con-
soler. Cette aventure, dans les Confidences, devint l'épisode
charmant de Lucy ; mais Lamai-tine fait mourir toutes les
femmes ({u'il a aimées; la Correspondance heureusement en
ressuscite quelques-unes ; Lucy ne mourut pas ; elle se maria
pendant l'absence du volage.
Voyage d'Italie. « Graziella ». — Voilà notre amoureux
sur la i-oute d'Italie. 11 écrit à Virieu, son fbb'de confident
(30 mai 1811) : « Je pars, je vais parcourir cette Saturnia tellus
tant désirée. Mes parents m'ont, proposé d'eux-mêmes ce
voyage; et... tout malheureux que je me trouve de quitter pour
sept ou huit mois tout ce que j'aime, j'en profite... »
Il visite en courant Turin, Milan, Parme, Plaisance, Modène,
Bologne, il séjourne à Florence. Tout l'enchante et tout
l'amuse; les monuments, les musées, les hommes; et, plus
que tout le reste, les poètes italiens relus chez eux.
Il est à Rome en novembre. Le pape est prisonnier à Savone;
SA .IHC.NKSSE 193
les caidiiKiiix l'oiil suivi; la iiuhh's.sc csl ilisporséc ; l^'Hie est
presque déserte, ou n'csl [dus peuplée que de ses ruines et de
ses souvenirs. Lain.nliuc joiiil avec déliccvs de celte solitude.
Il arrive à Naples en déeeniljre : là (juel contraste! tout est cris,
joie, bruit, soleil, mouvement; fête des yeu.v et du cœur. Il
écrit (le 28 décembre) : « Les mots me manqueraient pour
décrire cette ville enchantée, ce irolfc, ces paysaj?es, ces mon-
tagnes; cet horizon, ce ciel, ces teintes merveilleuses ». En
janvier, il est reçu chez un parent éloigné, Dareste de la Cha-
vanne, directeur de la manufacture des tabacs, (^est là qu'il
vit Graziella, petite ouvrière, dans l'atelier où elb' pliiiildes
cigarettes. Lui-même avoue (dans les Mémoires) que, par une
vanité puérile, il la til (dans les Confidences) ouvrière en corail;
à cela près, « tout le reste du roman est littéralement exact ».
Dans le commentaire du Manuscrit de ma mère, il se I)orne à
dire que l'épisode de Graziella est « vrai au fond ». Je n'oserais
le garantir. Les lettres écrites par lui d'Italie ne renferment pas
la plus légère allusion à Graziella. Môme absolu silence,
jusqu'en 1830. A cette époque, l'enterrement rencontré par
hasard d'une jeune fille inconnue (c'est la version des Confi-
dences), la vue d'un tableau d'église représentant l'exhumation
d'une jeune martyre (c'est la version du Commentaire), réveilla
tout à coup le souvenir de Graziella, et la ravissante élégie du
Premier Regret naquit :
Sur la plage sonore où la mer de Sorrente
Déroule ses Ilots bleus aux pieds de l'oranger...
Quinze ans plus tard, Lamartine passa quelques semaines
dans l'île d'Ischia. C'est là qu'il écrivit le roman : dès lors
Graziella vécut. Lui-même finit par v croire, et pleura sincè-
rement celle qui était morte d'amour pour lui, en 1812. Avait-
elle existé jamais? Qui peut le dire?
Lamartine rentrait à Màcon vers la fin d'avril 1812. Le beau
voyage était fini. Avec tristesse il retombait sur la terre, et
dans son inaction ennuyée. Sa mère écrit alors dans son
journal : « Quel malheur qu'un fils inoccupé! Malgré la répu-
gnance de la famille à le voir servir Bonaparte, nous aurions
dû penser à lui et non à nos répugnances et à nos opinions. »
JOG LAMARTINE
11 éiiivail toujours lj('aucou{i de vers; et déjà le virtuose
(|u il dexait être |)lus lard, se formait; mais le vrai poète,
original et neuf, n'était pas né encore. Soit qu'il écrive des
iraiiédies, comme Sdul, Mcklce, Zora'ide, soit qu'il commence
un poème épique sur Clovis, il est toujours imitateur <le Racine
et de Voltaire. Le 3 mars 1815, il lit à l'Académie de Màcon
une élégie funèlu'e sur la mort de Painy :
Pariiy n'est plus : la Partjuc courroucée
Vient do tianchcr la trame de ses jours.
Son luth nuiet se détend pour toujours;
Et sous la terre insensible et ^'laC(''C
iJort c'i jamais le chantre des amours.
La Restauration. — La Kestaui'ation faillit transformer
Lamartine en garde du cor|)S. I! fut un moment mousquetaire
en résidence à lieauvais, puis a Paris; dès le mois de novembre
(1814) il rentrait à Milly, en quartiers dliiver; et tout heureux
d'être allVanchi, décrivait à Virieu « les délices qu'on trouve
à parcourir sous son manteau ses vignes dé[)Ouillées, à grands
pas, comme un homme pressé par l'orage! »
L année suivante, Napoléon rentre en France; Louis XVIII
s'éloigne, les mousquetaires sont licenciés; pour échapper aux
levées militaires, Lamartine se retire en Suisse. Après le retour
des Bourbons, il ne repr.it pas de service. Il semble avoir eu
conscience «pie le régime nouveau allait ou\ rir aux esprits, ]tar
réaction nécessaire contre le despotisme impérial, et les mœurs
toutes militaires, une ère d'alTrancdiissement et de fécondité.
La poésie allait renaître, une poésie neuve, originale, hardie;
et les circonstances devaient naturellement en détei'miner la
note dominante : a|»rès l'écroulement du grand Empire, et la
faillite, au moins apparente, de la philosophie du xvm" siècle
et des idées révolutionnaires, la poésie nouvelle devait être, et
elle fut, mélancolique et religieuse.
Lamartine était religieux, pour ainsi diie, de naissance et
d'éducation. Il avait appris à croire, enfant, sur les genoux de
sa mère; adolescent, chez les Pères de la F(M. Plus tard, l'éveil
des passions, la liberté du séjour d'hivei' à Lyon, celle du
voyage d'Italie, les lectures toutes profanes et passionnées, les
ambitions impatientes avaient un |)eu troublé ce fond de piété;
SA JEUNKSSE 197
iii.'iis il siilisisl.iit . La UcsI.uii'.itinii n''\ rilla les \i\rrs rrliL-iniscs
• liiiis loulc l.i li.iiilc socii'h' iii(iii;ii'clii(|ur où L.nii.irlinr IHl Irrs
accueilli drs iSKi; liii-miMiic se senti! Irrs allir*', comm*'
échaulTé jiai' ces commerces délicats el llaltetirs avec de lieJlt'S
âmes, cjiii semhlaient le solliciter à devenir le clianti'e et le
poète de la Restauration religieuse, qui devait suivre et consa-
crer la llestauration juditique. Il «'crivait à Virieu : « Je donne-
rais mon reste de jours pour un grain de foi; non pas pour
soulever des montaiines, mais pour soulever le poids de clace
qui me pèse sur l'Ame. Je la demande aux livres; je la demamh»
à ma raison; je la demande au ciel; je veux la demander aux
œuvres; ainsi je l'obtiendrai peut-être. »
Douter ainsi, c'est croire encore. Toutefois nous voyons
l)ien ce qui manque à cette religion tourmentée; et sa
mère le voyait liien aussi; car à la môme époque elle
écrivait dans son journal : « (Mon fils) a bien besoin de
bons exemples de foi positive; car sa religion trop libre
et trop vague me parait moins une foi qu'un sentiment ».
C'était profondément vrai; mais le sentiment suffit aux poètes.
Elvire. — Ce (pi'une femme avait commencé, ladmirable
mère du poète, une autre femme l'acheva. Elvire traversa pen-
dant quelques mois la vie de Lamartine, et le sacra poète. Elvire
était M'"" Charles, femme d'un physicien célèbre; elle-même,
àme exquise, esprit noblement raffiné, que l'ombre d'ime mort
prochaine et prévue semblait envelopper d'un charme mvs-
térieux et presque surnaturel'. Lamartine la rencontra aux
eaux d'Aix-en-Savoie en septembre 181G. 11 vécut près d'elle à
Paris, une partie de l'hiver suivant. Elle lui avait donné rendez-
vous à Aix au. mois de septembre 1817; sa santé ne lui permit
pas de l'y rejoindre; -c'est alors que sur les bords du lac du
Bourget, seul et désolé, le poète écrivit l'immortelle élégie du
Lac. Elvire mourut trois mois plus tard. Le poète n'assista pas
à sa fin. Il était à Milly dans une alîreuse anxiété. Il écrit le
24 octobre : « La personne (jue j'aime le plus au monde se débat
flepuis trois semaines dans les horreurs d'une affreuse agonie. «
Il écrit le 24 décembre : « Je ne puis à chaque courrier attendre
I. Voir le roman di- Raphacl où olle i'>t inisc en scène sons le nmn dr Jnlie;
le fond (In livre est vrai si les détails sont nn peu arrani.'és.
J98 LAMARTINE
(jiic la (((iitirinalioii de mon inalluMir. » Il écril le 12 janvier:
« La fatale nouvelle (1011 dépendait le sort de ma vie, m'est
arrivée. » 11 n'avait pu rejoindre la bien-aimée mourante. A
quel titre se présenter? le coup, quoique attendu, fut très cruel,
et la douleur sincère et persistante. Huit mois après la mort
d'Elvire, M"" de Ijamartine écrivait dans son Journal : « On
dirait qu'il est abattu par quelque chagrin qu'il ne me dit pas,
mais que je crains d'entrevoir... Il faut qu'il ait perdu par la
mort ou autrement je ne sais quel objet qui cause sa mélancolie. »
L'influence d'p]lvire sur Lamartine fut réelle et profonde. Un
g-rand amour, suivi presque aussitôt d'une grande douleur, fit
jaillir enfin la vraie (lamme poétique, l'inspiration sincère et
pei'sonnelle. D'ailleurs Elvire contribua- t-elle directement à
ramener le poète aux idées religieuses? Nous ne pouvons rien
affirmer sur ce point, tant les témoignages sont contradictoires,
l^a Préface des Méditations parle de « ses instincts religieux
cultivés de nouveau en lui par la Béatrice de sa jeunesse ». Le
commentaire de la cinquième Méditation {V Immortalité) dit que
« ces vers étaient adressés à une femme jeune, malade, dégoûtée
de la vie, et dont les espérances d'immortalité s'étaient voilées
dans son cœur par le nuage de ses tristesses ». Dans /?«/>/*««/,
Julie (Elvire) mariée à un vieillard qui la imbue dès l'enfance
de ses doctrines matérialistes, est incrédule et même athée,
jusqu'au jour où l'amour la convertit; elle revient, sur son lit
de mort, à la foi de celui (pi'elle aime. Ainsi nous ne saurons
jamais si Elvire a converti Lamartine ou Lamartine, Elvire.
Peu nous importe. Une seule chose est certaine, et nous
intéresse : Elvire n'est pas un fantôme; elle a existé; elle a
aimé le poète; elle a révélé à Lamartine la poésie véritable;
celle qui, dédaignant tous les modèles, puise dans un sentiment
réel sa vivante inspiration. Le poète a eu le droit d'écrire plus
tard, à propos de cette crise : « Je n'imitais plus personne;
je m'exprimais moi-même. Ce n'était pas un art, c'était un
soulagement de mon propre cœur. » Les Méditations n'étaient
pas encore écrites; mais le thème était trouvé ; et la note du
chant futur chantait déjà dans le cœur du poète.
Lamartine à la veille des « Méditations ». — Lamar-
tine souffrit et pleura. Puis peu à peu la vie le ressaisit, l'ambi-
SA .lElNESSK 199
tion le l'éveilla, la poésie mil son liaiiiiir divin sur la |ilaii'. Le
(leuild'EIvire s'adducit en éciivaiil ces vers loiil i('iii|dis du nom
d'Elvire. Heureux les poètes! si la naluie les a fails plus sen-
sibles, elle les a fails aussi plus consolables. Ils pacilienl leurs
douleurs en les chantant.
L'année 1818 vil naître quelques-unes des plus belles parmi
les Médilalions. D'autre part, et comme si sa véritable orig^ina-
lité ne se jiouvait dépaircr sans elï'ort et sans lutte, le poète
s'acharnait à parfaire sa tragédie de Saiil pour laquelle il garda
jusqu'à la lin une secrète faiblesse. Si l'on en juge par les
extraits conservés, l'œuvre était belle et de haute facture;
mais froide et sans vie, sans couleur, sans mouvement drama-
tique. Talma refusa de la jouer, tout en louant les vers. Nous
devons peut-être indirectement les Méditations à cet arrêt. Car
tel est parfois l'aveuglement dun homme et surtout dun poète
sur soi-même, que Lamartine écrivait encore à Virieu, le
30 avril 1818 : « Si Saïd réussit, je veux donner cinq ou six
tragédies de suite » et, si Dieu me donne vie et santé, « de
trente à quarante, j'enfanterai Clovis ». Grâce au ciel et à Talma
il enfanta les Méditations et les Harmonies.
Du moins les démarches qu'il eut à faire pour aboutir à cet
échec, l'avaient amené plusieurs fois à Paris et lui avaient
ouvert le monde aristocratique et religieux dont il devait être pen-
dant plusieurs années l'idole. Le poète commence à lire des
Méditations dans quelques salons et la gloire du livre encore
inédit se prépare ainsi dans l'ombre amie des cénacles les plus
distingués et les plus influents. De loin la mère suit avec ravis-
sement cet essor du lils bien-aimé. Elle écrit dans son Journal
(6 janvier 1820; les Méditations s'imprimaient) : « Alphonse
est (à Paris) reçu avec distinction par la meilleure compagnie
où sa personne et ses talents excitent, selon l'expression de
M'"'' de Vaux, ma sœur, une espèce d'engouement. Elle me cite
les noms d'une foule de personnes dont j'ai connu les mères
dans ma jeunesse et qui le comblent d'accueil : la princesse de
Talmonl, la princesse de la Trémoille, M™' de Raigecourt,
M™*" de Saint-Aulaire, la duchesse de Broglie, fille de M"^ de
Staël, xM'"'= de Montcalm, sœur du duc de llichelieu, M""= de
Dolomieu, que j'ai tant connue chez la duchesse dOrléans;
200 LAMARTINE
puis beaucoup (riumimes (MniuiMils qui s'empressent de lui
oiïVir leur auiilié à lui hier eiieorc si obscur; le jeune duc
de Holian, le vertueux Mathieu de Montmorency, M. Mole,
M. Laine, qu'on dit si grand orateur; jM. Villemain, l'élève de
M. de Fontanes, ([u'il voit chez M. Decazes, le favori du roi; et
mille autres. Il n'est cependant connu de tout ce monde-là que
par une certaine rumeur sourde qui précède le mérite et qui
annonce la gloire d'un jeune homme. »
Au mois d'avril 1819, Lamartine, comme pour tàter l'opi-
nion de ses amis, avait fait inq)rimer à vingt exemplaires, la
première Méditation, ïlsolonenl : ce sont les premiers vers de
lui que la France ait lus :
Quand la l'euillc des bois Lombe dans la prairie,
Le vent du soir s'élève et l'arrache aux vallons
Et moi, je suis semblable à la feuille nélric.
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons '.
Ces vers d'une simplicité si neuve et si émue ravirent les
initiés qui les lurent. Qui le croirait? Ce fut l'auteur lui-uième
qui se refusa pendant plusieurs mois à laisser imprimer son
recueil". Il sollicitait pour entrer dans la diplomatie, et crai-
gnait que sa réputation poétique ne fit douter de sa capacité
dans les affaires politiques. Il calomniait en cela le ministère;
car, après (juatre ans de démarches infructueuses, c'est le
succès éclatant des Méditations qui lui ouvrit la carrière.
Les Méditations virent le jour au mois de mars 1820, trois
semaines après l'assassinat (ki duc de Berry. Mais le livre eut
raison de l'émotion publique. Ce ne fut pas seulement un succès,
ce fut un triomphe, une explosion d'admiration dont ceux-là
seulement qui en furent les témoins éblouis peuvent dignement
rappeler le souvenir. Ecoutez Sainte-Beuve ^ en 18Go, quarante-
cinq ans après l'événement; il écrit, encore ému : « Non, ceux
qui n'en ont pas été témoins ne sauraient s'imaginer l'impres-
sion vraie, légitime, inetlaçable que les contemporains ont reçue
des premières Méditations... On passait subitement d'une jjoésie
1. Souvenir peul-rtrc inconsrient de Clialeaulu'iaml : •• Levez-vous, oraf^es
désirés, qui devez ein]iorler René. •■
2. Les Ëléf/ies que Lamarlinc, en isn, avait présentées an lil)rairc Didot et que
celui-ci avait refusé d'imprimer, ne sont pas les Méd Hâtions, comme on l'a cru
souvent, mais des essais de Jeunesse que Fauteur a délruils plus tard.
3. Causeries du lundi, IX, "iS." (Appendice, lettre îi Verlaine).
SA JEUNESSE 201
sèche, ni.iij^rc, (tauvi-c, Jiyaiil «le l('iii[>s cm l(Mn|is un ix-lil souille
à peine, à une iioésie large, vraiment iiil( rif^urc, ahondaiilc,
élevée, et toute divine... D'un jour à l'autre on avait chanfié de
climat et de lumière; on avait changé d'Olympe; c'était une
révélation. Notre point de dépari est là. » Le succès fut trd que
Talleyrand s'émut; je crois que c'est tout dire ; il écrivait : « J'ai
passé une partie de la nuit à lire (les Méditations). Mon
insomnie est un jugement. » Le ministre de l'Intérieur, Siméon,
envoya, comme encouragement, toute une hihliothèque à l'au-
teur (les classiques latins de Lemaire, les classiques français de
Didot). Le ministre des AtTaires étrangères, Pasquier, le nomma
attaché d'amhassade à Na[)les. Le roi lui fit donner une pension.
En même temps un mariage, depuis longtemps projeté, désiré
par lui, sans espoir de réussite, allait devenir possible. Le
6 juin 1820, l'heureux auteur des Méditations épousait, à Gham-
béry, M"" Maria-Anna-Elisa Birch, jeune Anglaise récemment
convertie au catholicisme; il partait pour l'Italie avec sa jeune
femme. Gloire, amour, fortune, tout lui riait à la fois.
//. — Des (( Méditations » aux a Harmonies »
(i820-i83o).
Les « Méditations ». — Entre les œuvres de Lamartine,
j'avoue ma prédilection pour la plus ancienne, pour les Médita-
tions, les premières Méditations, celles de 1820; celles qui arra-
chèrent à la France ce cri de surprise et d'admiration. Je ne pré-
tends pas que leur auteur n'ait pas fait ensuite d'immenses pro-
grès; il y a dans les Harjnoniea, il y a dans Jocelijn, une force,
une abondance d'inspiration qui n'est pas, à la vérité, dans ces
Méditations : le souille y est plus court; mais, en revanche, il
y est si pur! Plus tard l'auteur étalera plus de puissance; mais
jamais il n'accusera moins de défauts. Ici la veine est encore
limpide et transparente. Ailleurs les admirateurs les i)lus char-
més sont bien forcés de relever et de blâmer la dillusion, la pré-
cipitation, les négligences; traces d'un génie trop présom|)tueux,
qui ne s'observe plus lui-même et dédaigne de se corriger.
Les Méditations formaient à l'origine un mince petit volume
202 LAMARTINE
(luii peu plus (le cent [»ages, comprenant vin,i;l-six pièces de
vers, sans nulle addition étrangère, ni préface, ni notes, ni com-
mentaires d'aucune sorte. Le nom de Fauteur manque môme au
titre de la première édition. Plus tard Lamartine a voulu
grossir le volume, il y ajouta successivement quinze pièces
nouvelles, dont les jdus récentes furent composées près de
trente ans après l'édition originale; de plus, un poème didac-
tique, la Mort de Socrate, avec de longues notes ; puis d'abon-
dants commentaires à propos de la plupart des pièces; une pré-
face, une dissertation sur les Destinées de la poésie; les vers
intitulés : Adieux au collège de Belleij, et le Discours de Récep-
tion à r Académie française. Bref l'œuvre primitive est à peu
près méconnaissable sous ces développements parasites. On y
perd de vue le merveilleux petit livret de 1820; et le charme
(|ui lui était propre s'évapore : je veux dire l'exquise sincérité
de toutes les pièces qu'il renfermait : ces premiers chants sont
bien l'écho direct d'une àme de poète; mais en même temps que
tous les sentiments sont profondément sincères, l'expression
en demeure discrète, sobre, chaste et, pour (ont dire, idéalisée.
Tout est vrai, tout est vivant; rien n'est choquant, rien n'est
cru : l'auteur dit ses blessures comme un poète, il n'étale pas
ses plaies comme un mendiant.
Je voudrais ([u'on lût toujours ces premiers vers dans l'ordre
où ils furent composés : ils apparaîtraient tels qu'ils sont, le
journal d'une àme poétique. Il faudrait d'abord mettre à part
quelques pièces écrites avant la rencontre d'Elvire, et seules
épargnées dans le sacrifice général que Lamartine fit à vingt-
huit ans des essais de sa jeunesse \ Tel est le Golfe de Ba'ia,
gracieuse élégie d'amour, où rien ne fait pressentir le Lamar-
tine futur, si ce n'est l'harmonie déjà exquise; tout y respire
encore un éjjicurisme gracieux, et la mollesse de Parny qu'il
imita si longtemps :
Ainsi tout change, ainsi tout passe,
Ainsi nous-mêmes nous passons,
Hélas! sans laisser plus de trace
Que cette barque où nous glissons
Sur cette mer où tout s'efface.
1. Dans les MédUalions, le poète a confondu sous le nom d'Elvire deux femmes et
deux amours difTérents: les souvenirs du golfe deNapleset ceux du lac duBourget.
DRS « MEDITATIONS » AUX '< IIAIIMOMKS » 203
La pièce .1 Klinre (111) (iui en n'iililé dcviiil s'adressera
Graziolla, Vlli/mne an soleil apparlieiiiieiil à la iiièiiie inspira-
lion, pluiùl épi( iiiieinie, ou, si l'on veut, na|)oiitaine.
Les vers adressés aux amis qui l'avaient accueilli pendant les
Ccnt-Jours à IJissy, en Savoie, doivent dater de 1815. L'auteur
imite encore; et plus d'un petit poète au xvui" siècle a manié
aussi lieureusement ce rythme sautillant du vers octosylla-
bique. Les vers Sur la retraite sont très bien frappés, mais d'une
empreinte un peu lourde; et Delille dans ses bons jours a fait
parfois presque aussi bien. Les stances Sur la gloire sont sonores
mais emphatiques, et sentent encore l'ancienne école :
GéïK'i-eu.v favoris des filles de Mémoire,
Deux sentiers différents devant vous vont s'ouvrir :
L'un conduit au bonheur; l'autre mène à la gloire.
Mortels, il faut choisir!
Mais enfin Elvire est entrée dans sa vie; avec l'amour vrair
la poésie vraie va naître et s'échapper de ses lèvres. Il écrit
le Temple, V Invocation, le Génie; YLnrnortalitê, la plus belle
peut-être entre les grandes Méditations philosophiques et reli-
gieuses. L'àme est immortelle; il laisse aux sages le soin de le
prouver; poète il l'affirme par une protestation solennelle,
fondée sur un sentiment indestructible. Sur les débris même
de ce monde où tout meurt, il l'affirmerait encore; il dirait :
quelque chose en moi vit et ne mouj'ra jamais :
Être infaillible et bon, j'espérerais en toi,
Et, certain du retour de l'éternelle aurore,
Sur les mondes détruits je t'attendrais encore.
Mais déjà Eh'ire mourante est à jamais séparée du poète.
Alors sa douleur solitaire s'exhale dans l'incomparable élégie du
Lac. Qu'est-ce qui a fait la gloire de ces stances? Est-ce l'origi-
nalité de l'idée qu'elles expriment? Non, car l'idée déjà traitée
par cent poètes est ici un reflet direct de cette élégie en prose
qu'on trouve dans la xvn" lettre de la IV partie de la Nouvelle
Héloïse. Comme tous les hommes de sa génération Lamartine
savait par cœur le roman de Rousseau. Dans une situation qui
n'était pas sans analogie avec celle de Rousseau', il lui emprunte
son cadre et plus d'un trait :
1. Elvire dans Uaphacl reprendra le nom de Julio.
204 LAMARTINE
La lune se leva, l'eau ilevinl plus calme... Je lui donnai la main pour
entrer dans le bateau et en m'asseyant à côte d'elle, je ne songeai plus à
quitter sa main. Nous gardions un profond silence. Le bruit égal et mesuré
des rames m"e.\citait à rêver... Peu à peu, je sentis augmenter la mélan-
colie dont j'étais accablé. Un ciel serein, la fraîcheur de l'eau, les doux
rayons de la lune, le frémissement argenté dont l'eau brillait autour de
nous, le concours des plus agréables sensations, la présence même de cet
objet chéri, rien ne pouvait détourner de mon cœur mille réfle.xions
douloureuses... Je lui dis avec un peu de véhémence : « 0 Julie, voici les
lieux où soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde... Voici la
pierre où je m'asseyais pour contempler ton heureux séjour. » (Je me
rappelai) une promenade semblable faite autrefois dans le charme de nos
premières amours. Tous les seulimcnls délicieux qui remplissaient alors
mon âme s'y retracèrent pour l'aflliger; tous les événe'ments de notre
jeunesse, nos études, nos entretiens, nos lettres, nos rendez-vous, nos
plaisirs... i C'en est fait, pensais-je en moi-même, ces temps, ces temps
lîeureux ne sont plus; ils ont disparu jjour jamais. Ilélas! ils ne revien-
dront plus... ! »
Ainsi le fond de Télogie du Lac appartient à Rousseau. Mais
ces lieux communs sur la destinée rapide et sur l'instabilité
fuizitive des hommes et des choses, ne sont-ils pas à tout le
monde ; et y a-t-il une gloire particulière à les penser, puisque
tout homme qui réfléchit un moment, les pense? Non, mais la
gloire est à celui qui sait les exprimer avec tant d'éloquence et
de poésie (ju'il les renouvelle et les transfigure et les fait siennes,
ces idées banales qui sont à tous. La prose flottante et un peu
molle de Rousseau les offrait à l'état d'ébauche efde canevas
poétique. Les stances de Lamartine en ont arrêté le dessin, fixé
les traits, moulé les contours dans une forme achevée, parfaite
et souverainement belle.
11 s'y reprit lui-même à plusieurs fois. On a publié (dans les
Poésies jiosthumcs) une rédaction primitive du Lac. Le texte de
J820 en dilïere par plusieurs variantes très heureuses*. Lamar-
tine se corrigeait encore. Plus tard, hélas! il dédaigna même
de se relire.
Elvirc meurt; le poète la pleure; il montre son cœur navré à
la nature sourde, à Dieu inflexible. Mais sa (h)uleur eut plus
d'un accent. Tantôt la mélancolie parla, douce, assoupie, presque
1. A n'en ju},'er que du seul ixiitit de vue du jionl liUérairc.je le k)ue d'avoir
retranclié deu.x strophes dont l'aceent passionné eonlraslait, d'une fa(;on
suspecte, avec le earaclcrc tout plalonique doni il voulait maniuer dans les
Médilalions son amour pour l':ivirc. Il y avait là disparate un peu trop crue.
DES « MKDITATKJXS " AI X '■ IIAU.MON'IKS » 203
l'ésig-née. (Voyez le Soir ccril on jtiiii ISIS, au chàlcaii dlrcy,
chez son oncle, Tabl)!', dans les iuiis sauvages de la haute Iî<jur-
gogne.) Tantôt le désesjioir profond, le dégoût de vivre et
d'attendre un bonheur (|ui fuit ou n'existe pas, lui inspire ces
strophes ardentes :
l^orsciiie Au Créaleur la parole fr-coiide
Dans une heure fatale eut enfanlt- le monde
Des germes du chaos,
De son œuvre imparfaite il diHourna la face
Et d'un pied dédaigneux la lan(;ant dans Tcspace
Rentra dans son repos.
Va, dil-il; je te livre à ta propre misère;
Trop indigne à mes yeux d'amour ou de colère,
Tu n'es rien devant moi;
Roule au gré du hasard dans les déserts du vide.
Qu'à jamais loin de moi le Destin soit ton guide,
Et le Malheur ton roi.
Sa mère lut ces vers à peine achevés (décembre 1818) et les
reprocha pieusement à son fils; pour la rassurer il écrivit la
Providence à llioDune, réfutation du Désespoir; moins belle,
malheureusement, moins éloquente.
Peu à |>eu cette amertume du cœur s'est un peu adoucie : elle
est du moins sans colère et sans blasphème dans Yholement
(qui est devenu la première des Méditations).
Et moi je suis semblable à la feuille flétrie.
Emportez-moi comme elle, orageux aquilons!
Puis c'est le Vallon, où chante une àme très lasse, mais
apaisée; n'osant plus chercher le bonheur, elle aspire seule-
ment au repos.
Mais la nature est là qui t'invite et qui t'aime.
Plonge-toi dans son sein qu'elle l'ouvre toujours.
Quand tout change pour toi, la nature est la même
Et le même soleil se lève sur tes jours.
Enfin s'achève cettre cruelle année (1818). Bientôt Paris
l'accueille aA'ec sympathie; et d'illustres amitiés commencent à
l'encourager. Le [)oète se ressaisit, revient à l'espérance, aux
nobles ambitions. Il écrit V Enthousiasme (cette belle ode est
ébauchée dans une lettre du IG mars 1819). Il suit le jeune duc
de Rohan dans son château de la Hoche-Guyon, et il en rapporte
•206 LAMARTINE
la Semaine sainte à la Roche-Ci ui/on. Il écrit le Chrétien mou-
ranl , la Foi, la Poésie sacrée, la Prière; et les deux belles
Méditations philosophiqiips et religieuses : Dieu, dédié à Lamen-
nais; I Homme, dédié à Byrou :
Cet astre universel, sans d(''clin, sans aurore,
C'est Dieu, c'est ce grand Tout qui soi-même s'adore.
Borné dans sa nature, intini dans ses vœux,
L"hommo est un dieu tombé qui se souvient des cicux.
Ces admirables vers chantent encore dans toutes les mé-
moires. Lui seul a su mêler à la rigueur du "^vers didactique
tant de souffle et de flamme.
Ij' Automne fut probablement composé le dernier : déjà le
p.oète s'était rattaché à la vie par ses premiers succès, par un
doux attachement pour cette jeune Ang'laise rencontrée à Gham-
béry, et qu'il devait épouser six mois plus tard. Mais alors on
la lui refusait. Au travers de sa tristesse, un rayon d'espoir
luit encore :
Je voudrais maintenant vider jusqu'à la lie
Ce calice mêlé d'amertume et de flel :
Au fond de cette coupe où je buvais la vie,
Peut-être restait-il une goutte de miel.
Ainsi s'éclairent les Méditations quand on les explique par la
vie du poète. Pas un vers n'y fait allusion à un événement
public'. Mais pas un vers qui n'y soit l'écho d'un sentiment
sincère et personnel. Jamais l'homme et le poète n'avaient
formé au même degré un seul être. Ne cherchons pas ailleurs
les causes du succès du livi'e. La France fut ravio d'ouvrir
enfin un recueil lyrique qui ne fût |)as seulement une œuvre
d'art, mais de passion vivante et de vérité sincère. Lamartin*'
n'a pas été présomptueux, il s'est seulement rendu justice en
écrivant plus tard dans la Préface des Méditations : « Je suis le
premier qui ai fait descendre la poésie du Parnasse et qui ai
donné à ce qu'on nommait la Muse au lieu d'une lyre à sept
cordes de convention, los fibres mêmes du comr humain ».
La « Mort de Socrate » et les secondes « Médita-
tions ». — Elles virent le jour trois ans |dus tard, et, peut-être
1. VOde sur la naissance du duc de Bordeaux l'iit composée i)lns tard et
ajoutée au recueil, doiU elle roiiipl ma! à propos riiarmonii' primitive.
ni-:s -< MKDITATIONS ■> AIX " IIAUMilNIl- S » 207
aussi hclh's (pic les prcmirrcs, ir<tl)liiirnil pas le iiirmc siiccrs,
n'excitri-ciit ["lus le iiirinc ravissoinciil . Il l'aiit en voii- la \iaic
raison; c'est qu'elles étaient déjà moins sincèies.
Les affaires d'argent ont joué, dans toute la vie de Lamartine,
un rôle funeste. Je dirais volontiers : « cela ne nous regarde
pas », si malheureusement son taliMit n'avait soulTert de ses
embarras. Il vécut endetté, il mourut insolvable. D'où vint cette
situation fAcheust»'? Il recueillit de gros héritages, ceux de sa
femme et de ses deux oncles; il tira de jjlusieurs de ses livres
un profit, très légitime, et considérable : à tel point (]ue le
succès des Girondine, en ISH, lui peianit de remliourser quatre
cent mille francs de dettes. Beaucoup de gens ont cru que la
politique seule avait ruiné Lamartine; d'autres ont accusé ses
goûts fastueux, sa prodigalité insensée: d'autres, le jeu ou
d'autres désordres; rien de tout cela n'est fondé. Lamartine s'est
ruiné par un procédé beaucoup plus simple : en dépensant tou-
jours et très régulièrement le double de ses revenus. A l'époque
de son mariage, il avait dix mille francs de rentes; on le voit
(dans \a Correspondance) établir avec soin un budget de dépenses
qui monte à vingt mille francs. \^n peu plus tard, il eut vingt
mille livres de rentes; il en dépensa quarante. De cette sorte,
plus il fut riche, plus il fut pauvre. Pourquoi parler ici de ces
misères? Parce que dès le lendemain des premières Méditations,
Lamartine prit la funeste habitude, au jour où manquait l'argent,
de vendre d'avance des vers non éclos et d'en toucher le prix.
Or, devoir de l'argent, c'est lourd, mais, devoir des vers, c'est
écrasant. Son beau g^énie en a souffert; toujours appelé par deux
voix ensemble : l'enthousiasme et le créancier. Jeune, il fit
belle figure aux difficultés. Il écrivait en 1820 : « Je suis aux
expédients, mais le fond de ma position est superbe. » Ces deux
lisrnes contiennent en aerme toutes les illusions et tous les
malheurs de sa vie. Vieux et désenchanté, il soullVit cruelle-
ment. Son fatalisme providentiel, à la longue, s'était démenti;
tant de fois il avait dit : « Dieu y pourvoira! » Mais Dieu n'a
pas promis d'assurer cinquante mille livres de rentes à tous les
gens qui ont envie de les dépenser.
Voilà comment Lamartine écrit à Virieu (L'i février 1823)
dans la jeunesse de sa gloire : « Je viens de vendre quatorze
20H LAMARTINE
mille francs comptant mon deuxième volume des Méditations,
livral)le et payable cet été. Ayant vendu mon livre, il a bien
fallu le faire, et j(^ m'y suis donc mis depuis (juel({ues jours.
Cela va grand train. » Dans ces conditions détestables, il faisait
encore des chefs-d'œuvre! Il vendit six mille francs la Mort de
Sacrale, et l'écrivit, de verve, en quelques semaines. Certes
tout n'est pas satisfaisant dans cette œuvre; Lamartine n'a ni
bien rendu, ni peut-être senti toute la variété de son modèle;
toute la complexité de la plivsionomie de Soc-rate dans le Phédon ;
il n'a su conserver ni l'aimable ironie, ni la grâce attique, ni la
mystique rêverie, complaisante aux mythes et aux symboles;
son Socrate est troj) pontife du Déisme, trop « beau vieillard »,
e^nfin bien plus « classique » que Platon. Malgré tout, des pages
de toute beauté sont dans ce poème et il y faut louer un efibr
heureux souvent, toujours sincère pour exprimer dignement la
sublimité de la foi platonicienne. Nous goûtons plus, aujour-
d'hui, une poésie moins abstraite, moins spirilualiste, plus chaude
et plus colorée. Mais il faudrait plaindre ceux qui seraient deve-
nus tout à fait insensibles à d'aussi nobles aspirations. '
Les Nouvelles Méditations parurent un mois après la Mort de
Socrate (septembre 4823). Le succès fut flatteur; le livre fut
très lu; toutefois l'enthousiasme de 1820 ne se réveilla pas.
L'auteur l'a reconnu lui-même, et il en donne plusieurs raisons :
le charme de la nouveauté qui avait fait le succès des Premières
Méditations, naturellement manquait nxi's. Secondes; les admira-
teurs s'étaient un peu lassés d'admirer; et voulaient, en blâ-
mant un peu, montrer leur bon goût à leur tour, et leur impar-
tialité; les envieux, d'autre part, prévenus s'étaient mis en
armes. Tout cela est assez vrai; mais il reste vrai aussi (ce que
Lamartine a senti, sans oser le dire) que les Secondes Médita-
tions n'ont pas la sincérité des Premières. Au reste, il l'avoue
lui-même dans le Commentaire des Préludes, ce tour de force
lyrique, la plus merveilleuse (non la plus belle) entre les pièces
du second recueil : « J'avais vingt-neuf ans (il en avait trente-
deux). J'étais marié et heureux. J'avais demandé un congé au
ministre des Affaires étrangères, et je passais l'hiver de 1822
à Paris. La poésie n'était plus jtour moi qu'un délassement litté-
raire. Ce n'était jdus le déchirement sonore de mon cœur.
DES " MKDITATKiNS •• Al \ ■' IIAII.MONIES » 200
Jécfivais encore Af Iciiips m l('iii|is. m.iis coihiik' |t()("'h', non
plus comme liommc .1 (TiiN is les l'rr/ioh's d.uis cette <lisposition
<res[ti-it. (iétuit une S(in;ile de poésie. .J"(''t;iis (le\enii plus lialule
artiste; je jouais avec mon instrument. »
Il y a plus de variété dans les Sero)idc'S Mcdilations, justement
parce que les sujets sont choisis, et même cherchés. La mélan-
colie qui domine dans les Pre)/iii')'('s, inspire aussi quch|uefois
les secondes, mais dune façon plus factice. L'auteur en a ir)n-
venu de bonne foi dans le Commentaire de l'Ode intitulée : Le
Passé. « Je n'étais pas aussi découragé de la vie (en 1823), que
ces vers semblaient Tindlipier. » Mais il avait des jours de
tristesse; il avait aussi des heures de joie. Gomme beaucoup
d'hommes de sa i^énération, il se croyait sincèrement destiné à
mourir jeune. En Orient, il brava de réelles fatigues et reconnut
sa vigueur; il cessa de [larler de sa mort prochaine. Mais
jusque-là, il avait mis plus de sincérité qu'on ne croit dans le
Poète mourant, et dans les autres pièces oi'i il crovait chanter
son chant du cygne.
L'amour a inspiré dans les Secondes Méditations, quatre ou
cinq pièces d'une rare beauté; le Chant d'amour, livmn<^ à sa
jeune femme, est une exquise mélodie. Le Chant nocfui^ne de la
Jeune fille d'Ischia est un enchantement : jamais cette harmonie
argentine et suave dont sa lyre avait le secret, n'a trouvé des
accents dune mollesse plus voluptueuse à l'oreille et au cœur.
La plus célèbre pièce du recueil est le Crucifix; le plus reli-
gieux poème qu'aient inspiré à Lamartine ses sentiments sin-
cères, quoique un peu confus, de foi et d'espérance chrétiennes.
C'est un dernier hommage à la mémoire d'Elvire, mort(^ avec la
croix sur les lèvres. Nulle ]>art la langue du poète n'a paru jdus
ferme et son style plus net et plus parfait que dans ces admi-
rables stances, comme si la précision même de la pensée chré-
tienne, ici purement affirmative, humblement orthodoxe, avait
soutenu heureusement la fermeté de son expression. Entre le
déisme, un peu froid çà et là, des Premières Méditations, et le
panthéisme atténué des /fartn'*nies, le Crucifix représente une
étape de sa pensée dans le christianisme pur. « M(m tils, disait
M""" de Lamartine, a bien iicsoin de foi |)0sitive. » La pieuse
mère ne pensait alors (pian salut de ce cher tils. On est tenté de
Histoire de la langue. VII. 1-4
210 LAMARTINE
croire, en lisant le Crucifix, que son génie même n'eût rien perdu
à reposer sur une doctrine ]»liis lerMie et j)lus précise.
Nous avons déjà remarqué <pie les cinquante-deux pièces qui
formaient primitivement le double recueil des Méditadons, par
un caractère unique peut-être dans la poésie Ivrique, olîrent
exclusivement une poésie tout intérieure ; absolument inditïérente
aux événements publics contenqjorains. Le j)oète se faisait gloire
de ne savoir que son àme. « Ne craignez pas, écrit-il (;M mai 1824),
que des inspirations étrang^ères m'arracbent de mauvais vers de
circonstance. » Ce dédain n'est pas juste; un poète peut bien
être touché sincèrement par un événement public comme par une
émotion intérieure.
- Une seule pièce lit exception à la règle qu'il s'était faite; celle
qui est intitulée : Bonaparte, écrite, non pas, comme le pré-
tend le Commenta ire, le lendemain du jour oîi la nouvelle de la
mort de l'Empereur arriva en Europe, mais deux ans plus tard,
en juin 1823 (la Correspondance en fait foi), pour grossir le
recueil, trop mince, des Secondes Méditations. La jdèce est belle,
luais elle se ressent toutefois de cette inspiration un peu factice ; la
marche en est sinueuse et la pensée flottante ; le poète est partagé
entre l'apothéose et l'anathème; et les strophes injurieuses ou
admiratives se suivent, sans s'appeler. La ligure de l'Empereur,
surhumaine, fantastique, impassible, inconsciente, semble déjà
tourner au mythe. L'évocation du héros tombé du trône, debout
encore sur l'écueil de Sainte-Hélène, a plus de vie et de vérité.
Dans l'ensemble cette ode mérite tout à fait sa grande célé-
brité; quoiqu'il soit vrai que l'auteur n'y soit pas tout à fait lui-
même. Ce n'est |)as d'ailleurs la seule pièce des Nouvelles Médita-
tions où Lamartine sans imiter proprement personne (il était
trop allier et peut-être aussi trop négligent pour imiter vrai-
ment) du moins laisse deviner un effort sensible et heureux,
pour s'approprier les richesses de la nouvelle école poétique. Il
avait débuté sans se douter ([u'une lutte allait s'ouvrir entre
l'école classique et la naissante école i-omantique ; il demeura
jusqu'à la fin assez indiflerent à cette guerre, trop dédaigneux,
trop j)ersonnel pour y faire le rôle de chef; trop indocile et trop
fier pour s"v plier à celui de disciple. Et je comprends que
plusieurs hésitent à le classer parmi les romantiques; tant la
DKS « MEDITATIONS » ALX " lIAll.MilMES » 211
raclni'c (lu M'is II' i'a|i|ir()(lir pluhM des classituics si'S |)r(''(Jé-
cessrurs qur de \ idor l[uu(i. Tdiitcloi.s sil ImiiI classer les
œuvres et l«'s écrivains non (ra])irs leur style srnlenirnt. niais
surtout d'après Icui" i/citii\ Lamartine est un roniariti<jnr, sans
le savoir et sans le vouloir; mais il est romanti(jUt' par la
prédominance exclusive de sa personnalité dans toute son
(.euvre poétique; tout ce (juil voit, tout ce qu'il observe dans le
monde extérieur, phvsique ou moral, est entièrement transformé
jiar sa pensée intérieure avant de passer dans ses vers. Entre sa
vision et son expression se place toujours son rêve; et cela c'est
le romantisme.
Ajoutons qu'il lut très attentivement les vers de Huiio, et y
admira des hardiesses de style et de rythme que sa langue igno-
rait encore; il souhaita de s'enrichir de cette parure éblouissante
et il y réussit quand cida lui plut ; tant son génie était souple et
facile. Incomparable musicien, il joue les airs qu'il compose, ou
répète ceux (ju'il entend jouer; tout lui est aisé. De cette secrète
émulation naquirent ces étonnants Préludes, dédiés à Victor
Hugo, « sonate de poésie », comme il disait lui-même. Mais cette
virtuosité est dang"ereuse autant qu'admirable. En se jouant ainsi
dans le flot harmonieux des mots et des sons, le poète, que sa
musique enivre, oublie et dédaigne la pensée qu'elle doit toujours
exprimer. Il est permis que cette pensée soit vague, si lui-même
la conçoit telle; on ne prétend pas. imposer au poète la rigueur
du raisonnement mathématique ; il n'est pas philosophe, logicien,
savant, il est poète. Mais une pensée, même vague, doit être,
même en vers, exprimée avec précision; et c est cette précision
du stvle qui manque déjà trop souvent dans les Seconde.'^ Médita-
tions. Nous ne reprocherons jamais à Lamartine le vague de sa
}»ensée; elle est peut-être un élément de sa poésie; mais nous
lui reprocherons le vague de sa forme, qui n'est souvent qu'un
elîet fâcheux de la préci[)itation et de la négligence. Dès le len-
demain de son [tremier succès il dédaigna de se corriger, bien
plus il dédaigna de se relire. Il resta grand toutefois, à force de
génie. Mais il a failli payer de sa renommée, dans la postérité,
cette incapacité de se surveiller soi-même.
L'Académie. — En 182o, le sacre de Charles X mettait toutes
les muses de France en mouvement. Il fallut suivre bon gré mal
212 LAMARTINE
gré. Lamartine lit le Chant du arwre ou la Veille des armes, qu'il
qualifie « l'horreur des lion-eurs » d.ins une lettre à Yirieu
(10 mai 182o). Plus lard il éerit ((') juin) (ju'il s'en est vendu
lout<'fois vinal-einq mille exemplaires. « Mon libraire... i^agnera
cinquante mille francs avec ce rogaton, dont j'ai eu cent louis,
et la hont(\ » La lionte, c'est un grand mot; mais en effet, ce
poème officiel est médiocre et ennuyeux. En revanche il eut une
influence marquée sui" l'avenir du poète, peut-être sur le nôtre.
Il brouilla sans remède Lamartine avec le duc d'Orléans, juste-
ment blessé des vers oii le Chaut du Sacre avait rappelé le vote
régicide de son père, Philippe-Kgalité. Le trait lui fut d'autant
plus sensible que M"'" de Lamartine avait été élevée dans la mai-
son de ce prince. Louis-Philippe et Lamartine restèrent ennemis
de ce jour-là; et le duel entre eux se termina le 24 février 1848.
En même temps paraissait le Dernier Chant du pèlerinafje de
Childe Harold, sorte de récit lyrique des derniers mois de la vie
de Byron (mort dans Missolonghi assiégée le 18 avril 1824).
L'œuvre, un peu froide dans l'ensemble, un peu factice, abonde
en admirables vei's : jamais Lamartine n'a plus surveillé sa
langue et mieux châtié son style. Mais la plus belle page est
celle oij Byron, quittant Venise pour aller défendre la Grèce,
lance une malédiclion outrageante à l'Italie abâtardie. Ces vers
venaient de paraître, lorsque Lamartine arriva à Florence, en
qualité de premier secrétaire d'ambassade. Il fut mal accueilli,
et il eut la naïveté de s'en étonner. Un duel retentissant avec le
colonel napolitain Pepe, dénoua celte situation pénible; Lamar-
tine fut blessé au bras droit, tendit, en s'en excusant, la main
gauche à son adversaii'e; et l'Italie satisfaite ne lui lini pas [)lus
longtemps rigueur. Il passa trois ans à Florence, remplaçant
avec éclat son ministi-e absent, tenant maison ouverte et faisant
honneur au roi de France de l'héritage de deux oncles qui
venaient de lui laisser envinui un million et demi. îl revint en
France en septembre 1828, et eut l'agréable surprise de voir que
sa renommée avait encore grandi à la faveur de son absence.
Tandis ({ue classiques et romantiques se faisaient une guerre
furieuse, l'éloignement le posait en arbitre futur, supérieur à
tous les partis. L'Académie <|ui l'avait écarté en 1824, pour lui
préférer M. Droz, faisait maintenant les avances, pour qu'il voulût
DKS <■ MKDITATIONS » AUX <■ lIAIlMd.NIKS » 213
l»i('ii siir(<''(|('i' ;i Daiii. Il se laissa faire; ri iiialj^n'; los |)r<''V('iitioiis
(lo (|ii('l(iiics-iiiis (les |»(»rlcs de raiiciciinc «''colc, rctranclu''s dans
rAcadémie, coinine dans leur château for! ', il fut élu «t juit
séance, le l*"" avril 48:}0, par un discours de réce|»ti()ii |)lus
habile et même plus adroit qu'on ne l'eût attendu de son humeur
indocile et liére. Il trouva moyeu d"v ménager tout le ni<iudr
sans tro|) blesser personne; et, ce qui était l'essentiel de son
rôle, d'annoncer à l'Académie qu'il entrait dans la compatîuie, le
premier des « modernes » ; mais qu'il serait suivi de plusieurs
autres, et qu'elle devait s'y résigner de bonne grâce. « La poésie »
dont on avait fait longtemps « par une sorte de profanation... un
jeu stérile de l'esprit... renaît, fille de l'enthousiasme et de
l'inspiration », et faisant allusion aux jeunes renommées qui
s'étaient élevées derrière la sienne, il ajoutai! : « Vous n'en lais-
serez aucune sur le seuil : sans acception d'écoles et de partis,
vous vous placerez comme la vérité, au-dessus de tous les sys-
tèmes. Tous les systèmes sont faux; le génie seul est vrai. » Ce
langage était hardi un mois après la bataille à'Hcrnani. Non
moins habilement, il lit l'éloge du roi et l'éloge de la liberté, à
une heure où il semblait déjà qu'il faudrait bientôt choisir. On
ne lit pas sans surprise ces lignes dans le discours de ce royaliste
encore fervent : « Cei'taines familles de nos rois sont comme
des dieux domestiques qu'on ne pourrait enlever du seuil de
nos ancêtres sans que le foyer lui-même fût ravagé ou détruit. »
Quatre mois avant la révolution de Juillet, le renversement delà
dynastie était présenté, en pleine Académie, comme un événe-
ment funeste, mais possible -.
Les « Harmonies ». — Lamartine avait jugé, non sans
droit, que les Méditations pouvaient suffire à justifier son entrée à
l'Académie. Le lendemain de sa réception il fit paraître les Har-
monies Poétiques et lîeligieiises. Dès 1826, il les avait annoncées
à la |)ieuse M"" de Raigecourt : « J'écris deux petits volumes de
poésies purement et seulement religieuses, destinées à la géné-
1. Ils s'ajipelaieni : Aiidrifiix. Baour-Luriuiaii. lirilaiii. ilaïuipenoii. Casimir
Delavifinc, Alexandre Duval. Ktienne. (luiraud, de Jouy, Lava. Pierre Lebrun,
Néimnuicène Leniercier, iMichaiid, Parseval-(irandniaison. Raynouard, Roger,
Soumet.
2. Cet événement est annoncé dans une lellre de Lamartine à Virieu, du
It) aoni IS2',».
214 LAMARTINE
ration qui a conservé un Dieu dans son cœur ». Et il est vrai
nue le nom de Dieu revient à toutes les pages de ce livre; cette
adoration soutenue l'a inspiré inégalement. Ici elle lui a inspiré
les plus beaux vers qu'il ait écrits; ailleurs, elle est un peu
monotone, et, si j'ose dire, plus verbale et même verbeuse, que
sincèrement chaleureuse et fortement pensée. Lui-même avait
conscience de l'inégalité de son œuvre. Il écrivait à Virieu
(8 juillet 1830) : « Je t'enverrai lundi les Harmonies; sur les
cinquante n'en lis que quinze ». Il savait fort bien que ses vers
étaient écrits trop vite; mais il avait de moins en moins le cou-
rage de les corriger. Il s'en excuse fort mal dans la première
Préface des Harmonies : « Je demande grâce pour les imperfec-
tions de style dont les esprits délicats seront souvent blessés. Ce
que l'on sent fortement s'écrit vite. Il n'appartient qu'au génie
d'unir deux qualités qui s'excluent : la correction et l'inspira-
tion. » // n'appartienl qu'au r/énie! Quelle est cette modestie
déplacée, intempestive, et qui n'a d'autre objet, bêlas! que de
couvrir la négligence de l'auteur? Ce que Von sent fortement
s'écrit vite, soit, mais qui défend de le corriger ensuite lente-
ment? Le Lac lui-même avait été corrigé avec goût, sûreté,
bonheur. Mais en ce temps-là, le poète ne professait pas encore
que la gloire dispense de chercher la perfection.
Ces réserves faites, en laissant de côté quelques pièces faible-
ment pensées, faiblement écrites, nous trouvons dans les Har-
monies des beautés neuves chez Lamartine et qui justifient en
partie la préférence que quelques-uns de ses admirateurs ont
conservée pour ce recueil. J'y louerai d'abord certains morceaux
empreints d'une grande simplicité de style où l'auteur s'est
essayé à rendre avec un parfait naturel, des sentiments simples
et naturels, comme le style dont il les revêt. Il écrivait à Yirieu
(I^'" août 1829) : « Je fais quelques vers... d'un nouveau style
moins pompeux, moins solennel... Ce n'est point du roman-
tisme à la Hugo; c'est quel(|ue chose de plus intime, de plus
vrai, de plus dénué d'aiï'ectation de costume et de style. » Telle
est la pièce intitulée Afi/li/, fidèle description du domaine cham-
pêtre et riant où s'était écoulée son heureuse enfance.
Au contraire, malgré la prétention de ne rien devoir à Hugo,
l'influence du romantisme est sensible dans plusieurs pièces du
DKS « MHIIITATIUNS - AUX " IIAUMOMES »
215
recueil. Les amis «les rytliim-s s.iviiiils cl des Ncrsilications
éblouissantes trouvent à se satisfaire en lisanl .Irhornh (surtout
\c Chêne e\ VHiimanitt' . Hugo lui-niènie n était pas plus presli-
gfieux dans ses Odes et Ballades ou dans ses Orienlalrs..
Mais dans cette richesse verbale étincelante, Lainarlinc, [dus
encore que Victor Hugo, laisse trop souvent se fondre et dispa-
raître ridée, presque étouffée sous les mots. Il nous émeut plus
sincèrement, il satisfait bien davantage et notre cœur, et notre
goût, quand, restant lui-même, renonçant à ces tours do force
(toujours un peu factices chez lui), il explique poétiquement et
simplement une grande idée philosophique et relig-ieuse. Qu'y
a-l-il de plus admirable que le cantique intitulé : Eternité de la
Nature et Brièveté de l'Uommel
La nature est ou semble immortelle: Thomme ne vit qu'un
jour. Et toutefois l'homme est plus grand que l'univers, parce
qu'il le comprend. C'est le roseau pensant de Pascal; et la net-
teté du philosophe Aa soutenir ici et pour ainsi dire g"uider le
poète dans son sublime essor :
Triomptie, immortelle .\atare, Donne, ravis, rends Texistence
A qui la main pleine de jours A tout ce qui la puise en toi.
Prèle des forces sans mesure. Insecte éclos de ton sourire.
Des temps qui renaissent toujours. Je nais, je regarde et j'expire ;
La mort retrempe ta puissance. Marche et ne pense plus à moi.
Mais le vent peut balayer ma cendre, et l'oubli dévorer mon
nom. Qu'importe!
(Car) vous ne pouvez, ô Nature.
Efl'acer une créature.
Je meurs. Qu'importe? J'ai vécu.
Dieu m'a vu ! le regard de vie
S'est abaissé sur mon néant.
Votre existence rajeunie
A des siècles. J'etis un instant.
Mais dans la minute qui passe
1/inlini df temps et d'espace
Dans mon regard s'est répété;
Et j'ai vu dans ce point de l'être
La môme image m'apparaitre
Que vous dans votre immensité.
De l'être universel, unique,
La splendeur dans mon ombre a lui,
Et j'ai bourdonné mon cantique
De joie et d'amour devant lui;
Et sa rayonnante pensée
Dans la mienne s'est retracée,
Et sa parole m'a connu ;
Et j'ai monté devant sa face,
Et la Nature m'a dit : Passe,
Ton sort est sublime. Il t'a vu.
Vivez donc vos jours sans mesure.
Terre et ciel, céleste flambeau,
Montagnes, mers, et toi. Nature,
Souris longtemps sur mon tombeau.
Effacé du livre de vie
Que le Néant môme m'oublie!
J'admire et ne suis point jaloux.
Ma pensée a vécu d'avance,
El meurt avec une espérance
Plus impérissable que vous!
216 LAMARTINE
Je ne sais rien <le plus suhliiii»' m fraiiyais que cette page; et
le poète qui l'a tracée pouvait bien sans orgueil y ajouter ces
lignes (en 1849) : « C'est une des poésies de ma jeunesse qui
me rappelle le plus à moi-même le modèle idéal du lyrisme
dont j'aurais voulu approcher ».
Toutefois, le suprême cflVtrt de ce beau génie m'apparaît
plutôt dans une autre Harmonie : Novissona verba, ou 3Io)i
âme est triste Jns(/K''à la mort, écrite le lendemain des Morts
(3 novembre 1821)) au château d'Lrcy, dans une solitude pro-
fonde, au milieu des grands bois dépouillés de leurs feuilles, au
bruit des rafales de pluie et de vent, qui faisaient gémir la forêt.
L'idée de la mort inévitable s'est présentée au poète. Hé bienî
p.uisqu'il faut mourir, jetons au moins un dernier cri :
Comme un homme juge, coiidamni'' sans retour
A se précipiter du sommet d'une tour,
Au moment formidable où son pied perd la cime
D'un cri de d(''sespoir remplit du moins l'abîme.
Qu'il était beau, toutefois, le matin de cette vie! Quelle joie
dans le premier amour! Mais l'amour aussi est mortel; il meurt,
avant la vie elle-même; et ni l'or, ni la volupté, ni la gloire ne
consolent de l'amour perdu. La vérité nous consolera-t-elle?
Demandez aux sages :
(Tous) disaient en mourant : Science, que sais-tu?
Si l'amour est un leurre, la gloire, un mot, la vérité, un
mensonge , prévenons le dégoût par la mort douce et volon-
taire. Mais quelque chose en moi se révolte contre cette lâcheté.
La conscience proteste, seule debout dans cotte ruine univer-
selle. La conscience? Chimère aussi peut-cire; illusion comme
le reste. Non, puisque Dieu seul a pu la mettre en moi. Dieu!
mais Dieu existe-t-il? Quoi! l'homme aurait sa conscience, et
l'univers n'aurait pas la sienne. Cette conscience du monde,
c'est Di<'u! VA voilà enfin le point fixe et lumineux qui brille
au bout dr celte voie d'angoisse :
(lomme lo voyageur parti dès le malin,
Qui ne voit pas cncor le terme du chemin,
Trouve le ciel brûlant, le jour lon^', le sol rude.
Mais fier de ses sueui-s et de sa lassitude,
DES « MEDITATIONS " AL'X « HAHMONIES » 217
Dit, l'U voyant gramiii' les onilucs ilcs cyprès :
€ J'ai marché si h)iij,'lcinps que je dois tHre pivs... >
Le souvenir de Dieu ilesceiid et vient ;i moi.
Murmure à mon oreille el me dit : « Lève-loi I »
Et riiymne à Dieu relate, mais jilus S[>lciKli(le (jiie joyeuse,
hymne «le loi sans espéranee, et dadoration sans amour; plus
j)anlhéiste (il faut l'avouer) que chrétienne. Car le Dieu (pi'elle
salue au bout de cette longue angoissa? est le Tout-Puissant qui
écrase, })lutùt que le Miséricordieux qui console :
Et je suis, moi, poussière, à ses pieds dispersée,
Autant tpic les soleils, car je suis sa pensée.
Ainsi le poète des Dernières Paroles uq comcIuI pas. Car 1 affir-
mation même de Dieu n'est pas une conclusion, laissant indécis
si nous sommes un jouet de sa puissance ou le }dus cher objet
de sa pitié divine. Mais nous n'avons pas à demander au poète
une philosophie logique où tout se tienne et s'accorde. Il lui
suffit d'élever notre âme à ces hauteurs sublimes; c'est l'éclairer
déjà que l'arracher d'un vol si puissant aux vulgarités de la
terre. Lamartine eut ce don au suprême degré. Aucun autre
que lui n'était capable d'écrire ce poème où la destinée humaine
est, sinon résolue, du moins embrassée dans un audacieux
coup d'œil. Ce jour-là il eut conscience de sa force; et, plein
dun juste orgueil, il écrivit au bas de cette pièce : « Selon moi,
ce sont là les vibrations les plus' larges et les plus palpitantes
de mon cœur de poète et d'homme ».
///. — Des (( Harmonies » aux
(( Recueillements » (i83o—i83q).
Le <( Voyage d'Orient » . — Deux mois a[>rès la publi-
cation des Harmonies , la révolution de Juillet s'accomplit.
Lamartine, secrétaire d'ambassade à Florence, donna aussitôt
sa démission; mais cette fidélité d'honneur envers Charles X
n'allait pas jusqu'à le regretter; de même que son aversion
personnelle contre Lt)uis-Philippe n'empêcha pas ipi'il juirlàt
avec modération, pi'esque avec faveiu", du régime nouveau dans
2d8 LAMARTINI-:
maint ciuli'dit de sa ('orrespondtrnce. 11 était, au fond, revenu
(le toute illusion sur les choses du passé; il tendait de plus
en plus à placer Tàiie d'or devant lui, non en arrière. Le
24 octobre 1S:50 il écrit à Yirieu, en réponse aune longue dia-
tribe contre la Hévolulion : « Pour que 89 lût si mal, il fallait
que ce que 8*1 détruisait fût beau; or je trouve 88 hideux ». Ce
jour-là, il venait d'avoir (piarante ans, âge lég'al de la députa-
tion. Il se présenta aussitôt, à Bergues, à Toulon, à Marseille.
Lamartine a quelquefois douté s'il était poète, mais non jamais
qu'il fût homme (VKtat; et en effet, il en avait certaines parties
à un deg-ré très éminent. Mais le nouveau candidat refusait de
s'engager à personne, soit pour ramener Charles X, soit pour
protéger Louis-Philippe. Il échoua donc partout. Alors secouant
la poussière de ses pieds, il partit pour l'Orient. Comme Bona-
parte après la campagne d'Italie, Lamartine s'éloignait, pour
revenir grandi par le prestige d'une expédition lointaine à tra-
vers ces pays mystérieux, riches de jioms sonores et de souve-
nirs incomparables.
11 s'embarqua à Marseille dans les premiers jours de juil-
let 1832, sur un brick de 250 tonneaux frété par lui. Ses admi-
rateurs lui firent sur le port des adieux enthousiastes qui don-
nèrent, pour ainsi dire, le ton au voyag'c. Chateaubriand avait
fait les mêmes étapes en pèlerin solitaire. Lamartine traversa
l'Orient comme un prince des Mille et une Nuits, éblouissant
peuple et chefs, pachas, émirs, ag-as, et simples Bédouins par
ses grandes manières, sa dig'nité naturelle et étudiée à la fois,
son faste et ses libéralités; le nombre de ses chevaux, rimjior-
tance de son escorte. 11 écrit à Virieu en prenant terre en Asie :
Yeux-tu savoir comme nous voyagerons dorénavant : deux
litières... fermées, grillées, matelassées et couvertes, portées
sur le dos de quatre mulets pour les femmes; des mulets et che-
vaux pour chacun de nous, maîtres et domestiques, une quan-
tité de mulets portant bagages, tentes et provisions; un inter-
prète arabe en tcte avec moi et des janissaires; un interprète en
queue avec des Egyptiens; le tout formant soixante à cent
hommes et une trentaine de chevaux ». Plus tard la légende se
forma (|u'il s'était à jamais ruiné en Orient; il y répondit que
son voyage ne lui avait rien coûté; il avait dépensé cent mille
DES « HAllMONIKS •> AUX " RECrKILLEMENTS » 219
francs, mais il a\ait rapiMirlr pour viiii:! mille IVaiics d armes,
(le lapis vl «le elievaiix; cl il avait acikIii (|iialre-viii^l mille
francs ses noies de voyajjre. Le hilan est exact; mais Lamar-
tine avant toujours ignoré ce qu'il dépensait en France, on
peut douter sil tint très exactement ses comptes en Cara-
maiiie.
Parti de Marseille le 10 juill<^i. il tojache à Malte le 22; repart
le 1" août, passe à Athènes (•in(i jours (du 18 au 23i; atteint
Beyrouth le (> septembre: il y dépose sa femme et sa tille, et
sVnfonce dans la région du Lihan. Là il rencontre une nièce
<le Pitt, lady Esther Stanhoi»»", qui vit dans le désert, près des
ruines de Sidon, adonnée à Tastrolopie et aux sciences cabalis-
tiques. Elle lui prédit une haute destinée itolitique, elle jtremier
rôle dans un bouleversement prochain de l'Europe. La prédic-
tion fui i)ubliée dès 1835 et réalisée treize ans plus lard ; en
partie peut-être parce que celui qu'elle concernait, vivement
frappé par le lanizage et l'allure de cette femme extraordinaire,
crut lui-même ardemment à la prophétie et se mit dès lors en
devoir de justitier les oracles. ♦
Lamartine visita l'émir du Liban à Deïr-el-Kamar; il vit la
Galilée, Jérusalem, la mer Morte, et rentra à Beyrouth au milieu
de novembre. Peu de semaines après, un affreux malheur le
frappa : sa fille unique Julia ' mourut phtisique. La douleur
paternelle fut longtemps poignante ; et ce fut en partie pour
adoucir son mal par l'agitation et le tracas des affaires qu'on
vit ensuite Lamartine se jeter dans la politique avec une sorte
d'enivrement. Lui-même a laissé échapper son secret dans ces
vers navrants :
Maintenant tout est mort dans ma maison aride,
Deux yeux toujours pleurants sont toujours devant moi.
Je vais sans savoir où, j'attends sans savoir quoi:
Mes bras s'ouvrent à rien et se ferment à vide.
Tous mes jours et mes nuits sont de même couleur :
La prière en mon sein avec l'espoir est morte!...
11 passa l'hiver à Bevrouth, [>uis traîna la mère inconsolable
au Saint-Sépulcre. Il vit Damas et les ruines de Baalbek, dont
l'énormité le frappa vivement. 11 s'inspirera de ce souvenir en
1. Il avait iléjà perdu un fils en bas âge en 1822.
220 LAMARTINE
décrivant la iVûc des géants dans la Chiile d'un Ange. Il revint
en France par Gonstantino|il<' et le Danube; à la fin de sep-
tembre 183)^ il était î\ Màeon.
Il rap})orlait des notes confuses, dispersées, qu'il eut fallu
revoir, pour en tirer un livre. Mais les éditeurs en offraient
tout de suite un prix énorme (il dit 80 000 francs). D'autre part
les électeurs de Berj^ues l'avaient fait député pendant son
absence; et la Chambre l'appelait. Il envoya pêle-mêle les
pages à l'imprimeur, et ne s'en occupa plus. Le livre parut. Il
le lut avec curiosité. Il écrivait à \ iiieu (8 avril 1835) : « Cela
me paraît quelquefois très bien. Je le lis comme d'un autre,
n'en ayant rien revu, et pas corrigé une épreuve; c'est pour
moi comme si tu l'avais écrit. Cela me touche et me ravit quel-
quefois ; et quelquefois m'ennuie. » On ne saurait se mieux
Juger. Le Voyage en Orient est rempli de pages brillantes ,
un peu gâtées par beaucoup de longueurs et de banalités. Il
nous fait connaître Lamartine lui-même, beaucoup mieux que
l'Orient. La description est sincère sans être vraie ni exacte ;
l'auteur rend fidèlement l'impression qu'il a ressentie, mais
cette impression est celle d'un homme qui n'a jamais su se
déprendre de lui-même, et regarder objectivement les hommes
et les choses. Il les voit à travers le prisme trompeur d'une
imagination toute j)ersonnelle qui déforme tout ce cruelle con-
temple. Assurément Chateaubriand voyagreur est un peintre
bien plus fidèle ; et V Itinéraire , qui a créé un genre littéraire,
est bien supérieur au Voyage en Orient. Le livre n'en eut pas
moins un succès très vif et en partie mérité; rien n'est plus
vivaid que cette longue promenade au travers de tant de choses
mortes. A propos de tout ce qu'il rencontre, l'auteur évoque
mille idées qui s'offrent à lui, au hasard de ses réflexions ou de
ses rêveries. Il y a de tout dans ce livre : religion, histoire,
philosophie, politique. Lamartine y parle de toutes choses et
s'épanche en confidences, tantôt gracieuses, tantôt solennelles,
oij l'Orient n'a rien à voir, mais dont l'intérêt paraissait
d'autant plus vif et plus captivant. Il est dans ce livre à un
tournant de sa vie; et l'image d'Esther Stanhope se dresse,
comme iHi sphitix mystérieux, à l'amorce de cette voie nouvelle
où il va se jeter, à corps perdu. Demain, dépouillant le poète, il
DES «' IIAII.MOMKS ■> AIX « riECIEILLKMENTS » 221
ne vdiidra plus rire (|u un (liliiiii, roinliictcnr i| liointncs ; niais
«'(' no sera |>as sans avoir doinn'" dans J/jt-ch/it cl la f'/iu/r d un
Anfjeh la fois son tcslainnil poétique oison di-caloiiiic polilirjno
ot roliiricux.
Le « Grand Poème >^. — Je no sais jtas si Jor'-h/ii doit ôlro
ajtp(dô le c( cliol'-ddMiN rc i|c Lamartine ». Il iniporlo |)(mi ; mais
cette œuvre, assurément, marque le jioint culminant de sa
carrière poétique. Et lui seul pouvait écrire Jocrhin. VA Jocelun,
après tout, c'est jusqu'ici dans notre littérature française le seul
grand poème en vers que la postérité connaîtra sans fin.
Les origines en sont singulières. Dans la |)ensée du poèto,
Jocehjn n'est qu'un é|»isodo détaché d'une épopée immense (piil
avait rêvé d'écrire. Jjors(|u"il dit cela dans la Préface, on cinit
qu'il en imposait au public. On se trompait. Le témoignage de
la Correspondance et les |>apiers posthumes ont prouvé que le
dessein, quoique chimérique, était sérieux.
Il osait [trojeter d'écrire non l'épopée d un homme mais celle
de l'humanité elle-mèmo : et nous savons la date où fut conçue
l'idée. Tl écrit à Yiriou {T-\ janvier 1821) : « En sortant do
Naples, le samedi '20 janvier, un rayon d'en haut m'a illu-
miné ». ('in([ jours [dus tard, à (ienoude : « Je viens, il y a
huit jours, d'être inspiré tout de bon. J'ai conçu l'œuvre de ma
vie... Un poème immense comme la nature, intéressant comme
le cœur humain, élevé comme le ciel. » Le même jf>ur au
chevalier de Fontenav : « J'ai conçu chemin faisant le poème des
poèmes; il ne me faut que vini:t ans pour élever ce monument,
et m'enterrer dessous. >>
Uno lettre à Virieu (12 décembre 1823), un très ancien brouil-
lon trouvé dans les papiers de l'auteur, nous apprennent ce que
devait être « le grand poème ». Il s'ouvrait à la veille du der-
nier jour du monde. Bien des siècles avant ce jour, un ange,
épris d'une fille de la terre, avait souhaité d'être honimo pour
la posséder. Dieu avait satisfait ce vœu impie; mais pour punir
l'ange fait homme, il l'avait condamné à perdre l'objet aimé
autant do fois qu'il croirait le rejoindre, à travers des ijicarna-
tions successives. Purifiés par ces épreuves, les deux amants se
retrouveront au ciel, à la fin des temps. ./oce///y<, la Chute iCini
A n rj e ■^oni deux épisodes d(^ l'immense épo[)ée; deux incarna-
222 LAMARTINE
lions de la même àme ; deux étapes de sa voie d'angoisse et
d'expiation; mais le plan tracr pai- rauleur en prévoyait dix
autres, et promenait Fang-e fait homme à travers toutes les
grandes phases de l'histoire de l'humanité. L'action se serait
ainsi passée tour à tour aux jours de la Création et du Déluge;
puis chez les Patriarches; autour de Pythag-ore, de Socrate, et
de Jésus-Christ; dans les déserts de la ïhéhaïde; à la Croisade
(nous possédons huit cents vers de cet épisode); pendant la
Révolution {Joce/i/n n'est qu'une partie du vaste tableau que
cette époque devait fournir); enfln la venue de l'Antéchrist eût
annoncé la fin du monde. Etrange fortune des hommes et des
choses! Voilà le plan que traçait Lamartine, dès 4821, et qu'il
n'exécuta jamais. Ce plan, c'est son glorieux rival, c'est Victor
Hugo qui l'a rempli. Ce poème de l'Humanité, ces visions suc-
cessives 011 le poète eût évoqué tour à tour les phases succes-
sives de l'humanité, qu'est-ce qu'autre chose que la Légende
des Siècles^ Pourquoi l'un a-t-il su exécuter ce que l'autre avait
seulement pu concevoir? Leur génie était égal ; égale aussi leur
puissance et leur fécondité. Mais Victor Hugo a pu aboutir, parce
que son œuvre est tout objective, il a peint tour à tour les.
différentes scènes du drame humain, sans s'y placer lui-même;
sans y intéresser directement son àme et sa personne ; mais par
la seule puissance de son imagination. Au contraire Lamartine
voulait prolonger, de. siècle en siècle, un ty])e humain perma-
nent, où lui-même incarnait son àme; c'est cette àme, la seule
, où il ait pu entrer i)rofondément, qu'il devait transporter dans
dix fortunes diverses, de la Création à l'Antéchrist ; mais son
génie tout intime et tout lyrique devait échouer dans l'effort
surhumain d'une telle conception. Après le derni-échec de la
Chute d'un Ange, il se découragea. En un mot, Victor Hugo
a réussi dans la Légende des Siècles parce qu'il savait sortir de
lui-même; Lamartine a échoué dans le projet du grand poème,
pour le motif opposé.
« Jocelyn ». — Joch/n suflit à nous consoler. Le premier
mérite de l'œuvre est dans son entière originalité. H nous
importe peu de savoir qu'un obscur abbé Dumont, curé de Bus-
sières, près de Milly, ami de Lamartine, et compagnon de ses
promenades à travers les bois et les vallons du Maçonnais, lui
DES « HAHMONIKS » AL'X <• UEGUEILLKMENTS » 223
avait conlé les avciilures de sa vie, cl (lufllfs olVraiciil un
lointain rappoil avec l'histoire de Jocclyn. (j- fut là tout au
plus roccasioii du roman. Mais tout ce (juil renferme doriginai
est venu d'ailleurs. Cependant le presbyt»"'re de Jucelvn est,
paraît-il, celui de Bussières; et l'ailmirable description du
lal)Ourag'e, des semailles, de la moisson convient mieux au
paysage de Bourgogne rpi'aux hautes vallées de la Savoie. Un
seul écrivain paraît avoir fourni cpielques éléments à la compo-
sition de Jocehjn, c'est Jean-Jac(pies Rousseau. Les traits dont
il a marqué son vicaire savoyard dans un épisode fameux de
VEmile ont inspiré sensiblement la partie didactique et prédi-
cante de Joceli/n. Le catéchisme aux enfants de Valnei;ie émane
de la célèl)re profession de foi du vicaire. Chez Jean-Jacques et
chez Lamartine, la nature, une nature alpestre et grandiose, est
toujours associée à la démonstration jdiilosophique et sert à
expliquer ou plutôt à révéler son auteur : cette prose brillante
de Rousseau est comme le tissu dont quelquefois Lamartine a
fait ses vers. Il faut faire honneur aux souvenirs d'Orient de
quelques descriptions chaudes et lumineuses où la nature appa-
raît dans une sorte d'apothéose luxuriante, exubérante, qui
rappelle la Savoie moins que les Tropiques. Mais le poète ne
doit qu'à lui-même, à son àme émue, à son imagination atten-
drie, tant d'autres pages d'un caractère bien différent, où sa
voix se fait humble et basse pour conter très simplement les
tristesses et les joies d'une vie cachée, modeste et silencieuse :
« cette poésie domestique », cette « épopée de l'homme inté-
rieur », comme lui-même l'a nommée, qui donc avant lui, en
France, lavait chantée?
D'autres ont su, après Lamartine, suivre la même veine,
exploiter ce riche trésor, longtemps dédaig^né, qu'offrait la poésie
des humbles. Mais nul n'a su, comme Lamartine, ayant posé
son pied sur ce sol bas et presque vulgaire, s'élever d'un coup
d'aile aux plus hautes cimes. L'épisode des Laboureurs dans
Joceli/n reste une chose unique dans notre littérature. Cette
description fidèle, patiente, exacte des travaux des champs,
coupée par ces échappées sublimes, par cet hymne grandiose à
la sainte loi du travail, me semble un des plus beaux efforts
que le génie ait accomplis. Qu'y a-t-il dans toute l'antiquité de
224 LAMARTINE
plus beau, do plus plein, enfin de plus parfait ipTune strophe
comme celle-ci :
Et les hommes ravis Kèrent Débordèrent au sein des plaines;
Au limon les bœufs accouplt!'s; Et les vaisseaux, grands alcyons,
Et les coteaux multiplièrent Comme à leurs nids les hirondelles,
Les grands peuples comme les blés; Portèrent sur leurs larges ailes
Et les villes, ruches trop pleines. Leur nourriture aux nations.
Oîi trouver une poésie plus vraie, plus simple et plus pro-
fonde, que cette prière <pie Jocelyn murmure en voyant les
laboureurs altérés coller leur lèvre au rocher, d'où s'échappe
un mince lilet d'eau :
Oh! qu'ils boivent dans cette goutte Tous ceux qui marchent sur la terre
L'oubli des pas qu'il faut marcher. Ont soif à quelque heure du jour.
vScigneur! que chacun sur sa route Fais à leur lèvre desséchée
Trouve son eau dans le rocher! Jaillir de ta source cachée
Que ta grâce les désaltère ! La goutte de paix et d'amour.
Fénelon, qui demandait « un sublime si familier, si doux el
si simple que chacun soit tenté d'aliord de croire qu'il l'aurait
trouvé sans peine », Fénelon eût aimé dans Joceli/ii, cet art
exquis, discret, attendri d'exprimer certains sentiments géné-
raux que tout cœur liumain non perverti peut éprouver ou du
moins comprendre : la ten<lresse, la douceur, la compassion, la
pitié; lisez les beaux épisodes du Juif, du colporteur; les para-
boles; les frères désunis; tout cet apostolat cliaritalde et patient
de Jocelyn dans sa paroisse de Valneige.
On s'est plaint toutefois de cette note continue de douceur et
de résig-nation : on l'a trouvée un peu monotone. Il faut nous
y résigner : Jocelvn est incapable de colère et de haine, même
contre les méchants. 11 a reçu cette àme d'azur de son créateur,
Lamartine. Tous deux sont optimistes; mais par un contraste
singulier, tous deux sont tristes. Ils veulent croire que tout est
bien dans le monde, et cependant leur front est sans joie, et leur
cœui' ne connaît pas la sérénité.
Les criti(jues « psychologiques » que le poème a soulevées
en grand nombre, me touchent peu, je l'avoue. On reproche à
Lamartine de n'avoir pas fait un autre livre, inventé un autre
héros; on ne |)rouve pas que celui (pTil nous a montré ne soit
pas très touidiant, et ne nous intéresse point. On dit : « Jocelyn
HIST. DE LA LANGUE <Sc DE LA LITT. FR. T. VU. CH. V
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Arni.ma Colin i Ci^ EaitLur;, Pji
LAMARTINE
D'APRES UN DESSIN DE HENRIQUEL-DUPONT
Musée du l,uxeiiibour£f
DES " HARMOXIKS >> AlX " HEGUEILLEMËNTS » iîo
veut l.iisscr s;i pail de |i;iliiiii(»iii(' à s;i S(iMii';ni (pioi <t|;i l'oMi-
jiL>ail-il à ciiln'c au stMiiiiiairc si sfni i^ftAI rir l'y [lorlait pas? La
raison devrait lui crier (juc Dion iio veut |tas dans son minislèi'c
de CCS vocations chancolantcs. x Mais Jocclyii n'est pas ini
homme raisonnal)li': c'est un homme pureiru'iil sensihhr, il
n'agit jamais par dexoir. il ai:it |tar «'-moliou. IMus h's sacritices
lui coûtent, plus il les exagère pour les rendre irrémédiahles.
La criti(|ue eut surtout heau jeu contre l'extraordinaire inven-
tion qui fait de Jocelyn un prêtre nialgiv lui; son évèque au
cachot, la veille de rex<M-uti(Mi, l'a oi'donné, sans son consente-
ment form«d, pour ne jias mmn'ir sans confesseur et sans abso-
lution. Au milieu de l'admiration qu'excitait le poème, ce fut
un déchaînement g-énéral contre cette étrange ordination. « Elle
est nulle de plein droit ». disait-on. Les uns taxaient Jocelyn de
faiblesse servile, d'autres accusaient l'évèque de monstrueux
égoïsme. Mais nous n'avons pas à nous ériger ici en théolo-
g'iens. Il ne s'agit pas de savoir si cette ordination est lég^itime;
il suffit que Jocelyn la croie telle ; et, pour peu qu'il y ait l'ombre
d'un doute, il est dans son caractère d'adopter le |)arti qui lui
coûte le plus; et de se sacrifier toujours, plus qu'on ne lui
demande, et plus qu'il nest nécessaire. Ne voit-on pas qu'il
faut que Laurence et Jocelyn soient séparés par un sublime
scrupule, ou bien il u y aurait plus de poème? Mais, a-t-on dit,
ne suffirait-il [uis que Laurence, après la Terreur, recouvrant
son nom et ses biens, dédaignât, méconnût Jocelyn pauvre plé-
béien?— Les choses s'étaient ainsi passées dans l'aventure véri-
dique, telle qu'on lavait racontée à Lamartine au presbytère de
Bussières. — Mais une telle invention réduisait Laurence au
rôle d'une femme vulgaire; et Lamartine voulait peindre en
elle un ange déchu, non une femme; et il fallait que le sacrifice
<le Jocelyn fût d'autant plus héroïque et méritoire qu'il paraîtrait
seul coupable envers Laurence. C'est ne rien comprendre à la
f)oésie que de vouloir, sous prétexte de vérité, arranger les
choses en vers, comme elles s'arrangent dans la prose et dans
la vie. En prose Pauline, veuve de Polyeucte, épouserait Sévère.
Pourquoi non? c'était le deiiiier vœu de Polyeucte.
Je crois trouver ailleurs le vice secret, l'illogique contra-
diction qui fait que ce beau poème laisse, en déluiitive, lUie
Histoire de la langue. VU. !•'
2-26 LAMARTINE
iin|)r('ssi()ii iii(l«''ciso, et jo ne sais quel li(»ul»l(^ mrl<'' à Tadmira-
tioii (|u il excite. L'aniKM- où l.amarline commença .locrlyn est
justement celle où s'elïbndra sa foi dans le christianisme ])ositif.
L'année où il racheva, maiMjue l'époque où il s'avoue à lui-
même et avoue à quelques amis qu'il ne croit plus à rien au
delà de l'aftirmation de Dieu (H de l'àme immortelle. Jocehjn,
composé durant ces quatre années de désagrégation de la foi
religieuse, porte les traces et les blessures de ce combat. A la
fin, l'auteur et le héros n'étaient plus chrétiens que par le
respect. Est-ce pour cela (pie l'impression suprême que laisse le
livre est si désolée"? Je ne connais pas d'œuvre où le nom de
Dieu et l'adoration de la Providence reviennent plus souvent,
avec j)lus d'éloquence, et je n'en connais pas où l'homme se
sente plus isolé dans ces espaces infinis, dont le silence effrayait
Pascal. Ce Dieu dissous dans lunivers, et fondu dans l'immen-
sité; ce Dieu qui brille dans le soleil, verdoie dans le feuillage,
ondule dans les moissons; ce Dieu qui est partout, à la fin n'est
nulle part. Comment consolerait-il? Aussi Jocelyn, dans son
héroïsme, est-il horriblement malheureux.il se sacrifie. A quoi?
Est-ce à une sorte de point d'honneur? Philosophe, il dédaigne
ces inventions de la vanité humaine. Est-ce à sa foi relig-ieuse?
Elle tient dans un seul article : l'affirmation de Dieu et de sa
bonté infini(\ Mais est-il sur que ce Dieu bon, qu'il croit, ce
Dieu de la nature, commande de tels sacrifices, aussi contraires
à la nature? Hé bien! Jocelyn n'en est pas du tout certain, et ce
qu'il y a d'alTreusement triste dans ce roman c'est que le héros
s'immole sans savoir à quoi, et soufTre, sans savoir pourquoi.
Chez ce mai'tvr du devoir, la ludiou du déNoir est flottante et
indécise. Et l'on se prend à penser que Jocelyn tracé par
Corneille aurait eu une autre attitude. Mais à quoi l)on opposer
ainsi un grrand poète à un autre grand poète, et paraître à tort
diminuer l'un an profit d(> l'autre? f^es génies sont diflérents;
les gloires sont égales. L'un a le don de faire vivre et parler
l'héroïsme, l'autre, de faire couler nos [)leurs et fondre notre
àme dans une immense pitié de l'éternelie nfisère humaine.
La « Chute d'un Ange ». — La CJuite (Vnn Ange, publiée
dans le courant tl'avril 18:58, deux ans après Jocelun, fut mal
accueillie du public et de la critique; et ce décri général a pesé
I)l-:s '• HAKMONIES » AUX « RECCEILLEMENTS » 111
sur l;i r(''|tut;ili<»ii du iiorine (jiie |irrs([u(' (tcrsoniH' ii";i daipiié
lire : il rciilV'i'inc tdutefois de réelles Ix'.iiilés, d mèiiie des
iieaiilés neuves, fort dinëreiiles de l'œuvre aulérieurc du pitrle.
Mais le public n'aime pas à être ainsi dépavsé.
Ajoutons que Lamartine, tout entier à la politique depuis
quatre ans (it'jà et devenu un îles ])remiers orateurs de la
Chambre, avait mal préparé l'attention publique à lire un
poème antédiluvien signé de son nom. Suitout, il é<-rivait ses
vers de j)lus en plus vite, néi^Iicemment, dans les courts loisirs
(|ue lui laissait le tracas de la politique. C'est poursuivre vrai-
ment deux g-loires trop <lifférentes que vouloir à la fois ji^ouver-
ner la Chambre, et écrire « des poèmes indiens, inluiis comme
la nature » (lettre du l'J octobre 1834), Ailleurs il dit de même
« une épopée indoustanique » (lettre du 15 février 1836). Dans
sa pensée, la Chulc d'un Aiu/e n'était que le premier épisode
d'un vaste })oème humanitaire qu'il persistait à promettre dans
la préface. Le public ne prit pas cette promesse au sérieux : et
la suite lui donna raison. Découragée par l'insuccès, Lamartine
renonça au Grand Poème. 11 s'était fait, au fond du ceur, peu
d'illusions sur la Chute d'un Anije. Il écrit à Virieu (le 28 dé-
cembre 1837) : « Entre nous cela ne vaut pas iiTand'<hose » ; et.
le 2 avril suivant : « c'est détestable ».
11 exagérait, sans doute, mais pouvait-on désormais attendre
une œuvre excellente d'un homme qui décrit ainsi la vie qu'il
mène à l'heure où s'achève le poème : « J'attends les chemins
de fer pour plaider puissamment ma « centralisation ». Je fais
à l'Hôtel de Ville, lundi, un « superbe discours », comme on
dit, sur les horreurs de ladministration actuelle relative aux
Enfants trouvés... Je lis ce soir mon rapport aux AlTaires
étrangères. J'étudie vingt volumes de chemins de fer. Je parais
en deux Aolumes de poésie, dans sept jours. J'ai quarante lettres
et deux ou trois séances ])ar matinée. Je monte à cheval au
Bois de Boulogne deux heures. Je ne dîne pas chez moi un jour
par semaine. J'ai cent vingt personnes le soir deux fuis par
semaine. Je suis malade et triste'. »
On le serait à moins. Au milieu de ce tohu-bohu naquit la
i. LeUre du 25 avril 1838.
228 LAMARTINE
Chute (fun Anf/e. L'œuvre lourinillail dincorrections, ù tel
point qu'après la première édition il l.illiit faire force retou-
ches et réparer des phrases et des vers boiteux. T^a critique fut
iui[)itoyable; mais le succès de vente consola un peu l'auteur;
car il avait, de plus en plus, de grands besoins d'argent. Désor-
mais, au rebours de la loi comuiunc, il s'occupait d'alVaires pour
la gloire, et faisait des vers |»oui' l'argent. Pour une fois, la
poésie nourrissait la prose.
On attaqua non seulement le style, mais le sujet du nouveau
poème. L'Ange épris d'une fille de la terre, devenu homme pour
être aimé d'elle, parut UKuistrueux '. Toutefois l'idée première
j>ouvait être lunireuse, si Lamartine avait su en tirer parti.
N'est-il pas singulier que le poète qui avait écrit
L"hommc est un dieu tombé qui sf souvient des deux
n'ait pas songé à montrer dans son poème la lutte (pii devrait
déchirer le cœur de l'Ange fait homme, et partagé entre l'amour
d'une femme et le regret du paradis. Non, l'Ange ici n'a plus
aucun souvenir de son ancien état; il est homme, et rien
qu'homme, seulement plus fort et plus beau que les autres
hommes; nul combat, nul regret dans son cœur. Dès lors le
seul sujet du poème, cest ré[»opée de l'homme primitif, ou,
comme dit Lamartine, « antédiluvien ». Mais c'est une chose
diflicile à faire qu'un poème antédiluvien, quand on n'a pas été
dans l'Arche. (Vest la fantaisie dans l'énorme; c'est un délire
«l'imagination que rien ne règle ni ne comluit. Le poète, en
voulant à tout prix étonner, risque de choquer d'abord,
d'ennuver ensuite. Ni dans le caractère des deux héros (je dis
leurs caractères physiques, car de caractère inoral ils n'en ont
pas; ce sont deux animaux bipèdes, très beaux et très forts,
mais nus et ignorants), ni dans leurs aventures l'humanité ne
se reconnaît. Quelques pages agréablement pastorales émaillent
la première partie du poème; le reste semble un cauchemar,
riiorreur v déborde. Comment le (diaste amant d'Elvire s'est-il
égaré dans ce labyrinthe affreux de crimes sans nom et d'abo-
I. Celle donnée loiilefois n'était pns noiiv.-lle. liyroi) lavail traitée dans
Ciel et Terre {IH2[); Vigny, nu |irii plus lard, dans 1-Jloa.
DES « HAllMOMES ■> AUX « UECUEILLKMENTS - 220
minables volu|)t(''S, (|iril nomme la cité de Baal, oîi les Hois
Géants foulent aux pieds un milli(»n d'esclaves? L'émulation
l'a-t-elle saisi dètre, du premier hond, plus « romantique » et
même plus « satanique » que les plus audacieux de ses contem-
porains? S'est-il lassé d'être appelé le pur, le chaste, l'idéal et
l'élétiiaque? (kHle ville deiifer semble inv(>ntée par un cerveau
malade! Les palais des Rois Géants y sont bâtis de corps
humains échafaudés, les cariatides y sont vivantes et pleurent
de honte et de fatigue sous la frise vivante aussi, qui les écrase.
Les tapis sont faits de chevelures humaines coupées sur les têtes
servîtes. Les parquets sont des dos humains que les rois écra-
sent, superbes. Les fêtes sont des orgies, où le sang coule à flots
pour assaisonner la volupté devenue insipide. Les comédies
qu'on joue devant les rois sont des drames réels, dont l'issue
est livrée aux caprices de la colère ou de la passion. Des sup-
plices raffinés sont longuement décrits; et ces horreurs remplis-
sent quatre ou cinq mille vers, au bout de quoi, le cœur se sou-
lève. Et quand enfin Gédar, échappé de cette ville infâme, met
fin à sa vie et au poème, en se brûlant sur un bûcher de ronces
au milieu du désert ; lorsqu'un ange du Ciel descend lui annoncer
qu'il ne retournera vers Dieu, qu'après s'être incarné neuf fois
pour expier neuf fois sa faute ; le lecteur efîrayé proteste, et
jure qu'il ne lira pas neuf épopées semblables à la Chute d'un
Amje. Mais toutefois ce dédain est injuste et malheureux; il ne
faut pas souffrir qu'il nous voile toutes les beautés de ce poème
que personne ne lit; mais qui réserve à celui qui le lira les plus
agréables surprises. Non que j'accède au sentiment de ceux qui
proclament la Chute d'un Ange le chef-d'œuvre de Lamartine;
ou même y trouvent les seuls vers de lui qu'on lira à jamais.
Ceux-là n'aiment point Lamartine; car c'est ne pas aimer un
poète que d'affecter de le louer le plus, là où il est le moins lui-
même. Or c'est dans la Chute d\(n Ange que Lamartine, le plus
subjectif des poètes, s'est quelquefois dépris de sa personnalité;
c'est là seulement, ou c'est là surtout, qu'il a fait de la poésie
objective, et raconté autre chose que son àme; ou décrit une
autre nature que celle ([u'il transformait par sa vision intérieure.
De cet effort nouveau sont nées des pages merveilleuses : de
fraîches idylles dans la première moitié du poème; au milieu,
230 LA.MAllTINK
les plus beaux vers didactiques et |)hiloso})iii(]ues écrits au
XIX*' siècle, je veux dire les frairments du livre primitif \ code du
théisme juir, niauu(d de « reliiiioii naturelle », d'une ithiloso-
phie un peu courte et superficielle, mais majestueux d'allure et
taillé avec une fermeté lapidaire. Enfin cette muse, si douce
encore dans Jocelyn, a jeté de beaux cris de colère, dans la
C/iulf (C un Anfjc, contre l'iniquité des forts sans pitié |)our les
faibles. Il avait commencé bien tard à penser à ces choses; mais
il semblait vouloir, iki premier coup, dépasser les plus violents,
dans la voie des revendications sociales.
La Chute d'un Ange était, dans sa forme et dans son fond,
une pure improvisation. Lamartine s'en excusa d'abord, sur le
peu d'heures qu'il pouvait donner désormais à la poésie; puis
voyant que l'excuse était mal accueillie, il se vanta fièrement de
ce qu'il avait d'abord confessé; il réclama très haut le droit,
pour le poète, d'être un improvisateur (seconde préface de la
Chute cl un Ange). Je n'insisterais pas sur cette apologie de cir-
constance, s'il ne s'était trouvé des admirateurs, comme Laprade,
un disciple de Lamartine, pour lui donner raison sur ce point,
et louer, sans réserve « la perfection sans minutie que Lamar-
tine, ce merveilleux improvisateur, donnait à ses vers si faciles
et si abondants. Lamartine est dans notre littérature, dans toutes
peut-être, le trovveur par excellence ; aucun poète, n'abonde
comme lui en vers qui semblent être sortis de l'âme de l'au-
teur et de la lan£;ue qu'il pai'le, comme une fleur sort de sa
sève et du rameau. » L'éloge n'est juste qu'à condition d'être
expliqué. Oui, Lamartine, entre tous nos poètes, est le plus
aisé, le plus facile et le plus naturellement poète. Mais il ne
s'ensuit pas qu'il ait jamais atteint la perfection par rim[)rovisa-
tion. L'improvisation ne donne jamais de chefs-d'œuvre, non pas
même dans l'éloquence. Un génie fécond produit vite, et s'épanche
avec force et abondance; mais après cette elîusion il se reprend,
se corrige, et lentement perfectionne son œuvre. Toute beauté
d'art durable est faite d'inspiration et de travail.
Les « Recueillements ». — Au mois d'aviil 18'Î9, Lamar-
tine fit paraître les liecnciUentcnts poétiques, dernier ouvrage en
vers publié par lui. Ce n'est pas un poème; c'est une trentaine
de pièces isolées qu'aucun lien ne rattache entre elles. Il a dis-
DES « HARMONIES » AUX « HKCIEILLEMENTS " 231
perse là(lesbcaiilt'-s du |irt'inici' ordre, iiuiis riiis|iiiMli<)ii du livre
esl décousue «d inlrnnillciilc. Lf inoinrid, dailh-iirs, étuil mal
(lioisi |iour le puldier. On était au jdus fort de la coaldion:
loulcs les opiiositions réunies menaient campaiine contre Mole.
Lamartine seul, un peu par conviction et par chevalerie, beau-
coup pour lém(»ii:ner avec éclat de son isolemenl. *-[ de son
indépendance à légard de tous les partis, défendait avec une
éloquence admirable un ministère qu'il n'aimai! pas, quil aurait
combattu, s'il lavait vu plus fort. 11 fut quatre mois sui- la
brèche, parla quarante-quatre fois dans les bureaux, dix-liiiil
fois à la tribune, émerveillant amis et ennemis. C'est ce moment
(ju'il choisit ]iour publier les Reçue iUemenls. Ce fut un manque de
tact. On trouva qu'il encombrait l'attention publique; on refusa
de lire ses vers parce qu'on écoutait ses discours. Il s étonna,
jugeant sa nouvelle œuvre égale aux Méditations, aux Har-
monies. Il écrivait : « On y reviendra ». Mais on n'y revint pas.
Le |>ublic fut trop sévère, assurément; mais il reste vrai que les
Recueillements ne valaient pas les Méditations. L'originalité y
est bien moindre, et, par exemple, cette Cloche de Saint-Point
que l'auteur vantait avec complaisance, rappelait trop par les
idées, l'allure et l'accent, d'anciens vers, lus, admirés, sus par
cœur depuis ])rès de vingt ans :
Oh! quand cette humble cloche à la lente volée
Epand comme un soupir sa voix sur la vallée, etc.
Vers exquis, mais qu'on croyait reconnaître. On avait lu cela
déjà. Lamartine, qui n'imite personne, commençait à s'imiter
lui-même, il se répétait.
D'autres pièces, d'un accent plus neuf, déplurent par l'ou-
trance avec laquelle le poète y exprimait ses nouvelles opinions
de plus en plus audacieuses. Ainsi i'topie (une pièce que lui-
même admirait très fort) parut aventureuse plutôt que belle; et
l'on sourit en lisant cette prophétie humanitaire, où l'on annon-
çait, au nom de la seule raison, une transformation radicale du
monde : un jour devait venir où tous les hommes seraient bons,
tous les hommes beaux; tous les hommes libres; tous les
hommes riches; tous les hommes heureux; et même, tous les
hommes intelligents. ISÉpitre à Adolphe Dumas, dont l'auteur
i>32 LAMARTINE
se montrait aussi l'ort conlonl, oiîre en elï'et des [taiiies très
agréables, et un om|)loi facile, alerte et spirituel de l'alexandrin
familier, côtoyant la prose et n'y tombant jamais, tel que Vol-
laire a su le traiter dans ses meilleures Epilres. Mais on n'était
pas habitué à trouver ce style chez Lamartine : on refusa de
goûter cette sorte de déguisement. Le poète découragé renonça
aux vers, et se tourna dès lors tout entier vers d'autres travaux
et d antres ambitions.
Quelques pièces, de loin en loin, témoignèrent cependant que
son génie n'était pas éteint. Il semble que le repos lui rendit, au
contraire, j)lus de force et plus de fraîcheur. Lamartine a-t-il
écrit jamais rien de plus beau que la Vir/ne et la Maison, pièce
con'.posée à soixante-sept ans. Dans son Saint-Point désert et
nu, il évoque en pleurant le souvenir des joyeux habitants qui
peuplaient la maison aux jours de son enfance :
Efface ce séjour, ô Dieu, de ma paupière;
Ou rends-le-moi, semblable à celui d'autrefois!
Quand la maison vibrait comme un grand cœur de pierre
De tous ces cœurs joyeux qui battaient sous ses toits.
A l'heure où la rosée au soleil s'i''\ apore,
Tous ces volets fermés s'ouvraient à sa chaleur.
Pour y laisser entrer avec la tiède aurore
Les nocturnes parfums de nos vignes en fleur.
On eût dit que ces murs respiraient comme un être.
Des pampres réjouis la jeune exhalaison.
La vie apparaissait rose à chaque fenêtre
Sous les beaux traits d'enfants nichés dans la maison.
Voilà les vers (jue Lamartine savait faire encore ([uand il
avait cessé depuis longtemps de faire des vers. Mais hélas 1
({uatre ou cinq pièces éparses sont tout l'ouvrage de trente
années! Et ni les beaux discours de tribune, ni les Girondins^
ni le Cours de LUléralnre, ni les grands souvenirs d'une vie
juiblique agitée, qui de quelque façon (ju'on la juge ne fut pas
sans gloire, ni rien enfin ne nous consolera tout à fait de ce
silence imposé, trente années durant, à la muse de Lamartine.
Faut-il l'avouer/Cet homme, (|ui vivra à jamais comme |»oète,
et grand poète, et (jui serait déjà rentré dans l'oubli, s'il n eût
été poète (car l'ouldi a d(\jà dt'-voré des discours et des actes qui
furent aussi bruvauls (pic les siens), Lamartine, au fond, mé-
DES « HAUMONIES » AUX « RECUEILLEMENTS » 233
nrisuil, ou toul ;iii luoin.s dédaignait les vers, les siens comme
ceux d'autrui, et ue s'en cachait guère.
Il écrivait dans VArerlisf;eme}îl en lète de Jocehjn :
t)n ne doit donner à ers u-nvres de complaisance de l'imagination que
les heures laissées libres par les devoirs de la famille, de la patrie et du
temps : ce sont les voluptés de la pensée. Il ne Tant pas en laire le pain
quotidien d'une vie d'homme... Qu'est-ce qu'un homme qui à la fin de sa
vie n'aurait fait que cadencer ses rêves poétiques, pendant que ses con-
temporains combattaient, avec toutes les armes, le grand combat de la
patrie et de la civilisation ; pendant (|ue tout le monde moral se remuait
autour de lui dans le terrible enfantement des idées ou des choses? Ce seraîY
une espèce de baladin propre à divertir les hommes sérieux, et qu'on aurait
du renvoyer avec les bagages parmi les musiciens de l'armée.
Il voulut donc être orateur, homme politique, homme d'Etat;
il le fut à grand prix. Était-ce par devoir et conscience? Etait-ce
par ambition (d'ailleurs noble et élevée) qu'il poursuivit ces
illustres chimères? L'un et l'autre. Il souhaita très ardemment
de jouer ces grands rôles; et très sincèrement aussi, crut<|u'il les
jouerait à l'honneur et pour le bien de son pays.
S'il se trompa, ou non, je crois, en vérité, que l'heure n'est
pas encore venue de prononcer là-dessus. Mais je voudrais au
moins élever un scrupule, une réclamation, au nom de la poé-
sie, contre l'arrêt trop sévère que ce grand poète a lancé contre
tous les poètes. Non, il n'est pas vrai de dire que celui-là tout
seul sert son pays qui le sert par ime action directe exercée sur
la politique et le gouvernement de ce pays. Le savant, le lettré,
le poète lui-même, ne fussent-ils que poètes, lettrés, savants,
sont glorieux aussi, et sont utiles à leur façon. Car l'homme,
qui ne vit pas seulement de pain, ne vit pas non plus seulement
de lois; mais il vit encore d'idéal, et de haute poésie, et de
science désintéressée. Les grands poètes ont une bien belle
part ; qu'ils ne la rejettent pas eux-mêmes; elle ne peut leur
être ôtée.
Quand on m'apprendrait que le divin Homère a refusé les
charges municipales de Smyrne ou de Colophon, je ne croirais
jamais (ju'il eût pu mieux mériter de la Grèce en administrant
son bourg natal, qu'en composant Y Iliade et \ Odyssée.
234 LAMARTINE
IV. — Lamartine orateur et historien.
Lamartine orateur. — Lamartine a drluité dans h\ poli-
tique |>ar un curieux éci'il Sur la /)(>/// Ifjnr radoiniellc, daté du
2r> septemiu-e 1831. Le futur démocrate de 1848 y est déjà tout
entier, en germe. En un sens on peut dire que Lamartine a mis
plus de suite et de cohésion dans son œuvre ])olitique que dans
son œuvre poétii^ue. L'évolution qui s'était faite dans son
esprit, a}»rès 1830, en l'espace de quelques mois fut complète.
Moins libéral en 1820, que Decazes; dix ans plus tard, il
réi'lame le suffrage universel, qui elTrayait les plus libéraux.
La possibililé d'un rcloiii- de l'Empire (chose qui semblait
absurde en 1831) est entrevue très nettement dans ce curieux
ouvrape : « Le premier qui jirendra le chapeau étriqué et la
redingote i:rise, se croira un Bonaparte; il sabrera la civilisa-
tion et la liberté, des branches à la racine, et dira : « Mon
peuple. » Mais vme ])rophétie j)lus extraordinaire encore est
celle de sa propre mission, annoncée dès lors par cet homme
qui venait d'échouer dans trois collèges électoraux, et qui n'avait
pas, bien à lui, vingt suffrages peut-être dans la France entière.
Il s'écriait : « (La France périra-t-elle) faute d'un homme, d'un
homme politique complet dans l'intelligence et la vertu, d'un
homme résumé sublime et vivant d'un siècle, fort de la force de sa
conviction et de celle de son époque; Bona])arte de la parole;
ayant riiistiiicl de la vie sociale et l'éclair de la tribune;
coninir le héros avait celui de la mort et du champ de bataille;
palpitant de foi dans l'avenir; Christophe Colomb de la liberté,
capable d'entrevoir l'autre monde politique, de nous convaincre
de son existence et de nous y conduire par la persuasion de son
é'lo(|uence et la doniiiialiiMi (b^ son génie? » Qui doute qu'il dit
déjà intérieurement : « Je serai cet homme'! »
Elu déjtuté de Bergues pendant le voyage dOrient, il vint
siéger au commencement de 1834. A celui qui lui demandait :
« Où siégerez-vous? » tit-il authentiquement la célèbre réponse :
1. Dans le iiu'nic ('crit il di-mandail la séparaliun de TEgiise el de l'État, et
l'abolition de la peine de mort.
(lUATEril ET HISTOIUH.N 235
« Au [ilafoiul )>".' .!<' Il f'ii suis jtas sûr; mais il voulul tester isol*'-,
indépendant des lioiunios et des groupes. Il écrit' : <' .Icflois jiour
chercher mon point d'a|t|(ui hors des partis existants, dans la
conscience du pays, commencer par blesser tous les jtartis en
leur échaj)pant. » Un an plus tard- : « J'ai déjà plus de vinj^t
voix votant à mon image; j'en aurai quarante à la fin de Tan-
née; trois C(Mits dans quatre ans... (Nous ferons alors) ou une
restauration passable {ceci, Je crois pour adoucir la chose à so)i
ami ]'irieu), ou une république rationnelle. Je sens assez bien
l'instinct des masses ». l/année suivante : « Je deviens de jour
en jour plus intimement et plus consciencieusement révolution-
naire... il faut que nous et ce temps-ci nous servions courageu-
sement la loi de rénovation... Je ne me prononce pas cependant
encore tout à fait; j'y mets temps, religion, examen, prudence.
Puis une fois parti, firai 1res loin'^. » Il avait cru d'abord
arriver au pouvoir en ralliant une majorité à lui. Quand il
comprit qu'il serait toujours suspect au « pays légal » il cessa
d'écarter l'occasion d'entrer « j)ar la brèche '" ». Il écrivait^ :
« Guizot, Mole, ïhiers, Passy, Dufaure, cinq manières de dire
le même mot. Ils m'ennuient sous toutes les désinences. Que
le diable les conjugue comme il voudra. Je veux aller au fait
et attaquer le règne tout entier. » Un mois plus tard : « Je ferai
l'insurrection de l'ennui, une révolution pour secouer ce cau-
chemar " ». Il avait déjà dit (le 10 janvier 1839 dans la discussion
<le l'adresse) : « La France est une nation qui s'ennuie ». Lamar-
tine du moins s'ennuyait. xVppelé, croyait-il, à régner par son
génie, comme d'autres par la naissance, il s'ennuyait d'être
impuissant, et se croyait détrôné. Et toutefois ses merveilleux
succès de tribune auraient dû lui faire prendre patience. Mais
il se dégoûta de soulever tant d'applaudissements sans jamais
rallier les votes.
Dès son entrée au Parlement, il voulut à toute force devenir
un grand orateur. Après une courte période de gène et d'cm-
I. A Ronot, 14 janvioi" is;ii.
-2. A Virieu, 10 décembre 1834.
o. A Virieu. 1" octobre 1835.
4. LeUre à M"" de (îirardin. septembre 1841.
ii. A Lagrange, 5 octobre 1842.
C. A Mme ^\Q Girardin, ù'i iiov. 18 12.
236 LAMARTINE
baiTas; ajtrè.s avoir récili', sans cliah'ur, des discours trop Lion
écrits, et qui semblaicnl appris par cœur, il chaniica de méthode,
et réussit très vite à ((MKpit'i'ii' une facilih' merveilleuse qui
devint ensuite une grande et vraie élcxpHuice. Nul homme n'a
mieux réussi dans rim[)rovisation complète; celle qui crée à
la fois le fond et la forme, les idées et l'élocution ; celle enfin,
• le l'oraltMir (pi'iiii hasanl ih' la discussion, un mot jeté en pas-
sant, repro(he, accusation, calomnie, arrache à son banc,
emporte à la tribune: soutenu seulement par l'instinct de la
nécessité; T'clairé par les rejrards des auditeurs et par l'impres-
sion produite. Jeu terri Ide et daniiei'eux où force déclamateurs
se sont perdus, où Lamartine a l'éussi, souvent avec éclat, quel-
(|uefois jus(]u"à agir sur les hommes et changer leurs volontés.
11 fut si heureux, le jour où il se reconnut maître de sa
parole, qu'il écrivit, dirai-je ce blasphème : « J'avais toujours
senti que l'éloquence était en moi plus que la |)oésie' ». 0 poète
ingrat, (pii ne savait |)as que ses vers seront toujours plus élo-
quents que ses discours! Mais l'orateur, en regardant ses audi-
teurs, a la joie de lire et de savourer dans leurs yeux l'admira-
tion qu'il excite. « Adieu les vers, écrit Lamartine-. J'aime
mieux parler; cela m'anime, m'échauffe, me dramatise davantage .
Et puis les paroles crachées coûtent moins que les stances
fondues en bronze. » Elles coûtent moins; mais elles durent
moins. Car enfin, il n'est pas d'improvisation immortelle.
Coiincuiii caractérise admirablement l'éloquence de Lamar-
' tine. « Lorsque Lamartine riVitait mot à mot ses discours
appris, sa parole était tlasque, molle, traînante, embarrassée,
et ne quittait pas les basses rég-ions de la phraséologie; mais
il est tellement sûr aujourd'hui de son inijirovisation qu'il ne se
retient plus aux rampes de la tribune. 11 s'abandonne a toute
la puissance de son vol... 11 parle une espèce de langue magni-
fique, [)ittoresque, la langue de Lamartine; car il n'y a que lui
qui la pari»' et (pii la puisse jiarler. «Il dit ailb-uis très finement :
« l^amartine est aussi naliirid dans sa pompe (pie Thiers dans
sa simplicité ».
L'éloquence de Lamartine large, souide, lloltante, ondoyante
1. A Virieu, 22 seplemlire 183j.
■1. A Virifui. aonl 1837.
ORATEUR 1:T HISTORIEN IM
se prête mal à 1 analyse et plus mal encore aux extraits, l'u
lleuve a sa beauté dans l'abondance et la véliémence de son
courant; un verre d'eau puisé dans ce lleuve ne donne aucune
idée de cette beauté. Il en est de même de l'éloquence de
Lamartine.
L'invention n'est pas (('(piien faisait le [irincip.il mérite. Sans
doute, il était loin d'être ignorant, lisait beaucoup et s'assimilait
les idées des autres avec une facilité merveilleuse. Mais sa
science, acquise ti'op vite, restait superficielle. Cormenin lui
disait joliment : « Ce n'est pas assez de savoir la lanf/u.c des
afîaires; il en faut connaître jusqu'à V argot. » Lamartine en sut
la langue; il n'en sut jamais l'arerot. Mais avouons (jue personne
n'a jamais mieux dissimulé le défaut de science solide des
choses, par une vue juste des apparences spécieuses; et quel-
quefois par une divination perspicace des réalités profondes.
Il disposait ses discours selon nn procédé qui convenait à
merveille à son genre d'éloquence. Au lieu de diviser sa
matière et d'analyser successivement toutes les parties du sujet,
comme fait un Bourdaloue par exemple, il s'élève d'abord au-
dessus des choses, comme d'un bond, ou plutôt d'un vol hardi;
et de cette hauteur, il embrasse du regard le sujet tout entier;
puis projette tour à tour vers les différentes parties, les ravons
de son éloquence, mais entre ces rayons divergents, il reste des
vides obscurs; des lacunes que l'orateur dédaigne d'éclairer. Son
sujet n'ayant été ni reconnu avec soin, ni divisé avec précision,
n'a pu être non plus entièrement exploré. Lamartine s'en soucie
fort peu. Il croit que l'éclat des points lumineux cachera l'obs-
curité des points sombres. Mais des adversaires attentifs ne
manquaient pas de saisir les lacunes de son raisonnement.
Il s'en faut bien d'ailleurs qu'il fût toujours emphatique et
redondant, comme les envieux l'en accusaient. Ses plus beaux
traits sont simples, d'une simplicité familière et forte, qu'ignorent
les rhéteurs : ainsi, dans la péroraison du premier discours sur
l'abolition de la peine de mort : « Heureux le jour oîi la société
humaine pourra dire à Dieu en lui restituant ses générations
tout entières : « Nous rendons intactes à la nature toutes les vies
qu'elle nous a confiées. Comptez-les, Seigneur, il n'en manque
pas une! » Une autre fois, la Chambre avait voté l'afFranchisse-
■238 LAMAUTINK
inciil (les ciiraiiis iu*\v> à iiaîlrc dans les colonies, sans oser voter
r.ilViamlusseineiit de leurs [>arenls esclaves. Lamartine, en se
ralliant à cette énianci[>alion iiiconudèle. terminait ainsi son
discours : « Je vole cette loi en p'-missant. Je la vole à cause de^
la dureté de vos cœurs... Je déplore qu'un peuple comme la
France, au lieu de balayer cette grande iniquité de la civilisation,
se contente de la coujxm- en deux, et fasse à resclavage cette
immense part de toute une fiénération, cinq cent mille de nos
frères que la mort seule a/fratichtral » Ce dernier trait, si habile-
ment suspendu, si hardiment lancé d'un accent si déchiianl,
serait connu et cité pailout. s'il se trouvait dans le Conciones.
Il avait même parfois la réplique heureuse, en face des
interru|ilions imprévues. Son plus beau discours est peut-être
celui qu il i>rononça à l'occasion du retour des restes de Napoléon
en France. Seul, il osa protester contre l'adoration universelle
rendue aux cemlres de l'homme alorieux et funeste; seul il
annonça prophéli(iuement quels i^ermes on jetait dans l'esprit
public en déchaînant cette fureur didolàtrie.
Quoique aduiiralour de ce grand homme, je n'ai pas un enthousiasme
sans souvenir et sans prévoyance. Je ne me prosterne pas devant cette
mémoire. Je ne suis pas de cette religion napoléonienne, de ce culte de
la force que Ton veut depuis quelque temps substituer dans l'esprit de la
nation à la religion sérieuse de la liberté... Les ministres nous assui'cnt
que le trône ne se rapetissera pas devant un pareil tombeau : que ces
ovations, ces cortèges, ces couronnements posthumes, cet ébranlement de
toutes les imaginations populaires, ces spectacles prolongés et attendris-
sants, ces récits, ces publications, ces éditions, à cent millions d'exem-
plaires, des idées et des sympathies napoléoniennes, ces bills d'indemnité
donnés au despotisme heureux, ces adorations du succès, tout cela n'a
aucun danger pour l'avenir de la monarchie représentative... J'ai peur
qu'on ne fasse dire ou penser au peuple : « Voyez, au bout du compte, il
n'y a de populaire que la gloire; il n'y a de moralité que dans le succès;
soyez grands et luiti-s tout ce que vous voudrez. Gagnez des batailles et
faites-vous un joiiet des institutions de votre pays! » Est-ce là qu'on en
veut venir?
Et. par un admirable mouvement, l'orateur évoquant l'idée
d'un lîonaparte imaginaire, irréprochable, qui eût été le Was-
hini^ton do la iM-ance au lieu d'en être le César, qui eût fondé la
liberté ilui'able et la justice immortelle au lieu d'une gloire
éphémère, il ajoute avec une religieuse tristesse : « Qui sait si
I
ORATEUR KT HISTORIEN 239
tous ces li(»niniiii:('s (ruiio foule qui adore surtout ce qui l'écrase
lui seraient rendus? (Jui sait s'il ne dormirait pas plus tranquille
et peut-être plus nriiliiié, dans son tombeau? » Une voix s'écrie
à gauche : « Vous ollénsez le pays! » Voix imprudente et futile
que d'un mut loralrur réduit au silence : « Non, monsieur! Je
ne fais que raconter l'esprit humain. »
Deux qualités n'abandonnent jamais Lamartine à la tribune.
C'est le mouvement et Iharmonie. Toujours il entraîne l'audi-
teur, et emporte à défaut de l'adhésion, une attention soutenue
et charmée; toujours il se fait écouter, et même lire avec plaisij-;
toujours il captive l'oreille et l'imagination. N'est-ce pas dire
qu'il est le même homme, le même Lamartine dans sa prose
oratoire et dans ses Aers ; le même par les beautés et par les
défauts; toujours poète, même à la tribune? Mais après tout.
plus grand poète qu'il n'est grand orateur, parce que les défauts
(pi'il apporte dans ses vers y sont bien moins choquants que
dans un discours politique et surtout dans un discours d'affaires.
Là les bons juges mettront toujours la pleine possession du sujet
et la rigueur du raisonnement au-dessus de ces qualités plus
brillantes, mais moins solides par où excellait Lamartine orateur.
Lamartine historien. « Les Girondins. » — Si la Révo-
lution de 1848 eût éclaté cinq ans plus tôt, Lamartine n'aurait
jamais écrit les Girondins. Mais la République future, souhaitée
de lui, tardant à venir, il satisfit son impatience en racontant la
République passée dans un vaste poème en prose. Il écrit à un
ami qu'il aimerait mieux « faire de l'histoire que d'en écrire ' ».
Faute de pouvoir agir, il trompe l'ennui de sa vie, en racontant
les grandes journées de 1792 et 1793. Les G//"o«rf/«s, commencés
pendant l'été de 18i-3, furent achevés en trois ans. L'ouvrage
parut en mars 1847, dans des circonstances particulièrement
favorables. Le succès fut extraordinaire. Le temps des vers était
passé. Toute la France était emportée vers d'autres soucis,
d'autres passions. Elle crut lire, dans les Girondins, avec l'his-
toire du passé, l'annonce des mouvements prochains, vague-
ment attendus. « On dit partout, écrivait Lamartine, que cela
sème le feu dur des graiules révolutions, et que cela améliore
1. Correspondance, l. IV, p. 103.
•2iO LAMARTINE
le |teiij»le pour li's rrvolutions à voiiir. Dion le veuille! » Et de
fait, Sainte-Beuve avait raison de «lire' (jue ce livre fut comme
le manifeste et le |U(»i:iaininr des journées de Février, et de la
quasi-dictature de Lamartine : « Ce (|ui me frappe dans ces
événements si étonnants, c'est, à travers tout, un caractère
(limitation, et d'imitation littéraire. On sent que la phrase a
précédé. OrdinaireiiKMit la lilh-ralure et le théâtre s'emparaient
des grands événements historiques pour les célébrer, pour les
exprimei' : ici c'est l'histoire qui s'est mise à imiter la littéra-
ture. Eu un mot on sent que bien des choses ne se sont faites
(|ue parce que lepeiqilea vu au boulevard le ChevaUer de Maison-
J\ouf/r de Dumas et a lu les Girondins de M. de Lamartine. »
Les (Girondins ne sont pas, à proprement parler, une histoire;
mais un roman, semé de beaucoup de belles pages historiques.
Lamartine croyait, de boime foi, avoir fait œuvre d'historien,
parce qu'il n'avait rien avancé sans s'appuyer sur un docu-
ment. Il oubliait, ou ignorait, qu'il y a une foule de documents
faux ou insignifiants ; et que la critique historique consiste jus-
tement à distinguer les témoins, à rejeter ceux qui sont sus-
pects, légers, ignorants, intéressés, menteurs, à retenir ceux qui
sont véridiques, sérieux, informés, sincères et impartiaux. Pour
lui, prenant de toutes mains, sans scrupules, il classait les docu-
ments d'après leur valeur estbéticpie, non leur valeur historique.
C'est ainsi (piil a cru ou ]»rétendu donner un récit véridique des
dernièi'es heures des Girondins en s'appuyant sur les souvenirs
confus (habilement ai'rangés et dramatisés) d'un vieillard octo-
génaire, dont rien ne garantissait ni l'information sérieuse ni la
sûreté de mémoire, après cinquante ans écoulés.
Au reste, le véritable «dtjd de iauteui- était, de son propre
aveu, moral et artistique beaucoup plus (pie scientifique. Il
voulait gloriller les idées et les principes de la Révolution, et
désavouer les crimes des révolutionnaires; il voulait aussi faire
honneur à sa main d'écrivain, de poète, en traçant de belles
pages, comme un peintre se propose de faire « un beau tableau ».
L'intention de « faire beau » (le mot est de lui-même) finit j)ar
l'emporter sur toute autre intention. La disposition même de
I. f'orlrails conlemporains. I, 3"(i.
ORATEUR ET HISTORIEN 241
l'œuvro est tout esthétique. Elle se partag-c en soixante et un
livres dont chacun a l'unité d'un chant épique; chaque livre se
divise en courts chapitres, ou plutôt en longs couplets, qui
rappellent un peu la laisse épique de nos chansons de geste; et
s'adaptent merveilleusement, dans leur inégal essor, au hasard
inégal de l'inspiration et de l'improvisation. L'auteur s'épargne
ainsi ce qu'il y a de plus laborieux dans la composition d'un long
ouvrage : l'établissement d'un plan rigoureux, et le souci des
transitions. Chaque section est une cantUène en prose qui se
suffit à elle-même.
Le dessein artistique nuisit donc au dessein moral. Entraîné
par son sujet, l'auteur, naturellement optimiste et généreux,
finit par voir « en beau » tout ce qui lui offrit l'apparence
vraie ou fausse de la grandeur, de la générosité, de la force ou
seulement de la fougue. Dans cette grande bataille de la Révo-
lution, il fut successivement du parti de tous ceux qui s'étaient
bien battus; comme un vrai dramaturge, il aima tous ses per-
sonnages. Il les enveloppa tous dans une sorte de pitié poétique
et d'apothéose romanesque, où tous les hommes, tous les partis,
tous les crimes, toutes les vertus finirent par se confondre et
s'embrasser; le mal, si mal il y avait eu, fut proclamé néces-
saire au bien; et dès lors presque aussi légitime.
Mais ces réserves faites il faut convenir que Lamartine, histo-
rien très imparfait, possédait toutefois, même à un haut degré,
certaines parties d'un grand historien. Il a le don du récit pitto-
resque et vivant; un sentiment juste et animé des larges aspects,
des émotions publiques, des courants violents qui, à certains
jours, entraînent un peuple entier. Tacite, qu'il avait beaucoup
étudié, qu'il aimait passionnément, lui a vraiment transmis
quelques-uns de ses pinceaux; mais Lamartine accuse plus
l'effort (malgré toute sa facilité) et empâte un peu les couleurs.
Le désir d'éblouir est trop marqué chez lui; Tacite n'en est
pas exempt, mais le laisse voir bien plus discrètement. Les
portraits, nombreux chez Lamartine, sont quelquefois admi-
rables de vie et de relief; mais presque toujours trop luxuriants
et trop raffinés à la fois. L'accumulation des détails physiques
y est excessive, et nuit à l'effet d'ensemble : leur minutie
fatigue. Il est singulier que Lamartine, le plus idéaliste des
Histoire de la langue. VIF. 16
242 LAMARTINE
poètes, ait paru rechercher dans ses portraits historiques les
procédés tout contraires d'un réalisme à la Balzac.
On a rei)roché aux discours, très nombreux dans les Giron-
dins, de se ressembler trop entre eux, et de n'étaler qu'une élo-
quence qui est toujours un peu celle de Lamartine. Le reproche
est fondé, mais en partie seulement; car il faut avouer que la
Révolution est l'époque où tout le monde en France a parlé le
plus la môme langue oratoire. Une même phraséoloi,ne, diluée
de Rousseau, servait aux défenseurs du trône et aux tribuns
populaires. Donc ce défaut réel n'est pas imputable au seul
Lamartine. Mais on peut trouver que la narration, dans ce livre
d'art, est supérieure au discours; elle s'y déroule avec un beau
mouvement continu qui associe, par l'imagination, le lecteur
à toutes les émotions et à tous les sentiments des personnages.
Ainsi le récit de l'exécution des proscrits de tous les partis,
malgré la monotonie qui semblait devoir s'attacher à cette répé-
tition indéfinie des mômes scènes tragiques, est tout rempli d'un
intérêt pathétique, habilement renouvelé, qui excite et ne lasse
jamais l'attendrissement. S'il suffisait à l'historien d'émouvoir,
quel historien serait supérieur à Lamartine?
y^ — la vieillesse et la mort (i84g-i86g).
Les « Confidences » , « Raphaël » . — La Révolution de 1848
éclata. Nous n'avons pas à raconter ici le rôle politique de
Lamartine, difficile à juger définitivement, même aujourd'hui,
après un demi-siècle écoulé. Une dictature de quatre mois, plus
brillante que réelle, aboutit, par les journées de Juin, à une
chute irrémédiable. Lamartine avait rêvé d'être élu président de
la République; à la veille du scrutin, sans espérer le succès, il
s'attendait encore à obtenir cinq cent mille voix; il en recueillit
dix-sept mille. Jusqu'au 2 décembre, il parut encore à la
Chambre et prit souvent la parole. Mais dès le mois de juin 48,
son rôle est fini. Sa ruine financière acheva sa ruine politique.
Accablé par les dettes, pour essayer de se libérer, il se con-
damna « aux travaux forcés littéraires », le mot est de lui, et
cruellement juste. Tout cr qu'il érrivit pendant les vingt années
(juil vécut encore, forme une masse énorme, et il en restera
ORATEUR ET HISTORIEN 243
peu Je chose. Il était sans illusion sur le prix de ces œuvres
hâtives. Il é( rivait ' :
Je pars demain pour Varennes en Bresse, terre de mon neveu, M. de
Cessia. J'y prends un seul jour de congé. Au retour, j'écris la Vie de
Cicéron; puis je finis le volume d'Orient. Cela me conduit au l'^'" septembre.
Je reprends ensuite sans discontinuer le huitième volume de la Restaura-
tion, à livrer en entier le lo octobre, j'écris alors la Vie de Sucrate ou
d'Alexandre; puis un volume de V Assemblée Constituante pour le Siècle.
Ainsi mon almanach est marqué par des œuvres, et non plus par des
jours; tristes œuvres, et plus tristes jours! Mais Dieu le veut!
Telle fut sa vie vingt ans, jusqu'au jour où la fatigue l'acca-
blant, il s'arrêta, presque à la veille du grand repos.
Ce n'est pas que tout soit sans valeur dans cette écriture pré-
cipitée. Il faut d'abord mettre à part quelques ouvrages écrits
avant la tempête, avec un soin relatif, et publiés, dès le lende-
main, pour obéir au besoin pressant d'argent; mais cette hâte
parut de mauvais goût, non sans raison. Les Confidences, Gra-
ziella, Raphaël parurent dès les premiers jours de 1849. Se
montrer à la France, à moins de douze mois d'intervalle, sous
des aspects si différents, tribun, défaiseur de rois; puis amant
de Graziella et de Julie, c'était déplaire ensemble à ceux qui
avaient applaudi à la Révolution de Février, et à ceux qui
lavaient luaudite. On eût voulu plus de gravité, plus de réserve
chez un homme qui venait de jouer un si terrible jeu. L'excuse
(insuffisante) de Lamartine, c'est que les Confidences, Graziella,
Raphaël allaient paraître, quand le 24 février recula d'un an,
mais d'un an seulement, leur venue au monde. Au travers de
bien des longueurs, il y a des pages exquises dans ces trois
volumes où Laïuartine a conté, avec un charme séduisant, le
roman de son enfance et de sa jeunesse. Graziella ne vaut ni
Paul et Virginie, ni Atala; mais on y trouve encore une des-
cription d'Ischia, et surtout une peinture de la vie humble et
cachée d'une famille de pauvres pêcheurs, où abondent les traits
naturels et vrais, pleins d'un pathétique attendri et sincère.
Raphaël est un curieux docuiuent sur la transformation qu'avait
subie rélernelle idée de l'amour, à travers le prisme éclatant de
l'imagination romantique. On goûterait davantage ce roman si
trente ans plus tôt le même auteur n'en avait donné d'avance la
1. Aoi'il 1852, à Dargauil.
244 LAMAIITINE
Uour et ressence dans radorable élégie du Lac. écrite en pleine
émotion, en pleine vérité de la passion réelle et déchirante,
dès 181". Tout l'cITort littéraire d'une pluuie devenue trop
habile, tout le [)restige d'une virtuosité, où l'art s'efïorce en
vain de réveiller la passion éteinte, ne devait pas prévaloir sur
la pure beauté de ce sim|)le cri de l'âme. Enfin les Confidences
se lisent encore avec un très vif plaisir, et abondent en traits
charmants. On y voudrait toutefois, sinon plus de vérité; — car
l'auteur était bien maître après tout, d'écrire, s'il lui plaisait
ainsi, un roman sur sa propre vie; du moins plus de simplicité
dans les sentiments. Le plaisir que ce peintre enchanteur trouve
à se peindre lui-même touche quelquefois à l'infatuation.
Le « Cours familier de littérature » . — Les Entretiens
ou Cours familier de littérature forment vingt-huit volumes grand
in-S" dont le premier commence avec l'année 4856; le dernier
est posthume et parut un an après la mort de l'auteur, en 1870.
Le mot de cours, employé au titre, est tout à fait impropre;
l'auteur n'a suivi aucun ordre, ni log-ique, ni chronologique. Il
passe d'un sujet à l'autre et d'un poème indien à Erkm'ann-Cha-
trian, au hasard de ses lectures, des circonstances ou de sa fan-
taisie. Quelques digressions historiques, politiques, ou artistiques
se mêlent aux études littéraires; mais celles-ci forment la plus
grande partie de l'ouvrage, et la meilleure. Mais la valeur en
est fort inégale. Nulle, quand Lamartine parle des choses qu'il
ignore absolument, comme la littérature chinoise, elle est beau-
coup plus sérieuse quand il traite d'écrivains modernes qu'il a
connus et pratiqués. Lamartine assurément n'a pas l'esprit cri-
tique. Il est trop préoccupé de lui-même et de ses idées, pour bien
comprendre et bien juger les idées des autres; mais le juge-
ment d'un tel homme n'en est pas moins précieux à recueillir, à
condition qu'il ait connu les choses et les gens dont il nous
parle. Ainsi je ne trouve pas qu'il ait bien compris Joseph de
Maistre; mais comme il a vécu chez lui, comme Joseph de
Maislre hii a lu les Soirées de Saint-Pétersbourg qui allaient
paraître: et comme Lamartine a lu à Joseph de Maistre les
Méditations inédites, j'estime tju'on fera toujours bien de relire
les deux Entretiens sur Jose[)h de Maistre ; on y trouve des
détails précieux, pris à la source, et qui ne sont pas ailleurs.
LA VIEILLESSE ET LA MOIIT 245
Oïl nous panlonucra de taire une foule d'autres ouvrages
écrits, dans une liàte laborieuse, au cours de ces vingt années.
S'il n'en est pas un seul où Lamartine n'ait jeté (ou perdu,
hélas!) quelques belles pages, il n'en est pas un, non plus, qui
ait la valeur d'une œuvre, pas un qui forme un livre. \j'His-
toire de la Restauration, écrite au courant de la plume, les
yeux fixés sur les consciencieux ouvrages de Lubis et de Vau-
labelle (que Lamartine, un peu trop dédaigneusement, remercie
seulement de lui avoir « jalonné » la roule), cette histoire d'un
temps et d'un règne dont il avait été le témoin très attentif et
très intelligent, renferme une foule de souvenirs et d'impres-
sions vraies ou sincères, et mérite encore qu'on la lise, sinon
qu'on se fie toujours à une œuvre faite ainsi de seconde main,
sans recours aux sources. Mais à qui peut-il importer de savoir
que Lamartine a écrit une volumineuse Histoire de la Turquie;
et qu'est-ce que Lamartine pouvait bien avoir à dire sur
Mahomet II? Et sans ouvrir la Vie de Cicéron, nous sommes
certains d'avance qu'il a dû écrire des pages éloquentes sur
Cicéron. Mais sommes-nous aussi sûrs qu'il l'ait lu?
La langue et le style de Lamartine. — Dans les vingt-
huit volumes du Cours de littérature on ne trouve })resque pas
une page qui soit, à proprement parler, de la critique littéraire.
Aucun écrivain n'a aussi peu réfléchi que Lamartine sur les
questions de langue et de style. On a fait la « rhétorique » de
plusieurs auteurs, en rassemblant des pages dispersées dans
leurs ouvrages, sur cette matière. Il n'y a pas de « rhétorique »
à tirer de Lamartine; il a parlé de cent écriA'ains dans ses
Entretiens; mais il n'en est pas un seul dont il ait étudié la
langue. Il est le moins philologue des hommes : en cela bien
difl'érent, comme en beaucoup d'autres points, de son illustre
rival, Victor Hugo, que les questions de langue intéressaient
si vivement. Lamartine, en prose et en vers, écrit sans prin-
cipes, et dit les choses « comme elles lui viennent ». Il est, dans
ce sens, le plus naturel des écrivains.
Je chantais, mes amis, comme l'homme respire,
Comme Toiseau gémil, comme le vent soupire,
Comme Teau murmure en coulant ^
1. Nouvelles Méditations : h: Poète mourant.
•ii6 LAiMAUTINE
Dans kl prose, liisluirc ou roman, il essaya souvent de traduire
exactement des sensations matérielles; il voulut devenir, lui
aussi, coloriste et pittoresque. Il y réussit quelquefois. Mais sa
vraie manière était, naturellement, toute difTérente. Dans ses
vers il ne fait pas sentir et voir les objets matériels, ou le fait
très faiblement; mais il excelle à dégager l'idée poétique ren-
fermée dans Tobjet; il l'exprime par des images plutôt subjec-
tives et puisées dans l'àme même du poète, que proprement
objectives ou adéquates à l'objet. Il n'éveille pas la sensation de
la chose vue, mais il fait naître le sentiment que cette chose
devait exciter. Cette observation s'applique surtout aux Médita-
tions et aux Harmonies. Plus tard, piqué au jeu par les crudités
et les hardiesses applaudies du romantisme, il voulut à son tour
être hardi et cru ; mais la mesure et le goût, et aussi la science
du langage lui ont fait souvent défaut dans cet effort qui ne lui
était pas naturel. Quand il veut frapper très fort, il frappe sou-
vent à côté; il multiplie les termes impropres, les néologismes
obscurs, jusqu'aux incorrections flagrantes, qu'on lui signale et
qu'il dédaigne de corriger. Mêmes défauts dans la syntaxe :
cette partie de l'écriture veut beaucoup de travail ; et plusieurs
grands écrivains (Régnier, Saint-Simon), faute de travail, ont
failli par là. Chez Lamartine elle est improvisée comme le reste.
xVussi est-elle fort inégale; quelquefois magnifique de souffle;
et d'autres fois, contournée, obscure, emphatique. Il arrive ainsi
à Lamartine de mal rendre ou de dépasser sa pensée; comme
dans ce livre ■primitif de la vin" vision où il affiche un pan-
théisme absolu, inconciliable avec sa foi dans la liberté.
En général, comme tous les vrais poètes, il rime au moins
suffisamment, étant de ceux (|ui trouvent la rime avec la pensée,
au lieu de la chercher péniblement. Des versificateurs, trop épris
de la rime opulente, ont pu le taxer de pauvreté sur ce point; ce
sont les mêmes qui lui i-eprochent, aussi la monotonie de ses
rythmes. Il est vrai (pTil iTen crée pas de nouveaux, ou fort peu;
mais il use admirablement de ceux qu'il a trouvés tout créés; il
a choisi les plus heureux, et les adapte à merveille à sa langue
poétique. Au reste, sa perfection n'est pas dans ces inventions,
pour ainsi dire, matérielles; qui ne sont, après tout, que le cadre
de la poésie; nul ne dira qu'il ait excellé par la facture du vers.
LA VIEILLESSE ET LA MORT 247
La seule qualité de forme qu'il possède à un liaul degré, c'est
l'harmonie. Encore cette harmonie exquise, et propre à Lamar-
tine, oîi réside-t-elle? Nisard disait avec vérité : qu'elle n'est
pas dans les mots qu'il emploie, mais dans un accompagnement
mystérieux qui semble attaché à ces mots.
La vieillesse et la mort. — Nous savons déjà que la
poésie n'avait jamais été dans la vie de Lamartine qu'un délas-
sement; non un hut. Dans la dernière préface des Méditations, il
se défend d'être parmi ces poètes infatigables qui laissent tomber
des vers, comme le chêne, ses feuilles, jusqu'au dernier jour
de leur verte vieillesse : « Quant à moi, je n'ai pas été doué
ainsi. La poésie no m'a jamais possédé tout entier. Je ne lui ai
donné dans mon àme et dans ma A'ie seulement que la place que
l'homme donne au chant dans sa journée : des moments le
matin, des moments le soir, avant et après le travail sérieux et
quotidien. » Quel était donc à ses yeux le seul bien de la vie,
digne qu'on vécût pour le conquérir? C'était le pouvoir, ou du
moins l'action politique, l'influence publique et sociale.
Il lavait souhaitée passionnément; il fit pour l'obtenir cent
fois plus d'efforts que pour écrire ses plus beaux vers; pour
atteindre au but désiré, il se fît orateur, il se fit historien, il se
fit tribun. Enfin ses vœux furent à demi exaucés. Il fut dix ans
orateur écouté, applaudi, redouté; il fut deux mois puissant.
Ensuite, en quelques jours, tout s'écroula : puissance et gloire,
popularité, crédit. Sa fortune priA'ée, dont il dédaignait les
signes matériels, mais dont il goûtait vivement les jouissances
(magnifique et généreux jusqu'à la prodigalité), sombrait avec sa
fortune politique. Ni l'une ni l'autre ne devait se relever jamais.
Sa vieillesse fut longue et triste. Ce fut un duel opiniâtre
contre l'esprit public, qui se retirait de lui de plus en plus. Il
entreprit de s'imposer cà l'admiration et à la reconnaissance de
ses contemporains : à l'une, par ce flot toujours grossissant
d'oeuvres de tout genre, qu'il multiplia durant vingt années, d'une
main fébrile, affaiblie, mais non lasse; à leur reconnaissance,
au moyen d'appels directs et répétés sous toutes les formes pour
obtenir que le secours de la France le déchargeât de l'immense
fardeau de dettes sous lequel il succombait.
Aucun de ces appels ne fut entendu : la France fut sourde à
248 LAMARTINE
cette voix qu'elle avait tant aimée, tant admirée. On fut bien dur.
La ruine de Lamartine était sou œuvre assurément; il était seul
coupable; mais ne devait-on pas au génie malheureux, au moins
la pitié, quand il s'abaissait à la solliciter? On fut impitoyable.
Deux souscriptions publiques furent, l'une presque infructueuse;
la seconde, onéreuse même; elle ne couvrit pas les frais de
publicité. A la fin, vaincu par l'âge, il dut accepter ce qu'il avait
d'abord fièrement refusé au commencement de l'Empire :
lappui du pouvoir. Une loi, promulguée en avril 1867, assura
« la rente viagère d'un capital de cinq cent mille francs, à M. de
Lamartine, à litre de récompense nationale. »
Il mourut deux ans plus tard, le 28 février d869, sans
bruit, ])resque obscurément. La foule, occupée des luttes parle-
mentaires qui marquèrent les premiers mois de cette année,
sembla se détourner pour ne pas voir ces funérailles d'un homme
qui avait cessé de lui plaire. On l'enterra à Saint-Point, au
milieu de quelques amis venus de Paris et d'un immense con-
cours de paysans du voisinage, qui savaient confusément la
gloire et les actes de leur illustre compatriote. Aucun des
membres survivants du gouvernement provisoire de 1848 ne
parut à ses funérailles. Jusqu'au bout, la politique le trahissait.
Dernier jugement de Lamartine sur lui-même. —
Depuis dix ans, lui, l'homme des illusions, il avait perdu toutes
ses illusions. ^jH pré face générale qu'il a écrite en 1860, en tète
de l'édition générale de ses œuvres (dite édition des souscrip-
teurs), est remarquable et touchante par l'accent désabusé que
l'auteur y fait entendre, en parlant de lui-même et de son
œuvre. 11 en sait bien le mérite propre et l'originalité; mais il en
sait aussi les faiblesses, la précipitation. C'est parler d'avance
sur lui-même lo langage de la postérité.
Je le dis sans aucune fausse modestie, je ne crois pas léguer un héri-
tage de chefs-d'œuvre à la plus courte postérité. J'ai trop écrit, trop parlé,
trop agi, pour avoir pu concentrer dans une seule œuvre capitale et
durable, le peu de talent dont la nature nn'avait peut-être doué. Comme le
grand oiseau du désert (qui n'est pas l'aigle) j'ai semé dans le sable çà et
là les germes de ma postérité, et je n'ai pas assez couvé, pour les voir
éclore, les a'ufs dispersés du génie. J'ai eu de l'âme, c'est vrai : voilà tout.
J'ai jeté quelques cris justes du cœur. Mais si l'àme suffit pour sentir, elle
ne suffit pas pour exprimer. Le temps m'a manqué pour une œuvre par-
LA VIEILLESSE ET LA MORT 249
faite, parce que j'ai dilapide le temps, ce capital du génie. Prodigue du
temps, il est juste que l'avenir me manque. Je m'en afflige, mais je ne
m'en plains pas... Il y a longtemps que la dernière racine de toute vanité
littéraire ou politique est séchée en moi, comme si elle n'y avait jamais
germé. Je ne me crois ni classique en poésie, ni infaillible en histoire, ni
toujours irréprochable en politique. Quand je repasse mes œuvres, ou ma
vie, je me juge moi-même avec plus de justice, mais avec autant de sévé-
rité que peuvent le faire mes ennemis... Il faut être impitoyable envers ses
passions, ses faiblesses ou ses fautes, pour mériter d'être pardonné ici-bas,
et absous là-haut...
Ce sont là de nobles paroles; et certes il était beau de se juger
soi-même, devant la tombe, avec autant de modestie, de déta-
chement et de justice. Il avait bien raison de se rendre au
moins ce témoignage : « J'ai eu de l'àme... j'ai jeté quelques
cris justes du cœur. » Cette gloire lui reste; et par là dans
l'histoire de notre poésie française, son œuvre demeure très
grande. Il a fait rentrer l'idée de Dieu dans la poésiç dont elle
est l'àme. Il a associé la nature aux douleurs et aux joies
humaines; il lui a prêté une àme, pour qu'elle put sourire et
pleurer avec nous. Il a idéalisé l'amour, que les élégiaques
depuis cinquante ans avaient ravalé au libertinage.
Il ne restera, certainement, qu'une petite partie de son
œuvre immense; mais ce peu vivra toujours et touchera pro-
fondément les âmes capables d'en sentir toute la beauté. C'est
assez pour sa gloire. Qui peut se vanter de laisser toutes ses
œuvres à la postérité, quand ses œuvres sont cent volumes?
Les faiblesses de sa langue m'inquiètent seules pour sa
renommée future. Car la postérité reste un juge excellent du
style, aussi longtemps que la langue est sue; mais elle devient,
avec les années, moins sensible à l'harmonie, charme exquis,
mais fugitif. Le style, comme un trait creusé dans le marbre
dur, subsiste éternellement. L'harmonie, comme un parfum
subtil, s'évapore après quelques siècles. Déjà nous admirons de
confiance cette « douceur » de la langue française du xn* siècle,
tant de fois vantée par les étrangers, dans l'âge des croisades.
Amsi, quand la musique des vers de Lamartine sera devenue
moins sensible à des oreilles moins délicates , ou autrement
exercées, je crains que les défauts de sa langue ne paraissent
plus choquants. Mais l'imperfection des détails n'obscurcira
jamais la splendeur de ce beau génie. Il restera très grand par
250 LAMARTINE
cet ensemble étonnant de dons naturels qui l'ont fait brillcM- d'un
si vif éclal sur des théâtres si différents; par l'élévation de ses
pensées, par la magnanimité de son caractère; par la merveil-
leuse fécondité de son imagination; par l'esprit qu'il avait
sublime; et par son cœur, noble et ouvert à toutes les idées
généreuses, et môme à toutes les illusions généreuses.
BIBLIOGRAPHIE
L'édition des œuvres de Lamartine (1860-1863) en 40 vol. in-8 est com-
plète, sauf le Cours familier de littérature (28 vol. in-8, 1850-1870) et la Corrcs-
ponihince (Paris, 4 vol. in- 12). Il y faut joindre aussi les Mémoires inédits
(Paris, Hachette, in- 12) et les Poésies inédites (id.).
A consulter sur Lamartine :
A. Vinet, Etudes sur la littérature française au XIX^ s., t. Il, 1845. —
Planche (Gustave), Reçue des Deux Mondes, juin 1851 et novembre 1859
Portraits littéraires, t. I, et Nouveaux portraits, 1. 1). — Sainte-Beuve, Pre-
miers lundis, t. I (1830). — Portraits contemporains, t. I. — Causeries du
lundi, t. I, IV et VII; t. IX (appendice) et t. X fart. BossuH). — Cuvillier-
Fleury, Dernières études littéraires, Paris, 1859. — Victor de Laprade,
Le sentiment de la nature chez les modernes, Paris, 1868, in-12. — Eugène
Pelletan, Lamartine, sa vie et ses œui'res, Paris, 1869. — Ch. de Mazade,
Lamartine, sa vie littéraire et politique, Paris, 1872, in-12. — Henri de
Lacretelle, Lnmartine et ses amis, Paris, 1872. — Emile Ollivier,
Lamartine, Paris. 1874, in-12. — Ernest Legouvé, Soixante ans de souve-
nirs, Paris. 187C>. — L. de Ronchaud, La politique de Lamartine, 1878.
— Charles Alexandre, Souvenirs sur Lamartine, Paris, 1884. — F. Bru-
netière, La poésie de Lamartine {Revue des Deux Mondes, iil août 1886). —
L'Evolution de la poésie Ujrique, t. I. 1889. — Emile Faguet, A'LY" siècle
[Lamartine], Paris, 1887. — Ch. de Pomairols, Lamartine, \>à.v\^, 1889, et
Revue critique, 27 nov. 180:?. — Chamborand de Perissat, Lamartine
inconnu, 1891. — F. de Reyssié, Lu jeunesse de Lamartine, Paris, 1892,
in-12. — Em. Deschanel, Lamartine, Paris, 1893, 2 vol. in-8. —
A. France. VKlvire de Lamartine, Paris, 1893. — Jules Lemaître,
Lamartine {Les Contemporains), t. VI, in-12, 1895. ~ Rod (Edouard),
Lamartine {Collection des classiqiies populaires). — Ernest Zyromski,
Lamartine poète li/rique, Paris, 1897, in-8». — M"!» V. de Lamartine
(nièce du poêle) a publié : Lettres à Lamartine, 1892, in-12.
CHAPITRE VI ^
VICTOR HUGO
Le nom de Victor Hugo a rempli le xix= siècle tout entier
d'une rumeur dont l'écho, multiplié par le bruit des polémi-
ques, s'est prolongé jusqu'à nous en fracas d'applaudissements
et en tonnerre d'invectives.
Poésie et prose, roman ou théâtre, légende, histoire, politique
même, il n'y a pas un domaine de l'esprit, pas une occupation
de la pensée, pas un genre de littérature, où son nom ne brille,
environné par des éclairs d'orage, auréolé d'un rayonnement de
gloire, et encore entouré d'un reste de nuages par la fumée des
combats.
L'accord des opinions ne s'est pas encore fait autour de cette
illustre mémoire. Le lendemain de la mort n'est pas une saison
propice à l'équité. La série des vives antithèses qui composent,
pour ainsi dire, le génie de Victor Hugo et forment le tissu de
ses poèmes, semble se continuer hors de son œuvre, pour
susciter jusqu'au delà de son tombeau une opposition perpé-
tuelle, une mêlée d'antagonismes, où retentissent les admira-
tions exagérées et où grondent les blâmes excessifs.
On tâchera, dans les pages qui vont suivre, d'échapper au
contre-coup de ces jugements passionnés, qui risqueraient de
rétrécir la gloire de Victor Hugo dans une symétrie d'erreurs.
1. Par M. Gaston Deschami)^, ancien memln-e de l'École française d'Alhènes.
252 VICTOR HUGO
Quelques explications (Pailleurs sont nécessaires touchant la
méthoile que l'on compte suivre dans cette étude.
A égale distance de la critique impressionniste, qui sacrifie
trop nonchalamment roitjct de l'histoire aux sympathies per-
sonnelles (le l'historien, et de la critique évolulionniste, qni,iro^
délibérément, s'expose à dissoudre les hommes dans les époques
et les œuvres dans les genres, on voudrait adopter une méthode
narrative et descriptive qui aboutirait à une biograj^hie inlellec-
tuelle.
Raconter chronologiquement la vie du poète, en ne retenant
<jue les faits qui se sont clairement reflétés ou répercutés dans son
couvre; noter les images qui, après avoir vécu en lui, se sont,
pour ainsi dire, projetées au dehors afin de fleurir et de flam-
boyer en magnificences lyriques, — c'est un programme auquel
le poète nous a invité lui-même, lorsqu'il a écrit ces vers :
Si, parfois, de mon sein s'envolent mes pensées,
Mes chansons par le monde en lambeaux dispersées;
S'il me plaît de cacher l'amour et la douleur
Dans le coin d'un roman ironique et railleur;
Si j'ébranle la scène avec ma fantaisie;
Si j'entrechoque aux yeux d'une foule choisie
D'autres hommes, comme eux, vivant tous à la fois
De mon souffle et parlant au peuple avec ma voix;
Si ma tête, fournaise où mon esprit s'allume,
Jette le vers d'airain qui bouillonne et qui fume
Dans le rythme profond, moule mystérieux
D'où sort la sirophe ouvrant ses ailes dans les cieux;
C'est que l'amour, la tombe et la gloire et la vie,
L'onde qui fuit, par l'onde incessamment suivie,
Tout souffle, tout rayon ou propice ou fatal,
Fait reluire et vibrer mon àine de cristal,
Mon dîne aux mille voix que le Dieu que f adore
Mit au centre de tout comme un écho sonore.
11 écrivait ces vers en 4830. Et, comme s'il eût tenu à nous
donner une seconde définition de lui-même, il livra au public,
dans la préface des Contemplations, au mois de mars 1856, cette
confidence :
Vingt-cinq années sont dans ces deux volumes, grande mortalis œvi spa-
tium. L'auteur a laissé, pour ainsi dire, ce livre se faire en lui. La vie, en
filtrant goutte à goutte à travers les événements et les souffrances, l'a déposé
dans son cœur. Ceux qui s'y pencheront retrouveront leur propre image
dans cette eau profonde et triste, qui s'est lentement amassée là au fond
VICTOR HUGO 255-
d'une àine... Ce sont toutes les impressions, tous les souvenirs, toutes les
réalités, tous les fantômes, vagues, riants ou funèbres, que peut contenir
une conscience, revenus et rappelés rayon à rayon, soupir à soupir... Est-ce
donc la vie d'un homme"? Oui, et la vie des autres hommes aussi. Nul de-
nous n'a l'honneur d'avoir une vie qui soit à lui. Ma vie est la vôtre, votre
vie est la mienne. Prenez donc ce miroir et regardez-vous-y. On se plaint,
quelquefois des écrivains qui disent « moi k. Parlez-nous de nous! leur
crie-t-on. Hélas! quand je vous parle de moi, je vous parle de vous.
On essaiera donc d'apercevoir Victor Hugo dans le mouve-
ment de son siècle. On tâchera de replacer l'écho sonore et le
miroir magique parmi les rumeurs et parmi les clartés (|ui en
ont renforcé le timbre et multiplié les reflets.
La carrière de Victor Hugo a été parallèle au cours du
xix." siècle. Son àme éloquente, multiforme, multicolore et flexi-
ble, s'est pliée à toutes les révolutions, à toutes les émotions, à
tous les caprices de notre temps troublé, de nos régimes insta-
blés, de notre société inquiète. Nul n'a été plus touché que lui-
par les courants électriques qui ont secoué la France depuis-
cent ans. Ce poète, merveilleusement sensible à tous les con-
tacts et à tous les chocs du « milieu » ambiant, ne resta indif-
férent à aucune des passions dont il fut le témoin. Il a senti le
contre-coup de tous les mouvements d'idées qui ont bouleversé,
autour de lui, le pêle-mêle des hommes et des choses. Il a connu
la victoire et la défaite, la guerre et la paix, l'ancien régime-
et la révolution, la monarchie aristocratique, la bourgeoisie
libérale et la démocratie républicaine. Il a subi la contagion des
doctrines, des préjugés, des illusions et des modes. Le drapeau-
blanc des ultras, le drapeau tricolore des bonapartistes et des-
libéraux, même un peu le drapeau rouge de la démagogie socia-
liste ont successivement déteint sur ses poèmes. Son œuvre est
le résumé de tous les grands rayonnements et de toutes les
grandes obscurités de ce siècle.
Sa longue vie, comme celle de Dante, s'est entrelacée à une-
longue suite d'événements tragiques. Le poète de la Divine
Comédie a vu des alternatives de prospérités inouïes et de
chutes profondes. Raconter Victor Hugo, c'est reprendre toute-
l'histoire de la tragi-comédie contemporaine.
Le poète des Contemplations, né dans une famille militaire
au milieu des triomphes du Consulat, grandi au son des fan-
-2:;4 VICTOR HUCrO
faivs pciniii les vicloircs de l'Empiro, précocement habitué au
rcidiir (les choses humaines par la rcsiaiiralion «les rois déchus,
pai- hi prodi^rieuse aventure des C.ent-Jours, par l'essai d'un
royauté conslitutionnelle, |Kir l'éclaî éphémère d'une répu-
l)li(jue idéaliste, par l'installation d'un césarisme populaire,
s'éteignit dans le crépuscule oraii;-eux du siècle, après avoir vu
trois fois le sol national cnvalii par les étrangers, et sans avoir
pu assister au relèvement de sa patrie.
/. — L enfance du poète.
Premières années de Victor Hugo. — Le huit ventôse
l'an X de la République, autrement dit le 26 février 1802, le
citoyen Seguin, adjoint au maire de la ville de Besançon, offi-
cier de l'état civil, enregistra la naissance de Victor-Marie
Hugo, né la veille, fils de Joseph-Léopold-Sigisbert Hugo, chef
de bataillon de la 20" demi-brigade. — Jacques Delelée, chef
de brigade, aide de camp du général Moreau, et Marie-Anne
Dessirier, son épouse, furent témoins de cette formalité.
Le commandant Hugo, né en 1771, fils d'un maître menuisier
de Nancy, petit-fils dun laboureur de Baudricourt, et arrière-
petit-fils d'un laboureur de Domvallier, était entre, en 1792,
comme « fourrier-marqueur » à l'état-major général de l'armée
du Rhin. Capitaine adjudant-major en Vendée, blessé au
combat de Vibiers, rappelé à Paris pour être rapporteur du
premier conseil de guerre de la dix-septième division militaire,
officier d'ordonnance du général Lahorie à la bataille d'Hoben-
linden, commandant de place à Lunéville lors des conférences
pour la paix, Sigisbert Hugo aurait pu compter sur un bel
avenir, si ses relations avec l'entourage du général Moreau
ne lui avaient imi dans l'espiii du Premier Consul.
Six semaines après la naissance de son fils Victor, le com-
mandant Hugo dut s'embarquer, lui et sa famille, pour la
Corse, oii son bataillon tint garnison, et d'où il fut, peu de
t('mj)S après, diiii^é- sur VWv d'Elbe. De là, il [)artit pour Gênes,
en 1805, afin df rejoindre l'armée du maréchal Masséna. \\ se
l'enfance du poète 255
battit à Caldiero, à Castel-Franco, et fut d€ ceux qui s'emparè-
rent de Naplcs pour en faire le royaume de Joseph Bonaparte.
Celui-ci le recompensa en l'attachant à sa propre fortune.
Colonel du Royal-Corse et gouverneur d'Avellino, Sig-isbert
Hug-o rêva de s'installer pour toujours dans
cette terre des arts,
Où croit le laurier de Virgile,
Où tombent les murs des Césars.
Victor Hugo, enfant, put voir, en ses premières étapes,
Rome toujours vivante au fond de ses tombeaux.
Reine du monde encor sur un débris de trône
Avec une pourpre en lambeaux;
Puis Turin, puis Florence aux plaisirs toujours prête,
Naple aux bords embaumés où le printemps s'arrête
Et que Vésuve en feu couvre d'un dais brûlant.
Comme un guerrier jaloux, qui, témoin d'une fête,
Jette au milieu des fleurs son panache sanglant.
Le 6 juin 1808, Joseph-Napoléon, roi de Naples et de Sicile,
fut promu, par décret impérial, au grade de roi d'Espagne et
des Indes. Il se rendit à Bayonne, reçut le serment « spontané »
de la Junte espagnole, et s'empressa d'envoyer à son fidèle
Hugo un courrier extraordinaire pour lui offrir une place bril-
lante dans sa nouvelle cour. L'ancien colonel du Royal-Corse
partit pour Burgos, où il arriva, le 6 août 1808, tandis que
M"" Hugo et ses trois enfants, Abel, Eugène et Victor, repre-
naient la route de France, et s'installaient aux Feuillantines.
Au printemps de 1811, l'Espagne étant un peu calmée,
]^|rae jjugo s'achemina par étapes vers Madrid, Bayonne,
Irun, et Burgos, où Victor Hugo put admirer pour la première
fois
Les dragons chevelus, les grenadiers épiques
Et les rouges lanciers fourmillant dans les piques
Comme des fleurs de pourpre en l'épaisseur des blés.
Sigisbert Hugo, maréchal des camps et armées du roi,
inspecteur général, commandeur de l'Ordre royal, comte de
Cisuentès, titulaire d'une pension de trente mille réaux, était
un personnage dans les Espagnes. Sa famille eut tout de suite
256 VICTOR HUGO
l'idée de sa puissance. Une escorte de fantassins, de cavaliers,
cl inrino (juatre canons veillèrent, depuis Irun jusqu'à Madrid,
sur lu siMiirilo du chantre futur des splendeurs iin])ériales.
L'eiifaut fut ébloui par l'élat-major du beau général Dorsenne,
([ui brillait à Burgos, et par la livrée rouge du maréchal
Marmont, qui régnait à Yalladolid. Son imagination en resta
chamarrée comme un uniforme de gala.
Victor Hugo écolier. — On sait, par le poème XIX des
Rayons et de)< Ombres, « ce qui se passait aux Feuillantines vers
1813 ». Avant d'être accueilli dans cet asile, aujourd'hui disparu
mais immortalisé par ses vers, Victor ITugo fut élevé, en com-
pagnie de son frère Eugène, au collège des Nobles de Madrid,
tandis que son frère Abel était nommé page du roi Joseph. Son
court passage dans cette maison a laissé quelques traces dans
ses vers. Il n'est pas indifférent de montrer, par quelques faits,
combien la mémoire de Victor Hugo, dès son plus jeune âge,
fut attentive et tenace. Un de ses camarades, le petit Frasco,
comte de Belverana, ayant eu le tort de se jeter un jour sur
Eugène Hugo et de lui meurtrir la joue par une gifle trop
vigoureuse, le nom de lîelverana fut attribué plus tard, par
le poète apparemment vindicatif, à Gubetta, gentilhomme cas-
tillan, « Gubett a-poison », « Gubetta-poignard », « Gubetta-
gibet », Gubetta, factotum de Lucrèce Borgia, et exécuteur
des basses œuvres de cette méchante femme. Un autre élève
du collège des Nobles, « un affreux grand gaillard à cheveux
crépus, à mains griffues, mal bâti, mal peigné, risible », s'ap-
pelait Elespuru. Victor Hugo en a fait un des quatre fous de
CromweU. Un seul, parmi les élèves du collège des Nobles, a
laissé de bons souvenirs à Victor Hugo. C'est Ramon, duc de
Benavente. La xxji® Ode du livre V lui est dédiée.
On a prétendu que le séjour de Victor Hugo en Espagne
n'avait laissé sur son imagination et dans son souvenir que des
impressions légères et des traces molles. D'autre part, le
fastueux Saint-Victor a dit que « Hugo reste parmi nous le
Grand d'Espagne de la poésie,... que l'Espagne, avec ses agran-
dissements immenses d'horizon, est la patrie dramatique de
Victor Hugo, comme elle fut celle de Corneille;... que le pli de
la cape des preux du ronancero est resté sur l'attitude de son
I
L ENFANCE DU POÈTE 2o7
style...; qu'enfin chaque luis quil revieni en Es[)ai5nie, par le
drame uu par la poésie, c'est le roi dans son royaume, c'est le
seigneur rentrant dans son fief». Don Eniiiio Castelar aime à
répéter que Victor lluiio, dont la fécondité égale presque celle
de Lope de Vega , est un poète espagnol. Et le savant don
Vincent de la Fuente a présenté un docte mémoire à l'Académie
royale d'Espagne pour démontrer , contre une évidence qui
découragerait des philologues moins méridionaux, que Victor
Hugo est né à Madrid !
Il faut éviter ces exagérations et s'en tenir, là-dessus, à quel-
ques constatations probantes.
Pour se rendre au collège des Nobles, Victor Hugo suivait une
rue nommée 0)'laleza\ On retrouve ce nom dans Rk;/ Blas~. On
retrouve également dans Ray Dlas ^ le nom du Malalobos, petit
ruisseau qui coule à Madrid près de la porte Santo Domingo.
En 1843, Hugo, voyageant en Biscaye et en Espagne, écri-
vait sur son carnet la note que voici :
Trente ans s'elîacent dans ma vie, je redeviens l'enfant, le petit Français,
el nino, cl chiquito Fraiices. comme on m'appelait. Tout un monde qui
sommeillait en moi s'éveille, revit et fourmille dans ma mémoire. Je le
croyais presque effacé; le voilà plus resplendissant que jamais.
\ Irun, dans cette même année 1843, il notait ceci :
Nous sommes à Irun. Mes veu.v cherchaient avidement Irun. C'est là que
l'Espagne m'est apparue pour la première fois et m'a si fort étonné, avec
ses maisons noires, ses rues étroites, ses balcons de bois et ses portes de
forteresse, moi, l'enfant français élevé dans l'acajou de l'empire. Mes yeux,
accoutumés aux lits étoiles, au.x fauteuils à cous de cygne, aux chenets en
sphinx, aux bronzes dorés et aux marbres bleu turquin, regardaient avec
une sorte de terreur les grands bahuts sculptés, les tables à pieds tors, les
lits à baldaquins, les argenteries contournées et trapues, les vitres maillées
de plomb, tout ce monde vieux et nouveau qui se révélait à moi.
Vu de loin, le vieux collège des Nobles de Madrid ne lui
paraissait plus si maussade. Et il apercevait nettement le décor
qui encadra son enfance.
Je vois des places à arcades, des pavés à mosaïques de cailloux, des
bateaux à bannes, des maisons peintes à falbalas, qui me font battre le
1. Victor Hufjo raconté par un ténvAn de sa vie. Paris, tS6i<, t. I. [i. ICI.
2. Rwj Blas, acte I, scène ni.
3. Ibid. Cf. Capmani y Monl[)alau, Orir/ne... de las calles de Madrid, 1863.
Histoire de la langue. VII. 17
2'SS VICTOR HUGO
cœur. Il me semble que c"étail hier. <»ui, je suis entré hier sous cotte
grande porte cochore qui donne sur un petit escalier; j'ai acheté l'autre
dimanche, en allant à la promenade avec mes jeunes camarades du sémi-
naire des Nobles, je ne sais quelles gimbleltes poivrées {rosquillas) dans
celte boutique au fronton do laquelle poudeni des peaux de bouc à porter
le vin; j'ai joué à la balle le long de ce haut mur, derrière une vieille église.
Tout cela est pour moi certain, distinct, réel, palpable. {Eu voyage, \). 23 i.)
L'Espajinc fut ainsi lo premier cadre où s'inscrivit la vie
intellectuelle de Victor Hugo.
M""" Hugo et ses deux fils Victor et Eugène quittèrent Madrid
en 1812, tandis que le général et son fils aîné A bel restaient au
service du roi Joseph-Napoléon. Les dernières stations de Victor
Hugo en terre d'Espagnie fiir<Mit le bourg àllernani et le village
de Torquemada .
Pendant près de trois années, Victor Hugo, soustrait par les
événements à la direction de son père, reçut, lors de son second
séjour aux Feuillantines, les bienfaits de celte éducation mater-
nelle, dont il a parlé souvent avec toute la magnificence de son
génie et toute l'éloquence de son cœur.
Victor Hugo, ([ui avait des prétentions nobiliaires, et qui
aimait d'ailleurs l'antithèse au point d'en mettre partout, même
dans sa famille, a écrit ce vers :
Mon père, vieu.K soldat, ma mère Vcadvennc.
Et l'on dirait qu'il a voulu expliquer d'avance cet alexandrin,
lorsqu'il écrivait dans la préface des Feuilles d'automne, cette
phrase :
L'auteur a presque aimé la Vendée avant la Franco. Si son père a ete
un des premiers volontaires de la Grande République, sa mère, pauvre
fille de quinze ans, en fuite à travers le Hocage, a été une brù/nwie, comme
M""= de lionchamp et M'"'' de Larochcjaquelein.
Illusion de i)0ète. Mirage romantique. M""^ Hugo était tout
bonnement la fille d'un honnête bourgeois de Nantes, d'un bour-
geois qui ne paraît i)as avoir donné dans l:i cbouannerie. C'est
à Nantes (jue le capitaine Sigisbert Hugo, surnommé Hrutus, et
grand pourcbasseur de chouans, vit M"" Sophie Trébuchet et
s'en éi)iit. Les opini;jns du cai.itaino lîrutus auraient pu effrayer
l'honnôte bourgeois Trébuchet. On a lotrouvé la signature du
fougueux capitiinc au bas dune adresse envoyée à la Convention,
L ENFANCE DU POETE 259
et ainsi conçue : « Législateurs, nous sanctionnons votre sublime
constitution, et nous jurons d'en défendre les principes et de
répandre jusqu'à la dernière goutte de notre sang- pour écraser
les tyrans, les fanatiques, les royalistes et les fédéralistes. » Il
faut avouer que, si Sophie Tréhuchet eût été une brigande du
Bocage, elle eût peut-être hésité devant l'expression farouche
de ce civisme républicain... Il est vrai de dire qu'on était très
pieux dans la famille Trébuchet. Une sœur de M"" Sophie se
fit ursuline, et deux autres de ses parents entrèrent aux reli-
gieuses de Nazareth. Mais M"" Sophie ne paraît pas avoir partagé
ces sentiments. Son mariage fut célébré civilement, en 1796, à
Paris, où le jeune officier avait été appelé pour exercer les
fonctions de capitaine-rapporteur près le conseil de guerre.
L'auteur de Yictor Hugo raconté par un témoin de sa vie com-
mente cet événement par la réflexion que voici : « Les églises
étaient fermées dans ce moment, les prêtres enfuis ou cachés;
les jeunes gens ne se donnèrent pas la peine d'en trouver un.
La mariée tenait médiocrement à la bénédiction du curé, et le
marié n'y tenait pas du tout. »
L'éducation que M™" Hugo donna à ses trois fils fut conforme
à ces principes.
La pédagogie des Feuillantines fut indépendante et poétique.
Un vieux maître d'école de la rue Saint-Jacques, le « père »
Larivière^ — ancien oratorien qui s'était marié pendant la Révo-
lution par frayeur de la guillotine — enseignait aux deux frères
les éléments du grec et du latin. M""" Hugo « était pour l'édu
cation en liberté ». Grande liseuse de romans, elle envoyait
ses deux fils « fourrager » dans les collections d'un vieux bou-
quiniste du voisinage. Elle avait l'habitude, ne voulant pas
« s'engager dans des lectures trop ennuyeuses », de « faire
essayer ses livres par ses enfants ». Les deux frères luren^
ainsi Rousseau, Voltaire, Diderot, Faublas. C'est alors, appa-
remment, que Victor Hugo prit le goût des lectures incohé-
rentes et des tomes dépareillés.
Au reste, il fut moins l'élève de ses bons maîtres et de ses
mauvais livres, que le disciple des événements extraordinaires
qui devaient infliger à son adolescence le pli soucieux d'une
précoce maturité.
200 VICTOR HUGO
Son pèio rentra on Franco prôcipilamnicnt, avec l'armée du
roi Joseph détrôné.
Lors(|u"(»n oui aliandonné la maison des Feuillantines pour
un appartement situé dans la rue du Cherche-Midi, Victor Hugo
j)ut voir, de ses fenêtres, « les chevaux de l'Ukraine » hrouter
dans la cour du Cherche-Midi.
Un cosaque survint...
Tl entendit la fusillade du 30 mars. Quels que pussent être, dès
ce temps-là, ses sentiments royalistes, il pouvait croire lui aussi
« qu'il était devenu étraniJier dans son propre pays ' ». Les Bour-
bons, à peine rentrés avec les bagages des alliés, éprouvaient
le besoin d'insulter l'armée en plaçant au ministère de la guerre
le général Dupont, « capitulard » de Baylen '. Il y eut, sur la
place Vendôme, des scènes répugnantes. Le 27 mars 1814, une
foule de citoyens, fort surexcités, s'assemblèrent autour de la
Colonne, en criant : « A bas le tyran ! » Un hardi compagnon
grimpa jusqu'au haut et passa une corde au cou de Napoléon.
Et lo peu[do disait : « Tire! tire! renverse le tyran! » Pour
faire cesser ce scandale, les Russes placèrent un factionnaire
au pied du monument ^ C'est alors peut-être que Victor Hugo
sentit germer en lui ces vers fameux :
Dors... Nous t'irons chercher! Ce jour viendra peut-être!
Car nous t'avons pour dieu sans l"avoir eu pour maitre!
Car notre œil s'est mouillé de ton destin l'atal,
Et, sous les trois couleurs comme sous l'orillamme.
Nous ne nous pendons pas à cette corde inplmc
Qui Carrache à ton piédestal !
Là où nous voyons une métaphore, il y a un fait.
Un an, presque jour pour jour, après l'entrée du roi
Louis XVHl dans sa bonne ville de Paris, l' « homme prédes-
tiné » rentrait aux Tuileries, parmi les acclamations d'ime foule
en délire, (jui hurlait : Vive l'Empereur M
A la rentrée de l'année scolaire 1815-1816, Victor Hugo
dcviiil élève de la pension Cordier et Decotte, et suivit les cours
I. .Mémoires du f/ént^ral Laron Thiéhaull, I. V. cli,»!». ^"'•
1. Mémoires du r/éncral baron Tfii/'bauU, I. \ . \>. --'G.
;{. Lettre du lii-ulenanl Nicdos Baliouc/tlm/'. C.l'. Les Souvenirs du peintre Liimi
(<lans le Temps rlu 15 seplembrf; 1897).
•4. Mémoires du général tjuron T/iicbaiill. l. V, |>. 295.
L ENFANCE DU POÈTE 261
(le philosophie, de physique et de mathématiques du lycée Louis-
le-Grand. Lauréat du concours général (cinquième accessit de
pliysique) en 1818, il se prépara quoique pou à l'Ecole poly-
technique, 011 son pore le destinait. Mais il était hanté par d'au-
tres idées. Sur un de ses cahiers de classe, à la date du
10 juillet 181 G, on a retrouvé cette note : Je veux êlre Chateau-
briand ou rien. Il traduisait en vers le livre IV des Géorgiques,
l'épisode (VAchéménide (au livre III de VEnéide), l'épisode de
Cacus, ï Antre des Cyclopes. 11 rima une tragédie, frtamène, où,
déjà fort attentif aux événements de la politique, il célébrait,
sous un déguisement égyptien, le retour da roi Louis XVIII.
Gomme la plujiart des écoliers intelligents, il s'instruisait sur-
tout les jours de sortie. Ses flâneries le conduisaient souvent
dans les contre-allées du Champ de Mars, où « l'on apercevait
de gros cylindres de bois, gisant sous la pluie, pourrissant dans
l'herbe, peints en bleu avec des traces d'aigles et d'abeilles
dédorées. C'étaient les colonnes qui, deux ans auparavant,
avaient soutenu l'estrade de l'empereur au Champ de Mai *. »
Ainsi germaient sans doute, dans l'esprit de l'écolier pensif, ces
deux vers, qui devaient éclore quinze ans plus tard :
Demain c'est le mpiii du trône,
Aujourd'hui c'en est le velours -.
La première rencontre de Victor Hugo avec l'Académie fran-
çaise date do 1817. Il obtint, cette année-là, le neuvième rang
au concours de poésie. En 1819, il fut lauréat de l'Académie des
Jeux floraux.
//. — La Restauration (i8i5-i83o),
Victor Hugo et Chateaubriand. — En 1818, M. le
vicomte de Chateaubriand, ancien ministre d'État, membre de
l'Académie française, pair de France, fonda un journal, le Con-
servateur, qui ne mériterait peut-être pas d'être exhumé de la
poussière des archives, s'il n'avait été, pour ainsi dire, une dos
sources premières où s'alimenta la veine, encore incertaine, de
Victor Hugo.
1. Les Misérables, première partie, liv. 111. cliaii. i.
2. Les Chants du crépuscule {Napoléon II).
262 VICTOR llUdO
Les n'Mlach'iirs «lu Conservateur diulcwi j>riiici[)alement MM. île
Laiiienuais, «le Genoude, le vicomte «le Yirieu, le marquis
(TEspinouse, le comte Jules «le Poligiiac, le cardinal de la
Luzerne. Et Vi«tor Hugo en était sans doute le lecteur le plus
assidu.
Lorsque Chateaubriand publia, dans le Conservateur, sa reten-
tissante Notice sur la Vendée, Victor Hugo versifia les plus belles
tirades de ce morceau '.
La prose de Chateaubriand fut encore versifiée par Victor Hugo
dans une juvénile satire, où le jeune poète exprimait, en vers
ultra-classiques, des sentiments ultra-royalistes, et flétrissait
avec ardeur le ministère Decazes.
Le principal mérite de la politique romantique de Chateau-
briand, aux yeux «le Victor Hugo, c'était [leut-ètre de mettre le
poète à sa vraie place dans la cité. Enfin, les hommes de lettres
allaient devenir, sous les lys de la monarchie restaurée, des
« conseillers [)robes et libres ». Publiant, au mois de juin 1822,
ses Odes, Victor Hugo déclarait que ses intentions étaient à la
fois littéraires et politiques. H affirmait que « tout écrivain, dans
quelque sphère que s'exerce son esprit, doit avoir pour objet
principal d'être utile ». H voulait « parler ce langage austère,
consolant et religieux, dont a besoin une vieille société qui sort
encore toute chancelante des saturnales de l'athéisme et de
l'anarchie ». Et il ajoutait celte profession de foi :
C'est surtout à rôparer le mal fait par les sophistes que doit s'attacher
aujounl'hui le poète, il doit marcher devant les peuples comme une lumière,
et leur montrer le chemin. 11 ne sera jamais l'écho d'aucune parole si ce
n'est de celle de Dieu. Il se rappellera toujours ce que ses prédécesseurs
ont trop oublié, que lui aussi il a une religion cl une patrie. Ses chants
célébreront sans cesse les gloires et les inlbrtunes de son pays, les austé-
rités et les ravissements de son culte, afin que ses aïeux et ses contempo-
rains recueillent quelque chose de son génie et de son âme et que, dans la
postérité, les autres peuples ne disent pas de lui : « Celui-là chantait dans
une terre barbare ».
Or, Chateaubriand s<» faisait, lui aussi, une très haute idée de
la situation qui revient aux gens de lettres dans l'Etat.
La gloire des lettres, disait-il avec un accent de vive conviction, la gloire
des lettres est la première de toutes les gloires. Disposer de l'opinion
I. I.a Vendce, dans les Odes et ISallades, liv. I, ode ii.
I
LA RESTAIIIATION (IHlil-lHitO) 263
publique, maîtriser les esprits, remuer les âmes, étendre ce pouvoir à tous
les temps, il n'y a point d'empire comparable à celui-là. On peut braver,
quand on le possède, toutes les infortunes de la vie '.
Et, soniieant aux bienfaits (juc los lettres peuvent répandre
sur une société qui cherche à retrouver son équilil»re, il disait
encore :
Lorsque la France, fatiguée de l'anarchie, chercha le repos dans le des-
potisme, il se forma une espèce de ligue des hommes de talent pour nous
ramener, par les saines doctrines littéraires, aux doctrines conservatrices
de la société ^.
Dans la catéiiorie de ces « hommes de talent », Chateau-
briand rangeait oldigeamment MM. de la Harpe, de Fontanes,
de Donald, M. l'abbé de Vauxelles, M. Guéneau de Mussy,
MM. Dussault, Féletz, Fiévée, Saint-Victor, Boissonade, Geof-
froy, M. l'abbé de Boulogne, écrivains oubliés ou fort obscurs,
qu'il aimait à citer parce que leur notoriété ne gênait pas sa
renommée. Quelles que soient les petites raisons d'amour-propre
qui ont dicté à l'auteur des Natchez ces noms peu connus de la
postérité, on trouve ici, dans la prose de Chateaubriand, une
théorie que Victor Hugo a maintes fois illustrée par ses vers
les plus mémorables. Le poète dans les révolutions, la fonction
du poète, l'éminente dignité de l'écrivain, l'utilité politique des
gens de lettres, c'est un thème qui se répercute d'écho en écho,
et se multiplie et s'amplifie, depuis les premières strophes des
Odes et Ballades jusqu'aux dernières tirades des Quatre vents
de V Esprit ^
Au mois de décembre 4819, Victor Hugo fonda, avec la col-
laboration d'Alexandre Soumet, d'Alfred de Vigny, d'Adolphe
Trébuchet, un recueil périodique, le Conservateur littéraire,
destiné à être en quelque sorte l'annexe du Conservateur de Cha-
teaubriand. Il se réserva surtout les fonctions de choniqueur
dramatique de cette revue. En cette qualité, il jugea M. Ancelot
trop lyrique. Mais M. Viennet lui parut trop peu soucieux de la
couleur locale.
I. Le Causer valeur du ^ février 1819. Cf. la -1' strophe du Dernier chant [Odes
et Ballades).
■2. Ibid.
3. Odes et Ballades : Le poêle dans les Beiwliilions; A mes odes: V/iisloire: Le
dernier chant; A monsieur Alphonse de Lamartine ; Fin; Le Poète; La Li/re et la
Harpe; Le Génie (A M. le vicomte de Chateaubriand).
264 VICTOR HUGO
Il 11 t'sl |t;is (loiilciix (|ii(' ('liahMiiliri.iiiil cl son t^roiipe littérairo
fiircnl très satisfaits dr voir cette |ilria(lo de jeunes esprits tra-
vailler à réjtaiulre les « saines doctrines « littéraires et sociales.
Voici en quels ternies M. Auier ajipréciait, dans le Conservateur
du -i mars 1820, l'apparition du recueil inauguré par Victor Hugo :
Los lionteuses séductions, les promesses fallacieuses, les perfidies, les
myslilicalions se sèment toujours de tous cùtés. Des intrigants qui ne savent
que tromper, continuent de s'interposer entre les hommes forts et loyaux
des diverses nuances d'opinions honnêtes; et les voix de ces braves gens
qui voudraient se rapprocher, qui pourraient s'entendre, sont couvertes par
les vociférations des factieux qui ne veulent évidemment que le renverse-
ment de Tortlre actuel. Pendant ce temps, le torrent des horribles doctrines
déborde avec une fureur qui serait le signal du désespoir qui s'exhale, si
elle n'était la preuve de l'audace qu'on ne sait pas, qu'on ne veut pas
réprimer. Au milieu de tant de causes d'inquiétudes et de chagrins, on en
trouve néanmoins de consolations et d'espérances. Le génie du mal doit
bientôt être arrêté dans sa course, et le génie du bien doit avoir incessam-
ment son tour; car partout les honnêtes gens sont et seront en force,
quoique la trahison et la sottise veuillent leur lier les mains; car, de toutes
parts, de jeunes et belles âmes échappent à la contagion.
Cette dernière réflexion nojis est inspirée par la lecture des quatre pre-
miers numéros du Conservateur lUtcrairc...
Après ce début laborieux, le bon Agier entrait dans des détails
plus précis.
Le Conservateur littéraire est rédigé par trois frères, MM. Hugo, dont
l'aine à peine a vingt et un ans, et dont le plus jeune n''cn a' que dix-sept.
Celui-ci, qu'on distingue sous le nom de Victor, était déjà connu par une ode
sur la Vendée et par une satire sur le télégraphe.
Dans le premier de ces ouvrages, qui en a suivi un autre, si célèbre, sur
le môme sujet, sa verve semble s'être animée à l'éloquente et poétique prose
de M. de Chateaubriand; dans le second, elle se montre trempée à Vécole du
'jrand maître, de Boilcau.
Suivent quelques renseignements sur les « intéressants jeunes
gens » qui rédigent le Conservateur littéraire :
L'éducation de ces intéressants jeunes gens a été dirigée par une mère
distinguée, qui a pensé de bonne heure que de bons principes et des
talents formaient la seule fortune qui pût être à l'abri des révolutions, la
seule arme avec laquelle on pût. non pas se défendre de l'envie, de la
calomnie, mais les braver. Maintenant, lits reconnaissants, ils essayent
d'acquitter une dette aussi sacrée que douce. Ils doivent à leur mère une
seconde vie : ils veulent soutenir, embellir la sienne ; et, pour y parvenir,
ils unissent la fraternité du talent à la fraternité du sang. Heureux jeunes
LA RESTAURATION (1815-1830) 20^
(/etifi, d'avoir une mère tiui ait senti le prix de V éducation ! Heureuse mère de
voir ainsi couronner ses soins!
Outre l'utilité et la bonne rédaction du Conservateur littéraire, c"cst donc
la piiHé filiale et fraternelle qui le recommande à tous les amis des lettres et
du bien. Il est difficile qu'une entreprise de celte nature paraisse sous de
plus heureux et de plus touchants auspices.
On peut considérer l'article d'Ag'ier dans le Conservateur
comme l'acte de baptême littéraire de Victor Hugo. Et les poèmes
puérils dont il cite, quelques morceaux exposent, en vers de
Saint-Charlemaiine, les opinions et les sentiments qui occu-
pèrent, de 1818 à 1830, le futur auteur des Misérables et du Pape.
Le mariage du poète. — La première amourette de Yictor
Ilug-o date de l'année 1811. Le futur poète avait alors neuf ans.
Il a conté lui-même cette aventure, qui fut le prélude de sa vie
sentimentale'. 11 a su conquérir, plus tard, celle vers qui l'em-
porta l'élan sérieux de son cœur.
Il se maria jeune, avec M"" Adèle Foucher, fille de M. Pierre
Foucher, chevalier de la Légion d'honneur, chef de bureau au
ministère de la guerre. Le portrait phys-ique de cette jeune fille
se trouve, si l'on en croit les biographes officiels du poète, dans
ce roman sombre qui &mii[u\e Le Dernier Jour d'y n condamné.
Adèle Foucher était une brune intense, de type espagnol".
On peut lire dans la Correspondance de Victor Hugo les
lettres tour à tour très touchantes ou très belles qui se rap-
portent à ce mai'iage '. Ce sont les lettres d'un bon jeune homme
à sa famille.
Ce bon jeune homme était, en même temps, un grand poète.
On peut suivre à travers le flot parfois tumultueux de ses
poèmes le courant limpide , venu de la source sacrée où sa
jeunesse, assombrie par le malheur, avait puisé l'oubli, la con-
solation et le réconfort.
Il a écrit le délicat poème de ses fiançailles, l'hymne de son
mariage et la plainte déchirante de ses précoces douleurs.
Ce sont d'abord les premières craintes, amères et douces, la
déception de l'amour découragé, la vision de l'isolement, loin
de ce qu'on aime.
1. En voyage, p. 10". —Lise (dans les Contemplations).
2. Portrait de Padilla dans la Légende de la Nonne (Ballade xiii).
3. Lettres du 31 août 1822 et suivantes.
•2C0 VICTOR HUGO
Puis, \o nuajie s'évanouit, le soleil brille. Avril sourit dans la
chanson des Itranches, et le [)rintenips pleure des larmes de joie
<lans la rosée de l'aurore'.
Et ce sont les premiers aveux, t(tul vibrants d'une belle con-
fiance dans la vie -.
Et enfin les années passent. Le poète se demande si l'amour
est plus fort que la morl. Revoyant cette maison de Blois, qui
lui parle encore de ses douces aventures, il se rappelle, sous un
ciel d'automne, tout ce quU a laissé là de son cœur ^. Rien n'est
plus poignant, malgré l'opulence parfois excessive du verbe, que
cette Tristesse d Olympia. De tous les poètes du xix' siècle,
Victor Hugo est peut-être le seul qui ait chanté toutes les affec-
tions qui font, tour à tour, pleurer ou sourire l'humanité. Son
rôle social ne l'a pas empêché d'être attentif aux émotions de la
vie privée. Sa poésie est tout imprégnée de ce nectar, souvent
amer, que Shakespeare appelle « le lait de la tendresse humaine ».
Victor Hugo a été amant, époux, père et grand-père. Il a fait
entrer, triomphalement, dans la littérature, les enfants que le
célibataire La Bruyère déclarait « hautains, déd-aigneux, colères,
envieux, curieux, intéressés, paresseux, volages, timides,
intempérants, menteurs, dissimulés. » H a dit (avec quel
charme I) les « douceurs infinies » des yeux ingénus. Et, après
avoir épuisé toutes les joies qui nous viennent de l'enfance
frêle, il a connu toutes les extrémités de la soufîrance et du
malheur. H a goûté tout ce qui donne de la saveur à la vie, et
il a subi tout ce qui fait, de la vie, à certaines heures d'angoisse,
un calvaire douloureux. Et il a fait entendre, lui aussi, cette
plainte, dont la douceur dolente se prolonge d'écho en écho,
à travers les siècles, à peine variée par la diversité du lan-
gage humain , à peine transposée et modulée par le verbe
cadencé des poètes :
Ne vous irritez pas que jo sois de la sorte,
0 mon Dieu! cette plaie a si longtemps saigné !
L'angoisse dans mon âme est toujours la plus forte,
Et mon cœur est soumis, mais n'est pas résigné.
1. Premier soupir: Her/ret; Au vallon de Cheriz;/; A toi (Odes el Ballades).
•2. Le Malin; Encore à toi; Actions de y races; Promenade (ibid.).
3. Les Rayons et les Ombres, XXXIV.
LA RESTAURATION (I81o-I830j 207
Voyez-vous, nos enfants nous sont bien nécessaires,
Seigneur; quand on a vu dans sa vie, un matin,
Au milieu des ennuis, des peines, des misères
Et de l'ombre que fait sur nous notre destin,
Apparaître un enfani, tète chère et sacrée,
Petit être joyeux.
Si beau qu'on a cru voir s'ouvrir à son entrée
Une porte des cieux;
Quand on a vu, seize ans, de cet autre soi-même
Croître la grâce aimable et la douce raison ;
Lorsqu'on a reconnu que cet enfant qu'on aime
Fait le jour dans notre âme et dans notre maison;
Que c'est la seule joie ici-bas qui persiste
De tout ce qu'on rêva.
Considérez que c'est une chose bien triste
De le voir qui s'en va!
Il y a, dans le cimetière de Villequier, près de Gaudebec, au
pays de Caux, une pierre blanche sur laquelle on peut lire cette
épitaphe :
Charles Vacquerie,
âgé de 26 ans
et
Lcopoldine Hugo
âgée de 19 uns,
mariés le 15 février et morts
le A septembre 18i3.
De profundis clamnvi ad te. Domine.
Victor Hugo perdit sa fille et son g^endre dans la même
journée. Un coup de vent fit chavirer leur barque, tandis qu'ils
revenaient d'une promenade à Gaudebec. Ils ne voulurent pas
se quitter. On retrouva leurs cadavres étroitement serrés l'un
contre l'autre. Ge jeune homme et cette jeune femme sont réunis
dans la mort et dans l'amour. Un rosier de roses blanches a
fleuri sur leur tombe. Et le grand poète leur a consacré, comme
une magnifique floraison de fleurs funèbres, ces strophes des
Contemplations :
N'ayant pu la sauver, il a voulu mourir.
Sois béni, toi qui jeune, à l'âge où vient s'offrir
L'espérance joyeuse encore,
Pouvant rester, survivre, épuiser tes printemps.
Ayant devant les yeux l'azur de tes vingt ans
Et le sourire de l'aurore,
268 VICTOR HUGO
A loiil ce que promet la jeunesse, aux plaisirs.
Aux nouvelles amours, aux oublieux désirs
Par qui toute peine est bannie,
A ravenir, trésor des jours à peine éclos,
A la vie, au soleil, préféras sous les (lots
L'étreinte de cette agonie!
Oh! quelle sombre joie à cet être charmant,
De se voir embrassée, au suprême moment,
Par ton doux désespoir fidèle!
La pauvre âme a souri dans Tangoisse, en sentant
A travers l'eau sinistre et l'eiTroyable instant
Que tu t'en venais avec elle!
Leurs âmes se parlaient sous les vagues rumeurs.
— Que fais-tu? disait-elle. Et lui disait : — Tu meurs,
Il faut bien aussi que je meure! —
Et les bras enlacés, doux couple frissonnant.
Ils se sont en allés dans l'ombre; et maintenant
On entend le fleuve «pii pleure.
Dors ! — 0 mes douloureux et sombres bien-aimés!
Dormez le chaste hymen du sé])ulcre! Dormez!
Dormez au bruit du flot qui gronde.
Tandis que l'homme souffre et que le vent lointain
(Ihasse les noirs vivants à ti-avers le destin
Et les marins à travers l'onde...
C'est sans doute à ces vers si beaux et si navrants que
Lamartine songeait, lorsqu'il a dit :
Nous avons lu comme tout le monde les deux volumes de poésies inti-
tulés Contemplations que M. Victor Hugo vient de publier. Il ne sied pas à
un poète de juger l'œuvre d'un poète, son contemporain et son ancien ami.
La critique serait suspecte de rivalité, l'éloge paraîtrait une adulation aux
deux plus grandes puissances que nous reconnaissons sur la terre, le génie
et le malheur.
Nous nous sommes contentés de jouir en silence des beautés de senti-
ments qui débordent de ces pages, de pleurer avec l'époux et l'ami le cou-
rant des jours évanouis où nous nous sommes rencontrés en poésie à nos
premiers vers.
Toute la seconde partie des Contemplations est remplie de ce
désesjioir et assoml)rio par ce deuil.
Victor Hugo et la Royauté. — Au mois de juillet 1823,
dans un arliclc de la }hise française, Victor Hugo disait que
riiomme de lettres iir doit point « se croire au-dessus de l'intérêt
général et des liesoins nationau.x » ; que le poète aurait tort
LA IlESTAURATION (IBir.-lSi.U)) 269
« (.rexcmpter son esprit do toute action sur ses contemporains » ;
que l'écrivain ne peut pas « isoler sa vie égoïste do la grande
vie du corps social ».
Ce rêve d'action sociale ot p()li(i(|uo par la littérature
lui fut coin nui II avec toute une élite intellectuelle qui, dans
l'avènement de la Restauration succédant à la débâcle de
TEmpiro, crut [)OUVoir saluer l'aurore d'un régime réparateur.
Lanuirlino, Alfred de Vigny, Soumet, Emile Descham|)s,
Nodier, Ballanclie, d'autres encore exprimaient la même opi-
nion en termes presque pareils. La poésie fut accueillante au
retour de la famille illustre et malheureuse qui avait fondé
l'unité française. La jeunesse lettrée de 1820 attendait trop de
la Restauration pour n'être pas déçue.
Le royalisme de Victor Hugo fut très idéaliste et très arin-
cheux. Le poète planait si haut, avec Chateaubriand, son illustre
modèle, que les hommes politiques, comparés à son idéal, lui
paraissaient tout petits.
Dès le commencement de son apostolat, il s'écrie :
La France s'est un moment crue perdue. Cependant tout espoir de per-
pétuité dans la race royale ne lui a pas été enlevé, et elle se rassure ctiaque
jour davantage; car il reste encore dans son sein de ces hommes qui sont
des puissances contre les révolutions, et dont le génie peut suffire quel-
quefois pour arrêter !a décomposition des empires. A la tête de ces Français
privilégiés nous aimons à placer M. le vicomte de Chateaubriand. Dans
cette époque de stérilité littéraire et de monstruosités politiques, chaque
ouvrage du noble pair est un bienfait pour les lettres, et, ce qui est bien
plus encore, un service pour la monarchie...
Quand M. de Chateaubriand est exclu des conseils du gou-
vernement, Victor Hugo trouve que le roi est bien mal servi.
Le jeune poète a pris pour devise cette formule : Le Roi, la
Charte et les honnêtes gens. Les « honnêtes gens », auxquels il
accorde son estime, on peut les compter, et il faut citer leurs
noms. Ce sont : le vicomte Mathieu de Montmorency, maréchal
de camp, de la promotion des émigrés; — le vicomte de
La Rochefoucauld, colonel, aide de camp de Monsieur; — le
baron de VitroUes, membre du Conseil privé ; — le comte Jules
de Polignac, inspecteur général des gardes nationales; — le
marquis Coriolis d'Espinouse; — le lieutenant général vicomte
Donnadieu ; — M. Clausel de Coussergues, député d'Auvergne ; —
270 VICTOR HUGO
M. (lo CoiMiTc, «lépiit*'' (rille-ct-Vilaiiio, peut-être M. de Vogué,
député du Gard, et entin M. de Yill«Me, qui, dès le jour où il
ilevint ininistie, fut méprisé par Chateaubriand. Quant aux
autres, à ceux qui n'étaient pas honnêtes, il n'y a pas à s'y
tromper, ce sont MM. Decazes, Pasquier, Gouvion-Saint-Cyr,
le comte Siméon, le baron Louis, c'est-à-dire tous les ministres
et tous les ministrables. Le royalisme de Victor Hugo fut un
royalisme d'opposition. Ses premières satires et ses odes sont
pour ainsi dire transparentes, lorsqu'on les étudie en se pla-
çant dans le « milieu » où elles furent écrites. On en devine les
malices, on en saisit les allusions. On retrouve les faits précis
autour des(}uels il a fait étinccler ses habituelles métaphores.
Lorsqu'il poursuit de ses foudres les officieux qui soutiennent
le gouvernement, on sent ({u'il vient de lire une note maligne
des journaux ultras.
Le royalisme de Victor Hugo est ensuite sentimental et
attendri. Le jeune poète se consacre de préférence aux catas-
lroj)hes dont les journaux ultras entretiennent leur clientèle,
surtout quand ces catastrophes lui présentent quelqu'une de ces
antithèses dont son génie était déjà fort amoureux. H compose
des mosaùjues rimées avec la prose des journaux bien pen-
sants. Il improvise une ode élégiaque sur le désastre des émi-
grés à Quiberon, et il en donne lecture à la Société des Bonnes-
Lettres, association royaliste, fondée au mois de janvier 1821,
par un comité où figuraient MM. de Fontanes, Chateaubriand,
Berryer, du Sommerard, Berlin de Vaux, Michaud, Quatremère
de Quincy. Une pléiade d'écrivains bariolés défile devant cette
Société, dont les procès-verbaux mentionnent particulièrement
(Charles Nodier, Raoul Rochette, Vanderbourg, Désaugiers,
Diireau de la Malle, Best, de l'Académie des sciences, Dussault
et Duviquet, rédacteurs du Journal des Débais, enfin Abel
Hugo et Victor Hugo. Le 13 décembre 1821, Victor Hugo lut
devant cette Société, des strophes, intitulées Vision, qui forment
VOde X du livre L La séance du 10 décembre fut particulière-
ment brillante. Elle fut présidée par M. Roger, de l'Académie
française, lequel prononça un discours.
Victor Hugo lut, ce jour-là, une ode sur Louis XVII.
Le rovalisme larmovaiit de Victor Huao fut violemment
LA RESTAURATION (IHi;i-i8:iO) 27i
ôinu j)ar un événement tragique dont n(His avons |ierdu le
souvenir (nous en avons tant vu depuis!), mais (|iril laudiait rap-
porter en détail, parce que les témoins et les contemporains de
cette scène sanglante en furent épouvantés, parce qu'aussi cette
tragédie, en modifiant le cours de notre histoire politique, a
réagi, de proche en proche, jusque sui' certains faits de notre
histoire littéraire.
Le 13 février 1820, Charles-Ferdinand d'Artois, duc de Berry,
fils de France, fut assassiné sous le péristyle de l'Opéra, par un
ouvrier sellier, nommé Louvel.
Celte dramatique aventure suscita toute une littérature en prose
et en vers. Chateauhriand fulmina une bulle d'excommunication
contre les doctrines perverses de l'anarchie. Victor Hugo fit
une ode oîi la fureur oratoire du Conservateur^ se transpose
en interjections lyriques.
En cette période d'apprentissage et de juvénile enthousiasme,
deux journées semblèrent particulièrement radieuses à cet
ardent défenseur du trône et de l'autel :
1° Le 15 mars 1823, jour où S. A. R. le duc d'xVngoulème,
amiral de France, colonel-général des carabiniers, des cuiras-
siers et des dragons, partit de Paris afin d'aller prendre, à
Bayonne, le commandement en chef du corps expéditionnaire
qui devait rétablir le roi Ferdinand VII sur le trône des Bour-
bons d'Espagne.
2° Le 29 mai 182o, jour oij S. M. le roi Charles X fut sacré, en
l'église métropolitaine de Reims, par l'onction de l'huile sainte,
l'imposition de la couronne et l'intronisation, en présence des
princes et princesses du sang royal, des pairs de France, des
cardinaux et des maréchaux, conformément au cérémonial
réglé par les rois ses prédécesseurs. Victor Hugo, déjà cheva-
lier de la Légion d'honneur, assista personnellement à cette
cérémonie, en compagnie de Nodier.
La guerre d'Espagne excita d'autant plus la verve de Victor
Hugo, que cette guerre était une idée de Chateaubriand. L'auteur
des Martyrs se félicitait d'avoir ainsi donné à la monarchie légi-
time le prestige militaire dont les dynasties, en France, ont
1. La mort du duc de Bevrij, ode vu du livre I. — Le Coiiiiervaleu)' du
18 février 1820.
27 2 VICTOR HUGO
toujours besoin. Il sr vanlail, on niènu,' l<jmj)S, d'avoir pour-
chassé les iloctrines l'évolutionnaii-es jusqu'au delà des Pyré-
nées. Victor Hugo ne pouvait manquer de faire une oile sur
cette entreprise. 11 en lit même deux.
Lorsqu'on parle du royalisme de Victor Hugo, on est trop
prompt à prononcer le mol de palinodie. En somme, le poète
est resté fidèle à la devise qu'il avait inscrite en tête de ses pre-
miers essais : le Roi, la Charte. Le Roi, pour lui, c'était, dans
la perpétuité d'une lifinée dynastique, le symbole de la conti-
nuité de la patrie. La Charte, c'était, sous la forme d'un acte
constitutionnel, le statut organique de la société moderne.
L'ancienne France, incarnée dans la personne du Roi, s'unit à
la France nouvelle, déilnie par les articles de la Charte. Le Roi,
c'est l'autorité légitime; la Charte, c'est la liberté légale. Ne
touchez pas aux prérogatives du Roi, à condition (}ue le roi ne
touche pas aux garanties des citoyens. A partir du jour où la
faiblesse de Charles X laissa des ministres téméraires violer la
loi par les ordonnances du 25 juillet 1830, Hugo se regarda
comme délié, avec tous les Français, du contrat qui plaçait sons la
tutelle royale les libertés publiques. Un pouvoir qui ne respecte
pas la loi lui parut tombé en déshérence. Dans le conflit de
l'arbitraire et de la légalité, de la force et du droit, il n'hésita
pas. Le cas de conscience qu'il eut à résoudre était en somme
le conflit où la France se débat depuis cent ans, puisque notre
politique, pendant tout ce siècle, a oscillé entre des crises de
liberté et des tentatives de dictature.
Il célébra les Trois Glorieuses, mais il eut le bon goût de
rester fidèle au malheur des rois déchus dont il avait salué
l'avènement. Lorsque le vieux Charles X, détrôné, s'embanjua
dans le port de Cherbourg, sur le Great Brilain et partit pour
un nouvel exil dont, cette fois, il ne devait pas revenir, Victor
Hugo s'apitova sur cette lamentable infortune. Six ans après,
il fut un des rares poètes qui gravèrent une élégie sur la stèle
du roi (l<''fuiil.
La « Préface de Gromwell » . — Cette fameuse Pn'-face de
Cromioell, S(don la remarque de M. Petit de Julleville, « remue
assez de théories |»our exercer pendant cent ans l'esprit de tous
les criti(jues litlc'raires ».
LA RESTAURATION i ISlIl-lNIJO) 273
L;i Prr/ace de (Jronurrll s impose au.v iiK'dilcilioJis des ('coliei's
depuis qu'elle figure sur le pioi^rainnie de la licence à coté des tra-
g-édies classi(pies. Mais celle oldigatioii d'exainen ne nuit nulle-
ment à la méthode que l'on doit suivre dans l'étude de Victor
Hugo et du romantisme. Ce manifeste fixe une date dans l'évo-
lution iiiiellectuelle du poète ainsi que dans le dév(doppcment
de l'école dont il fut le principal initiateur et le chef unanime-
ment reconnu. C'est hien en 1827 que Victor Hugo prit, pour
ainsi dire, conscience de son génie, et qu'il marqua en traits de
feu, aux poètes dont l'admiration acclamait déjà sa jeune gloire,
les routes inexplorées que le domaine de lart réservait aux
audaces d'une nouvelle pléiade. La Préface de Cromwell h\i, en
quelque sorte, la charte du régime littéraire auquel nous devons
la Légende des siècles et Joceli/ii, les Emaux et Camées et Chat-
terton.
Rajeunissement du vocabulaire, appauvri par les versifica-
teurs du premier empire ; assouplissement de la prosodie, anky-
losée par une sujétion trop étroite aux règles de Boileau ; liberté,
pour le [toète. de puiser son inspiration aux sources fraîches
que le génie des peuples étrangers ouvrait à notre curiosité;
droit concédé au dramaturge d'associer le rire avec les larmes
et d'introduire le grotesque dans ses tragi-comédies afin de faire
ressortir davantage le prestige de la Beauté, toutes ces idées,
qui étaient « dans l'aii' », et que Victor Hugo concentra en lui-
même par un puissant effort d'assimilation et de conquête,
apparaissent dans cette Préface, pcle-mèle avec des apho-
rismes bizarres qui ont mérité d'échapper à l'oubli à cause du
style vraiment merveilleux dont la nouveauté les revêt et les
sauve.
Les poètes et le puldic de 1827 furent d'accord pour recon-
naître, dans la Préface de Cromwell, un acte décisif, une décla-
ration de guerre, qui dissipait les équivoques et traçait exacte-
ment la ligne de démarcation entre deux camps. Aussi quel
enthousiasme d'un côté et quel courroux de l'autre! Quels chants
d'allégresse et quels grincements de dents! Le bon Gautier
s'écrie : « La Préface de Cromioell rayonne à nos yeux comme
les tables de la Loi sur le Sinaï. » Un pauvre perruquier s(^
suicide, en laissant, sur sa table, un testament qui contient sa
Histoire de la langue. VU. 18
27i VlCTdU IIIHU)
(K'rilirit' pensée : « A Itas les ]'c/irex sicll/'ouics et vive (yrom-
irelll « David dAnj^cM-s incline à re.\ai;érati<m l(irs([u'il dit :
« Quelle |>rofontlenr de pensées! A elle seule celle jtréfacc est
un code de littérature! » et deux députés tombent dans le ridi-
cule en déclarant qu'ils refuseront de voter la subvention des
tli(''àlres si la (^(»ni(''die-Fran«;aise « ouvre son sein » au « sieur »
llu,-(..
Maintenant que les enlliousiasmes sont rassérénés et que les
colères sont radoucies, il sied d'étudier la Pré/ace de CronnoeU
comme un document comparable à cette Dé/'oise et /lluslrafioii
(le 1(1 liDKjue l'rduridse qui fut le |)rogramme poétique de la
pléiade de Ilonsard.
Par (juelle série do démarches lintellii^ence de llujio sest-elle
déji'agée de son premier état pour aboutir à cette bruyante
émancipation? Ouelles sont les inllucnccvs qui, par des touches
successives, ont modelé l'àme, encore molle et malléable, du
jeune auteur des Odes'i C'est ce que M. Souriau a expliqué avec
une rare finesse, et avec une abondance d'informations tout à
fait inslruclives'.
Victor Hugo fut un iiéni<', façonné d'abord par l'Italie, par
l'Espagne, et dont la structure classique, l'allure oratoire, la
svmétrie inilexible attestent des origines tirées des profondeurs
mêmes du vieux fonds romain. Sur ces premières assises, le
hasard des lectures, les caprices de ro[>inion publique, la toute-
puissance de la mode ont sujterposé un monument composite,
dont les pièces, empruntées à Shakespeare, à Chateaubriand, à
M""' de Staël, même à ce pauvre Schlegel, sont fondues dans
une hannonie hiiale par nu es|irit merveilleusement ordonna-
teur. M. Larroumet, dans sa curieuse brochure sur la Maison
(le Vïcior Hugo, raconte <jue l'exilé de Guernesey s'amusait par-
fois à démonter de vieux meubles et à combiner, avec les
moi'ceaux disjoints, des inventions décoratives (\m étaient des
chefs-dfi'uvre d'ag-encemenl. Ce niruu lait est presque l'image,
raccourcie et familière, du travail de transmutation, opéré par
Victor Hu,go sur les débris épars et jusque sur les déchets dont
il faisait son profit. Tout lui est bon. Rien n'est jeté au rebut
1. I.a l'rrfiire de Cromwdl. inlroiliKlinii. Irxli- i:t noirs, [jnr Maurice Souriau,
lu'ofesicur à la FaniUo des leUres <lo Caeii, 1 vol. l'aris, Lccoue et Oniliii.
LA UKSTAUIIATIOX (1X1:1-1830) 275
tUiiis Tatelier où s'active ce robiish! ouvriei'. Et, de ces alliag-es
(loiil il n'a légué le secret à personne, sortit un monde nouveau,
créé avec des choses mortes, et tout éclatant de vie, tout bruis-
sant de feuillage et <le vent, de joie et de tristesse, comme ces
forets fleuries oîi le sang-lot léger des sources chuchote à tra-
vers la mousse parmi les chants des oiseaux.
Et la Préface de Cromwell ne fut pas une rencontre fortuite,
un accident heureux, une improvisation de poète pressé. On
voudrait que tous nos jeunes poètes eussent le loisir de lire et
de méditer le chapitre où M. Souriau raconte les débuts de
Victor Hugo. Avant d'entrer dans la gloire et dans le tapag-e, le
futur novateur travailla obscurément, obstinément. S'il trouva
enfin l'éclat de la renommée, c'est au bout d'un sillon où il a
longtemps peiné. Rédacteur du Conservateur liUéraire, il publia
dans ce recueil deux cent soixante-douze articles, sans compter
plusieurs douzaines de « variétés » et de « nouvelles » qu'il ne
signa point de son nom. 11 était, au Conseroateur, critique litté-
raire, critique musical, critique d'art. Cette triple besogne, à
laquelle il se consacrait avec cette gravité un peu sacerdotale
dont il fut coutumier, lui permettait d'observer de près, autour
de lui, le changement des idées et les révolutions du août. Bra-
vement, il rendait compte d'Aspasie et Périclès, opéra de
M. Viennet, de Wirtiste ambitieux do Théaulon et de VArt du
Tour de M. Lebois. Consciencieusement, il décrivait un tableau
de Cogniet, représentant « un jeune pâtre assis sur les ruines
d'un vieux lion de pierre au bord d'une mer agitée ». Candide-
ment, il appréciait les « Psaumes traduits en vers français par
M. Sapinaud de Boishuguet, chevalier de Saint- Louis ». Et,
dans toute cette « co[)io » peu lucrative, où s'appliquait 1' « Enfant
sublime », rien de prématurément révolutionnaire. Nulle envie
de casser trop tôt les vitres. De la timidité plutôt, une gaucherie
naïve, qui n'est pas sans grâce. Dans la vie de l'esprit comme
dans la vie de la nature, les fleurs ne commencent à poindre
qu'après le labeur dos semailles et le mystère de la germination.
Victor Hugo et le philhellénisme. — La preuve que le
royalisme de Victor Hugo fut un « royalisme d'opposition »,
apparaît surtout dans le recueil des Orientales.
Les Orientales sont nées, en 1820, d'un mouvement poli-
276 VICTOR HUGO
li(|iic iiui s'apprllr le |iliilhell(''nismo, et duiK^ modo littéraire
(]m' r<in désigne eommunément sons le nom de romantisme. Ici
encore, Victor llngo suit deux directions parallèles : d'une part,
c'est une tiMitativc généreuse pour exercer une sorte d'apostolat
social, d'ajnès un programme dont le principal article est la
défense des faibles contre les forts, des o[>pi'iin<'s conti'e les
tyrans; — d'autre part, c'est un essai de réforme poétique, ten-
dant vers une rénovation de la langue française par un flam-
boiement d'images nouvelles, et vers le rafraîchissement de
l'inspiration par la g^ràce d'im lyrisme rajeuni. Cette double
intention se marque, en traits fort j)récis, dès les premières
ligrnes «le la pré-face des OrienUilcii :
Pour les empires comme pour les littératures, avant peu peut-être rOrient
est appelé à jouer un rôle dans rOccidcnt. Déjà la mémorable guerre de
Grèce avait fait se retourner tous les peuples de ce côté. Voici maintenant
qtie réquilibre de l'Europe parait prêt à se rompre; le statu quo européen,
di'jà vermoulu, craque du côt('' de Constantinople.
Et le poète, en même temps qu'il définit de cette façon som-
maire la question d'Orient, songe aux ressources littéraires
(ju'il j»()urra trouver dans le pittoresque décor oriental. Il se
laisse aller à l'espèce d'ivresse visionnaire que suscite en lui
le mirage bariolé de l'Orient. Lorsqu'on relit ces pages éblouis-
santes et sonores, où tintent encore les tambourins des Ballades
espagnoles, on est «-onduit à penser ([ue Victor Hugo ressentit
à peu près aussi vivement, en composant cette œuvre nouvelle,
le plaisir de se promener dans un bazar levantin, que la satis-
faction de défendre une noble cause.
Chateaubriand — auquel il faut toujours revenir hus(|u'on
entreprend d'expliquer Victor Hugo, — Chateaubriand, prenant
la parole devant la Chambre des députés, en qualité de ministre
des Aflaires étrangères, le 2o février 182:5, s'était « déclaré le
sincère ami des libertés publiques et «le riudé|>endance des
nations ». Parler ainsi du haut de la tribune, c'était, sous les
formes voilées ([u'exigc la dijdomatie, faire profession de phil-
hellénisme. Chateaubriand fut peut-être le [)remier en France à
mériter ce nom àe fiJiillœ/Irne, qui a paru {lour la première fois
dans les écrits de l'historien grec Ephoi'e. Kn tout cas, c'est
bien Chateaubriand qui ouviil à Victor Hugo les portes de
LA RESTAURATION f lSi:i-183(>) . 277
rOrieiil. Dans iioli-c jtays, où Wm ne l'ail rit'ii tle durable sans
la complicité de la mode, (^lialeaiilniaiid mil les Gi'ecs à la
mode et, par coiilre-coiip et dune autre faç(»n, les Turcs. Il
obligea les gens du monde à s'occuper des carnages <rOrient.
Il détourna, vers cette vision tragique, l'œil parfois distrait des
hommes do lettres, et la tête, souvent légère, des femmes
d'esprit. Par la propagande incessante de sa conversation, par
l'accent de ses discours, par l'exemple de ses actes, par les
innombrables articles qu'improvisait sa plume de journaliste
génial. Chateaubriand, déchu du ministère, oii sa politique
romantique se heurtait à trop d'intérêts et à trop d'habiletés, fut
un de ceux qui contribuèrent le plus à accélérer ce mouvement
d'opinion, dont l'aboutissement devait être, en politique, la
bataille de Navarin et, en littérature, le succès des (Jrienlales.
Depuis plusieurs siècles on avait oublié les Grecs. Sauf Vol-
taire, qui encouragea par des vers assez plats les projets d'éman-
cipation esquissés par l'impératrice Catherine, nul ne songeait
à ressusciter Athènes. Delille, Choiseul, étaient allés là-bas
et n'y avaient vu que des ruines. Vainement Koraïs avait
compté sur les souvenirs classiques de la Convention.
L'épopée des Martyrs, en ressuscitant le décor illustre oîi
les raïas recevaient des coups de bâton sur la plante des pieds,
donna aux descendants infortunés des Hellènes une sorte de
réalité poétique.
De loin, Victor Hugo paraît être un des chefs de la croisade
des Philhellèncs. De près, on voit qu'il fut, selon se coutume,
le princi])al suiveur de ce mouvement. Avant lui, Giraud de la
Clape, Genoude, le comte de Salaberry , Alphonse Rabbe,
Maxime Raybaud, Alexandre Guiraud, Népomucène Lemercier,
Gaspard de Pons, l'académicien Bignan, Viennet, Vaublanc,
le lieutenant Armand Carrel, Delphine Gay, M""* Tastu, Sain-
tine, Beauchêne, surtout Casimir Delavigne et Pierre Lebrun
se déclarèrent partisans des Grecs. La mort héroï(iue de lord
Byron fut chantée par une pléiade très composite oîi Lamar-
tine coudoie un M. Chanin et un M. Simon. Un poète, nommé
Bonjour, dédia aux élèves de l'Ecole polytechnique un recueil
de Lacédcmoniennes. Jules Barbev, célèbre plus tard sous le
nom de Barbey d'Aurevilly, et alors âgé de quinze ans et demi.
278 VICTUU llUdO
iil « résonner s.i lyi'c » en l'honneur des « héros île Mara-
thon ». Alexandre Dumas le ]>ère, qui n'était alors connu que
jHiiir (les vers sur Je Dcvouo/init de Malesherhes et sur la Mort
du général Foi/, rima sur Canaris un dithyramhe dans le goût
de Casimir Delavigne, de Pichald et de Viennet. Le Journal
des Débats puhlia, en 1827, deux odes sur Navarin : l'une était
de M. Alfred de Wailly, rantre de Victor Hugo. Toiil fut éidipsé
j>ar laurore des (orientales.
On ne sait pas si Victor Hutio a lu le Voyage de Pouqueville
et les Chants populaires de la Grèce moderne, publiés par Fau-
riel en 1824.
Ces deux ouvrages furent sans doute les pj'incipaux répertoires
oii le philhcllénisme français s'approvisionna de couleur locale.
Pouqueville avait été consul à Janina, auprès de cet Ali-Pacha
dont Victor Hugo a dit exagérément : « Ali-Pacha est à Napo-
léon ce que le ti^re est au lion, le vautour à l'aide '. »
L'exotisme était entré dans la littérature française depuis
que Bernardin de Saint-Pierre avait tourné les regards de ses
contemporains vers les bananiers.
Avec les chansons romaïques traduites j)ar Fauriel, c'était
encore de l'exotisme qui cnlrail dans la littérature française. Ces
courts poèmes, un peu maigres, comme un chant de cigales, évo-
quaient des images amusantes et de longues misères. Hs disaient
la tenace fidélité d'un peuple à sa religion et à ses souvenirs; ils
célébraient cm même temps la vie des Klephtes, le risque quo-
tidien, la hautaine allure du roi des montagnes, l'ombrageuse
indépendance des Palikares, qui, des hautes vallées du Pinde,
du Pélion ou de l'Ossa, défient les malices du sort, en vivant
ilamour et d'eau (daire. C'est <lans la version révélatrice de
Fauriel que Victor Hugo a vu passer la silhouette souple, hardie
et charmante de La:,zara ^.
Bailleurs, le romantisme ajterçul, dans le ciel entlammé, du
côté où le soleil se lève, des Grecs un peu trop magnifiques et
des Turcs un jieu tartares; on ne sait ce (juil a le [)lus admiré,
de l'héroïsme des uns ou de la férocité des autres. La garde-
roite et le coffre-fort des Palikares étaient un mag^asin d'acces-
1. Préface des Orienlales. Cf. le Derviche.
2. Orientales, XXI.
LA RESTAURATION ( ISlo-IsrjD) 279
soires où Von j)()iiv;iil imiscr, à idciiies mains, des ln'odciies
lyriques et épiques, bien |)roprcs à, faire ouJjlier les toges, les
casques et les rotluirnos de Ducis et de Baour-Lormiau. Avec
un enlliousiasme farouchr, les romantiques mireiil au pillage la
bijouterie levantine. Ils revinrent de cette raz/.ia en brandissant
sur la tète des Pbilistins effarés un arsenal de pistolets damas-
quinés, des panoplies de yatagans recourbés, t(»ut im tremble-
. ment de vieux fusils et de tromblons rouilles, qu'ils fourbissaient
avec rage. A vrai dire, ils inventèrent un Orient bariolé, bigarré,
où il y avait un peu de tout. Comme le reportage et le télé-
grapbe n'étaient pas inventés, l'imagination des poètes pouvait
vagabonder, tout à son aise, dans un archipel de féeries, coloré
de toutes les nuances de Tarc-en-ciel, aussi étrange que le
Taunus des Burrjraves.
Dans la Bataille j^erd^œ , le vizir Reschid pleure sa défaite
avec un tel luxe de rhétorique amusante, qu'on le croirait
encore plus diverti par le scintillement de ses métaphores,
qu'attristé par le désastre de son armée. Victor Hugo a vu,
dans la flotte turque, îles barcarolles vénitiennes, des cara-
velles espagnoles, des jonques chinoises. N'importe. Les Grecs
modernes, insurgés autour de l'Acropole, ont collaboré, sans le
savoir, à la rénovation de la poésie en France.
On voit, par ce nouvel exemple, que Victor Hugo a toujours
suivi cette maxime de Gœthe, à savoir (jue les seules œuvres
durables sont les omvres d'actualité. Il fut, en cette circon-
stance comme en beaucoup d'autres, le journaliste épique du
siècle, le témoin ému de la tragédie contemporaine, et, si l'on
ose dire, un reporter sublime. Si l'on veut apprécier la nou-
veauté de son art, il faut rapprocher ses Orientales de toutes
ces Messéniennes, Lacédémome)ines, Corinthiennes, Byroniennes,
écloses autour de lui pour vivre un jour. On dirait que les
vrais poètes sont chargés de ramasser, parmi les mouvements
souvent désordonnés de l'opinion publique, les grands sujets
auxquels la médiocrité s'attaque vainement. Leur triomphe
annule les tentatives du talent lui-même. Auprès des génies, il y
a comme une matière éparse, une poussière de poésie, une nébu-
leuse, dont les clartés errantes n'ont pas encore pu se grouper
autour d'un foyer central. Le poète vient. Il change le chaos
2S0 VICTOR mc.o
en un sysIriiK- liaiiiKuiiciix. Il iliuniiiic ce claii-oliscur. 11 niéla-
mornliosc ces Iikmiis iiiliiii((''simalos on une iicrhe de ravoiis.
On |i()urrait illuslivr les On'e)ital('s avec les dessins d'un
\'(Jl/(i;/'' il Athènes cl à Coustdiifinople, publiés en 182^), par
Dupré. On aimerait à les encadrer au milieu des manifesta-
li(»ris |)(dili(|nes ipii en ont liait' léclosion. Le gouvernement
de M. de Villtde refusai! iriiil('r\enir, à cause des exigences du
(onccrl eiii'opéen. Les loyalistes ultras se demandaient si le
philli(dlénisme était un parti bien confoiiue aux doctrines de
la Sainte-Alliance. Les congrès de ïroppau, do Laybacb et de
Vérone avaient excommiinii" Tespril de r<''Voluti()n et consacré
le }trincipe de la légilimilr. Or les (îrecs n'étaient-ils pas en
rév(dlo ouverte contre leur souverain « légitime »? Encourager
Ifiir insurrection, n'était-ce pas tomber ilans l'hérésie et ap-
[U'ouvcr les maximes pernicieuses (pii avaient troublé l'Espagne,
Naples, Turin? Un homme d'ordre pouvait-il être philhellène?
Tandis que le sultan Mahmoud faisait empaler, crucifier, brûler
ses sujets grecs, 3L Achille de JoufïVoy et le vicomte de Bonald
disculaient pour savoir si l'état des (Irecs massacrés était com-
parable, oui ou non. à l'esclavage des Galiaonites chez les
Hébreux.
IjOs ('-crivains, les poètes dérangèrent tous ces calculs de poli-
ti«pie utilitaire, et bousculèrent toutes ces arguties de casuistes.
\/>\ .\<ili' si/r 1(1 (rrrc, [)iibliée par Chaleaubriand dans le Journal
des Débats, mit d'accord, par une rencontre fort rare, les écri-
vains et les bourgeois. La majorité du j)ublic fut jdus forte
(]ue les circulaires des puissances. L'histoire litléraii-e doit
enregistrer les manpies touchantes de ce consentement signi-
licalir. Il nest pas indillV-reiit de sa\(>ir (|iie, dans le temps où
[)araissaient les Ovieulales, ro|iinion publique et l'initiative
{)rivée entreprenaient de sauver la (Irèce. Ln « comité philan-
thropique en faveur des (Irecs » se formait sous les auspices
lie ('.lialeaiibriaiid. a\ec le concours de lîenjamin Delesserl, du
comte Mallii<'U Dumas, du duc de Filz-Jaines, d'Ainbroise
Firmiii-Didot. Les dons allluaient d(! toutes parts. On souscrivit
à Hourges, à Dijon, à Troyes, à Chollet, Douai, Ciuéramle,
Yssingeaux, Moulins, Bourboii-Laiicy, Strasbourg, Altkirch,
Niederbrrmn. On donna des « concerts pliilbelléiii(jues » à Valen-
1
LA RESTAURATION (I8i:j-is:i0) ^ 281
ci(Minos, à CaoM, à Moiifaiiban, à Hioin, lvs|)ali()ii, Ani^oulrmo,
Saint-Yrioix. A Tournoii, a[>iès iin<' soirée composé»^ d'un con-
cert, il'un bal et d'une loterie, le sieur Moretty, limonadier, fit
l'ahanilon de sa recette. Le Journal dea Dé/ia(si\u 11 février 1827
contient cotlc iiirurination assez curieuse : « Cinq avocats de
Tarbes, qui avaient été renvoyés devant la cour royale de Pau
pour avoir joué la comédie avec des actrices au profit des
Grecs, ont été acquittés par toutes les cbambres réunies... » A
Paris, des dames patronnesses allaient de porte en porte
demander l'aumône pour l'Hellade en détresse. Et }>ersonne
ne résistait à ce casque de Bélisaire, présenté par de si ])elles
mains. M™'' Récamier en personne faisait la quête.
On sait conunent finit cette propagande. Le général Maison
fut envoyé en Morée. A Navarin les canons partirent tout seuls.
Ainsi, le mouvement politique et littéraire du pbilhellénisme
aboutit à ce spectacle : les ministres, les dé[)utés, les diplo-
mates, les magistrats, les préfets, les sous-préfets, réveillés de
leur sommeil, secoués de leur torpeur, dominés par une poussée
irrésistible, s'engageant de gré ou de force, à la suite des poètes
et des « intellectuels » dans un chemin où ils avaient d'abord
refusé de marcher.
C'est assurément une des plus mémorables victoires qu'ait
remportées la littérature.
Victor Hugo et Napoléon. — Dans le premier chapitre
de ce beau livre que le capitaine Alfred de Yigny a intitulé
Servitude et grandeur militaire, on lit une page oii se déclarent,
avec une rare intensité d'expression, les sentiments que la géné-
ration de 1825 éprouvait pour Napoléon.
Alfred de Vigny, né cinq ans avant Victor Hugo, parle ici
moins en son nom personnel, qu'au nom de sa génération tout
entière. Si nous avions le loisir de feuilleter les confidences de
tous les grands hommes dont le génie a illuminé ce siècle, nous
trouverions partout les mêmes images impériales, les mômes
visions d'épopée, les mêmes mirages de gloire. Nous pourrions
faire comparaître les uns après les autres, tous ces rares esprits.
Tous, malgré la diversité de leurs origines et les différences de
leurs opinions, nous raconteraient comment leur enfance fut
hantée par la légende de l'Aigle.
■2S1 VICTOR HUGO
L'enipi'eiiite tir rc-diicatinii, 1 iiillucncc de la laiviillc, les
]>réjiig"és (les castes, les rancunes îles paclis ii"y font lien. La
fascination de riioninie juvdcstiné, le lUTstige de la France
vi(t(»iieuse S(»nl |diis forts qne toutes les [)réventions. Lamar-
tine, descendant d une liiinée de hobereaux, fils d'un émiprré et
dune dév<de, neveu dune chanoinesse de Saint-Martin-en-
Beaujolais, élève des Révérends Pères de la Foi, Lamartine a
improvisé, au printemps de 1823, dans une heure d'enthou-
siasme, une (hlf à ]{()})npftrte.
Balzac, né trois ans avant Victor lluiio, Balzac (|ui professait,
dans la préface de la Comvdie Jnnna/ne, que « le catholicisme
et la rovauté sont deux |trinci|)<'s jumeaux «, Balzac qui se
vantait dèti'e un bon élève du vicomte de Bonald, Balzac n'a-t-il
pas donné une large place, dans son œuvre colossale, aux sou-
venirs de sa jeunesse hypnotisée par Napoléon Bonaparte? On
lira, pour s'en convaincre, la Femme de trente ana, la Pai.r du
Ménaçie, un Ménage de fjarron, le Colonel Chahert.
Le 10 janvier 1831, le théâtre royal de l'Odéon représentait
Napoléon Bonaparte on trente ans de riiisloirr de France, drame
en cinq actes, par l'intarissable Alexandre Dumas.
Si Ion veut comprendre à quel point Victor Iluiro, dans toutes
les évolutions de ses pensées et de ses sentiments, fut d'accord
avec les plus illustres de ses contemporains, on peut invoquer
aussi le témoii^nage de Musset et i-elire le ciuipitre II (h' la
Confession (Vnn enfant du siècle.
Victor lluiio a donc été, non pas le traducteur d'une impies-
sion personnelle, mais rinterj)rète de toute une génération
d Imniuies, lorstpril a lix(''. en puissantes couleurs, les souvenirs
de son enfance bercée aux sonneries des trompettes impériales.
Si Alfred de Vigny, officier de la garde royale; si Lamartine,
(jui avait été garde du corps, et qui, après le retour de l'île
d'Flbe, avait ihevauclw'' aux porlièi-es du roi fuyant vers la
frontière; si Balzac, qui avait écrit, pour plaire au gouvernement
de la Restauration, une histoire enthousiaste des Jésuites; —
si Musset, dont la jeunesse fut iuqtrégnée de royalisme, si tous
admirèrent celui dont Victor Hugo a |>u dire :
Toujours lui! lui partout!
LA RESTAURATION ( IKlii-lSiiii) ^^ 2^3
comment s'étonner, a|>rès cria, ([iic le lils du ^('-nrral Hugo,
le neveu du conimaiidanl lluiio. rancien enfant de trou[)e du
Roval-Corse, l'ancien j)ensionnaire im[>érial du collège des
Nobles de Madrid, ait mêlé à sa ferveur de néophyte du roya-
lisme un arrière-fond d'enthousiasme passionné pour le génie
d'un empereur qui avait fait la France si belle, et qui avait
recommencé, devant l'univers émerveillé, les exploits des
temps héroïques?
Victor Hug-o a été la voix du siècle, acclamant Napoléon.
Le jeune « jacoltite » de 1825, placé par le sort à un con-
fluent d'idées et de sentiments contradictoires, a beau s'indigner
contre celui que les ullras appellent Buonaparte, il ne parvient
pas à maudire sans restriction F « ogre de Corse ». Même dans
les Odes du jeune pupille de la Société royale des Bonnes-
Lettres, un cri d'admiration vient démentir brusquement, contre
la volonté de l'auteur, les exclamations indignées et les malé-
dictions emphatiques.
« Une ordonnance royale, dit Abel Hugo, prescrivit, en 1823,
que, pour perpétuer le souvenir du courage et de la discipline
dont l'armée française avait donné tant de preuves en Espagne,
l'arc de triomphe de l'Étoile serait immédiatement terminé '. »
Victor Hugo commenta en quatre strophes cette ordonnance.
Et c'est la première fois que l'on vit se dresser, dans ses vers,
l'arc impérial, le « monument vainqueur » autour duquel sa
poésie éclatante a fait flamboyer une auréole ^
Le nom de Victor Hugo et le nom de Napoléon Bonaparte
sont devenus, dans l'histoire littéraire, à peu près aussi insé-
parables que l'étaient, dans les fables de la Grèce, les deux
noms d'Homère et d'Achille.
L'aig'le, dont la chute traverse d'un « foudroyant sillon » les
Chants du crépuscule, apparaît pour la première fois dans l'ode xi
du livre I. Plus loin, dans les Deux Iles, le poète développe un
motif qui est indiqué par Chateaubriand dans une belle page des
Mémoires cV outre-tombe. C'est une erreur de croire que les ins-
pirations napoléoniennes de Victor Hugo soient venues de ce
qu'on appelait, sous la Restauration, le parti libéral. \\ n'est pas
1. Abel Hugo, Histoire de la campa;/iie d'Eapar/ne eu 1823, I. Il, p. 342.
■2. A l'Arc de triomphe de V Etoile, Ode vin du livre II. Cf. Les Voix intérieures.
•284 \ JCTdU llUliO
\riii i|in' le iiorlc (le \t//t///r()ii // ,iit siiiiplciiiciil icruit , ;ivcc JtlllS
<i(' inagnincencr, les chaiisoiis de Béranger. L.i pciisée de Yiclor
llii^u a suivi, dans son (''volulioii imprrialislc, le ('a|ti'icc do
Cliatoauliriaiid. ('.(diii-ci, dans sa prose épi(pie, a prcstjue les
mêmes accents que ((dni-la dans ses épopées versifiées. Glia-
Icaiiliiiaiid a cliaiili', lui aussi, la vieille ;L:ai'de, ces « iirenadiers
(•(MiNcils de blessures, vainqueurs de l'h^uropc, (]ui avaient au
tani de milliers de Itoulets passer sur leurs tètes, qui sentaient
le feu et la pouilre; ces mêmes hommes, privés de leur capi-
laiue, forcés de saluer un vieux roi. in\alide du h'mps, non de
la guerre, dans la capitale envahie de Napoléon ^.. » Voilà,
pour ainsi dire, le te.xte des lithographies de Rallet ou des
tableaux de Charlet. Les pelitesses des émigrés, les lualadresses
des étrangers, les humiliations des Fi'ançais, (llialeauhi'iand a
senti tout cela mieux (pie j)ersonne et en a conimuni(pH'' la sen-
sation à Victor Hugo. C'est lui (|ui, au milieu des politiciens à
courte vue, discerna le parti que Ihistoire et la poésie j)0ur-
raient tirer un jour de l'exil de Sainte-Hélène. Là-has, sur ce
volcan éteini, sur cette pierre brûlée, toujours entourée de
nuages, sur cette lave à peine refroidie, symbole d'une destinée
violente et captive, le proscrit impérial devait paraître plus
Formidable que jamais. Ce « roc oîi passent les orages » était
un pit'destal fait à souhait pour le gioi'ieux banni. C'était une
|)rison lugubre et allière. Les haines intelligentes que Napoléon
avait soulevées contre lui semblent avoir cherché le socle idéal
où pouvait s'achever la légende de l'Empereur. L'île des tem-
pêtes a transfiguré son prisonnier. Elle l'a magnifiquement
associé, |ioui' toujours, à la beauté abrupte de ses falaises sans
plages et sans rades. Les voyageurs i-apportent que, dans les
parages de cette île sourcilleuse qui attire les nuages comme
un aimant le fer, les couchers de soleil sont admirables. L'astre
impérial déclina supeibement. « Il s'accrut, dit Chateaubriand,
il s'accrut, dans sa captivité, de l'énorme frayeur des puis-
sances : en vain l'Océan l'enchaînait, l'Europe armée campait
au rivage, les yeux attachés sur la mer '. »
I. Mrinoin's f/'oiilre-tomhe, t. Vil, p. 380.
■2. lhi<l.. t. IV, ji. il.
LA RESTAURATION (ISir.-lS.'îO! 2Sb
Victoi" Iliigo somltlc avoir |)aiajilira.sé coUe pciiséo, lorsquil
a (lit :
Qu'il est grand là surLoul, quand, puissance brisée,
Des porle-clefs anc:lais misérable risée.
Au sacre du mallieur il retrempe ses droits,
Tient au bruit de ses pas deux mondes en haleine.
Et, mourant de l'exil, gêm'' dans Sainte-Hélène,
Manque d'air dans la cage où l'exposent les rois ' !
On pourrait suivre encore plus loin ces <leux courants }»aral-
lèles, qui entraînent dans la même direction la prose poétique
de (ihateaubriand et la poésie éloquente de Victor Hugo. Rêve-
ries de Xa[ioléon à la vue de la nier, évocation de l'Orient mer-
veilleux où lavonna l'aurore de sa jeune gloire, dernières
pensées qui hantèrent son agonie dans la nuit du o mai 1821,
tels sont les « thèmes » préférés qui se retrouvent, par une
rencontre singulière, dans les Orientales, dans les (liants du
crépuscule et dans les Mémoires cVoutre-tombe -.
Le" octobre 1830, une pétition fut déposée sur le bureau de
la Chambre, à l'effet de ramener les cendres de l'Empereur et de
les ensevelir sous la Colonne. L'assemblée crut devoir « passer
à l'ordre du jour ». La garde nationale n'aimait pas la garde
impériale. Les gros banquiers de 1830 étaient gênés par la
Grande Armée. Victor Hugo s'indigna et la seconde Ode à la
Colonne sonna, dans le Journal des Débats, comme une fanfare.
Cependant le malheur s'acharnait sur la dynastie de jXapo-
léon. Le roi de Rome mourut très jeune, après avoir traîné
dans les limbes d'une cour étrangère une vie pâle et triste. De
cette nouvelle infortune, ainsi que de l'antithèse qui opposait la
destinée du fils à celle du père, naquit l'ode sur Napoléon H.
Dors, nous t'irons chercher, ce jour viendra peut-être ^...
l\ n'appartient qu'aux poètes de faire des promesses aussi
magnifiques, et de les tenir.
En 1840, le roi Louis-Philippe résolut de céder à cet amour
de la gloire militaire, qui est la passion principale des Français.
i . Lui (Les Orientales, XL).
2. Ibid^ — Napoléon II (dans les Cfianls du crépuscule). — Mémoires d'oulrc-
tombe, t. IV, p. 4o.
3. .1 la Colonne (dans les Chants du crépuscule).
280 VICTOR llUdO
La l''iaii((' ne taisait |ias alors tirs iioMc lii;uit' devant l'Europe.
L'alTaiiT du droit do visite venait dlmniiliei' notre diplomatie.
I^a « [»aix à tout prix » maintenait 1 armée dans les casernes.
Le roi, [Kjur réjiai'er ce dommajie, s'empressa de <-om mander
à Horace Verne! une si'-iic: de taideaux ludliqueux. Ensuite, il
chargea s(mi propre (Ils, le prince de J(un\ille, daller recneillir
à Sainte-Hélène les cendres du héros. La pom[»e du retour des
(^,endi-es fut triomphale et fnnèhro. Victor llui^o nous en a laissé
linoubliahle tahleau '. Il a salué lEmpei-eur mort par un chant
d'allégresse et de deuil (jui retentit comme le roulement d'un
tambour voilé de crêpe.
11 avait contribué très efficacement à cet hommage. Il avait
assumé un rôle qui semble dévolu aux grands |)Octes, et qui
consiste à veiller jalousement sur les gloires authentiques de la
nation. H avait dit :
Je garde le trésor des gloires de l'Empire;
Je n'ai jamais souflcrt qu'on osât y loucher.
Les poètes sont au-dessus des partis. Ils doivent être plus
alteidifs à ce qui nous unit qu'à ce qui nous divise. Ils acceptent,
sans aucun l'enieuieiil, riu'iitage des générations mortes. Ils
respectent le passé, en regardant le présent et en préparant
l'avenir. L'oubli, chez les nations malheureuses, est le commen-
cement de l'abdication. Malgré les événements qui ont livré de
nouveau à la passion des luttes politiques le nom de Napoléon,
la gloire de l'Empei-eur ilemeure intacte, parce qu'il a poui- lui
les poètes. Le génie de l'art, consacré au génie de ra(îtion,
nous api)araît, après tant d'épreuves, comme le recours des
[)eu|)les vaincus et If l'éconfort des démocraties fatiguées.
Mieux (pu3 la crvpte aldiatiale de Saint-Denis, mieux que les
caveaux laiipies du Patiihéon, mieux que la coupole dorée des
Invaliiles, le verbe souverain des [loètes saura préserver de toute
j)rofanation le linceul de pourpre où dorment les dieux morts,
et où reposent, pour s(; réveiller peut-<Mre au jour des grandes
ang'oisses de la patrie, les ossements des lu-ros disparus.
1. Le lielour de Vempereur (onlinairoment iiiipriiné après Les llajjons el les
Ombres).
I
\
"Eî'.
VICTOR HUGO
D'APRÈS UNE LITHOGRAPHIE DE A. DEVÉRIA
(18 2 9)
Ilist. de la Langue & de la Litt. Fr. T. vu, Cb.
^i Armand Colin & Cie, Éditeurs, Paris
\
DE ISiU) A 1848 28"
///. _ De i83o d 1848.
Victor Hugo et le moyen âge. — Un jour, au mois do
juillet 18i*t, Dureau de la Malle, Iraductcur de Tacite, publia,
dans le Conservateur de Chateaubriand, un artiele, intitulé la
Bande Xoire. C'était une satire en prose contre certains acca-
pareurs, (]ui achetaient, à vil prix, des châteaux « moyenàceux »
et les convertissaient en carrières. Victor Ilugo s'indigna, en
vers, contre cette profanation. Il flétrit, lui aussi, la Bande
noire, c'est-à-dire les pilleurs dépaves (jui. en démolissant les
vieux donjons, déliguraient l'ancienne France.
Le« « moyenàgisme » romantique de Victor Hugo fut leffet
des ardeurs d'un jeune royaliste, au moins autant que le
résultat des investigations d'un novateur épris de couleur locale.
Remonter le cours des siècles jusqu'au temps oîi le roi saint
Louis rendait la justice sous un chêne, c'était, pour l'imagina-
tion naïve du jeune « jacohite », honorer la dynastie légitime,
enfin restaurée sur les fleurs de lys. A la suite de Chateaubriand,
de Nodier, de Soumet et même de Raynouard et de Millevoye,
l'auteur des Ballades se plut à imiter, par les prouesses d'une
[loésie plastique et bigarrée, l'art des vieux miniaturistes et
imagiers. Il évoqua les manoirs dont les toits en poivrière
piquaient le ciel d'une silhouette aiguë et dentelée. Il dressa,
au faîte des collines, l'org-ueil invaincu des donjons. Montfort-
l'Amaury le hanta. Sa virtuosité se divertit à surcharger ces
Itàtisses de toutes les annexes, de tous les ornements, de toutes
les fioritures que pouvait lui sugg^érer sa mémoire, incroyable-
ment fournie d'imag^es et de signes.
Les Ballades sont une sorte de commentaire rythmé d'un
album de dessins, que Taylor et Cailleux consacrèrent aux
beautés du moyen âge, et qui fut, pour ainsi dire, le répertoire
pittoresque des romantiques.
Victor Hugo se divertit à enluminer des miniatures, qui par-
fois rappellent ces vig-nettes dont s'illustraient, au bon vieux
temps, les « livres d'heures « des duchesses. Deux amoureux
qui, au printemps, devisent sous la feuillée parmi les bouquets
d un courtil; — un roi d'armes, montrant à quelque seigneur
:288 VICTOR IITCO
les Itlasuiis des chevalicis i|iii doivciiL [)i'ciuli'u paiL à un tuurnoi;
— un hiirgravc chassinir iiiii, dchoiit sur ses étriers, sonne du
<'(»i- landis ([ih' ses Irvriei's jappent de plaisir; — l'armement
dun chevalier d'après le cérémonial institué par le roi Artus;
— un ménestrel, jouant de la mandorc et récitant des romances
devant une dame, en quelque chambre coloriée de verrières
peintes; — telles sont les visions (|ue ce jeune é'vocateur de
choses mortes aimait à ressusciter.
Peu à peu, son rêve se précise. Son cauchemar se complique,
lléraldiste amusé, il avait dahord ouvrajié, comme en se
jouant, les lamhels, les orles, les bandes et les lambrequins
des armoiries. Il avait adroitement nuancé de vermillon, d'or,
d'azur, de vair et de sinople les écussons des gentils chevaliers
dont il entrechoquait, en tournois fantastiques, les armures his-
toriées. Il savait la « façon et manière » dont les rois d'armes,
ayant le drap d'or sur l'épaule, présentaient les lettres de défl
aux seigneurs juges des joutes courtoises. 11 aimait à faire
flotter au-dessus des batailles l'oriflamme rouge que portaient
les rois de France, en qualité d'avoués de l'abbaye de Saint-
Denis. Et les cris de guerre! Avec quelle joie il en recueillait
les échos, au fond des anciennes chroniques! Flandre (ui lion!
disaient les comtes de Flandre. Passavant les meilleurs! criaient
les comtes de Champagne. Montmorency disait : Dieu aijde au
premier baron chrélïen! Et, par-dessus toutes Ces clameurs
héroïques, s'élevait le cri rcyal : Montjoye-Saint-Denis!
Un jour vint où la jHiissance de son imagination amjjlifia au
delà de toute mesure l'idée qu'il se faisait du moyen âge. Il fut hal-
luciné. Il vécut dans un rêve qui, par un |irodige de génie, res-
sembla, eu be.iucdiip de p(unls, à la réalité. Les siècles passés
s'ouvrirent devant lui, comme des asiles mystérieux, long-
temps clos aux profanes, et soudain révélés par une formule
uiagiqiH". Non seulement les ( bateaux, mais les vieilles univer-
sités, les maisons bourgeoises, les cours de justice, les monas-
tères, les lidspices, les bouliques des marcluifuls, les officines
des ajiothicaires, les laboraloii-es des alchimistes, même les
baraques des comédiens furent désormais ses retraites de prédi-
lection. Le labyrinthe du vieux Paris lui devint familier. Il con-
versa Idut haut avec des recteurs, docteurs et procureurs des
DE 1830 A I8i8 ' 289
Quatre-Natioiis. Los licdcaiix «le iriiivcisiN'- p.issôrciil dcv-nil
lui, 011 soutane tlo dr-ip noir. In masso sur r<''|»aul('. Il n-r.t ilaus
les rues étroites du (luailicr Latiu, se nicurtriss.uit les (deds
aux pavés p<untus, mais dédonimagé do s.i jxddc |);ir la Jolie
dentelure dos [)ignons aniiuleux et par l;i df'dicalo luodcrio îles
fenestragos. Il entendit des professeurs de scolasliijue débiter
des sornettes à des étudiants oroque-notes. Il se promena de
préloreiKM' aux endroits de Paris où Ton Aoit d'un seul coup
d'œil les trois clochers do Saint-Gormaiu-des-Prés, le donjon
du Louvre, la façade du Petit-Bour])on, lo Pré-aux-Clercs, plein
do spatlassins, et, au loin, sur la colline, l'antique église de
Montmartre. Il entra dans les chambres closes oi^i les bourgeois,
emmitoudés de fourrures, se chauffent les pieds sur leurs chenets,
tandis qu'un chat pelotonné ronronne |iros de l'àtre. Il se garda
des lépreux qui vont par les faubourgs en faisant claquer une
cliquette afin d'éloigner les passants. Il s'apitoya sur le sort
des pauvres malades qui couchent deux à deux dans les dortoirs
de rilotel-Diou. Il musa aux devantures des barbiers et des tail-
leurs. Les patients, que les dentistes et les chirurg-iens tenail-
lent, le firent pleurer par leurs grincements de dents et presque
rire par leurs grimaces. Combien il se divertit à dénombrer les
cornues, les alambics, les pinces, les soufflets, les éprouvettes,
les fourneaux dont se servent les gens un peu fous qui cherchent
la pierre philosophale! La figure de dame xVstrologie, entourée
de sorciers, do sorcières et de diables, hanta ses insomnies. Et
il aperçut, dans la brume des crépuscules, la silhouette indécise
des A'ieilles fées, filandières de nos dcsliu<''<'s.
Les fêtes et réjouissances populaires furent un rég^al pour ce
flâneur épique. Il attela des chevaux caparaçonnés de grelots
sonnants au chariot bouffon de la Mère folle. Il se réjouit,
lorsque les écoliers entonnèrent la fameuse chanson :
Orientis partibus
Adventavil asinus.
Il trouva de la raison dans les propos des fous. Car un vieil
adage dit ceci :
On doit prendre sans niiUuj^ mépriser
Conseil de tous voii'c de son message,
Le bon temps prendre et le faulx despriser :
Souvent un fol conseille bien un sage.
Histoire de la languk. VU. l'J
200 vicTou iircd
IJrcl. le Mlfiyt'ii A^c. Irl (|iii> N'irlor lliii^o l'a ((iliril, fut llll
<''chalaii(la_i:e de lierres cl une m("'i(''(' (riiomiiics, iiiic liàtissc ol
iiiir liataillo, (niel(|ii(' chose do loiill'ii coiiiiuc iiiic lorcl, de riulo
coiiiiiie iiMc Idiii- crciieltM' et de iii(ni\aiit comme im lleuve. Un
i:raii<l souille d t''|io|i(''e sori de ce liroiiiih'llieiil coiiliis, où les
é[>(''es s'('diièclieiil siii' les cas(|iies, où los lioindiers sanVoiilenl
sans se i-om|)i-e, où les cottes de maillo font un (diquofis (raciof
tandis (jiie des clievaux entrevus s'édjrouent, et qu'au loin, dans
la <'ilé |tacili(|ue. les vilains, laillables et corv«''ai)les, sont négo-
cianls (Ml manoiix rieis. A l'iKnizon, dès la première j»ointe de
laube, les clocliers cl les d(unes saiiriMdent d'une lumière
d'or, l^e sideii de midi llamlioie sur les coupoles et sur les tou-
relles. Le soir enveloppe de voiles bleus l;i déchi([uelure quo
fféssinenl, sur le couchant. les angles inliuimenl variés des cré-
neaux carrés, des clochetons aigus, des absides hérissées de
gargouilles, des faîtages en dents de scie et des fi'ontons ajourés.
Ecoutez!... Au-dessus du bruissement des châteaux, où déjà les
fenêtres sillumineiil, au-dessus du murmure des cités (\no pai-
sèm(> un va-et-vient de (darb'-s errantes, wno large rumeur
se |irolonge, de proche en j)roche, en ondes sonores. C'est
Wi II fjelus. La voix des cloches s'élève sur les Ailles assoupies.
Les carillons se répondent, d'un bout à l'autre des paroisses.
Cest la miisi(ju(^ des ang<\s, (|ui berce et endort, quand vient
le soir, la soulTrance humaine. Et dans ce chant, où les notes
légères alternent avec les sonorités profondes, domine le formi-
dable boui'don de ?Sotre-l)amc-de-Pai'is.
Notre-Dame-de-Paris! La basili([ue m(''tro|)olitaine occupe le
centre de ce moyen Age ressuscité, poétisé, mag"nifié. Ses deux
tours carn'es barrent d'une double masse le ciel au-dessus des
maisons [»elites. Enorme et délicate, l'église est là, durable
dans la caducité des hommes, solide dans la fragilité des choses.
Ses proportions sont vastes, et ses grâces sont infinies. Tiigan-
lesque, elle se pare de gentillesses meimes. On s'étonne devant la
grosseur trapue des piliers qui soutiennent sa voûte, et l'on est
charmé devant la finesse des colonnettes minces qui s'effilent,
comme *]*'> li;j<'s de Ib'urs. entre les arcs des ogives. Ni dans
l'Aquitaine, ni dans lAnjou, ni dans le Languedoc, ni dans la
Normandie, ni même en Alsace, on ne trouverait un monument
1
DH 1830 A 1848 ' 291
comparable à celle inei'veille de rilc-de-Fi'ance. Ses Iruis [iov-
clies, habités par une foule iuiioiubrai)le de saints et de saintes,
semblent les ouvertures du Paradis. Sa rosace, incendiée de
vitraux multicolores, resplendit comme un soleil lournovant.
Ses galeries aériennes sont l'antichambre des parvis célestes.
Les balustres de ses corniches s'emperlent d'une riche bor-
dure, aussi précieuse que les diadèmes des rois.
Le meilleur étoile que l'on jtuisse faire du roman fantastique
et réel que Victor Hugo intilula Xotre-Dame-de-Paris, c'est de
«lire que ce poème n'est pas indigne du sujet ({u'il célèlire ni du
patronage qu'il invoque.
Victor Hugo et la Révolution. — Les poètes sont chan-
geants. Victor Hugo commença par se représenter l'ancien
régime sous la forme dune cathédrale qui était à la fois la mai-
son de Dieu et la maison du peuple. Peu à peu, le mirage radieux
de Notre-Dame-de-Paris selTaça de ses yeux. Il y substitua une
vision pesante, sinistre, difforme : la Bastille.
Sur l'histoire de cette geôle fameuse, il partagea tous les
préjugés haineux de Louis Blanc, toutes les erreurs naïves de
Michelet. Les hautes murailles et les grosses tours de cette for-
teresse lui apparaissaient comme le repaire du despotisme et
comme le boulevard de la tyrannie. Le fossé bourbeux sur
lequel se relevait le pont-levis de la Bastille lui parut être la
limite d'un lieu infernal oh l'ancienne royauté avait accumulé
l'horreur et entassé les crimes. Il ne songea pas que les atro-
cités du 14 juillet 1789 ne différaient pas beaucoup des prétendus
forfaits qui avaient précédé ce jour de tuerie.
La sainteté des échautTourées violentes, par lesquelles furent
compromises les réformes dues à l'initiative des Etats géné-
raux, a été, depuis les environs de l'année 18i-7, un des dogmes
favoris de Victor Hugo. Dès le mois de janvier 183 i, le poète
des Odes et Ballades avait écrit une Etude sur Mirabeau, oh
déjà le c< jeune jacol)ite » de 1817 cédait le pas au « révolution-
naire de 1830 ». Mais ce « révolutionnaire y fit une première
infidélité aux principes de 93, en publiant, sous le titre de
Claude Gueux, un plaidoyer contre la guillotine. A cette époque,
il ne traitait pas encore les rois de monstres, de bandits, de
tir/res, de vanipii^es. Il ne les comparait pas à des poux sur une
2<.i-2 VICTOR IILÎC.O
souijui'nllh' i/nmoiulf. An «'onli-airc, il écrivait ceci : « Rien
n'«'st [tins facile aiijoniiriiiii i|iic (riiisullci' les rois. L'insulte
aux rois est une llatterie adressée ailleurs. » Le 21 juillet i842,
Victor lluûo, directeur de l'Académie française, fut chargé de
jiorter au pied du Trône l'expression des reiirets (\ue l'Institut
avait ressentis en apprenant la mort tragiriue du duc d'Orléans,
prince roval. Sa harangue respirait les plus purs sentiments de
lidélité envers la dynastie de Louis-Philippe
Il est vrai que, sous la monarchie de Juillet, on pouvait con-
cilier le respect de la royauté avec le culte de la Révolution.
La bourgeoisie censitaire avait fondé sur une équivoque ce
régime ambigu. Cette antinomie dut plaire à Victor Hugo, qui,
nous l'avons dit, aimait les antithèses.
Il avait souvent des entrevues familières avec le roi Louis-
Philippe, qui le recevait sans cérémonie, « vêtu d'un habit
marron, d'un pantalon noir et d'un gilet de satin noir ou de
pi(|ué blanc, cravate blanche, bas de soie à jour et souliers
vernis' ». Le poète, toujours désireux de monter sur une tribune,
bien qu'il ne fût pas orateur, voulait être pair de France,
comme Chateaubriand. M. Pasquier, chancelier de la cour des
Pairs, et M. Decazes, grand référendaire, s'opposaient à sa
nomination. L'amitié du roi passa outre. Le « vicomte » Hugo fut
nommé pair de France par ordonnance royale du 13 avril 18i5.
Il fréquenta le monde officiel, dînant chez M. de Salvandy,
causant chez M. Guizot, dansant chez le duc de Montpensier.
Dans le même temps, il écrivait les Mifiérahles et les Contem-
plalioiis.
Tandis qu'il rédigeait cette épopée humanitaire, et qu'il tra-
vaillait à ce chef-il'œuvre de lyrisme, les utopies sociales de
Pierre Leroux et de Cabet, mises à la portée des foules par les
intarissables romans de Ceorge Sand, travaillaient les esprits
autour de lui. On parlait vaguement de République. Et la
République, étant alors située dans l'idéal, était fort belle. La
presse quotidienne persuadait au public que les institutions
républicaines seraient nécessairement accompagnées par une
souilaine renaissance des vertus Spartiates. Le grand orateur
1. Choses vues.
DE 1830 A 184^ 29î
Lamailine allail de baïKjuet vn ljan(|uel, cl se faisait aitj)lau<lir
par les ouvriers, eu flétrissant, au dessert, les « turpitudes » de la
monarchie parlcm<Mitaire. Jamais V « état irànie » de la France
ne fut plus bizarre qu'aux abords de l'année 1848. Personne
— ou peu s'en faut — ne souhaitait une révolution. Et tout
le monde travaillait inconsciemment à la faire. Le roi Louis-
Philippe fut mis à la ]>orte de son royaume par quelques gardes
nationaux qui n'eurent d'autre mérite que de ne pas savoir
au juste ce qu'ils voulaient faire.
Victor Hugo fut républicain avec la République de 1848. Si
cet événement historique n'avait pas troublé, pendant quelque
temps, les destinées de la France, les Misérables et les Contem-
'plations n'auraient pas subi, çà et là, des retouches et des sur-
charg-es, commandées à l'auteur par les exigences tardives de
son socialisme volontiers nuageux.
Pendant les journées orageuses qui suivirent la révolution du
24 février, Victor Hugo fut inquiété par la gloire de Lamartine.
Le poète des Méditations, élu ou plutôt « plébiscité », dans dix
départements, était le représentant de 2 300 000 citoyens. H
apparaissait dans une lumière d'apothéose. H planait au-dessus
de l'humanité. Le poète des Feuilles (Tautomne fut, sinon jaloux
de cette fortune inouïe, du moins fasciné, hypnotisé. \\ se jura
sans doute de suivre, en cet empyrée, son illustre rival. Les
hommes de lettres n'étaient pas rares à l'Assemblée nationale
constituante de 1848. Alexandre Dumas fut candidat, et entre-
prit de se faire élire en adressant à tous les curés de Paris,
l'expression des sentiments spiritualistes dont il se prétendait
animé. Alfred de Vigny, Alphonse Karr se présentèrent en
province. Victor Hugo, candidat à Paris, terminait sa profession
de foi par ces mots :
Si mes concitoyens jugent à propos, dans leur liberté et dans leur sou-
veraineté, de m'appeler à siéger, comme leur représentant, dans rAssem-
blée qui va tenir entre ses mains les destinées de la France et de l'Europe,
j'accepterai avec recueillement cet austère mandat... S'ils ne me désignent
pas, je remercierai le ciel, comme ce Spartiate, qu'il se soit trouvé dans
ma patrie neuf cents citoyens meilleurs que moi.
Les électeurs de Paris estimèrent quil y avait quarante-sept
citoyens meilleurs (|uo Victor Hugo. Le poète des Odes et Bal-
29»- VinT(l[{ HUGO
lades n'oblint, surlo iKimljrc total dos candidats, que le quarante-
huitioino ran<i-. C'est-à-dire qu'il ne l'ut pas élu. llourcuscment,
lassenihléo, décimée par des options, des annulations ou des
démissions, ne fut pas en noiulne. Le département de la Seine
dut nommer onze re|ii'ésentants nouveaux. Cette fois, Hugo passa.
David d'Ani^ei's écijvaii à Victor Pavie, on août d8'i8 :
La conduite politique de Victor Hugo m'afllige beaucoup. Comment le
génie peut-il s'amoindrir ainsi, et le cœur ne pas battre pour la patrie,
réveillt'C par quelque chose d'aussi grand que ce qui se passe sous nos
yeux?
L'action politique do Victor Hugo à l'Assemblée constituante
s.e réduisit à une propagande aveugle en faveur de Louis-Napo-
léon lionajtarte, et à une série de votes en faveur de tous les
projets présentés par la Drojlc.
IV. — De 1848 à i885.
Victor Hugo et le second Empire. — Au mois do juil-
let lSi8, Victor Hugo fit savoir à ses collègues, dans les cou-
le »irs de l'Assemblée constituante, son dessein do fonder un
jouinal qui s'intitulerait V Événement. Le premier numéro de
cette gazette parut, quelques jours après, orné de cette épi-
graphe : Haine vif/otireuse de ranarchie; tendre et profond amour
(lu peKjilc. Charles Hugo, lils anié du poète, fut le principal
ré'dacteur de VEmneinent. Auguste Vacquorie, Paul Meurice,
Théophilo Gautier, Léon Gozlan, Alphonse Karr, Gérard de
Nerval, Edouard Thierry, Théodore do Hanvillo, Auguste Vitu,
Champlleury, Dumas lils ti-availlaient à côté de lui. Sauf Vac-
quorie, ce n'étaient point là des républicains très chauds. h'Evé-
nenifnt traita fort mal la jdujiart dos houimos honorables que
nous appelons maintenant dos « vieilles barbes ». Le 25 septem-
bre 18i8, Y Evénement salua par des accents dithyrambiques
l'élection île Louis-Napoléon Bonaparte dans ciuq départements.
Un mois aj>rès, Y Evénement })Osa la candidature du prince à la
jirésidonce de la République.
Les intrigues des politiciens détachèrent Victor Hugo de la
I
DE 1848 A 188:; 295
CJiuse Ijonapartiste. L'illusli'e j)oi'lu, uyaiil Uavaillt' à 1 t'-virtiuii
du général Cavaignac cl à ravènemont «le Louis-Napoléon
Bonaparte, espérait obtenir le porlcrcuill»' de l'insti-uctiou piiMi-
que. Un député quelconque en fut gratifié. Doii les colères qui
nous ont valu le recueil des Châtiments.
Ces poèmes irrités marquent un retour de Hugo vers la
satire, où l'avait déjà conduit, au début de sa vie lilté-raire,
une impérieuse vocation. On peut supposer (juaux ressenti-
ments dont Victor Hugo était animé contre la personne de
Napoléon HI, s'ajoutèrent, après le coup d'Etat du Deux
décembre, des indig-nations d'un ordre plus relevé.
Le ton des Châtiments est souvent tendu, déclamatoire, arti-
ficiel. Nul part peut-être la virtuosité de Victor Hugo n'a éclaté
en un plus furieux débordement d'antithèses, de métaphores,
d'hyperboles. C'est la rancune de Perse, avec l'ingénuité en
moins. C'est la fougue de Juvénal. avec un art fie composition
et un talent d'expression où n'atteignit jamais ce vieil officier
mécontent. Visiblement, Victor Hugo a voulu, dans ce livre
superbe et irrité, parler non seulement pour son siècle, mais
aussi pour les générations futures. 11 a eu l'ambition de « clouer
au pilori de l'histoire » les gens dont la fortune avait ^èné ses
ambitions ou dont la médiocrité encombrante lui déplaisait.
C'est pourquoi les Châtiments sont un catalogue d'accusations
outrageantes, un véritable Bottin. de la diffamation. Tous les
dignitaires du second Empire, et même quelques [)ersonnes
innocentes des « turpitudes » impériales, défilent, dans cette
revue macabre, avec un écriteau infamant. C'est un abatage, un
jeu de massacre. M. de Falloux, chez qui le poète avait dîné en
compagnie de Villemain, de Cousin, de Saint-Marc-Girardin,
de Viennet devint un Séjan; Rouher fut une « catiu ». Troplong
fut une « serA-ante ». Bertrand fut « l'horreur du patriote »,
parce qu'il fallait une rime à Sibour-Iscariote. Le nom de
Baroche « n'est plus qu'un vomitif ».
Victor Hugo, dont le génie était privé des lumières qui sont
parfois iléparties à de simples intelligences, n'a jamais compris
la (juantité de ridicule que contiennent les vers suivants :
... Souvent, du fond des geôles sombres
Sort, comme dun eufer, le murmure des ombres
■296 VICTUIl HTCII
Que liarûclio cl l{uuli(i liciiuenl >ous les barreaux,
Car ce las de laquais est nu tas de bourreaux,
Etant les cœitrs de houe ils sont les cœurs de roche.
Ma strophe alors se dress(>, et pour cingler Haroche,
Se taille un fouet sangluiil dans Roulier écorché
i\v[ anKiiiCidIciiiciil (riiivcclivcs versiliées et |)arfois clie-
\ill('M's. sniililc jiarliciiliri'cinciil (l(''|ilaisaiil et (disons le mot)
iviii'ettaldr. l()rs(|iron se i'ajti>elle (jiie l'auteur avait tout tenté
jiMiir rire, dans les conseils du gouvernement, le collègue des
lioninics (|iiil tlagelle avec tant d'impétuosité. Les faits sont là,
dans leur inaléiialili' lniitale, décisive et terrilde. La légitime
admiration qu'inspirent à tous les amis de la lieauté les chefs-
d'œuvre du poète ne doit pas cacher aux yeux des partisans
de la vérité les défaillances du polémiste. David d'Angers avait
apparemment vu juste, à son ordinaire, lorsqu'il écrivait :
Lamartine a toujours eu de nobles accents. Jamais la bassesse et le sen-
sualisme ne l'ont eflleun'... Hugo, d'une nature plus sensuelle, ne sait pas
s élever au-dessus de la vanilé bourgeoise.
Les Cliàtbnents — • 1res dilTérenls des Tragiques d'Agrippa
d'Auliigné — sont une œuvre de vanité déçue, aigrie, raricie, ran-
cunièie. La rhétorique, la pire de toutes les rhétoriques, celle de
la haine, provoque et accélère jusqu'au spasme ces convulsives
('•ruclations de hile. La maîtrise coulumière de Victor Hugo lui
a permis, là conmie ailleurs, de créer un genre. Mais quel genre!
L'insulte qui se répand sur tout, la grossièreté forcenée, l'injure
systémati(iu(' , la caricature forcenée, bref le journalisme
inndci'ne dans ce (pTil a de moins généreux.
Quelques |ioèmes (ruii lyrisme nohle ou d'un souflle puissant
(ÏExpintion, les Abeilles) sauveront de l'oubli ce recueil qui,
sans cela, risquerait de n'avoir d'autre importance que celle
d'un document historique.
\ idor IIiii^o, (jui s;nail proliler lilt<''r<iiremenl de toutes les
circonstances de sa vie, a fait un usage très poétique de la pro-
scription et de l'exil auxqiu Is II ne s'exposa malheureusement
qii après avoir épuisé tous les moyens de conciliation qui
aiii'aieiil jiii lier sa forlime à celle du l'rince-]*résidenl . Jersey,
(îiieiiiesey riiiwiil jiKiir lui deux [lit'dislaux du liant desquels il
DR 18i8 A 1885 297
(loiniiui soM sircir. On iir pciil s\'iu|irclicr de coiisidrrei' (•(imiiic
un en'et ch^ son coiislaiil ImmiIioui' lilléraii'o les ciiToiistances qui
1(» inouèrenl dans ces deux îles. Victor lluiio n'avait jdus rien
à faire à Paris. Son passage dans la polititjue avait (•omj)roniis
sa personne par une diminution de jjreslige dont ses œuvres
souffraient un peu. Il avait liesoiii de retrouver un socle et de
se refaire une auréole. Le recueillement de la solitude, les
longues heures de loisir, loin des assemblées délibérantes et
des conversations mondaines, donnèrent à son génie un renou-
veau de verdeur et lui firent porter une nouvelle floraison. On
peut dire qu'en ces années d'automne, il découvrit la mer,
qu'il n'avait vue qu'en passant. Il vécut dès lors dans l'intimité
(juotidienne des vag'ues, dont le murnmre fut l'accompagnement
majestueux de ses paroles. Il fut bercé par les souffles puissants
qui viennent du large. Il écouta, d'une oreille attentive, les voix
de l'immensité. Ces heures « contemplatives », ces longues,
journées de méditations et de rêves nous ont valu ces Con-
templations, que Iteaucoup de connaisseurs regardent comme
le recueil où le génie du poète atteignit son j)lus haut degré de
maturité, et, pour ainsi dire, son point de peifection. A mesure
qu'il s'éloignait des orages de sa jeunesse et des tempêtes de
son âge mûr, Victor Hugo devenait plus apte aux longs efforts
et aux vastes pensées. Il soutint et il gagna, ayant déjà dépassé
la cinquantaine, la gageure de prouver, en dé})it de Voltaire,
que les Français ont la tête épique. La Léfjende des siècles^
suite de poèmes fabuleux dont la grandiloquence étincelle de
beautés neuves, comble une lacune dans l'histoire de la litté-
rature française. C'est un cycle d'épopées oii l'auteur a l'am-
bition d'enclore tous les progrès de l'humanité. Cela com-
mence avant le déluge, et cela finit au delà du terme assigné
au jugement dernier. Cette conception bizarre, et souvent pué-
rile (évidemment suggérée par la Bible de r humanité, de
Michelet) , fut heureusement l'occasion des plus prodigieuses
réussites oii le génie de Victor Hugo ait triomphé. Il y a,
d'ailleurs, dans ces poèmes, un manque de modération et de
mesure qui stupéfie. Jamais Victor Hugo n'a eu moins de
goût que dans la Lé(/ende des siècles. Mais le goût n'a pres(]ue
jamais été la vertu cardinale des grands poètes. Une période
:2',1S MCTUll lirc.l)
<l(''li(i('iis(' saclu'-vc [lailois, dans cctlc rpoïKM'. par un caloinhour
('•iKiiinc, tapi ('((iiimc un niorislrc jovial au (h'-loui- d'un alexan-
drin, lut' dii:r('ssi(»n liizaric se jclle au travers dun l'écil,
<'(»niin(' un Itloc rrralniuc. Mais quelles Irouxaillcs jiarmi tous
<-('s d/'clicls, (juellcs perles d'un bel orient, dans ces cascades
devers s(uivent «''ti'anpes! L'/n.srrî/^/Zon du roi Mésa plut aux
assyriul(»i;ues, liicn (pie Victor IIulîo n eût point l'exactitude
archéologi(pi<' de Théophile (iautier. Aijinci-illol est un ingé-
ni(nix décalque de nos Chansons de i/csir. Kmailiivs est un
long récit où s'épanche, avec la faconde d'un aïeul, cette fertilité
homérique et vraiment inépuisable, qui fut la faculté maîtresse
de Victor Hugo vieillissant. Les Pauvres Gens, dont le thème
et (pnd(iues hémistiches sont empruntés au pâle versilicateur
Charles Lafont feraient couler encore plus de larmes, si l'émo-
tion sincère dont ce poème est animé n'était parfois g^âtée par
une A'erhositi'' trop complaisante. La //ose de l'Infanle est un
chef-d'œuvre, digne d'être illustré ]>ar Vélasquez. Malheureu-
sement, il y a déjà, dans la Lér/ende des siècles, des vers, des
strophes, des pages, qui ressemblent à du faux Victor Hugo,
et qui paraissent sortir de l'atelier poétique d'Auguste Vac-
(juerie.
De même, les Chansons des rues et des bois ont perdu
quelipies-uns de leurs premiers admirateurs, dejuiis que Catulle
Mendès a trop bien réussi à les pasticher. Les œuvres qu'un
simple ouvrier de lettres j»eut imiter avec inie t( Ile [terfection
doivent receler un mystère d'iniquité. L'artilice en est trop
évident. La prodigieuse machine à rimer (pi'était le génie île
Victor lîugo tourne, ici, trop souvent à Aide. L'habileté
r\tlnni(pie "lu poète y est surprenante. C'est une gag''eure, que
de comjioser tout un volume de vers en (piatrains d'octosyllabes
(cpiatorze cent cinquant<'-deux quatrains!). Les critiques sérieux
aflirment que cet amusement d un homme de génie a quelque
chose de puéril et de sénile tout à la fois. Telle de ces chansons,
volontiers grivoises, ressemble aux refrains et aux rigodons
d'ini li(''i'ang'er colossal. Et (juels calembours!
On critendail Dieu, dès l'aurore,
Din; : .t.s-<H di'jruné^ .lacoli?
I
DE 1848 A 188;i 299
Eli ISGojaniuk' où furent jtuhlires les Chamona des rvcs el (h's
bois, Victor IFugo élail (l(''jà eraiid-pèn', ou iTrlait |»as loin <l<'
l'êtn'. 11 avait passé Tàiio où l'on [((Mil. sans inaïKHicr de gràci',
céléliror le |»ie(l inianon de Musette et pincer la taille ronde de
Minii-Pinson. Le poète de la Lét/ende des siècles crut devoir bati-
foler dans les bois de Meudon, au sortir de l'Apocalypse. Il alla,
sans transition, de Patmos à Billancourt et du Parnasse à Mont-
martre. 11 chilTonna le corsage de Babet, après avoir baisé dévo-
tement, du bout des lèvres, la robe étoilée des Muses. Singulier
divertissement. On dirait une fredaine d'Olympio, émoustillé
par une lecture de Paul de Kock.
Victor Hugo avait voulu, par la Légende des siècles, donner à
la France une Iliade. 11 entreprit, par les Travailleurs de la mer,
de léguer une Odyssée à nos arrière-neveux. Ce roman océano-
graphique, inspiré peut-êti'e par le poème en prose que Michelet
a intitulé La Mer, est tout imprégné des odeurs marines qui
flottent sur les plages de Guernesey. Les grâces et les beautés
de cette île y apparaissent en descriptions vives, parfois diffuses,
souvent charmantes. Quel dommage que Victor Hugo, prodi-
gieux accumulateur de mots, ait cru devoir verser dans ce récit
tout le vocabulaire maritime qu'il venait d'apprendre, sur la
jetée, en causant avec les pilotes et avec les calfats, ou plutôt
en feuilletant, chez lui, des glossaires techniques! Ce ne sont
que boulines, drisses, bigots, emboudinures, moques, moufles,
cabillots, margouillets, pataras, gabarons, joutereaux, calebas,
galoches, pantoires, racages, chouquets, garcettes, fumelles...
Toutes les planches, tous les filins, tous les agrès d'un bateau
y sont décrits, depuis l'étrave jusqu'à l'étambot. Il faudrait, pour
bien comprendre ce livre, avoir constamment sous la main le
dictionnaire nautique de Jal.
La même intempérance de technicité verbale apparaît dans
VHomme qui rit, sorte de cauchemar historique, où Victor
Hugo a versé plusieurs tomes dépareillés d'une vieille Histoire
d'Angleterre, trouvée dans un placard, à Jersey.
Si l'on mentionne William Shakespeare, essai tumultueux de
critique littéraire — unique tentative de Victor Hugo jiour
réussir dans un genre qu'il méprisait, — on aura énuméré à peu
près complètement la liste des travaux littéraires par lesquels
:juo MCTuu iir(;()
le iivu'w vaste ot divers do Victor Huiio s'cIToira d'accaparer,
pendant toute la durée du second Empire, lattention du puljlic.
Victor Hugo et la troisième République. — J^e
\ septembre 1870, la France vaincue se consola de sa défaite
en renversant le iiouvernement impérial. Victor Hugo revint à
Paris en passant par Sedan. Il a rapporté, dans Vllisloire d'un
cn/nc, les impressions (|u"i[ éprouva, en reizardant par les vitres
du waann, le lieu sinistre où venait de sombrer la i;loire de
nos drapeaux. hWnnée terrible est une touchante lamentation,
une sorte de thrène sur les malheurs de la patrie.
liante, de plus en plus, par son rêve d'action politique, de
propagande sociale et de réveil paliiotique, l'ancien représen-
tant de 1848 s'empressa de rédiger un Appel aux Français.
Mais, pour parler aux foules, il était troj» littérateur, trop
artiste, pas assez apôtre. 11 s'écriait trop ingénieusement :
« Incendiez Paris, Allemands! ]'otis allume:, les colères plus que
les maiso)ts.' » 11 disait :
« Tocsin! Tocsin!... Cités, cités, cités, faites des forêts de piques, épais-
sissez vos baïonnettes, attelez vos canons! Et toi, village, prends ta
fourche... Roulez des rochers, entassez des pav('s,... prenez les pierres
lie notre terre sacrée, lapidez les envahisseurs avec les ossements de notre
mère la France... »
Hélas! ces périodes mesurées, ces ligures de rhétorique, ali-
gnées sur le papier dans le silence du cabinet, ces métaphores,
i|iii tirent l'ieil comme les enlumiiiuics d'une affiche coloriée,
n'avaient pas, apparemment, la j»uissance efficace qui soulève
les nations contre les envahisseurs. On songe, hélas! en lisant
ces phrases trop bien faites, à Glaudien, versifiant, pour glorifier
Stilicon, la Guerre de (Jiltlon et la Guerre fjétiqiie. On songe
aussi à Jean Gé(tmètre, évêque de Mélitène en Cappadoce,
exhortant au combat l'empereur byzantin Nicéphore Phocas.
C'était le temps où la Société des gens de lettres offrait une
mitrailleuse au gouvernement de la Défense nationale, avec le
produit dune matinée théâtrale où MM™" Ugalde, Lia Félix,
et Mari(! l^aurent tirent la quête dans des casques prussiens.
Le 8 février 1871, Victor Ilugo fut élu député de Paris à
l'Assemblée nationale. Il eut un peu moins de voix que Louis
Blanc et un peu plus (jue Garibaldi.
DE 1848 A I880 301
Le graiitl |ioM(' fui alois re|iris pai' son irvc |i()liti(|ii(', ijni,
décidém(Mit, était iiuiirablc. Il luonoiira , dans cette assem-
blée, des discours ([uc M. Henri llochcfort lui-nième apprécia
sévèrement. Il manqua de goût et de générosité en déclarant, du
haut de la tribune, que Garibaldi était le seul de tous nos g-éné-
raux qui nfùt p.is été vaincu. (ïomnic l'Assemblée s'insur-
geait contre cette affirmation, il fut |U"is d'un accès de mau-
vaise humeur, et jeta brusquement sa ilémission au président
Grévy.
Qui a fait le 18 mars?
Examinons.
Est-ce la Commune?
Non. Elle n'existait pas.
Est-ce le comité central?
Non. Il a saisi l'occasion, il ne l'a pas créée.
Qui donc a fait le 18 mars?
C'est TAssemblée, ou, pour mieux dire, la majorité...
Si l'Assemblée eût laissé Montmartre tranquille, Montmartre n'eût pas
soulevé Paris. Il n'y aurait pas eu de IS mars.
Cette logomachie, qui ressemble, hélas! aux aphorismes d'un
La Palisse lyrique, est le jugement le plus clair que Victor Hugo
nous ait laissé sur les ferments d'anarchie qui déterminèrent
les éruptions de la Commune. Il était, en effet, assez embar-
rassé pour apprécier ce mouvement insurrectionnel du peuple
de Paris. Car il avait ado[)té, aussitôt après son retour en
France, un rùle étrange qui consistait à louer, toujours et par-
tout, les faits et gestes des Parisiens. Du trépied où il vaticinait
en famille, devant des secrétaires qui recueillaient soigneu-
sement tous ses oracles, partaient quotidiennement des poli-
tesses et des louanges à l'adresse de la Ville-Lumière.
Victor Hugo, qui était en possession d'une gloire incontestée,
universelle, et savamment administrée, montra, dans ses der-
nières années, un incroyable appétit de popularité. Cette manie,
soigneusement entretenue par les familiers qui composaient sa
claque, lui attira de justes épigrammes.
Les dernières années de Victor Hugo n'appartiendraient pas
à l'histoire littéraire, si les tiroirs de l'illustre poète, approvi-
sionnés pendant soixante ans par un labeur quotidien, n'avaient
dégorgé dans la librairie parisienne un Ilot d'écriture, oîi l'on
:u)-2 vKri'oii iiriio
Iromo lies boaiilés de j)rt'inicr ordi'e, iiièiécs à un regreltablc
fatras.
Ayant rriiiii, jadis, (|uol(jiios notes ridalivcs au Deux déccni-
bru, il b'S jjublia sous ce titre : Histoire dnn crime La seconde
Lége)idi' ih's siècles foisonne de redondances et de redites.
(iOpendant, on en peut extraire d'adiniral)les morceaux. On y
remai"(|ue surtout un exli'aordinaire souci de pousser jus(jn'aiix
extrêmes limites les prestiges de la virtuosité verbale. Attentif,
jusqu'au bout, à la mode et à la vogue, Victor Hugo voulut
rivaliser de ])rouesse avec les Parnassiens, acrobates et presti-
gidit.iteurs, et il rima, sur (b'ux rimes, l'admirable Chanson des
Retires :
Sonnez, clairons,
Sonnez, cymbales !
On entendra sifller les balles!.
LMr/ <!" cire (p'ancl- père, dédié à Georges et à Jeanne, petits-
enlants du poète, décourage la critique par un accent de sincérité
auquel on résiste malaisément. Mais le Pape, la Pitié suprèuie,
Ileliijions et Pcligion, VAiie, Torquemada, les Quatre vents de
C Esprit ])Ourraient être retranchés, sans grand dommage, du
répertoire de notre littérature. Ce sont des tintamarres assour-
dissants où toutes les tigures de la rhétorique des classes font
un tapage infernal. Les vocables de la langue française s'y
entrechoquent en jongleries cocasses. On est abasourdi par
cette avalanche de phrases et par cette grêle de mots. Parfois,
des kvrielles de noms propres, sortis, on ne sait pourquoi, d'un
Ijouillet entrouvert ou d'un Dezobry feuilleté, se déchaînent,
en trombes, sur b> lecteur, au risque de le stupéfier et de
rjiliiiiii-. La plu|)art de ces œuvres, déjà [)Osthumes, furent
bâclées avec des notes éparsr's. (relaient des pages d'exercices,
des gammes, que le poète avait coutume d'exécuter quotidienne-
ment, pour s'entraîner aux difficultés brillantes, et pour s'entre-
tenir la main. Comme tous les grands artistes à (|ui l'approche
de la vieillesse fait perdre le contact de la réalité, Victor ïlugo
fut victime de sa propre rhétorique, et tomba dans une phraséo-
logie mécarfique et automobile, dont ses détracteurs se moquè-
rent excessivement. Victor Hugo, parveim à l'apogée de la
gloire, fut troublé par le vertige des sommets. Sa royauté uni-
DE 1848 A 188:; 303
versellc lo iziisa. Il nul (juil |i(iii\;iil loul se iiciiiicllic envers
le [)ublic. Il (lemeuia (railleurs lii'aininairieii ini|ieecal)le. ]\[ais
on se (livoilit encore, clans certains cénaeles littéraires, à cata-
loguer tout(\s les alTeetalions, toutes les habitudes, tous les tics
de l'illustre écrivain devenu vieux monarque et entouré d'une
cour, llcliaiil.i. il raliàclia. Ii(''las! avec une (disliualion |ires(|ue
machinale, les litanies de la ville de l*aris. Il compara la Ville
à Dieu, tout sinii)l(Muent. On ni' saurait aller [»lus loin dans la
llaiiornerie. La Convention lui parut aussi haute que riiiniala\a.
Il afiecta de plus en plus d'être démesuré, titanique, cvclo[)éen.
Il essaya d'atteindre le sublime par un entassement d'énoi-mités.
Il se boursoufla jusqu'à éclater,
El la irrenouilie idée enlla le livre bœuf.
Le grand ouvrier de rimes, devenu tvran des mots et des
syllabes, inventa un genre nouveau : le marivaudage mons-
trueux. Voulant se hausser jusqu'aux étoiles, il tituba, ivre de
métaphores, dans une astronomie déconcertante. De Saturne il
passa, d'un bond, à Sirius; de Sirius à Aldébaran, d'Aldébaran
à Cassiopée. Il rêva qu'il traA'ersait les espaces, à califourchon
sur la queue d'une comète. Et ses derniers poèmes, à force
d'être encombrés de terminologie stellaire, ressemblent finale-
ment à des nébuleuses.
Le grand ciel étoile, c"esl le crachat de Dieu.
Ce nuignillque poète, après s'être fourvoyé dans la politique,
s'avisa de vouloir être un philosophe. La philosophie de ce
bruyant vieillard est un catéchisme qui, décharné de sa j)arure
verbale et réduit à sa carcasse de dogmes, consiste en quelques
allégories. Dieu est une « énorme prunelle », éternellement
fixée sur l'abîme. Depuis le commencement du monde, l'œil
effaré de riiomme scrute l'infini. Nous sommes la « vermine
de la terre ».
Ayant philosophé sur le fini, l'infini et leurs rapports, Victor
Hugo entreprit d'exi)Oscr ses vues sur l'histoire de l'humanité.
Ici encore, son manichéisme naïf l'induisit à diviser le monde
en une sorte de diptyque : d'un coté, l'esprit du mal, Ahriman;
de l'autre, l'esprit du bien, Ormuzd. Au premier rang des êtres
n04 VICTOR IIUC.O
ililluiiiu's (jui indifiiieiit et tk'-i^oùlcnl le jieiiscur, voici les rois et
les prêtres, ceux-là sanguinaires, tortionnaires, lubriques, sem-
Mal)les à des loups et à des porcs, ceux-ci nieiiliHirs, liyj)oci'ites,
llatfeurs, avares, sanguinaii-es, tortionnaires, lul»ri(jues, non
moins seniblahles à des porcs et à des loups. De l'autre côté,
les peuples.
Les peuples sont pDur nous des frères, des frères....
11 était ilans la destinée de Victor Hugo de demeurer, JusipiVi
la lin de sa glorieuse carrière, le reflet de son temps, l'inter-
prète de son « milieu », l'écho de la voix du siècle. Il fut le héraut
retentissant des tem|)s nouveaux. Il suivit tous les mouvements
de ses contemporains, et, pour le suivre, la critique devrait par-
fois imiter les changements cà vue d'un cinématographe. Les
g'énératious nombreuses «lout il avait <''t('' b^ coulemporain, dépo-
sèrent en lui des ojdnions successives (pi'il exprima tour à tour
avec l'ardeur de la jeunesse, avec l'éclat de Tàge mùr, et avec
l'insistance d'un vieillard dont les interminables discours furent
trop pieusement recueillis.
L'Empire lui .ivail donné je ne sais quelle nostalgie de gloire
•épique. L'aube de sa longue vie fut Ijruissante d'acclamations
guerrières et fulgurante d'épées victorieuses. La splendeur de
son déclin fut attristée par des événements, par des idées, par
des hommes que sa destinée l'obligea de voir, d'approuver, de
fréquenter. Contemporain d'un régime qui, malgré la bonne
volonté de ses fondatein\s, sélablit principalement sur des néga-
tions, et s'éleva pénildement sur des ruines, son génie, qui, jus-
qu'à la lin, demeura j>erméal»le aux variations de l'atmosphère,
l'ut allcinl par la contagion de cet anticléricalisme vague, rpii
parut, pendant un temps, lunicpie raison d'être de la troisième
République. Sénateur de la Seine, il fut trop souvent tenté de
mettre en vers le credo prosaïque de M. Homais. Mais il faut
reconnaître qu'en l'eprésentant complaisamment toutes les voix
du siècle, il resta toujours lidèle à l'instinct de progrès social
qui fut la noblesse de notre temps troubb''.
Les dernières années de la vie de Viclor Hugo furent
remplies de satisfactions damour-propre, (pie sa vanité savoura
délicieusement. 11 ne songea pas assez aux lendemains sévères
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LUT. FR. T. VII, CH. VI
Armand Co:iu et Cie, EJireur». Pi
VICTOR HUGO
D'APRÈS UNE PEINTURE DE L. BONNAT
(1879)
Dt: 184s A I880 :ii):i
«le l;i [Kistôrité. Il obliiil cell»; soilr de ijldiit' tiu il avail
jadis appelée
La popularité, celte grande menteuse...
Il reriil alors tous les linininaLics que lo snpci'he ()I\in|ii<)
avait paru jadis écarter de son piédestal. Rf^ce/nt mcrceih'in
suam, vanus vannm. Le dimanche 27 février 1881, les «jnatre-
vinffts ans du poète furent célébrés pai- des vers de Catulle
Mendès, jt.'ir un discours de Siiiisnutnd T^acroix et jiar un d^'llli''
de sociétés musicales sous les fenêtres de l'illustre vieillard.
Ce jubilé avait été oraanisé par Edmond Bazire, rédacteur à
Y Intransigeant. On oubliera toutes ces anecdotes quand le der-
nier journal qui s'en sera gaussé aura été dissous dans la pous-
sière des bibliothèques. Mais il était temps, hélas! (jue Victor
Hugo mourût.
Le 23 avril 1885, ayant assisté, dans la journée, à la réception
académique de M. de Lesseps, dont il avait été le parrain, Victor
Hugo se sentit incommodé par une douleur au cœur. Le 18 mai
suivant, il fut atteint d'une congestion pulmonaire. Le vendredi
matin 23 mai, à une heure vingt-sept de l'aïu'ès-midi, Victor
Hugo cessa de vivre.
L'heure où mourut ce grand poète fut une heure solennelle
et triste. Cette mort a mis en deuil ton! l'univers civilisé. Pai'-
tout où il y a des hommes, et qui pensent, on ne se souvint
plus des années ingrates où le génie de Victor Hugo, comme
celui de Corneille vieilli, avait paru déchoir. Son œuvre avait
fî.Ké. en lumineux points de repère, les grandes dates du siècle
finissant. Malgré les incidents qui profanèrent ses funérailles,
l'élite de l'humanité pleura cette catastrophe, qui otait du
nombre des vivants le plus magnifique poète du siècle, et, pour
ainsi dire, le dernier représentant dune générali(jn lu-roïque.
La France retomba dans les platitudes du réalisme, dans les
ordures de la pornographie et dans les vilenies des poli-
ticiens.
De[tuis la nu)rt de Victor Hugo, hienl<M suivie par celle de
Pasteur, la France^ n'a plus de grand h(unme à proposer aux
acclamations de l'Univers.
Histoire de la langue. Vil. «.0
306 VICTOR HUGO
Conclusion. — Tlit'(»|)liilt' (iaulicr, à la lin du u ia[»])()rl »
i|ii il t'crivil, en 1S('»~, sui' les J^)'ot/rès de la porsic, s'exprime
ainsi :
Quelle conclusion tirer de ce long travail? Nous sommes emltarrasst's
de le dire. Parmi tous ces poètes dont nous avons analysi'' les œuvres, lequel
inscrira son nom dans la phrase glorieuse et consacn'e : L-imartine. Victor
Hugo, Alfred de Musset? Le temps seul peut ri'pondre.
Le temps a répondu. Aucun nom, dans le livre d'or du
xix" siècle, ne paraîtra sans doute assez éclatant pour entrer
dans la lumière de i;loire oii cette lrinit('' brille comme une
pléiade. Au surplus, il serait pucM'il de \ ouloir établir des rangs
|)ai"mi les trois poètes qui nous ont (lonn('' Ic^s Mc(lilallo)is, les
Feuilles cC automne, les NuU><.
La gloire de "Victor Hugo s'élève, lumineuse, inaccessible,
de plus en plus dégagée des tumultes où s'altérait sa beauté,
«les injustices qui troublaient son trifunpbe, et des ombres oii
s'éclipsait sa splendeur.
Unorate Faltlssimo poêla!
Son œuvre domine de très liaul le uÏNcau où s'agitent nos
passions d'un jour et nos entreprises d'une heure . Nous
pouvons ré[»éter au poète sublime ce qu'il disait, le lo décem-
bre 1840, à son héros impérial :
Les nuages auront passé dans votre gloire;
Rien ne troublera plus son rayonnement pur;
Elle se posera sur toute noire histoire
Comme un dôme d'azur!
La postérité commence pour \ictor lïugo. Son nom est déjà
suffisamment éloigné dans la perspective du siècle, pour que
son souvenir soit libéré de toutes les petites misères anecdoti-
ques où insistent encore quelques rancunes retardataires :
Toutes les passions s'éloignent avec Tàge,
L'une emportant son masque et l'autre son couteau,
Comme un essaim chantant d'histrions en voyage
Dont le groupe décroit derrière le coteau.
Que nous importent les défauts de caractère jtar où Victor
Hugo a pu choquer son entourage intime? Un biographe très
méfiant, très paperassier, M. Edmond lîiré, consacre un
talent digne d'un emidoi plus noble à dépiauter l'auteur des
\)E 1848 A 188:; 307
Fcin/lrs (rnithniinc, r\ de la Lcyciiflr des siècles. 11 a l'fji.irdi',
M liavrrs une joiipc ultra-grossissaiito, les rides, les verrues ou
les sim[>les durillons (|ui (uil |>u déparer ou iMcoMinioder
()lyni|>io. llieu u'(''chaj)[»e à la minutie de cette enquête.
M. Edmond Biré, penché sur son microscope, a découvert
dans Victor Hugo un homme de lettres fort irritahle, un bour-
geois bien cravaté, qui se mirait souvent dans la glace, un
garde national vaniteux, un quémandeur de distinctions acadé-
miques, un député IViché de nôtre point ministre, et même un
aspirant perpétuel à la présidence de la République! Qu'est-
ce que tout cela })rouve? Que Victor Hugo ressembla, dans la
vie ordinaire, à ses «onfrères en poésie, à ses concitoyens de
4830, à ses collègues de la Cour des pairs et à la plupart
des révolutionnaires qui se sont assis avec lui, en 1848, sur
l'acajou de l'Assemblée constituante. Mais il différa de Ponsard
par l'imagination, de Scribe par le lyrisme, de Joseph Prud-
homme par la fantaisie, de Louis Yeuillot par l'urbanité, de
Casimir Bonjour par l'éloquence du verbe et de Ledru-RoUin
par la puissance de l'esprit. Voilà ce que M. Edmond Biré
oublie trop de mettre en lumière. Et j'avoue que cela surtout
m'intéresse. Le reste nous est aussi indifférent que la question
de savoir si Homère se tenait mal à table ou si Virgile fourrait
ses doigts dans son nez.
Jusqu'ici Victor Hugo n'a guère été étudié que par des criti-
ques ou par des reporters. On a parlé de lui sur le ton du déni-
grement ou du panégyrique. D a eu des détracteurs acharnés
à ses trousses et tles caudataires accrochés à ses basques.
Toute une équipe damis, de secrétaires et de familiers ont
catalogué les incidents de sa carrière, depuis la bataille AHcr-
naul jusqu'à l'apothéose du Panthéon. Les partis politiques ou
littéraires se sont emparés de ses livres pour en faire des
machines de combat. Le moment est venu d'entrer dans la
somptueuse floraison de son œuvre avec un dessein plus désin-
téressé.
Victor Hugo, par l'effet d'une longévité qui lui donna comme
un avant-goût de l'immortalité sur la terre, est celui de nos
trois grands poètes, qui nous laisse l'œuvre la plus longue, la
plus variée, et aussi la plus mêlée. Ce créateur de formes et de
308 VICTOR HL'GÛ
rythmes a écrit ses premiers vers en 181", dès l'âge «le quinze
ans, et jusqu'au 23 mai 1885, date de sa mort, il n'a pas cessé
de travailler. Le llol, loujours montant, de sa poésie et de sa
j)i'ose, roule inditléremment, comme les marées au soleil, des
galets vulgaires el des paillettes d'or. La ju-odigieuse sonorité
de son lyrisme répercute avec la même puissance les grandes
rumeurs du siècle et l'écho des petites haines dont s'alimente,
au jour le jour, la politique changeante de la nation française.
Son œuvre est un monde. Son génie est immense comme la
nature, et. fertile, comme elle, en contrastes, en disparates, en
allernalives de soleil et do pluie, de rayons et d'ombres. Si,
comme le croit un profond penseur ', V opposition universeUe
est la loi même, la condition de la vie, nul ne fut plus conforme
que ce poète aux harmonies permanentes et aux discords acci-
dentels de lunivers.
Pour bien comprendre cette œuvre, dans laquelle il y a des
éboulements de scories, il la faut considérer dans son ensemble
et en bloc. Il ne faut point s'arrêter aux détails. Il n'y faut point
apporter un esprit d'examen minutieux ou de censure chagrine.
Les critiques chétifs y useront en vain leur provision de mau-
viiise humeur. C'est justement un des bienfaits de cette œuvre,
que de nous obligera un grand effort de synthèse. L'académisme
myope, le pédantisme tatillon qui, sous prétexte de délicatesse,
s'appesantissent sur des points isolés, glosent sur des hémis-
tiches, dissertent sur des membres de phrase, analysent une
métaphore et soupèsent des antithèses, sont exactement le con-
traire de la méthode large et conciliante à laquelle s'adapte la
démesure d'une telle poésie.
Celui qui, entrant dans ime forêt, s'attarde à regarder un
insecte sur une feuille, se choque de voir un escargot sur une
lleur, et s'empêtre dans desabatis de bois mort, se privera volon-
tairement de toutes les délices que le contemplateur ingénu
savoure sous la fraîcheur des ombrages et sur la pelouse
des cliirières. Les poèmes de Victor Hugo sont exubérants,
enchevêtrés, encombrés, touffus, parfois impénétrables, comme
les végétations d'un printemps radieux et d'un été triomphal.
1. Gabriel Tarde.
DE 1848 A 188j 309
Enfntns-v d'une libro allure et d'un cœur simple. Nous serons
alors en état de grâce pour en discerner la vie profonde, pour en
apercevoir les sources cachées, et pour pénétrer, dans cette sura-
bondance de couleurs et de formes, jusqu'aux intimes retraites
de douceur et de réconfort. Environnés, comme dans un bois
enchanté, de parfums, de verdures, de lloraisons et de souflles,
nous serons préservés d'avance contre le heurt des rencontres
fâcheuses. Nous serons éblouis de splendeurs, enivrés d'arômes,
bercés de rêves, et nous quitterons à regret ce domaine d'opu-
lente poésie, où les passions d'un homme, les révolutions d'un
siècle, les joies et les douleurs d'une nation sont assurées de
survivre aux générations éphémères, parce que le sortilège
divin du 2énie les a revêtues d'éternelle beauté '.
BIBLIOGRAPHIE
Outre un grand nombre d'éditions particulières des œuvres de Victor
Hugo, les œuvres complètes ont été réunies, sous le titre d'Edition ilcfinitive,
en 48 volumes in-8 (Paris, Hetzel, 1880 et suiv.) et en 70 vol. in-l6 (Paris,
Hetzel, 1889 et suiv.). A cette édition complète on a joint, chez les mêmes
éditeurs, 10 vol. (in-8) d'œuiies incdites. Consulter à la Bibliothèque natio-
nale la Bibliographie dressée après la mort du poète de tous les ouvrages
de Victor Hugo que possède la Bibliothèque. En outre : Sainte-Beuve,
Premiers Lundis, t. I, t. H et t. III. — Portraits contemporains, t. I et t. II.
— Nisard, Portraits et études d'histoire littéraire, IBTo. — David d'Angers,
Correspondance, publiée par H. Jouin, 18^0. — Ch. Baudelaire, Vo/(rc sur
Victor Hugo dans le Recueil des Poètes français de Crépet, Paris, 18C2. —
Victor Hiif/'o raconté par un témoin de sa vie, Paris, 1803, 2 vol. in-8. —
Edmond Biré, Victor Hugo et la Restauration; Victor Hugo avant 1830;
Victor Hugo après tSSO; Victor Hugo après ISo2; en tout cinq volumes
(1869, 1883, 1891, 1893).^ — Ernest Dupuy, Victor Hugo, l'homme et le
poète, Paris, 1887. — É. Faguet, Dix-neuvième siècle, Paris, 1887. —
Charles Renouvier , Victor Hugo, le poète, Paris, 1894. — Ferdinand
Brunetière, l'Évolution de la poésie lyrique au XIX'^ siècle (1893-1895).
o" et lie leçon). — L. Mabilleau, Victor Hugo, dans la collection des
Grands Écrivains français, Paris, 1893. — Adolphe Jullien, le Romantisme
et l'éditeur Renduel, 1897. — Gaston Deschamps. Cours libre sur Victor
Hugo, professé à la Sorbonne [Revue des cours et conférences, année 1898^;
le Temps du 18 juillet, du 5 septembre et du 12 septembre 1897. — Henri
de Régnier, Notes sur Hugo [Revue de Paris du 1" janvier 1897).
— M. Souriau a publié une édition critique de la Préface de Cromwell,
Paris, 1897; M. G. Diival a donné le Dictionnaire des métaphores de Victor
Hugo, Paris, 1888. M. Huguet préparc une étude complète de la langue et
du style du poète.
1. Siu- le llicàtre do Victor Hugo, voir ci-dessous, chapitre vui.
CHAPITRE VII
LES POÈTES '
(1820-1850)
Il n'y a pas eu dans toute notre histoire littéraire, depuis l'ar-
dente poussée de la Pléiade, de période poétique plus fertile et
plus g-Iorieuse que celle qui va de 1820 à 1850. C'est une flo-
raison d'œuvres diverses dont quelques-unes ne périront plus,
dont la plupart méritent de survivre, au moins par morceaux,
dans liicrbiei- des Aiitholof/ies. Le long ébranlement de la Révo-
luli(Mi et de l'Empire; puis, après, le retour de la pensée ou du
rêve à la France d'autrefois, à la religion et aux souvenirs du
passé « sur les ruines de la patrie- »; puis, les conditions nou-
velles de la vie moderne, qui ont élargi ou assombri Tborizon
humain; « le malaise social » chez les fils de René^ les souf-
frances ou les révoltes individuelles, le développement du moi
dans des âmes lyriques et passionnées \ l'inlluence des littéra-
tures étrangères^; une sorte d'alliance plus intime et plus
joyeuse entre tous les Beaux-Arts, la jieinture, la statuaire, la
musique et la poésie"; le Roinanlinme, cii un mot : foutes ces
d. Par M. Henri Chanlavoiiie, i)rofessciir au l>c('i' Henri IV.
2. Chateaubriand, Génie du Christiuuisvir.
3. Chateaubriand, René, Alala. A. de .Musset, La Confrssion d'un eiifaii! du
siècle.
l. Laniarline, Préface et (".oniiueritaires des Méililalions, Les Confidences,
Raphaël.
b. .M"*" de Staël, De l'Allemagne, 2" et V parties.
6. « On lisait beaucoup alors dans les ateliers. Les rapins aimaient les lettres.
LES DEllNIKIlS CLASSIQUES .311
causes — (loiil il r.iudr.iil icitrcridrc cIl-k-iiih' — (\no nous r;is-
scmblons Iirirveiiionf, nul rciiouvcl/-, ont ciiiiclii I iiii.itjiii;iti<iii
ot la sensibilité des |)oètes.
L'àme française. Tàme de la jeunesse du moins, est exaltrc,
sonore, frémissante; le lyrisme seul peut la satisfaire et
l'exprimer. Le lyrisme, sous quelque forme et dans quelque
genre que ce soit — car l'aMcienne dislinclion des genres est
abolie, les vieilles barrières sont tombées, — le caprice, la fan-
taisie, l'inspiration, voilà donc le trait commun, l'air de famille
<le tous ces poètes romantiques. Sans vouloir entrer ici dans le
(b'tail minutieux des biographies, dans l'examen des œuvres,
dans l'analvse des ffénies ou des talents, bornons-nous à un
tableau rapide, à un catalogue raisonné, forcément incomplet,
où nous essaierons cependant de ne commettre ni d'oubli i^rave
ni de mauvais choix.
/. — Les derniers classiques.
La poésie populaire ou moyenne.
Avant d'arriver au proiipe romantique proprement dit ou à
ceux qui le suivent de plus près et qui marquent la transition
entre le Romantisme et le Parnasse, il faut mettre à part quatre
poètes, inégalementcélèbres,Béranger, Pierre Lebrun. Alexandre
JSoumet et Casimir Delavigne.
Béranger. — Pierre-Jean de Déranger (1780-1 857), Pari-
sien trop admiré peut-être de son temps, trop oublié du notre,
a été durant un demi-siècle notre poète, notre chansonnier
populaire et national. Il écrivait lui-même de son talent et de
ses œuvres légères (Préface de 1833) : « Mes chansons, c'est
moi... Le peuple c'est ma muse... Je suis complètement inno-
cent des éloges exagérés qui m'ont été prodigués... Je n'ai
jamais poussé mes prétentions plus haut que le titre de chan-
ol leur eilluation siiécialo los iiieltanl on rapporl familier avec la nature les ren-
flait ]ilus propres à senlir les images et les eouleurs de la poésie nouvelle. Ils ne
réiiugnaient nullement aux détails préeis et pittoresques si dé-agréaldes aux
classiques... . (Th. Gautier. Histoire du Romanlisjne.)
M'I LES POÈTES
sonnicr, ]»lac('' |);ii' là loin ol au-dessous Ac toulcs los grandes
illustrations do mon .liècle. » Les premières ciiansons de
IJéranger', que tout le monde chantait autrefois, que nous ne
savons plus : Le Hoi cVYvctol, Le Sénateur, datent de 1812;
sa belle époque, son rayon de gloire, s'étend de 1815 à 1830.
Les titres de ses chansons suffisent à en donner une idée : La
Gaudriole, Roger Bontemps (1811), Le Petit Homme gris, La
lionne Fille, Les Gueux, etc. Joviales, épicuriennes, gauloises,
ces premières chansons n'expliquent pas encore le succès ou
[dutot la vogue de Héranger; elles l'annoncent.
C'est surtout après les événements de 1814-1815 que le chan-
sonnier va s'emparer de Fopinon. L'àme poj)ulaire vibre alors à
lunisson de la sienne. La Restauration a ramené ensemble la
monarchie légitime et la paix; mais les Bourbons sont revenus
dans les fourgons de l'étranger, et, si la noblesse est royaliste,
naturellement, si les classes riches et dirigeantes, dans leur
|(atriotisme un peu émoussé, prennent leur parti du nouveau
régime et lui pardonnent les conditions de son rétablissement
en faveur de ses bienfaits, un chauvinisme exalté agite l'àme
naïve du peuple, d<' la multitude'. Deux Frances, ennemies
l'une de l'autre, sont en présence : celle qui accepte les Bour-
bons, avec tout ce qu'ils représentent, et celle qui n'en veut pas.
IjC gouvernement a contre lui l'opposition et l'antipathie des
libéraux. La France libérale est à la fois républicaine et bona-
pai'liste. Républicaine, hantée par les souvenirs persistants du
xvnr siècle et de la Révolution; voltairienne, égalitairc, elle a
vu rentrer à la suite de leur roi, les émigrés, le marquis de
1. " (tii |i()iin'ail iliviscr la (lliaiisoii «le l?érany(;r cii iiualrc ou ciiKi Ijraiiclii'S :
1" l'ancienne chanson telle ({u'on la Irouve avant lui;... -1" la chanson siMilinieu-
tale, la romance;... 3" la chanson libérale et patriotique, qui fut et qui restera
sa grande innovation, cette espèce de petite ode dans la(]uclle il eut l'art de
combiner un fdet de sa veine sensible avec les sentiments publics dont il se
faisait l'organe:... i" une branche purement satirique, dans laciuelle la veine de
sensibililé n'a plus de part:... ."i" enfin, une branche supérieure que B('ranger
n'a produite que dans les dernières années, et qui a été un dernier ell'ort el
comme une di-rnière grcITe de ce lalent savant, délicat i;t laborieux; c'est la
chanson-ballade, pureiin'nl poéliqueel pliilosopliique... •• {':^:\\\\[{i-'W\\\\t', Causeries
du Lundi, \\.)
"2. •■ Sous la Restauration, l'amour de la poi'-sie se [u-oduisit sous deux formes
très diiïérentes. Il était fait à la fois d'orgueil et de honte. Le souvenir de nos
récents rlésastres nous courbait le fi'ont, le souvenir de nos anciennes vic-
toires nous haussait le cœur. 11 faut avoir vécu dans ce temps-là... pour se
renilre compte de ce qu'éveillait dans nos cœ\irs le nom de Waterloo. »
(]•'.. F.egouvé, Le Ihh-iinr/pr des Écoles. \'A\\i\>' sur Béranger.)
LES DERNIEllS CLASSIQLES 3i:^
Carahas, la martniisc «le l^rcliiilaillr, les lloinmcs iioiis; elle se
sent ou elle se croit menacée par ces revenants. Bonapartiste,
elle a oublia les (It'sastres de la lîii de lEnipire, l'ambition insa-
tiable et sanL;laiit(' de Napoléon, surtout depuis qu'il est ])rison-
nier à Sainle-llélène. Les souvenirs du peuple sont lldèles : on
parle sous le chaume, dans l'atelier, chez les brigands de la
Loire et même dans la garde nationale, du irraud homme si
longtemps victorieux, de l'aigle déchu'. S'il est pour les uns
l'usurpateur Bonaparte, l'ogre de Corse, il est pour les autres
le grand capitaine ou mieux encore le Petit Caporal. Béranger
exprime tous ces sentiments : il est la voix, émue ou railleuse,
de l'opposition.
Ces chansons, dont il faut ranimer l'à-propos pour en réveiller
l'intérêt, sont donc avant tout des pièces de circonstance, des
satires légères et courtes, des guêpes ailées, ilont chaque couplet
pi(|ue et s'enfonce, au bourdonnement du refrain. La France
libérale s'en égaie et les chante parce qu'elle s'y reconnaît. Au
cléricalisme de la Restauration Béranger oppose le Dieu des
bonnes gens, à la béatitude des émigrés et des ministériels, des
repus ou des « ventrus », il oppose le mécontentement populaire.
Tracassé, poursuivi, emprisonné par le pouvoir qui rend ses
chansons plus redoutables, en ayant l'air de les craindre, il
parle encore, même en prison, de gloire et de liberté; sa
bonhomie, qui n'est point fausse, son indépendance, son désin-
téressement — il ne veut rien être, — sa malice : tout con-
tribue à faire de lui le poète dont les vers ont écho, le ménétrier
du peuple français.
On peut tout de même ra])peler un poète, un poète lyrique.
Ses chansons ne sont pas des odes : on l'a mis, autrefois, à
côté d'Horace; il faut, pour être juste, en rabattre de ce premier
engouement. Il y aurait d'autre part injustice à méconnaître ce
quil y a en lui d'aimable, de vivant et d'inspiré. Béranger a
élargi le domaine de la chanson; elle lui a sufti pour traiter à
I. '■ On peut haïr Najioléon. on peut flélrir Napoléon, on peut maudire Napoléon,
on peut même, comme les hommes de ma génération, le mautlire après l'avoir
admiré, mais on ne i)ent pas nier que ses victoires n'aient été les mMres, qu'il
n'ait accru notre patrimoine de gloire. De là vient sa place immense dans \n
poésie lyrique au xix" siècle... A ne considérer Napoléon que comme sujet de
vers, il n'en a jamais existé de plus beau. » (K- Legouvé, Le Béranger des Écoles.)
nil- LES l'OKTES
la volrc, jiuur t'I'llcurcr du inoins les sujets les plus divers, pour
s'élever, d'un petit eoup d'aile, à rémotion ou à l'éloquence; il
la lin'c du caveau, de la guinguetic, pour la conduire de ItMiips
en lenips au jardin des muscs. Il a l'imagination et la sensild-
lité d'un vrai poète dans quelques-unes de ses meilleures pièces,
Les Souvoiirs du peuple, Le Vieux Servent, etc. Il a le sens de
riiarmonie : c'est uii lr(»uveur facile de rythmes heureux; il a
aussi le don du i-elVaiu. (]e n'est jtas à (;oup sur un grand écri-
vain ni même un très bon écrivain, attentif et pur; il est plein
de négligences ou d'à-j)eu-près; mais ceux ([ui le condamnent
troj» durement ne lont pas lu. « Sa grâce est la plus forte »,
et celte grâce légère, malicieuse ou insinuante, se fait sentir
aujourdliui encore, pourvu qu'on le chante, à mi-voix, au
lieu de le lire et surtout au lieu de l'éplucher. Il est vrai-
ment chez nous, malgré ses devanciers, de Colin Muset à
Piui.ird. et malgré ses successeurs, le père et le luaître de la
chanson.
Pierre Lebrun. — Si lîéranger lui-même ne résiste pas
toujours à l'épreuve du temps, Pierre Lebrun (l"8o-1873), qui
n'est pas Lebrun-Pindare, n'est jilus guère connu que des
lettrés. Son successeur à l'Académie française, Alexandi-e
Dumas fils, a écrit de lui dans son discours de réception :
« ]*ierre L(djrun fut en littérature ce qu'on appelle un honmie
de transition, la fin d'une phase et le commencement d'une
autre ». Ses drames en vers, la Marie Stuart, imitée de Schiller,
prélude des drames romantiques, oîi il avait osé mettre le mot
de mouchoir que les murmures de la salle lui firent changer
pour le mot plus classique et plus timide de (issu, le Cid
d Andalousie, sont aujourd'hui parfaitement oubliés. Après la
chute du Cid d'Andalousie, le poète quitta la France pour
voyager. C'est alors qu'il composa ce i)oème troj) peu connu.
Le ]'oi/af/e en (rrèce\ qu'une histoire littéraire doit cit(>r, au
moins à titre de souvenir, entre les Messéniennes et les Orien-
lales. 11 a laissé en outre des poésies familières dont une surtout,
1. « Lclu'im .liiiiail l;i Grèce, cellr de l'Odyssrr. ccUr de l,i Ir.idiliiin (•lassi()iic. Il
1.1 f,'OÛtail mieux (|iie la plupart de ses e.onlemiiorains. sauf Olialeaiiiiriand. 11
voiilul voir ce qu'il aimait... et il eut une ivresse de deux années. !Son poème
de la Grèce est répancliement de celte joie sincère. •• (Paul Albert, La Lillrralure
française au XI X' .siècle, Lebrun.)
LES DERNIERS CLASSIUIES M->
la Vallée de Cliamprosaij, coiilrihiiora |i('iit-ùlre à pruloiif^er
sinon à éterniser sa mémoire.
A. Soumet. — Il suflit d'ailleurs, en i)oésie, (Vunc courte
pièce pour conserver, iiour défendre un nom de poêle.
Une seule et une simple élégie, La Pauvre Fille', voilà, ou
peu s'en faut, tout ce qui reste véritablement d'Alexandre
Soumet (f780-1845), l'auteur du poème de VlncrédidUé, qui
lui valut une [dace d'auditeur au C.onseil d'État, le dramaturge
applaudi dont la Clutemuestre, la Cléopàtve, la Jeanne d'Are,
une Fête de Néron (1821)), furent presque des événements litté-
raires.
Casimir Delavigne. — Les Messéniennes (181G-1822) de
Casimir Delavigne (1793-1843), et, ajirès la révolution «le
Juillet, ses Chants populaires et ses Derniers Chants (poèmes
et ballades sur ritalie) méritent mieux qu'une brève commé-
moration.
Comme les chansons de Déranger, mais dans un genre plus
noble, plus difficile peut-être et aussi plus froid, quand les évé-
nements dont le poète s'est inspiré se refroidissent eux-mêmes,
les Messéniennes sont des poèmes patriotiques. Dès 181."), les trois
premières, écrites au lendemain de Waterloo, résonnent dans le
cœur de la France. C'est une œuvre de piété nationale : le jeune
poète a eu le courage et l'honneur de chanter les vaincus,
d'exalter leur héroïsme, de glorifier leur défaite, « triomphante
à l'égal dune victoire ». Les deux suivantes, La ]'ie et la Mort
de Jeanne d'Arc, incarnent dans la bonne Lorraine l'àme même
de la patrie, qui, éprouvée par de nouveaux malheurs, a besoin
de motifs nouveaux de consolation et d'espérance. La Grèce
révoltée, secouant ses chaînes et réveillant dans la mémoire du
poète les glorieux souvenirs d'autrefois, les morts retentissantes
de Napoléon dans son île et de lord Byron à Missolonghi sont
pour Casimir Delavigne une autre matière d'inspiration et une
autre occasion de lyrisme. Ces grands sujets l'exaltent, le sou-
tiennent et le fatiguent quelquefois.
On a dit de lui, trop malicieusement, « qu'il ressemblait à un
poète lyrique comme un garde national ressemble à un grena-
1- (( J'ai fui ce péiiil)lo sommeil
Qu'aucuu souge heureux n"aci.ompagnc... »
310 LES POÈTES
<lirr (le la Grande Arméo ». Il ost certain ((ue raclualité tient une
lioi» iii-ande place dans ce lyrisme facile et inlerniiltcnt : une
Mcasc'iiti'nur n'est assez souvent qu'un à-propos lyrique, celle,
par exrmpic, sto- /es Finicrailles du général Foy. Les Chants popu-
laires,— L(( I'((r(siennr, La Varsoviennc, LeDies irœ de KosciusUo,
Le Chien du Louore, — nous apportent encore l'écho affaibli,
mais intéressant, de révolutions que nous n'avons pas faites,
que nous n'avons môme pas vues, avec, çà et là, quelques beaux
vers, un peu p<'rdus. Dans les Derniers ('hauts, de petits poèmes
faciles, d'un tour heureux, d'une versification agréable et souple,
un notamment, Le Miracle, et surtout, au chant deuxième. Les
Limites, nous montrent une autre face du talent aisé de Casimir
Delaviane. C'est pi'inci[)alement, d'ailleurs, comme auteur dra-
malii[U(', en vers et eu prose, (ju'il nu'-iite de compter et qu'il
sur\ i\ra.
//. — Deux grands poètes.
Nous voici arrivés au temps du Romanlisnie pro[>rement
dit. Arrêtons-nous plus longuement sur deux très grands
poètes.
Alfred de Vigny. — La vie du comte Alfred de Vigny
(l"'j;{-18Go) a été noble, grave et triste, comme sa pensée. Elle
n'a pas été remplie d'événements extraordinaires ; ce que nous
en savons par les confidences réservées de Vigny lui-même,
au travers ou en dehors de ses œuvres, par son Journal d'un
poêle, par les nouvelles révélations d'une correspondance récem-
ment publiée, nous donne l'idée d'une existence pensive et
uiorose, inégale au rêve, pleine de secrets douloureux, de déli-
catesses froissées, d'ambitions déçues, où la gloire, consola-
trice et ré[)aratrice, s'est fait trop attendre, où les joies ont été
plus rares que les chagrins.
Quelles sont les sources principales de cette tristesse, de ce
stoïcisme résigné ou révolté (jiii doiiue à Vigny une attitude si
lière, une figure d'homme si intéressante, et à son œuvre une
beauté si pure?
DEUX GRANDS POKTES 317
La inrlaïu'olic (>sl iiéo chez lui dr lanscs iirofoiidcs. Il a eu <lo
Ijoiiiic licuic le mal <ln siècle, remiiii de vivi-e,
D'èUc venu trop lanl dans un moiidc trop vieux,
et ce mal du sirclc, (juc d'auli'es, moius liei's ou uioius lacilurnes
qu'il ne l'élail, ont pris pour thème de leurs poésies, celle désespé-
raucequ'ils ont soulagée en l'exprimant, en l'exagérant quelque-
fois, il en a souffert avec [)lus de sincérité, plus de déchirements et
plus de hauteur d'àme que j)as un d'entre eux '. Genlilhonime de
vieille race, catholique, royaliste et soldat, il commence par porter
les armes; il entre aux gardes du corps; il est officier. Mais les
arandes Guerres sont finies, il n'v a plus de gloire à espérer ; de cette
ce 7 vie l ^
vie militaire, il ne voit plus, il ne peut plus voir la grandeur, il n'en
aperçoit que la servitude et il la suhit. Ce soldat est un poète,
c'est-à-dire un rêveur, un penseur et un philosophe. Dans le
silence des garnisons il écrit et il songe ; il médite sur la société
qui Tentoure, sur les conditions nouvelles de la vie moderne et
il ne trouve partout, quand son regard pensif interroge les choses,
que des sujets d'amertume, d'étonnement, de désillusion.
Catholique de naissance et d'éducation, il n'a plus la foi, du
moins la foi naïve et aveugle qui ne réfléchit pas sur ce qu'elle
adore. Le néo-christianisme de Chateauhriand et de son école,
le lyrisme religieux et vague de Lamartine, les religions
successives de Victor Hugo, la piété intermittente des âmes
mohiles et passionnées comme celle de Musset, ne sauraient le
satisfaire; il se plaindrait volontiers à Dieu, qui l'a fait « puis-
sant et solitaire », comme son Moïse, de ce qu'il ne lui parle
pas plus clairement. Son âme, restée au fond religieuse (il n'y a
pas de poésie sans religion, c'est-à-dire sans inquiétude de l'au-
delà) est une âme philosophe et méditative. Il y a du Jouffroy,
son contemporain, dans Alfred de Vigny. Le doute, non pas
léger ou indifférent, mais douloureux, est entré en lui et ne le
quittera plus. L'énigme du monde déconcerte son intelligence,
le spectacle et le prohième du mal attristent sa honte ; il éprouve
pour les hommes, ses semblahles, une pitié qui le fait encore
1. Voir la préface de Chatterton : Servitude et grandeur militaires. — Les Desti-
nées : La Morl du Loup. La Colore de Samson. — Le Journal d'un poète (avec
prcfaoe de y\. Uatis! tonne).
318 LES POÈTES
sdiillVii' |);iir(^ (ju'il a ]»(Mir, en rrllécliissaiil, (|ue les hommes n'en
.soient indignes. Son pessimisme liénéreux se tourne ainsi, avec
les années, en une sorte d'incrédulité assombrie encore par des
accès de misanthropie. Il avait commencé jnir le mysticisme, par
la |irirre; il liuira, sur le soii- de sa vie, (tar celte })rofession
de t"(»i st()ï(Hl(> :
Gémir, pleurer, prier, est également lâche.
Un gémissement étoutTé, refoulé, devant l'infini et le mystère,
n'est-ce pas la plus àj)re et la plus désolée des religions?
Il a perdu la foi dans la religion de ses ancêtres ; il perd la foi
lians un autre culte de ses aïeux : la fierté de la race, l'orgueil
du nom, le droit divin d'une aristocratie héréditaire à se croire
d'essence supérieure et privilégiée. La Révolution a creusé un
abîme entre deux époques. L'avenir n'est pas encore, mais le
passé ne renaîtra plus. Le comte Alfred de Vigny ne croit pas à
la légitimité. Fidèle à ses maîtres par honneur et par tradition,
il leur est infidèle par principes et il souffre de cette contradiction
comme d'un mensonge. Il ne croit pas davantage à Napoléon.
Sa gloire ne l'a point aveuglé : il le juge; il est réfraclaire au
césarisme, môme victorieux, et le joug de l'homme de Brumaire,
du despote, lui jiaraît avoir pesé lourdement sur des âmes
libres. Une imagination plus épique ou plus oratoire que la
sienne se laisserait entraîner, convertir par l'admiration; sa
conscience et sa pensée lui défendent d'exprimer un enthousiasme
(ju'il ne ressent pas pour ce parvenu prodigieux, commediante,
trafjediante. La vie et la mort du cafi laine Renaud ou la Canne
(/e/o»c nous explique pourquoi Napoléon Bonaparte ne pouvait
pas, ne devait j)as s'emparer de l'àme de Vigny. Cette âme
altière, intransigeante, aussi peu orléaniste que possible, ne
s'accommodait pas davantage de la monarchie constitutionnelle.
Se résignera-t-elle, se prêtera-t-elle à la démocratie? Alfnnl de
Vi,i:ny, un des premiers, a entrevu la démocratie montante; il
l'annonce, il l'attend; il ne l'aime pas et il la craint. Ce qu'il
y a en lui de fierté native, d'orgueil de race, conservé malgré
(oui, de délicatesses ou de })réjugés aristocratiques, se révolte
contre l'avènement, d'ailleurs inévitable, de la démocratie con-
temj)()raine. Le développemeut de l'industrie, du machinisme.
I
l)i:i \ CRANDS POKTRS :! I 0
laliaiiilun de liili'al |tiiiir la malirn-, riiisolciicf cl le irt^nc de
l'arpiMil, (léizoùlciil de l'action, diMoiiniciil de la socii'di'' ce
gentillHiiniiic, ce poêle (jui se condainin' ilc plus en plus à vivrez
seul.
Clirélieii d'orif^ine (pii a dépouillé sa croyance, l'oyalisle
revenu de la rovauté, citoyen désabusé de la politique, songeur
déçu et inquiet, la poésie va-t-elle au moins le consoler?
Hélas! non. La maison du berger, elle-même, la maison rou-
lante, est un asile d'inquiétude, un temple de mélancolie. Ce
n'est pas « la tour d'ivoire « oïi le poète se réfugie avec sérénité
pourécha[)per dans une contemplation indilTérente aux agitations
humaines; c'est une autre solitude douloureuse où tantôt il se
retrouve en face de lui-même et pleure sur la ruine de ses rêves,
tantôt ne s'éloigne du monde et ne s'élève dans le ciel de la
pensée pure que pour voir à ses pieds la terre [)lus petite, la
nature plus impassible et jdus décevante, la vieille humanité
plus misérable.
Youé, semble-l-il, à une incurable mélancolie, à une éternelle
désillusion, Alfred de Vigny s'était fait de lart une idée si haute
qu'il lui devenait difficile de la réaliser, et de là une nouvelle
amertume; il s'était fait en outre de la fonction, de la mission
du poète une idée si noble que tous les démentis de l'existence
devaient le meurtrir plus cruellement. Rappelons-nous la pré-
face de Chatterton (1835). « Je viens d'achever cet ouvrage
austère dans le silence d'un travail de dix-se[)t nuits... A présent
que l'ouvrage est accompli, frémissant encore des souffrances
qu'il m'a causées et dans un recueillement aussi saint que la
prière, je me demande s'il sera inutile ou s'il sera écouté des
hommes... » Et plus loin : « Il est une autre sorte de nature,
nature plus passionnée, plus pure et plus rare... L'émotion est
née avec lui si profonde et si intime qu'elle l'a plongé, dès l'en-
fance, dans des extases involontaires... Sa sensibilité est devenue
trop vive ; ce qui ne fait qu'eftleurer les autres le blesse jusqu'au
sang; les affections et les tendresses de sa vie sont écrasantes
et disproportionnées — Cc?,ile Poète. »
Après avoir essayé de définir le caractère et l'àme du
poète, venons à son œuvre. Elle tient tout entière — nous ne
parlons que de l'œuvre poéti<jue — en un seul volume intitulé :
320 LES POl-TES
Poésies cotnpli'lex \ mais il v a deux |iarli('s lirs «listiiiclos
dans ("OS po(''sios; il im|Miit<' de les coiisidri'ei' ruiic a[ti'ès
l'autro.
Une prciniric (lucslion so poso. PoiiiqiMii AH'icd d(^ Vigny
a-l-il (M'i'it si pou? Nous sommes loin aujourd'liui, heureusement,
i\v^ r-pigrammes, courtoises ou non, de !M. ]\Iolé, le jour de
la réception d'Alfred de Yignv, et des petites réserves, égale-
ment impertinentes, un peu jalouses peut-être, de Sainte-Beuve.
Ni M. MoIé. Iticn (pTil ait été ministre sous plusieurs régimes,
ni Sainte-Deuve lui même ne sont de yoids, en regard du tiés
grand poète, impérissable et souverain. La sobriété, non ]ias
faute de matière et d'inspiration, mais volontaire et réfléchie,
par goût, |iar choix, par scrupule, la discrétion poétique, pour
ainsi dire, est le premier signe d'une nature connue celle de
Vigny. Celui-là n'est pas un homme de luétier, un versificateur
éperdu et intem])érant, qui n'a pas besoin d(; penser pour écrire,
un virtuose, habile et détaclié, qui se plaît à improviseï' des
vaiiations. Ce n'est pas jturement un génie lyrique qu'un rien
suffit à émouvoir et à ébranler, une àme aisément impression-
nable, un « écho sonore ». Ce n'est pas davantage un génie ora-
toire et abondant, un accumulateur de mots, un assembleur
d'imag'-es, qui s'appellent, qui s'engendrent les unes les autres.
TjC vol des grands oiseaux, lorsipi'ils commencent à s'élever de
terre, a toujours un peu de lourdeur et de gaucherie. Ceux-là
ne volent pas, ne sautillent pas de branche en branche; ils
n'émigrent pas : ils ont une maison et une aire; ils ne vont pas
en bande, comme les étouriieaux, mais ils planent très haut, à
perte de vue: ils sont avec cela farouches et cachés; on ne les
aperçoit (pie rai-ement, dans cei'tains pays.
La j)lupart des poètes, des petits, se passent d'inspiration et
de poésie, ou, en d'autres termes, ils se croient inspirés quand
ils composent, et poètes quand ils riment. Ce n'est pas assez.
L'imagination de Vigny est plus grave : elle ne veut ])as de tous
les sujets; sa sensibilité, plus fière : elle ne veut pas de tous
les jiublics. 11 ne chei'chc pas à exciter la foule, à la tenir en
goùf et en haleine par une [)roduction incessante, à jeter son
nom et ses vers aux quatre vents. 11 a le culte de son art mysté-
rieux. Vn petit nombre d'heures choisies, réservées, consacrées
DEUX GRANDS l'OKTES 321
à riiis|»ii';iti(tii ; la Iciitr iiiiliali(jii du icciicillniiciit ; le li'avail
(le la |M'Mséo, los extasos ol N's visions diirùvo, ('tcdliri r/'closion
(lu i»oriiie; puis, en liain<' de riui|ir(»visati(tn, de la Ijanalilû, la
poursuite, ardente et patiente, du heau Ici qu'on l'a couru, le
souci de la forme rare, du vers définitif et nouveau, qui doit
revêtir I idi'c... la délicatesse et la conscience d'un Viprnv ne se
contentent pas à moins. Que cet etTort reste inaperçu et insoup-
çonné, peu lui importe! Que d'autres, à ses côtés, plus abon-
dants ou moins difliciles, s'abusent eux-mêmes et abusent le
public, qui n'est pas composé de poètes, sur la fertilité de leur
génie! Il ne tient ni à faire illusion, ni à faire école. Il obéit à
sa nature en se conformant à son idéal. Et c'est lui qui a choisi
la meilleure part. « Ces poèmes, écrit-il, dans sa courte et fière
préface de 1837, sont choisis par l'auteur parmi ceux qu'il com-
posa dans sa Aie errante et militaire. Ce sont les seuls qu'il jusre
dignes d'être conservés.... Le seul mérite qu'on n'ait jamais dis-
puté à ces compositions, c'est d'avoir devancé en France toutes
celles de ce genre, dans lesquelles une pensée philosophique est
mise en scène sous une forme épique ou dramatique. Ces
poèmes portent chacun leur date. Cette date peut être à la fois
un titre pour tous et une excuse pour plusieurs ; car, dans cette
route d'innovations, l'auteur se mit en marche bien jeune, mais
le premier. »
Ses premières poésies sont divisées en trois livres : le Livre
imistiqiie, le Livre antique (Antiquité biblique. Antiquité homé-
rique) et le Livre moderne. Le Livre mystique, le plus beau des
trois, assurément, et le plus original, comprend trois pièces :
Moïse, poème, Eloa ou La Sœur des anges, mystère en trois
parties, — Naissance, Séduction, Chute, — et le Déluge, mvstère.
Moïse est daté de 1822; Eloa et le Déluge ont été écrits en 1823.
On comprend sans peine que l'imagination de Vigny se soit
alors portée vers des sujets de cette nature. En même temps que
son âme à lui un jeune poète exprime toujours l'àme de ses con-
temporains. Moïse, Eloa et le Déluge sont bien, en elTet, des sujets
et des poèmes romantiques, dans les premières ferveurs du
romantisme naissant. Toute la jeunesse de cetempsdà(1820-1830)
est religieuse ou elle croit l'être; c'est, comme il arrive, une con-
viction chez quelques-uns, une moile et une imitation chez le plus
Histoire de la langue. VH. 21
:î-22 les poktes
i:raii(l ii(»nilii"o. La renaissance de la foi a sur l'art en g-énéral,
sur la jtoésie en particulier, une inlluencc (|ui va être bientôt
ufTaiMic ou contrariée, mais qui n'en est pas moins, quelques
années durant, profonde et heureuse. On a besoin, moralement,
d'émotions nouvelles, littérairement, de sujets nouveaux. Le
succès des Mcditatioits de Lamartine, subit, imprévu, en est
une preuve éclatante. Les trois poèmes du Liv7'e mystique, sans
avoir le même éclat ni le môme retentissement, s'adressent au
môme public et r(''j>(»iiilenl aux mômes aspirations. Le Moise
d'Alfred de Vigny est plein de grandeur. C'est peut-être Cha-
teaubriand et le Génie du Chrisliditisine i[m l'ont initié à la Bible
(disons encore une fois, pour ne plus le dire, qu'on retrouve
partout dans la poétique et dans la poésie du romantisme l'em-
preinte de Chateaubriand) ', mais l'imagination de Vigny n'est
pas une imagination à la suite : son Moïse qui s'entretient avec
Dieu sort de la Bible elle-même, directement aperçue, sentie et
comprise. La partie descriptive du poème a tout l'éclat d'une
Orientale, sans fausses couleurs et sans procédés; la partie phi-
losophique, et d'une philosophie si ditTérente de celle du
xvuf siècle, le discours «le Moïse, chargé d'années, accablé sous
le jioids de son destin, au Dieu des prophètes abondent en vers
grandioses et inaltérables où le souffle de la Genèse a vraiment
passé.
Ilélas! je sais aussi tous les secrets des cieux
Et vous m'avez prêté la Ibrce de vos yeux.
Je commande à la nuit de déchirer ses voiles...
Eloa, œuvre de sentimeni, de [)assion et de pitié, dont le
charme n'a pas péri, est une sorte de mystère byronien, mais
d'un Bvron jdus élégiaque et plus attendri. L'âme mélancolique
du poète s'y révèle déjà ; il y a exprimé, à sa manière, la tris-
tesse romantique des amours fatales. Eloa, la sœur des anges,
est la sœur aussi des jeunes filles et des jeunes femmes d'une
génération intjuiète et passionnée. Transportons-la au théâtre :
1. « Chateaiiliriand peut être considéri' comme l'aïeul, ou, si vous l'aimez mieux,
comme le Sacliem du Ilomanlismc en France. Dans le (irnic du Clirislianisjiic il
restaura la caUu-drale f-'othique; dans les Natcfiez, il rouvrit la j^'rande nature
fermée; dans Heur, il inventa la mélancolie et la passion moderne. » (Th. Gautier,
Histoire du liotnautisme.)
DKUX GRANDS l'OKTES 323
elle deviendra Killy IJell, doiil I;i |dli('' pour (>li;itleili»ii va se
cliaiii^cr en amour; elle sera doua S(d, i|iii |(i"él"ère un handit à
un roi, la reine d'Ksjjagne (jui élève Uuy IJIas juscjuà elle ou
descend vers lui.
Dans le Livrr aiil/t/Kc, — Anli(|uil('' Iiildi(|n(\ — nous ne lisons
plus guère maintenant que la Fil/a t(e Jc/ili/r, et, à ce |K»int de
vue de la Bible retrouvée ou imitée, il serait intéressant de com-
parer Tart de Vigny avec Tart plus complet, plus habile et
moins touchant de Leconte de Lisle. Le Bain, fragment d'un
poème de Suzanne, amènerait une autre comparaison avec la
Suzanne d'André Chénier, Dans l'autre partie du même Livre,
— Antiquité homérique, — dont le sous-titre ne s'expli<pie pas
très bien, car il n'y a rien là d'Homère, peu de choses s'impo-
sent à l'attention. Le Livre moderne lui-même, malg'ré la pièce
célèbre du Cor,
J'aime le son du cor, le soir, au fond des ])ois...
qui évoque, avant la Légende des siècles, Roland et Charlemag-ne;
malgré une autre pièce brillante et un peu longue, La Fréfjale la
Sérieuse, n'est pas, non jdus, du meilleur Vigny, de celui qui
est supérieur à toute critique. Mais il y a pour couronner, pour
relever ce livre imparfait, une Elévation sur Paris (1834), iné-
gale, obscure, parfois étrange, qui fait déjà pressentir la seconde
manière de Vigny, incomparable celle-là et sur laquelle il voulait
être jugé.
Les Destinées, poèmes philosojdiiques, dont le premiei-, (|ui a
donné son nom au livre, date de I8i9, sont une œuvre posthume.
Ici, toutes les pièces, en très petit nombre d'ailleurs, — il n'y
en a cpie onze, — sont de vrais chefs-d'œuvre. Pour goùtei- |»lus
pleinement le plaisir d'admirer, débarrassons-nous tout de suite
de critiques ou plutôt de chicanes sans importance. Le style de
Vigny, même dans Les L>estinées, est parfois pénible et dur,
parce que la pensée, toujours puissante, ne s'est pas entière-
ment dégagée : la clarté, l'aisance, la souplesse lui font, par
endroits, un peu défaut; mais, en revanche, que de beautés
neuves et hardies!...
Le poète touche à son arrière-saison. Il a trouvé le genre qui
convenait, qui s'appropriait le mieux à sa nature : la poésie
32i LES POETES
philosoi>lii(iue, les Elévations. An fui' cl ù mesure que la nialu-
rité venait pour lui, sa philosophie s'est précisée. Nous en avons
vu les sources et les origines : elle ahoutit maintenant. Vigny
se repose dans un fatalisme tantôt résigné, tantôt amer, qui se
liailuil ou se devine dans chaciiii de» ses pc^èincs. Cette maison
synilM)li(|ii(' du IJerger, (jui se cache dans la bruyère des monta-
gnes, oii le poète veut emmener sa compagne, son amie, Eva, la
sœur de son exil, est le refuge de ses tristesses inconsolées. Fuir
loin des villes, se soustraire à l'esclavage humain pour ne plus
écouter que le bruit harmonieux i\o sa jiensée dans le silence
austère de la nature, dans la paix des calmes horizons; ne plus
avoir j)Our amis et pour confidents que le crépuscule, les joncs
de la source isolée... (imaginons un grand tableau de M. Puvis
de Chavannes : Le Recueillement, qui traduirait l'idée de Vigny
en formes pures) : V(dlà désormais le rêve préféré du poète.
La Maison du Bercer est une sorte d'anal hème contre le
réel. La rêverie, « amoureuse et paisible », n'a plus de place
ici-bas que dans quelques âmes silencieuses. Le monde « rétréci
par notre expérience » est sans charme; l'honime moderne,
armé par la science mais desséché par le calcul, a renoncé aux
illusions. La poésie elle-même, « la fille de saint Orphée », ne
peut jilus se faire entendre. Avilie ou médiocre, étoulTée par le
bruit des villes, par l'oi'age des révolutions, par la clameur des
tribuns, profanée par des prêtres indignes, elle est la « Vestale
aux feux éteints » qui mouiwa bientôt dans un temple aban-
donné. Et pourtant c'est elle seule qui pouvait encore guider
vers l'avenir la marche incertaine de l'humanité. Car cet avenir
est obscur et mena(;ant : la triste humanité exhale sourdement
de grandes plaintes...
Voir ceux qui sonl passtVs et ceux qui passeront, j
assister à la fuite du temps, au renouvellement du décor des
choses et de la misère liiiiiiaini', le! est, devant la nature impas-
sible, le dernier vœu du poète désabusé.
La Mari du Loup exprime avec plus d'àpreté encore la même
philosophie.
Fais énergiqucment la lonf,'U(' et lourde lâclie
Dans la voie où le sort a voulu l'appeler.
Puis, après, comme moi, souffre el meurs sans parler .
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LUT FP
T. VU, CH. VII
ASS'JKJE® ©a 'V:£^WT,
ALFRED DE VIGNY
D'APRÈS UN DESSIN DE JEAN GIGOUX
D1:L\ (iUA.NlJS l'iiKTES 325
y>6' Molli des Oliviers (18G2) linit par celle jilaiule ihjulou-
reuse qui est un cri de révolte et une leron, toute stoïcienne, de
silence :
Le Silence.
S'il csl vrai qifaii Jartlin sacré des Écritures
Le Fils de rilomme ait dit ce qu'on voit rapporté,
Muet, aveugle et sourd au cri des créatures
Si le Ciel nous laissa comme un monde avorté,
Le juste opposera le dédain à l'absence
Et ne répondra plus que par un froid silence
Au silence éternel de la Divinité.
Ce (jui achève la heaulé de ce stoïcisme, c'est qu'il n'exprime
pas seulement une àme lière, il la soulage. Il s'attendrit, en eflet,
devant « la majesté des souffrances humaines » ; il est plein d'une
douceur infinie, d'une pitié, brève et poignante, pour les maux
humains. Et par là, comme par bien d'autres aspects de son
œuvre, si profondément originale, Alfred de Vigny est un pré-
curseur. Il a devancé, il a deviné notre temps, avec tous ses
problèmes qui inquiètent la pensée, ses angoisses morales, ses
aspirations vers plus de lumière, plus de justice, plus de charité,
ses espérances, ses déceptions, en un mot sa grandeur et sa
misère. La Sauvage, La Bouteille à la mer, }Vanda,V esprit pur
entretiennent encore
L'idéal du poète et des graves penseurs;
la « Tour d'ivoire » domine notre horizon.
Alfred de Vigny n'a pas eu de disciples ni d'imitateurs à pro-
prement parler; il ne pouvait pas en avoir. Et cependant, sur-
tout depuis sa mort, car il n'a pas obtenu de son vivant la part
de renommée à laquelle il avait droit, il a exercé l'intluence la
plus profonde sur la jeunesse de notre pays. L'élite de cette
jeunesse pensive est allée à lui ; c'est peut-être lui qu'elle admire,
qu'elle aime le plus entre tous les grands poètes du Uoman-
tisme. La raison en est simple : son admiration littéraire pour
le poète s'accroît de tout le respect qu'elle a pour l'homme. Elle
sent de plus en plus, à mesure que les comparaisons et les con-
trastes l'ont mieux avertie, combien la beauté d'un caractère,
la fierté d'une àme, la noblesse d'une existence, ajoutent à la
valeur d'une œuvre poétique. C'est une sorte de }iiédestal sur
32G LES POÈTES
l('(|iu'l le [loèlo ainsi (''lové |>ai-aîl plus grand. Alfred de Vigny a
été aussi |ieu (|ue possiMe un houinie de lettres, dans l'ordinaire
et inédioere aece|ili(ui du luol ; il a vécu loin des cénacles, des
cfderies, des petites sociétés, si vulgaires, d'admiration ou de
complaisance mutuelles : il n'a jamais célébré ni exploité lui-
même sa renommée, jamais cédé au vain plaisir d'attirer sur
lui ratteulion de ses contemporains en se prêtant à leur curio-
sité ou en ilattant leurs idées. II a mé[)risé beaucoup de g'ens et
beaucoup de choses. Le culte de l'art et de la pensée n'a pas eu
de prêtre plus sévère. Aussi est-il encore le poète préféré des
âmes recueillies. On revient à lui aux heures tristes, qui sont à
la fois les plus nombreuses et les plus chères de la vie, comme à
un maître de prédilection. La Maison du Berger, la Tour d'ivoire,
sont les refuges de paix, d'orgueil ])eut-être, mais d'orgueil
nécessaire et fortifiant, oîi nous nous enfermons avec lui.
Alfred de Musset. — Tout autre est Alfred de Musset
(1810-1857).
('elui-là est vraiment le poète de la jeunesse et de la passion.
Il en a eu tous les caprices et tous les orages, depuis ses pre-
miers vers, qui ne sont guère que de brillantes espièg^leries,
jusqu'aux vers déchirants, pleins de larmes et de sanglots de
son àg-e mûr (iSiO) :
.J'ai perdu ma force et ma vie
Et mes amis et ma gaité,
J"ai perdu jusqu'à la fierté
Uui faisait croire à mon génie...
Ouatid on a lu les œuvres poétiques d'Alfred de Musset, qui
nous donnent d'ailleurs de lui une idée si vraie, parce qu'elles
sont toujours natundles et inspirées, il faut, pour les mieux
coin|U'endre, lire encore la très vivante biographie que son fi'ère
Paul nous a laissée, en faisant la part de l'amitié fraternelle et
il la condition de la compléter ou de la rectifier sur quelques
points. Elle est trop connue ou troj) facile à connaître pour (pie
nous la résumions ici : nous y renvoyons le lecteur ainsi qu'aux
souvenirs de M"'" Jaubert, de M""* de Janzé, à la Correspondance,
aux Lettres d'un voi/af/enr, et au fameux roman Elle et Lui de
George Sand.
Aucun poète des commencements du xix" siècle ne marque
DEUX GRANDS POÈTES 327
niioux qu'Alfred do Miisscl riiilhiciicc du roni.iulisuic, (••juliarii'
ou iH)rrii:é par l\'si)ril classiiiuc, cl r(''ci|»r(Hjii('nu'nt. Fj'arirais de
race pure, Parisien d'origine, cet « enfant du siècle » qui naît à
la vie littéraire aux environs de tS'ÎO, débute par le romanlisnic
pur, hardi et tapageur, à la cavalière. Introduit par l'aul Fou-
cher, le beau-frère de Victor Hugo, il lait partie du prcniicr
Cénacle; il danse et il dit dos vers aux soii'éos joyeuses du bon
Nodier, à l'Arsenal; il est tour à tour oxoti(iue et « moyen-
âgeux », comme ses camarades, shakespearien, byronien, amou-
reux de l'Espagne et de l'Italie, qui sont à la mode, mélanco-
lique à ses heures, coloré, sentimental et dandy, dandy surtout;
il ressemble à un page de Devéria'. Le dandysme naturel et un
peu voulu, le romantisme à fleur d'àme, ironique et intermittent :
voilà bien, en effet, la jjremière forme, le premier genre, ingénu
ou emprunté, d'Alfred de Musset. Il aime ce qu'on paraît aimer,
il fait, sans effort et sans apprêt, ce qu'il voit faire autour de
lui, mais en écolier plutôt qu'en disciple. Les vrais disciples,
convaincus et absorbés, n'ont pas d'espril, ils n'ont que l'esprit
d'imitation : le « Maître » impose à ses satellites; ils l'admirent,
lui obéissent, et ils le copient. Alfred de Musset, déjà, ne copie
personne. Il s'essaie, il s'amuse par virtuosité, à des improvisa-
tions, à des exercices romantiques dont quelques-uns ont un air
léger de gageure ou de parodie; il se moque spirituellement de
lui — et des autres.
Comme il est très jeune (il y aura trois phases distinctes
dans sa vie et dans son œuvre : les Caprices, les Passions et les
Tristesses), il ne prend pas au grand sérieux toutes les innova-
i.
Alors dans la grande lioutKiuc
Romantique,
Chacun ayait, maître ou gareon,
Sa chanson.
Nous allions, brisant les pupitres
Et- les vitres.
Et nous avions ])luine et grattoir
Au comptoir.
Et moi, de cet honneur insigne
Trop indigne.
Enfant par hasard adopté
Et gâté,
Je brochais des ballades, l'une
A la lune,
L'autre à deux yeux noirs et jaloux
.\ndaloux.
(A. Je Musset, Iteponsc à C/iarlus yodicr, 1843.)
328 LES POÈTES
lions, loutes les faiilaisics, })(i(''(i(jues cl [>rus()(li<{uos, de la jeune
école. Son originalih'- ininicsaiitiric el ircalcilranle s'insurge
(le lionne heure. C'esl ainsi, jiar exemple, (jue la l'inie riche, si
aisée, réi)ilhète rare, si puérile, la couleur locale, si artificielle,
ne le tentent pas. Il disait, dès 1829, en revenant d'une séance
de lecture : « Je ne comprends pas (|ue, pour faire un vers, on
s'amuse à commencer j»ar la lin, en remontant le courant, tant
hien que mal, de la dernière syllahe à la première, autrement
dit de la rime à la raison, au lieu de descendre naturellement de
la jtensée à la rime, ('e sont là des jeux d'esprit avec lesquels
on s'accoutume à voir dans les mots autre chose que le symbole
des idées. » 11 ne reirardait lui-môme sa liallade à la Lune que
comme un simple hadinage : « le point sur un I » était une pre-
mière malice à l'adresse des romantiques très graves, des rêveurs
éperdus de ce temps-là, qui regardaient « l'astre nocturne » avec
des yeux blancs. Ses poésies d'alors (1828-1831), les Contes
cVEspagne et d'Italie, Venise la rouge, le Vieux Moutier, \Anda-
louse, même Don Paé'z et Portia, se ressentent de la mode, subie
ou acceptée, mais sans contraindre le libre jet de sa propre
humeur. Il aura beau traduire dans le Saule tout un passage
d'Ossian :
Pile étoile du soir, messagère lointaine. ..
son crâne n'a rien d'ossianique. Mardoche est un romantique
très émancij)é qui a jeté « son chapeau cassé » par-dessus les
tours de Notre-Dame.
Les Vœux stériles :
Grèce, ô mère des arls, terre d'idolâtrie,
qui se terminent par ces vers désabusés :
Temps heureux, temps aimés! mes mains alors peut-être,
Mes lâches mains pour vous auraient pu s'occuper;
Mais aujourd'hui, pour qui? dans quel bul, sous quel mailre?
L'artiste est un marchand et l'art est un métier...
Les Pensées de Rafaël, gentilhomme français :
France, ô mon beau pays! j'ai de plus d'un outrage
On'ensé ton céleste, luirmonieux langage,
Idiome de l'amour...
Mère de mes aïeux, ma nourrice et ma mère.
Me pardonneras-tu?...
DEUX GIIANDS POKTKS 320
n'est-ce pas le reloiii' ilu joiiiie porte des Contes, (CEsji'Ujne et
d'Italie à ses deux patries v(''i'ital)les, l;i (irèrc et la France, à la
simplicité, au naturel, à la poésie sincèn,' et purement humaine,
telle (pie l'air du temps, le soleil de la vie, la font éclorc naïve-
ment dans une àme fraîche?
La Coupe et les Lévites, avec la préface moqueuse :
Mon verre n'est pas fj;rand, mais je bois dans mon verre...
A quoi rc'vent les Jeunes filles, où il y a Itieii plus de Marivaux
que d'Ossian ; Naniouna enfin, où le jeune poète est, par moments,
un très grand poète qui ne doit plus rien à personne, sont les
dernières œuvres juvéniles de la première manière d'x-Vlfred de
Musset. Et cette fois, de peur qu'on ne s'y méprenne, comme
pour rompre avec son passé d'enfant, le poète, sans lui douner
l'importance d'un manifeste, d'une déclaration, nous a exprimé
lui-même sa Poétique. La voici :
... Sachez-le, c'est le cœur qui parle et qui soupire,
Lorsque la main écrit, c'est le cœur qui se fond;
C'est le cœur qui s'étend, se découvre et respire.
Comme un gai pèlerin sur le sommet d'un mont,
Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire,
A dépecer nos vers, le plaisir qu'ils nous font.
Après Octave et Rafaël, Rolla nous apparaît, le triste Rolla,
qui ressemble comme un frère au pauvre jMusset :
Ce n'était pas Rolla qui gouvernait sa vie,
C'étaient ses passions; — il les laissait aller,
Comme un pâtre assoupi regarde l'eau couler...
Musset, de même, a été gouverné, agité, ravagé, par ses pas-
sions. Elles étaient soudaines chez lui et irrésistibles. Elles
n'étaient pas moins profondes : son imagination ardente ju'olon-
geait en lui et renouvelait, au moindre appel du souvenir, les
émois de la sensibilité. Au rebours des analystes, des s|>ectateurs
d'eux-mêmes, d'un Goethe, par exemple, ou des grands littéra-
teurs — Chateaubriand et Victor Hugo — qui profitent de tout
pour transformer leurs émotions en littérature, il était à la merci
des siennes. « C'est moi qui ai vécu, s'écrie Perdican, et non
pas un être factice, créé par mon orgueil et mon ennui ' ! »
1. " Tu te sentais jeune, tu croyais que l;i vie et le plaisir ne doivent faire
.{30 LES POETKS
11 y a là crrtaiiieiiu'iil la trace (rime iiiiluence liéréditaire et
•lu ressouvenir de ceilaiiies lecl lires. Son j)ère, M. <le Musset-
Palhay, avait été un grand admirateur de Rousseau. L'auteur de
la Confession d\in Enfant du siècle avait, lui aussi, aimé tout
jeune les (Jon fessions cl la Nouvelle Ilétoïse; il inclinait, par tem-
|térament et par élégance, vers le libertinage d'esprit et de cœur
de notre xviu'' siècle. La sensibilité brûlante d(,' Jean-Jacques,
la sensualité plus line de labbé Prévost, de Crébillon fils, de
Laclos, se retrouvent en lui. La délicieuse fig-ure de Manon et
celle de Nérine, « l'éternel soupir » de Léopardi, sont certaine-
ment les deux visag'es de femme, les deux apparitions qui ont
le plus liante sa jeunesse. L'amour, non pas épuré ou platonique,
l'amour complet, le désir cruel de l'àme et de la chair, violent
jus(jirà la frénésie, douloureux jusqu'à la souITrance, a enchanté,
a dévoré sa vie.
Hélas! mon cher ami, c'est là toute ma vie,
dira-t-il, [dus lard, dans une Soirée jjerdue,
Tandis que mon esprit cherchait sa volonté
Mon corps avait la sienne et suivait la beauté.
L'àme et le corps, le cœur et les sens, la rage d'aimer, d'aimer
toujoiu's, qui mènera peu à peu le « poète déchu » à la
débauche, livrcsse de la passion en un mot va s'emparer de
Musset. Son dégoût de la vie banale ou réglée, son besoin
nerveux des émotions fortes, des sensations aiguës et déchi-
rantes, font de lui une victime toute préparée.
Un grand amour, tragique et douloureux, qui ne s'éteindra
jamais,
Ote-moi, mémoire importune,
Ote-moi ces yeux que je vois toujours!...
des fantômes charmants, entrevus ou désirés, qui réveilleront
à chaque instant la première image, un désir d'aimer, toujours
furieux, jusqu'à l'épuisement de la sève et du génie : ce sera
toute l'existence, inquiète et inassouvie, de Musset. Le verre
de vin ou d'absinthe dans lequel il « noiera sa misère » ne
iiu'im. Tu le fatiguais à jouir de tout, vite et sans réfioxiou. Tu méconnaissais
la gramJiMir et lu laissais aller ta vie au gré des passions (jui devaient l'user et
l'éteindre... • (G. Sand, Lettres d'un vo'jaf/ew, p. 23, p. 29.)
DKIX GKANDS PllKTKS :t3l
sera qiio le (leniicr liicuvaj^c tic coltc ivresse Imijoius alléi'ée.
Les hypocrites et les pharisiens peuvent plaindre ce qu'ils ap|>el-
lent sa déiiradatiou. Les cdulidences <h' son frère et ses pro|»res
aveux nous permettent de deviner avec plus de sympathie,
d'excuser au moins avec [)lus de tendresse cette àme de
poète sur laquelle le souflle de l'amour avait passé. C'est ce
qui fait d'Alfred de Musset, même après les lyriques, grecs ou
latins, qui ont exprimé les mêmes joies ou les mêmes douleurs,
un poète éléiiia(|ue incomparable, le plus passionné de tous, le
plus sincère, le plus malheureux. De 1833 à 1838, de liolla,
ce cri de passion, juscju'à VEspoir en Dieu, ce cri de détresse,
il y a cinq années de production poétique oîi c'est avec le sang-
même de son cœur qu'il a écrit ses plus belles œuvres.
Les quatre Xuils de Musset, — la Nuit de mai, 183o, la
Nuit de décembre, même année, la Nuit d\ioût, 1836, la Nuit
d'octobre, 1837, — n'ont d"é([uivalent dans aucune littérature.
Ces dialogues du poète avec la muse sont des entretiens réels,
des efîusions sincères. La muse d'Alfred de Musset n'était pas
un être de symbole et de convention, mais une personne vivante,
— vivante pour lui, — avec laquelle il avait des rendez-vous.
Elle descendait vraiment du ciel sur la terre pour le visiter. Son
fi'ère nous apprend qu'il la sentait venir, et il en fêtait la venue.
Ces jours-là il fermait ses fenêtres, il allumait des flambeaux,
il mettait des fleurs sur sa table et sur sa cheminée, il se livrait,
il s'abandonnait tout entier à l'inspiration. Aussi jamais inspi-
ration n'a été moins contrefaite ou moins laborieuse; jamais le
vers tour à tour attendri, coloré, rêveur, n'a coulé de source avec
une veine plus naturelle et plus abondante. Aucune de ces iVw//.s
ne ressemble à l'autre, comme il arrive si souvent aux élégies.
La Nuit de mai, plus joyeuse et plus animée, \di Nuit de décembre,
plus funèbre, la .Vîn7(/'rto??/. plus mélancolique, la Nuit d'octobre,
plus a|)aisée, expriment chacune avec un accent particulier, que
relève l'accompagnement du rythme, un état difTérent de lame
du poète dans les crises de sa jeunesse.
Ce serait le lieu d'insister ici ', en regardant de plus près telle
de ces pièces, sur la facture même d'Alfred de Musset, — on ne
Voir Sainle-Heuvc, Causeries du Lundi, XIU.
332 LES l'ÛKTES
|>('iit pas tliic sur ses procédés, cai- il n'en a [loiiit, — sur sa
Miaiiiére, sur la souplesse et la légèreté de ce vers agile, sur
ses images, naturelles et imprévues, sur son harmonie, sur sa
métrique aussi et sur la variélé de ses rytlunes heureux, tou-
jours appropriés au sujet. La rythmique et la musique des vers
de Musset sont délicieuses. La |»lirase poéticjuc, — rappelons-
nous, par ex(Mn[)k', le connucncemcnt de la Nuil de mai :
Parlons, nous sommes seuls, l'univers est à nous...
se déroule et chante avec une mélodie et un charme inexpri-
mables. La limpidité, la g-ràce, l'esprit, l'éclat, toutes les res-
sources de la pure langue française, de la langue française
enrichie et assouplie par le Romantisme, se sont rassemblées et
fondues là dans le plus juste et le plus rare des accords. l..a
place nous est mesurée : nous n'avons pas le loisir de nous
étendre; le lecteur qui aime et qui comprend Alfred de Musset
fera de lui-même cette étude complémentaire.
A coté des Nuits, d'autres pièces célèbres, d'origine et de
nature diverses, sont pour nous de nouvelles révélations soit du
génie, soit de l'existence même, d'ailleurs inséparables, d'Alfred
de Musset. Nous y retrouvons son àme frémissante et légère,
— moins légère qu'on ne l'a dit, — oii chaque journée, dans ce
qu'il appelait lui-même ses crises de poésie, faisait naître une
émotion grave ou souriante, selon qu'elle amenait la joie ou
la jioine. Lucie est un adieu triste à une vision entrevue. Une
bonne forliuie est un souvenir de voyage, un profil charmant
de voyageuse, une ])age d'album illustré, prise dans un coin de
la Forêt Noire. La Lettre à Lamartitie {[^'Sù) est un des plus
beaux cris de regret poignant qui soient sortis d'un cœur
d'homme. S'il est vrai, comme on l'a dit, que l'auteur du Lac,
« l'amant d'Elvire », soit resté insensible ou indillérent à cett(;
poésie oîi peut-être il ne trouvait pas assez de la sienne, si
Lamartine vieilli a traité en enfant Alfred de Musset, il a été,
ce jour-là, ingi-at et injuste. Pour nous, Fadmirable désespoir
du pauvre laboureur, dont le champ a été rasé i)ar le tonnerre,
la beauté mélancoli(|ue des stances de la fin :
Oéalure d'un jour, qui l'agiles une heure...
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VU. CH. VU
y
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-*C2r-
;- '• \
/■u'i.^
J
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Armaihl Colin A C", EJit^iirs, Pans.
ALFRED DE MUSSET
DAPRÈS UN DESSIN D'EUGÈNE LAMI
Appartenant à la Comédio-rrancaise
DEUX GIIAMIS l'OKTKS 3;t3
sont (liiii |M(("'lo (cl soiitieons ([uil ;i \ iiiL:l-(iii(( ;uis à |iciiH') (jiic
nous complniis |Kii'iiii les [iliis <''iii()ii\ .mis (|iii .liciil racDiilt' la
niisôrc dr 1 lidinmc, Ir mal do vivre, entre res|i(''rance et l'illu-
sion.
Les Stances à la MaUhrait sont »lo relie même aum'c féconde
où le poète donne au imldic, outre la Lellre à Laïuarthie, le
Salo)i de 18."U), son j»roverl»e : // »<" fa ni jurer de rien, et les deux
premières Lettres de Dnpuis et Colonet, confidences malicieuses
d'un romantique décidément désabusé. Il semble qu'en pleurant
sur la Malibran, victime de son génie, martyre de son àme,
De la liarpe vivante aftachéc à son cœur,
le poète ait un peu pleuré sur lui-même, sur sa jeunesse con-
sumée. N'avait-il pas chanté, lui aussi, comme la Malibran,
jeté, comme elle, « ces cris insensés » qui sortent du cœur
mais qui ré|)uisent en le déchirant? Lui non plus ne s'était pas
soucié de « bien porter sa lyre », de feindre, pour amuser
l'ingratitude humaine, des sentiments non éj)rouvés, de verser
quelques-unes de ces larmes fausses qui suffisent trop souvent
aux artistes et aux spectateurs. Pour lui aussi, sa belle jeunesse
De ses yeux fatigués s'écoulait en ruisseaux;
la pâleur de sa joue amaigrie prouvait qu'il avait « tenté
Dieu » en « aimant trop la douleur y>. En regardant la Malibran
mourir, il assistait aux funérailles de sa propre jeunesse, et il lui
disait :
Meurs donc, la mort est douce et ta tâche est remplie.
Ce que riionime ici-bas appelle le génie,
C'est le besoin d'aimer; hors de là tout est vain.
Et, puisque tôt ou tard l'amour humain s'oublie,
H est d'une grande àme et d'un heureux destin
D'expirer comme toi pour un amour divin.
(Octolire i83G.)
La jeunesse de Musset est morte, en efîet, ou elle va mourir.
A l'âge des caprices, à celui des passions, va succéder l'âge des
tristesses, des regrets, non j^as de la déchéance du poète, bien
qu'il lait dit, puistpiil n'a encore (jue vingt-huit ans et qu'il ne
cessera pas décrire, mais d'une sorte de sommeil interrompu,
334 LES PÛKTHS
avecdcs réveils clianiiaiils. A p.irlir «le 18.'{(S — V K^^poiven Dieu,
— ses poésies auront un Jiiitrc caraclrre. La foi ne peut ni le
guérir ni le consoler : il a vainement tendu vers Dieu des
mains plus suppliantes (|ue résignées; la vie ne le consolera pas
davantage; le plaisir ne lui donnera pas l'oubli. La muse, à
des intervalles plus rar<'s, viendra encore le visiter, mais ce
ne sera j)lus tout à fait celle des Nuits : l'inspiration est plus
courte, le vers plus léger, plus triste ou plus amer. C'est
l'époque de Dupont et Durand (1838), une satire dialo-
guée où le poète montre surtout (pi'il avait bien de l'esprit,
quand il daignait en avoir; de V Huile — Rodolphe et Alhert
(18:?0), de Sj/lvifi et de Simone (1840) dans la manière d'un
La Fontaine, moins gaillard (|ue l'autre, et où la rêverie et le
sentiment ont remplacé la gauloiserie; du Souvenir (1841) si
souvent comparé au Lfir et à la 'r)-islesse (TOlympio, plus
naturel peut-être et plus douloureux, plus semblable à la vie
que ces deux autres chefs-d'œuvre. Les trois pièces : iiie
Soirée perdue (1810), Sur la Paresse, Après une lecture (1842),
doivent être mises à part. I^a première est encore le récit d'une
apparition : un visage virginal de jeune fille a rajeuni, a
enchanté un moment la vieillesse précoce du poète, égayé ses
yeux las et blasés, fait battre son cœur éteint. Sur la Paresse
nous fait sentir et plaindre les premières fatigues, les dernières
irritations aussi du [)oète qui ne se voyait pas mis à sa vraie
place par ses contemporains, distraits ou jaloux, et qui prenait
à Régnier un peu de son amertume. Après une lecture nous
permettrait de revenir, si nous en avions le temps, sur sa Poétique.
Elle n'a j»as beaucoup changé, à vrai dire, depuis ses jeunes
années :
Le jour où l'IIclicon m'entendra sermonner,
Mon premier point sera qu'il faut déraisonner.
Mais l'âge de la déraison est passé pour le |)oète : on l'attend, il
finira par entrer à l'Académie.
N'oublions pas dans cette rapide nomenclature quelques son-
nets : Le Fils du Titien, « à Victor Hugo », « à M"" Ménessier-
Xodier, « à sa marraine » (M'"" Jaubert), « à Régnier, de la
Comédie Française, après la mort de sa tille », les plus beaux
DEUX (IIIANDS POKTKS :»:t:i
nui soioiit dans iiofro lai\::ii<', les plus liarmoiiirux cl les jilus
aisés, avec une di/ainc de sonnets du xvi" siècle, de Ronsard,
de Du Bellay ou d'Olivier de Magny. Citons enfin ces derniers
vers, sa plainte suprême, sou chanf d'ai^onie :
L'heure de ma mort, depuis dixliuil mois,
De tous les côtés sonne à mes oreilles,
Depuis dix-huil mois d'ennuis et de veilles,
ParloiU je la sens, partout je la vois.
Plus je me débats contre ma misère,
Plus s'éveille en moi l'inslinct du malheur,
Et dès que je veux, faire un pas sur terre,
Je sens tout à coup s'arrêter mon cœur.
Ma force à lutter s'use et se prodigue;
Jusqu'à mon repos, tout est un combat.
Et comme un coursier brisé de fatigue,
Mon courage éteint chancelle et s'abat.
(185-.)
La critique de son temps et du nôtre a souvent été injuste
pour jMusset. Elle l'a pris de trop haut avec lui. Elle lui a
durement reproché d'avoir suivi, à l'écart des autres hommes,
la pente de sa propre vie et répondu à l'appel de ses passions
plutôt qu'à la plainte de son temps ; elle a trop accusé son scep-
ticisme léger de s'être désintéressé de tous les g:rands problèmes
religieux, politiques et sociaux, qui ont tourmenté son époque.
Musset lui-même avait déjà répondu dans la Préface de la
Coupe et les Lévites :
Je ne me suis pas fait écrivain politique...
Il écrivait ailleurs, avec plus de tristesse, ou de mépris, qu'on
ne le suppose :
La politique, hélas! voilà notre misère...
Et c'est |)eut-ètre lui qui a raison. On lui a reproché encore,
dans un autre ordre d'idées — et ce reproche lui est venu des
poètes impassibles ou prétendus tels, — d'avoir été un poète
d'inspiration, mais un versificateur, un artiste trop facile, trop
insouciant et trop négligé. Le reproche, cette fois, tombe à faux,
en g'rande partie. Pour Musset, comme pour Régnier, un de ses
maîtres, comme pour La Fontaine,
Ses négligences sont ses plus grands artifices.
33() LES POÈTES
L'Inmiiiit' (|iii clirvillc lui a htujoiirs |>arii le « (Icrnior dos
Immaiiis », ot la clieville solfMiiiclIc ne lui a jamais seinlilr ni
i^racicuso ni [M)rti(iu(> : il lui a toujours préféré, à bon droit, le
ca|)rioo et rabaiidoii. 11 a toujours fait une difTérence énorme,
que nous avons peut-être trop raccourcie, entre l'art et le métier,
le porte et le versificateur. En comparant les jioéti(]ues et les
poésies, on peut trouver, sans dédain ni injustice pour personne,
que sa nature l'avait bien inspire, son instinct et son iroùt bien
averti.
///. — Autour du Cénacle.
Les amis de Victor Hugo.
Après ces deux très grands poètes, Alfred de Vigny et Alfred
de Musset, quelques autres, dans le même uroupe romantique,
ont eu leur mouKMitet méritent d'avoircncore leur part de célé-
brité.
Emile Deschamps. — Les deux frères Descbamps, Emile
(1~01-1871) et Antony (1800-1869), trop oubliés aujourd'bui,
furent tous les deux des romantiques de la première beure.
Emile Deschamps, sans avoir été à jtroprement parler ni un
précurseur ni un maître, était un des membres les plus ardents
et les plus actifs du « Cénacle ». Il combattit pour le roman-
tisme dans la Muse française, et publia en 1828 les Eludes
françaises et étrangères. Après avoir donné au théâtre des
comédies en vers et deux traductions, l'une de Roméo et
Juliette, l'autre de Macbeth, il fut surtout — laissant et voyant
grandir à côté de lui des gloires plus éclatantes — un poète
d'occasion; il dispersa, il gaspilla un peu son talent dans une
foule de pièces de circonstance. Sur la fin de sa vie (nous per-
mettra-t-on ce souvenir personnel?) il écrivait à des collégiens
du Ivcée Henri IV qui lui avaient demandé des livres j)Our leur
bibliothèque de quartier :
La poésie, amis, n'esl licn par elle-même...
C'est le bloc précieux, sans le divin contour.
C'est Galalhée ouvrant ses yeux de marbre au jour,
Pour qu'elle vive, il faut qu'on l'aime.
ALTtiUIl DU CKNACLE 337
IVnil-èlre na-l-il jias aimé la statue divine assez pour ranimer
(Tune forme immoitello et la faire vivre jusqu'à nous?
Antony Deschamps. — L'oriiiinalilé de son frère Antony
est plus forte et plus inquiète. On sait que son (l'uvre souffrit
un pou des troubles passairers de sa raison. Il aimait Iteaucdup
l'Italie, qu'il avait parcourue dans sa jeunesse et (ju'il contribua,
entre tous, à faire aimer jiar les jeunes romantiques. Il donna
une traduction en vers de VL'ii/rj- de l);uil(\ dont il ('-tait un
admirateur passionné, et peut-être ce lonii' commerce, cette
cohabitation de sa pensée avec un génie puissant mais étraniic.
ne furent-ils pas sans influence sur l'iniiuiétude de son esprit.
Ses œuvres poétiques. Dernières paroles (1835) et liêsitfnalion
(1839), nous expriment son mal secret :
Depuis longtemps je vis entre deu.x ennemis,
L'un s'appelle la Mort et l'autre la Folie...
Il disait encore, dans la fin d'un autre sonnet :
Si mon malheureu.v sort eut jadis quelque joie,
Triste, je m"cn souviens : et puis, tremblante proie,
Devant, je vois la mer qui va me recevoir!
Je vois ma nef sans mit, sans antenne et sans voiles,
Mon nocher fatigué, le ciel livile et noir
Et les beaux yeux éteints, qui me servaient d'étoiles!
Avec Emile et Antony Deschamps, nous avons deux médail-
lons de romantiques : l'un nous représente le romantisme facile
et dispersé : l'autre, le romantisme fiévreux, dantesque et un
peu malade. Ce ne sont pas seulement deux portraits; ce sont
peut-être deux symboles.
Sainte-Beuve. — Sainte-Beuve (1804-18G9), lui aussi, avant
de se plaire dans la critique — et qui sait si, avec le temps, ses
vers ne survivront pas à ses Causeries'^ — a vécu, a souffert du
romantisme. Il se croyait, il se savait un poète ; il en était
un, non |ias de la grande famille, et déjà il soutirait de le
constater. Trop sensualiste peut-être et trop sensuel (il avait
commencé par la médecine pour être l'homme de sentiment
et de naïveté que doit rester toujours le vrai poète; trop rélléchi
pour être passionné; trop curieux, trop critique, trop intel-
ligent pour s'abandonner à son instinct; trop liseur de livres
UlSTOinE riK LA LAXnUE. VII. 22
33S LES POETES
[Hiiii- ne lire (|iio dans son àmc», sans se dire assez que le poète
ne fait poinl l'analyse, mais snl»il le choc de ses émotions :
Sainte-Beuve poète, c'esl d'alKtrd, ce sera toujours Josej)li
Delorme.
Une étude complète sur le (aient et l'œuvre poétique de
Sainte-Beuve devrait avoir pour sous-titre : « Comment on
passe de la poésie à la critique, jtarce qu'on y trouve mieux
l'emploi de ses facultés ». Dans le premier recueil de Sainte-
Jieuve, la Vie, les Poésies et les Pensées de Joseph Delorme, la
vie, un peu arrang-ée, les pensées, un peu subtiles, sont encore
[dus intéressantes que les pdésies. « Par S(?s ij'oùts, ses études et
ses amitiés, surtout à la lin, Jose|)li appartenait d'esprit et de
cœur à cette jeune école de poésie qu'André Chénier lég'ua au
xix^ siècle du pied de l'éidiafaud et dont Lamartine, Alfred de
Vigny, Victor Hnijo, Emile Deschamps, et dix autres après eux
ont recueilli, décoré, agrandi le glorieux héritage. Quoiqu'il ne
se soit jamais essayé qu'en des peintures d'analyse sentimentale
et des [)aysages de petite dimension, Joseph a peut-être le droit
d'être compté à la suite, loin, bien loin de ces noms célèbres... »
Il se fa il i^ldire (février 1829) d'avoir été « sévère et pour ainsi
dire religieux dans la facture » — il attribua, en effet, une
importance un peu exagérée et il a])porta un souci minutieux à
certains détails d'expression et d'harmonie, qu'il relève avec
soin dans ses notes; il se loue — car ces confidences sont des
jugements,— « d'avoir exprimé au vif et d'un ton franc quelques
détails pittores(pios ou domestiques jusque-là trop dédaignés,
rajeuni ou refrap[té (juehpies mots surannés ou de bonne bour-
geoisie » ; il s'accuse, sans trop se condamnei- pour cela, « d'in-
dividualisme, de monotonie, ile vérité un peu crue, d'horizon
un {teu borné dans certains tableaux ». Il se connaissait bien et
il se comparait aux autres ; on n'a, pour le jnger, quà reprendre
ce qu'il a dit. \n peu réaliste et un peu bourg'^eoise, un peu
« lakiste » aussi par certains as|»ects à l'imitation de Wordsworth,
telle est cette poésie, le |dus souvent triste, laborieuse et pen-
sive de Sainte-Beuve, à l'âge timide des premiers essais. Il y
a là, en somme, un travail poétique très curieux, plutôt qu'une
vocation de poêle très déterminée.
Ses aulres recueils, Poésies diverses, à la suite de Joseph
AUTdLIl 1)L; CKNACLH :I39
Dclormi' ^ les Coiisoldliuns (mars 1(S;|(J) avec une déilicao'
pleine (IClViisioii , alors sincère, à Vicloi- Hng-o, les Penst'es
(fAoùt (octuhre IS.'J"), suivies, un |)eu |tlus lanl, de Noirs et
Soinu'ts, — ne sont pas très iliflërenls <lu premier. L'indivi-
dualisme, qui n'est qu'une petite manière d'èti'e oiij^inal, la
monotonie, faut-il dire la praucherie? un peu contrainte, qu'on
a toujours dans un ai'l pnur Ie(piel on n'est pas absolument
fait, le man<|ue de grâce, de souplesse et de renouvellement, y
apparaissent encore. Il n'y a pas de grande poésie sans sincérité,
sans expansion. La grande poésie, celle de Lamartine, de
Hugo, de Vigny, de Musset, a quelque chose d'involontaire :
c'est la différence du génie au talent. Le talent très souple,
très ondoyant de Sainte-Beuve s'est prêté un instant à la poésie :
il ne s'est pas donné à elle tout entier parce qu'elle-même s'était
refusée la première : elle n'aime que les instinctifs, les pas-
sionnés; elle se dérobe aux ingénieux.
Les Consolations, oh il y a encore bien des imitations
anglaises, sont plutôt des poèmes mélancoliques. L'auteur s'y
raconte lui-même, avec ses rêves, ses espérances, ses désillu-
sions; mais cette mélancolie, ([uil éprouve ou qu'il exprime,
nous parait plus littéraire que vraiment humaine, plus concertée
ou plus maladive que profonde. Il s'en moquait, plus tard,
quand sa longue profession de critique l'avait éclairé ou endurci.
En 182'J ou 1830, il avait pris l'air à la mode. On était alors
fatal, byronien, mystique de temps en temps et inconsolable : il
avait écrit des Consolations.
Lgs Pensées d'Août, commentées, expliquées par Sainte-Beuve
lui-même dans ses deux préfaces (septembre 1837, décem-
bre 1844), sortent de la même veine, un peu maigre et ingrate,
([u'il creusait toujours. Sainte-Beuve aurait voulu, de propos
délibéré, innover en poésie où l'on n'innove réellement que
lorsqu'on ne songe pas aie faire. « Plus désintéressé, plus rassis,
écrit-il, moins livré désormais aux confidences personnelles, il
aurait désiré établir un certain "-enre moven. » lL>di Pensée d- Août,
qui a donné son nom au volume, avec les histoires de Morèze,
de Doudun, de Ramon de Santa-Cruz, du poète Aubignié;
Monsieur Jean, maître d'école; les Épltres à Yillemain, à Patin,
à Musset, à l'abbé Eustache B. sont des échantillons de ce
;t40 LES POETES
« genre moyen », de cette poésie familière et intime (|ue Sainte-
IJciive a cultivée, comme un jai'din «le lauliouiy.
Il reste donc pour nous où il a voulu rester, à mi-côte, entre le
sol et le large ciel, dans « ce genre moyen » de la poésie à demi
critique. Son autre domaine, d'ailleurs, est assez vaste pour
(pie. en jioésie, il puisse se contenter de celui-là.
Théophile Gautier. — ï' y «^ deux opinions également
courantes el défendables, sur Théojdiilc Gautier (i 810-1 872).
Les uns, comme Baudelaire, le mettent tout au premier rang
des grands j)oètes, autant comme artiste que — ce qui paraît
d'abord surprenant — comme penseur. « Tbéophile Gautier,
écrit Baudelaire, a continué, d'un côté, la grande école de la
mélancolie créée par Chateaubriand. Sa mélancolie est même
d'un caractère plus positif, plus charnel et confluant quelque-
fois à la tristesse antique. « Et il ajoute : « D'un autre côté il
a introduit dans la poésie un élément nouveau, que j'appellerai
la Consolation par les arts, par tous les éléments pittoresques
qui réjouissent les yeux et amusent l'esprit. Dans ce sens il a
vraiment innové. Il a fait dire au vers français plus qu'il n'avait
dit jusqu'à présent; il a su l'agrément de mille détails faisant
lumière et saillie, et ne nuisant pas à la coupe de l'ensemble
ou à la silhouette générale... » Les autres, tout en admirant l'art
de Gautier, sa plastique, son coloris, en goûtant beaucoup la
ciselure irréprochable de ses meilleures pièces, y jLlé[)lorcnt une
insuffisance de pensée ou de sentiment, qui les rend sévères en
lin de compte.
La vérité se trouve peut-être entre ces deux jugements
extrêmes.
La gloire de Victor Hugo a un peu éclipsé celle de Gautier,
dont la modestie réelle, sous des dehors exubérants, s'est
cachée longtemps dans l'ombre du maître. L'œuvre, immense
et toulTue, du créateur jti'odigieux a nui de même, par son
rayonnement, à l'œuvre, délicate et choisie, du poète des Emaux
el Camées. Théophile Gautier était peintre (et il le sera toujours
la plume à la main) quand il s'enrôla dans le Romantisme : il
en fut, tout de suite, un des adeptes les plus brillants et les plus
« échevelés ». Son Ilisloire du Homanlisme en est la jtreuve. Le
Romantisme lui entra pour ainsi dire par les yeux : il eut la
AUTOUR DU CKNACLE 3*1
vision el le coup île soleil d'un art iiouM'aii. Il (levait, jtliis lard,
non pas al>jnror, mais revenir, de loin, à nos classifjues; il eoni-
inença par des hardiesses, par des impertinences et, comme
Musset, par des izamineries. Son Alberlus (1832) est un frère
de Marduc/ie. 11 dislo(|uait, lui aussi, « ce grand niais d'alexan-
drin » ; il ne lui déplaisait pas de scandaliser le classicisme et la
bourgeoisie.
Il avait des dons [)lus précieux que ce don du tapage. Et
d'abord le sens de la couleur, de la ligne, du décor des choses.
Ce n'est pas vainement qu'il avait traversé les ateliers et apj)ris
à voir. « Je suis un homme, disait-il de lui, pour (jui le monde
visible existe. » Et sa vision, très nette, très précise, revivait en
images fidèles dans ses vers éclatants. Si jamais la plume a pu
rivaliser avec le pinceau, c'est dans les descriptions de Théophile
Gautier qu'elle utilise le mieux toutes ses ressources. Il avait en
outre ce don de facture, qui préoccupait si fort Sainte-Beuve,
sur lequel il raffinait volontiers et qui lui échappait quelque-
fois. Naturelle et travaillée, la facture de Théophile Gautier,
dans ses chefs-d'œuvre, ne sent ni l'abandon ni l'efTort; le vers,
souple et ductile, paraît improvisé, sans négligence; la rythmique
est légère et variée. Enfin et surtout, en vers comme en prose,
Théophile Gautier a été un merveilleux assembleur de mots. On
prétend, il a lui-même affirmé qu'une de ses lectures favorites
était la lecture du dictionnaire. Il savait très bien sa langue; il
la savait d'instinct, comme les écrivains de race, et il en avait
fait de bonne heure, par plaisir et par métier, une étude très
approfondie. Aussi le vocabulaire poétique de Théophile Gau-
tier est-il un des plus riches et des plus exacts qu'on puisse
imaginer.
Ce luxe des mots lui a peut-être porté quelque dommage. Il a
engendré chez lui une qualité qui peut devenir un défaut : la
virtuosité. L'attrait de la difliculté à vaincre, le plaisir de l'exé-
cution périlleuse et triomphante, le jeu des variations infinies
sur un thème renouvelé, l'ont détourné, de temps en temps,
d'un art plus sobre, [)lus sévère et plus parfait. La sobriété, en
art, n'est pas la continence des im[iuissants, elle est la tempé-
rance des forts. Que manque-t-il à la Comédie de la mort
(1838) pour être un chef-d'œuvre comme la Maison du berger ou
34-2 LKS POETES
lu Xiiil (le ilrceuihre"] I'r('S(|ii(' rioii ; mais on pciil Irouvcr (ju'il
y a tr(t|> de choses, tr(»jt de talent |H(i(Iii:ué, jeté à pleines mains
et nn pen perdu ; trop de cliatoiement aussi, trop d'images mul-
tipliées et successives, cpii éblouissent les yeux; trop peu, en
revanciie, de cet inexprimé, (|ui remplace la vision ]iar la rêve-
rie et (pii laisse à la méditation du lecteur le soin et le plaisir
d'achever, de prolonger en lui-même l'œuvre du poète : bref, plus
de fantaisie que de pi'ofondeur, plus d'imagination brillante que
de sentinuMit.
Que de choses exquises, brèves et achevées, dans ses Paysages,
SQ& Intérieurs, f>e» Faiitaisies et surtout dans ses Poésies diversesl
[Les Colombes, Les Papillons, lîocaille. Pastel, l'admirable Mrlan-
cholia, Lumento, liarcaroUe, Tristesse, etc.) Voilà le vrai Gautier,
le meilleur, croyons-nous, le plus complet et aussi le plus
varié, (hi |M»urrait faire, rien qu'avec ces poésies diverses, tout
un recueil classique et l'on s'étonne qu'il n'ait pas encore été
fait : on le fera sans doute au siècle jtrochain. « Kappellerai-je,
écrit Baudelaire, — qu'il faut citer de nouveau, car il nous fait
bien sentir cet art exquis, — cette série de })etits poèmes de quel-
ques strophes, qui sont des intermèdes galants ou rêveurs et qui
ressemblent, les uns à des sculptures, les autres à des fleurs,
d'autres à des bijoux, mais tous revêtus d'une couleur plus fine
et plus brillante que les couleurs de la Chine et de l'Inde, et
tous d'une coupe plus pure et plus décidée que. des objets de
marbre ou de cristal? Quiconque aime la poésie les sait par
cœur. »
Ces petits poèmes, ces bijoux poétiques de Théophile Gautier,
trop [)eu aj)préciés de son vivant, ont, d'ailleurs, servi de modèles
aux jeunes poètes, aux fins ciseleurs en poésie bien ouvragée,
qui devaient venir après lui. Il est resté pour quelques-uns
d'entre eux, pour ceux notamment qui aiment à voir de près le
détail des choses, (tour les délicats, amoureux de la forme par-
faite, le poète préféré et inimitable, un Benvenuto Cellini dont
la moindre statuette vaut l'Apollon du Belvédère. Le grand art,
le très grand art, l'art suprême, veut peut-être, quand on rélïé-
chit, d'autres dimensions. Les étrangers (ce qui serait plutôt un
bon signe) ne goûtent pas Théophile Gautier autant que nous :
le (lui de son œuvre leur échappe; ils la regardent trop vite ou ils
AUTorii ne cénacle 343
n'(»iil [>;i.s (lassez lions ynix. Ijc i^oùt iiinvcii ilc la |ilii|iarl «los
Français ne s'y arrête [tas ]jeaiicou|» plus. Le bon (iaiilirr cxitie,
après sa mort, son dédain de la honrpeoisie jieu ai-liste j)Our
laquelle il n'a jamais travaillé. Les artistes, en revanche, pein-
tres, statuaires et poètes, peu ou prou, sont ses amis.
Son dernier recueil très admiré, tr(i|i admiré à l'exclusion des
autres, Emaux et Camées (18;)2), est le plus connu, sans être le
plus remarquable de son œuvre et c'est sur lui qu'on le juge
ordinairement. Ses rares qualités s'y retrouvent; sa virtuosité
surtout, brillante et un peu excessive, s'y révèle, mais elle
triom[)lie pour ainsi dire trop insolemment. Le Poème de la
femme, les Variations sur le Carnaval de Venise, la Si/)nphonie en
blanc majeur, sont des prodiiJies surprenants, et presque déme-
surés, de diflîculté vaincue. Toutes les fois (jue l'art exagère
ainsi, qu'il exige de l'artiste un elîort, même victorieux, <le
chacun de nous une délicatesse de goût, une finesse de tact et
d'intelligence non pas inutiles, mais un peu disproportionnées,
l'art dépasse son but et l'étonnement remplace chez nous l'ad-
miration. J.es Vieux de la Vieille sont un chef-d'œuvre, dans
leur genre, mais un dessin énerg:ique de RafTet ou une simple
chanson de Béranger font naître en nous une évocation encore
plus saisissante.
Admirable écrivain, virtuose incomjiarable, en vers et en
prose, entraîné par sa nature, excité par son savoir-faire, heu-
reux d'étonner, ravi d'éblouir, Théophile Gautier est assez sou-
vent un styliste plus encore qu'un écrivain, et ce n'est pas tout à
fait la même chose. Sa virtuosité même lui a joué ce mauvais
tour. Dans sa pièce célèbre, IJ'Art, des Émaux et Camées :
Sculpte, lime, cisèle,
Que ton rêve flotlant
Se scelle
Dans le bloc résistant,
il a lui-même enfermé sa poétique, exig-eante et particulière, de
dompteur de mots. 11 avait la haine de la banalité, et personne
ne l'a moins connue que lui. Que n'a-t-il aimé un peu plus la
simplicité?...
344 LKS POÈTES
IV. — Autres poètes romantiques.
Félix Arvers. — On ne va pas toujours à la postérité avec
lie gros livres. Héranger clianlait :
Anacréoa n'a laissé qu'une page
Qui flotte encor sur l'abime ilu temps...
L'auteur du recueil intitulé Mes Heures perdues, Félix Arvers
(18UG-1861), n'a guère laissé qu'un sonnet célèbre :
Mon àme a son secret, ma vie a son mystère :
Un amour éternel, en un moment conçu...
Mais ce sonnet uni<|ue suffit à défendre son nom de l'oubli :
il est connu de tous et cité partout; la tristesse silencieuse
qu'il exbale parfume encore les Antbologies. Gonmient s'appe-
lait l'inconnue pour laquelle Félix Arvers composa ces vers
mélancoliques? Etait-ce la fille de Nodier, M"" Ménessier-
Nodier, ou M"" Victor Hugo? On n'en sait rien au juste, et
peu importe. Tombée des yeux d'un poète qui eut au moins une
minute d'inspiration, cette larme, « changée en perle », ne périra
point.
Gérard de Nerval. — II en va de môme pour Gérard
Labrunie, dit Gérard de Nerval (1808-1 800), le compagnon
d'études deThérqibile Gautier, le romantique fervent du Cénacle
de la rue du Doyeimé, et plus tard, à la suite de tant de voyages
et d'aventures, le suicidé mystérieux de la rue de la Vieille-
Lanterne. Sa personne et son œuvre, éparse et diverse, sans
être tout à fait oubliées, n'ont pas réellement survécu; le
cliarme de sa fantaisie artiste et capricieuse s'est évaporé; mais
il subsiste de lui une petite chose, toujours exhumée, où il y a
bien de la grâce, et (jui vaut bi peine d'être retenue :
Il est un air pour qui je donnerais
Tout Rossini, tout Mozart et tout Wèbre ',
l'n air très vieu.\, languissant et l'unèbre,
<Jui pour moi seul a des charmes secrets.
1. Wcber.
AUTRES POÈTES HD.MANTIQUES 34"^
Or, ch.ifjtio fois que je viens à renlondre,
De lieux cents ans mon àme rajeunit;
C'est sous Louis treize... et je crois voir s'étcmlre
Un coteau verl que le couchant jaunit.
Puis, un château de brique, à coins de pierre.
Aux vitraux teints de rougeàtres couleurs,
Ceint de grands parcs, avec une rivière
Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs.
Puis, une dame, à sa haute fenêtre,
Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens...
Que dans une autre existence, peut-être,
J"ai déjà vue et dont je me souviens.
Barthélémy et Méry. — On s'étonnerait que la politique,
au lendemain de la Re.slauration, avant et après 1830, n'eût
pas inspiré l(>s i)oètes. Ce n'est pas toujours une bonne inspi-
ratrice : il est à craindre que des œuvres, dictées par la passion
d'un jour, écrites dans le feu des événements, ne durent pas.
Les auteurs qui écrivent ainsi expient d'ordinaire plus tard
par un long silence la vogue bruyante de l'actualité. C'est ce
qui est arrivé à deux compatriotes, à deux collaborateurs niar-
seillais, Barthélémy (n9G-186") et Méry (1"9"-1866\ Tous les
deux étaient libéraux et bonapartistes ou du moins admirateurs
de Napoléon. Rimeurs faciles et brillants, ils écrivirent ensemble
des poèmes qu'on ne lit plus, comme Najjoléon en Egypte ou
(a Villéliade et des pamphlets en vers, également oubliés, dont
le plus célèbre, La Némésis (1831rl832) n'a laissé de souvenir
que grâce à une très belle et très noble réponse de Lamartine
injurié. Quant à leur poème sur Napoléon, Napoléon lui-même
était encore trop voisin du temps où ils écrivaient pour que
l'écho de sa gloire, la sonorité de son nom ne rendissent pas la
tâche bien malaisée aux poètes qui voulaient s'ins[)irer de lui.
Il n'y a guère que Victor Hugo qui n'ait pas plié sous ce grand
nom.
Auguste Barbier. — 11 y a aussi l'auteur des lambea,
Auguste Barbier (1803-1880). Toute sa vie, et aujourd'hui
encore, Auguste Barbier, qui n'a peut-être pas reçu sa part
légitime de renommée, est resté l'auteur des ïambes. Composés
au moment de la Révolution de juillet 1830, les ïambes furent
une poussée de jeunesse, un accès de lyrisme et de passion que
346 LES POETES
le [loî'lo ne iclruiiva jamais [iliis. « Des étincelles, disait un
critiijue, Désiré Nisard, jaillirent alors du pavé et entrèrent dans
le cerveau d'AuLîusle liarhier ». Deux de ces morceaux très
connus, alors iio|uilaires, aujourd'hui classiques, l'Idole et la
Curée, iieuvent doimer une idée de la manière et du talent
d'Auguste Barbier.
Le rvllimc seul, nerveux, pressé, haletant,
0 Corse à cheveux plais! Que ta France était belle
Au grand soleil de Messidor!
C'était une cavale indomptable et rebelle
Sans IVein d'acier ni renés d'or...
est déjà une [)remière hcauté dans ces vers fameux; il emporte
avec lui la pensée par honds, comme la cavale fougueuse dont le
poète a parlé :
Ouinze ans son dur sabot, dans sa course rapide,
Broya les générations.
Quinze ans elle passa, fumante, à toute bride.
Sur le ventre des nations.
Le jtoèle, vraiment ins[iiré cette fois, « monté au son de
l'harmonie et (hi rythme », ainsi que le dit Platon, dans le
dialogue ' 011 il a expliqué le mystère du lyrisme, a été transfi-
guré jtar sa passion même; il est sorti, dans un transport, de sa
nature ordinaire, plutôt grave, pensive, et mélancolique; il a
trouvé du même coup, tant sa cavale a fait jaillir du sol la
source de poésie, un mouvement et comme un galop furieux
(pii entraîne, sans se ralentir, la pièce tout entière, des mots
éclatants et colorés, des images neuves et hardies. Avec cer-
taines pages des Tragiques de D'Auhigné et certaines pièces des
Châtiments de Victor Hugo, la satire, l'invective, la lyre poli-
tique, si l'on peut dire, n'ont jamais eu, chez nous, d'accents
plus beaux.
Cette partie, la ])lus neuve et la plus retentissante de son
œuvre, a fait tort injustement aux autres recueils d'Auguste
Barbier : // Pianto (1833), Lazare (1837), Nouvelles Satires,
Chants civils et religieux (1841), Rimes héroïques (1843), Sylves
(1865). L'n bon connaisseur en poésie, dont personne ne récu-
1. Ion, ou De l' Enthousiasme.
LK UOMANTISMI-: KN I>1U)VIN(:K :t47
sora le jiii:('inent, Leconle tic Lislc, Iraile inèiiie <lo « .siii,:^iilicr
|>arli jtris » l'opinion accréditée qui assigne aux Idinhru le pre-
mier rani: pai'iiii les (■(uiiposilions (rAuiiusIc iJarMrr. il tap|M'|le,
avec raison, les suiincls célèbres, dont plusieurs adniiraldes,
dédiés par lui aux maîtres de l'art, aux peintres, aux sculpleurs
et aux musiciens de génie, celui, par exemple, sur Michel-
Ange :
Que ton visage est jjule et ton front amaigri,
Sublime Micliel-Ango, ô vieux tailleur de pierre!...
il cite en outre, et à bon droit, tant de beaux jiaysages empruntés
à l'Italie « dont ils reproduisent avec ampleur les larges horizons
et la chaude lumière ». On trouverait de même dans les Chanta
civils et religieux, trop peu connus, de beaux poèmes, d'une
inspiration élevée, d'un souffle égal et puissant, d'une philo-
sophie austère et fortifiante. Des Un unies : .1 la Terre, Au
Soleil, A la Mer, A la Liberté, Au Travail, Au Mariage, A la
Famille, Au Froment, A la Vigne; des Chants : Le Chant de
victoire. Le Chant du poète. Le Chant des vieillards surtout, sur
lesquels la critique réveille trop rarement l'attention, permet-
tent de ranger Auguste Barbier — l'auteur des ïambes — dans
cette noble famille de poètes-penseurs, épris du Bien autant
que du Beau, et utiles à l'humanité, où Vigny serait le chef du
chœur, avec Barbier, Laprade et quelques autres, plus mo-
dernes, pour compagnons.
V. — Le Romantisme en province.
Un Breton, Auguste Brizeux,deux Lyonnais,Yictor de Laprade
et Joséphin Soulary, un Marseillais, Joseph Autran, un Pro-
vinois, le pauvre Hégésippe Moreau, vont nous transporter en
province et là, chacun dans son cadre et à sa façon, nous
révéler d'autres aspects de la poésie.
Auguste Brizeux. — La gloire poétique d'Auguste Brizeux
(1803-1858), à propos duquel il faut relire la belle et touchante
348 LES POÈTES
élude (le Saint-lîené Taillaiidici- '. ii"a pas cessé de qraiidir dans
celte seconde moitié du xix" siècle. Vivant, il a (mi à peine son
rayon de gloire; il a souffert de la vie, que sa timidité sauvage,
sa délicatesse farouche, lui rendaient plus dure; il a souffert
aussi de l'obscurité : il a été éclipsé, éloulTé par des poètes plus
hruyants ou plus heureux (jue lui et (jui étaient loin de le valoir.
Puis, son œuvre s'est répandue : un petit groupe, de plus en
plus nombreux, d'amis tidèles a réparé la longue ingratitude des
indillérents.
Auguste Brizeux mérite certainement cette amitié. Il n'y a
pas de « poésie de clocher » plus sincère et plus ))énétrantc que
la sienne. Nous avons tous, ou presque tous, dans la grande
patrie, une petite patrie, lieu de naissance ou terre d'adoption,
qui nous tient au cœur. Même transplantés dans les villes, ici
ou là, [)ar les hasards de l'existence, nous revenons volontiers,
au moins en pensée, soit au berceau, soit à l'asile ])référé de
notre vie. La vie moderne, déracinée, nomade et triste, a déve-
loppé en nous le sens de la nostalgie, « le mal du retour ».
Ainsi Hrizeux n'est pas seulement cher aux Bretons de la
vieille Armorique, de la terre du granit et des chênes; il l'cîst
à tous ceux qui ont soutfert comme lui de la transplantation,
du dépaysement.
Sa poésie, où l'artifice n'entre pour rien, où l'art lui-même
est presque absent, est faite tout entière d'impressions d'enfance
et de jeunesse, fidèlement gardées par l'imagination, embellies
peut-être par le lointain et le mirage du souvenir, encore avivées
par la nostalgie. 11 débuta en 1831 par une Ich/lle fraîche,
tendre et mélancolique, Marie La prenjière édition, publiée
sans nom d'auteur, « portait le titre de roman, que l'auteur devait
efl'acer plus tard avec colère ». C'est sur la troisième (1840),
reproduite de[>uis, (ju'il convient de juger l'ouvrage. Nous
sommes loin, en effet, d'un roman. C'est sa [tropre vie que
l'auteur retrouve et raconte, avec une simplicité d'accent, un
charme démotion, que la Oction, même la plus habile, ne sau-
rait donner. Quand on a lu les plus grands poètes du siècle,
Lamartine, Victor Hugo, Vigny, Musset, et qu'on arrive à
1. Kn II" t.: lie ses (Maures complkles (A. Leiuerre).
LE lUlMANTISME EN l>llli\lNf;E 349
Bri/eux, on descend peuL-èlre des soniincls, et ccjiendanl le
pass;ig-e est doux; on croit entrer dans une v.illée charmante;
on se promène au milieu des ajoncs en (leurs, sur une laudr
dont la sauvagerie même est une grâce de plus. Qu'on relise
toutes les pièces intitulées Marie, celle surtout qui commence
par ces mots :
Ihiiiililc l'I 1)1111 vi(Mix curù crAizunnô, digne prêtre, ..
ou bien celles qui ont pour titre : llisloire cVIvona, JjElcuie de
Le liraz, Les Balelières de VOdet, Jésus, Le Retour : il est impos-
sible de ne pas être louché par cette poésie naïve, pleine d'effu-
sion, qui s'insinue jusqu'au fond de l'àme. Sainte-Beuve lui-
même l'a senti, et, en y mêlant trop de comparaisons inutiles
avec l'antique, l'a exprimé.
Souvenirs dn pays, avec quelle douceur,
Hélas! vous murmurez dans le fond de mon cœur.
ou encore :
C»h! ne quiUez jamais, c'est moi qui vous le dis,
Le devant de la porte où Ton jouait jadis...
telle est toujours la plainte, tel est, en quelque sorte, le refrain
mélancolique de Brizeux.
Provincial ingénu et obstiné, ni les villes, ni les voyages, ni
Paris, ni l'Italie, ni l'ambition, ni le mouvement, ni la litté-
rature, ne l'ont distrait de ses premières visions. Le meilleur,
le plus pur de sa poésie lui vient de la terre où il est né,
s'épanche, comme un ruisseau, du fond limpide de son cœur.
Là tout est vrai, — et on ne résiste pas, en art, à la vérité, —
le décor, les personnages et les sentiments.
Le décor est humble, rustique. Sans être un réaliste brutal et
minutieux, multipliant de parti pris les détails vulgaires, sans
abuser non plus de la couleur locale, vraie ou fausse, sans être
davantage un précieux ni un raffiné qui se plaise à orner les
choses simples, Brizeux nous peint le pays breton avec une jus-
tesse et une grâce infinies. Ses personnages ont la même vérité :
Marie, le bon curé d'Arzannô, la mère du poète, les hommes
elles femmes de la paroisse. Rien de convenu, d'artificiel, de
trop embelli et retouché dans ces êtres vivants. Les Humbles
350 LKS POKTES
s(»iil oiilivs dans la |ioésio au xix'' siècle. On les a trop sou-
vent mis en scène avec une bonne volonté maladroite ou une
[)liilanthro|>ie un peu contrefaite. Brizeux s'est contenté dépeindre
ces pauvres gens, sans y tâcher, ressemblants et authentiques,
tels qu'il les a vus, tels qu'il les nimait. Les sentiments qu'il
exprime, tantôt les siens et tantôt ceux de ses personnages, ont
le même caractère de franchise, de simplicité, de ressemblance
avec la vie. Certainement les Mrditalioiis, les Conlemplalions,
les Nuits, les Destinées, remuent notre àme d'une manière plus
profonde. L'àme, rêveuse et tendre, de Brizeux n'est plus cette
« Ame aux mille voix »
Mise au centre de tout, comme un écho sonore,
mais il en est de cette ])oésie rustique, qui n'a peut-être pas un
très grand nombre de tiotes, comme d'un biniou breton dont la
mélodie est délicieuse et inexprimable.
Marie n'est pas le seul recueil de lîrizeux qui mérite d'être
lu. On le retrouve, avec quelque chose de plus achevé et, par
endroits, «h» plus laborieux, dans Les Bretons, poème en vingt-
quatre chants « d'un g^enre franchement rustique et qui ne
semble pas avoir d'antécédent parmi nous », comme l'auteur le
remarquait justement dans la préface de sa deuxième édition
(décembre 18'i-G). Les Bretons, pour nous servir encore de
l'expression de Brizeux, sont « une é})opée familière ». « Ici, à
vrai dire, écrit-il, point d'aventures étrang-es, ni de passions
outrées, mais toujours la naïveté et la profondeur du sentiment.
Le roman n'est nulb' j)art dans la vie sim|)le et franche du
Breton; mais la |)oésie, elle, y est |)ai'tout "... » La Pleur d'or,
d'abord intitulée Les Ternaires, en neuf livres, « voyage poé-
tique d'un bourg de Bretag^ne aux villes d'Italie; les Histoires
poétiques, en sept livres; Le Cijcle, divisé en deux parties; La
Pori/(/iir nouvelle, divisée en trois chants : La Nature, La Cité,
Le Tenij)le, complètent, avec Marie, l'œuvre de Brizeux. 11
aurait voulu écrire et il médita long^temps un g^rand poème,
qui devait avoir environ trois mille vers, sur l'âge héroïque de
sa chère Bretag-ne. Il y eût clianlé les trois personnag^es légen-
^. Nuiis ne pimvons citer, mais il faut relire toute cette préface, très simple,
très courte et très attacliante. (Les Bretony, pp. j-7, édition Leinerre.)
LE IKIMANTISME KN PROVINCE 3ol
(laires, Tristan, Merlin et Arlluir, sous ce' litre; eommuii : La
Chute de la Breta;/)te ou la Table ronde
L'homme, avec sa nature franche, sensiMc et in(|nirle, le
rêveur qui avait miklité sur la vie pliilosopliiiiuc et morale,
l'artiste en vers, « très a]t[)li(iué aux questions de littérature et
d'art », très romantique par la parenté qui le rattache à l'Ecole
de IS^JO, très classique par quelques-uns de ses goûts, son iroùt
par exemple j)Our La Fontaine, n'auraient j)as été moins curieux
à chercher de près dans Brizeux que le poète de Marie et des
Ternaires. Nous renvoyons le lecteur sur tous ces points à
l'excellente étude, déjà signalée, de Saint-René Taillandier. La
postérité, d'ailleurs, se soucie moins des biographies que des
œuvres, et les œuvres de Brizeux sont encore plus attachantes
que sa personne. Il avait écrit, avant de mourir :
Vous mettrez sur ma tombe un cliène, un chêne sombre,
Et le rossignol noir soupirera dans l'ombre...
Ce rossignol noir est comme le symbole de sa poésie et nous
l'aimons pour la douceur de son chant.
Victor de Laprade — Victor de Laprade (1812-1883),
bien qu'il ait, lui aussi, peint et chanté la nature, est surtout
un poète philosophe. Après avoir dabord songé au barreau et
à la magistrature, Laprade, qui devait être plus tard profes-
seur à la Faculté des lettres de Lyon, se laissa entraîner par
la poésie. Et, de fait, il y aura toujours quelque chose d'ora-
toire et d'éloquent et une sorte de vertu éducatrice dans ses
poèmes. Venu après Lamartine et Vigny, à quelques pas der-
rière eux, il appartient au même groupe sacré des poètes
semeurs de la bonne parole. Un sentiment religieux, très vif
et très sincère, un sentiment non moins profond des beautés
de la nature et de celles de l'art, une idée très haute de la
dignité, de la fonction du poète, le souci de former les âmes,
de les mener au Bien par la route du Beau, de prêcher à la jeu-
nesse le devoir, la tâche humaine, chrétiennement et virilement
acceptée : telles sont les sources principales de l'inspiration tou-
jours élevée de Victor de Laprade.
Il débuta en 1841 par le poème symbolique de Psyché, en trois
livres, dont voici les titres: L Eden ou l'Age d'or. Bonheur pri-
3:-.-2 LES POETES
inilil". Chute ilc riioinine. ■ — 11. La vie lerreslre ou rj^LxjMation. La
série des épreuves de Psyché (Psyché au désert. Psyché victime
huinaiuc. Psyché esclave. Psyclié en Egypte. La Grèce orphique
et saccrdolah'. Les temj)s héroïques et la Grèce d'Homère.
Psvché à Suiiium, Psyché reine). — IIL L'Olympe ou le Ciel.
Union de l'àme avec Dieu dans une autre vie. — On le voit par
ces courtes indications : la Psyché de Laprade n'est |)lus sim-
plement grecque et païenne. I^e vieux mythe s'est transformé en
une allégorie spiritualiste, édifiante, et cette allégorie s'explique
ainsi : « L'union de Psvché et d'Kros, deDiomme avec Dieu est
nécessaire pour compléter l'être... Le honheur infini est engendré
par l'union de l'àme et de l'idéal, par le leluur de l'humanité au
sein de Dieu. » Ces nohles idées, un peu métajdiysiques quelque-
fois, donnent naissance à une poésie très grave, très haute, un
peu doctrinale et appliquée, que l'auteur de Jocelijii et de la
Clmt'' (l'i'ii '1''//^ estimait heaucoup, comme fille ou voisine de
la sienne; que Musset, en revanche, ne goûtait pas'.
ho?, Odci<et Pohnes (1844) sont d'une veine plus franchement
Ivrique, d'une poésie moins savante, moins érudite, et plus
dégagée. C'est dans ce recueil que se trouvent quelques-unes des
plus belles pièces de Lai>rade, de celles qui ont établi sa
renommée et qui assurc^nt son souvenir : Le Poème de l'arbre,
Aima parens, Hermia. Puis il publia successivement les Poèmes
évanf/élif/ues (iSol), les Symphonies, en trois livres (1855), où sa
poésie se fait l'image et l'écho des scènes et des voix de la
nature, les J<li/tles liéro'iques, Franlz, Posa mi/sf/'ca, Heruuni
(1858). La dédicace (Vnerman : A la jeunesse :
On dit qu'inipalicnts d'aljdiqiicr la jeunesse
Aux sordides calculs vous livrez vos vingt ans...
est une des [)ièces de lui où se révèlent, où s'expliquent le mieux
sa nature et sa poésie. Les Poèmes civiques (composés de 4850
à 1872) nous montrent chez lui l'àme forte et haute d'un bon
citoyen qui sait tirer pour lui et pour les autres une leçon de
caractère, d'énergie morale, du spectacle et de la méditation des
événements, librement jugés. Ses Tribuns et Courtisans sont de
I. On M rapporlé de lui fi- mol cnifl cl injuste : •• Si -M. de Laprade est un
imcle. je n'en suis pas un •■.
LK ROMANTISME EN I>U()V1.NT,E 353
la satire, un jicu acadrinique et par allusions, contre rEiiiiiirr.
Deux surtout de ses ouvrages, I*ernette et le Livre (fnn père,
méritent d'être mis à part.
Pernette (18G8) est un poème rusti(|ue ot héroïfjue dont l'ac-
tion se passe à la fin des guei'res du premier Ii]mj)ire; il est divisé
en sept chants, avec une dédicace et un épilogrue. Conscrit
réfractaire, (|ui u"a |ias voulu servir Napoléon, Pierre se fait tuer
en défendant, à la tète des Francs-Chasseurs, son cher pays du
Forez contre l'invasion. Sa fiancée, sa femme, Pernette, qu'il a
épousée à l'agonie, reste veuve. C'est l'histoire de leurs amours,
traversées par le malheur des temps et interrompues par la
mort, que le poète a racontée dans cette idylle tragique. La
Pernetle de Laprade, avec les Bretons de Brizeux, est, jusqu'à
présent, ce que nous avons de plus achevé dans ce genre si
difficile et si charmant de poésie moyenne et locale, où il ne
faut pas que l'art se montre ni que « l'auteur » apparaisse,
sous peine de tout gâter.
Le Livre tVun pèi^e, le chef-d'œuvre peut-être de Laprade, est
au contraire une œuvre toute personnelle et intime, le journal
domestique et le testament d'un poète. Ecrit par Laprade dans
ses dernières années, au milieu des souffrances et des tristesses
(1873-1878), il est comme la dernière effusion de son àme et la
suprême élévation de sa pensée. Le poète de Psyché s'y est
dépouillé de tout symbole, de toute érudition, de toute littéra-
ture : il s'est contenté de parler aux siens, ou des siens, ou de
lui-même; il n'a jamais été plus simple, plus émouvant et plus
vrai. Parmi ces petites pièces pour la plupart très courtes : le
Petit Garde-Malade, la Sœur ainée, A un yrave écolier, le Petit
Ménage du père, Dans Vinsomnie, etc., sont autant de modèles
d'une poésie venue de l'àme, délicate, paternelle, humaine, et
qu'on ne peut lire sans émotion et sans respect.
Joséphin Soulary. — Si l'on peut être un grand poète, un
grand artiste, au moins, dans de toutes ]>etites choses, Joséphin
Soulary l'a été souvent. Né à Lyon (1815), d'une famille d'ori-
gine italienne, les Solari de Gênes, il a été un maître sonnet-
tiste. On l'a appelé « le Benvenuto de la rime ». Ce n'est pas
peu dire. Tous les mérites d'invention légère et variée, de com-
position ingénieuse, de facture à la fois souple et serrée, que
Histoire de Ui. langue. VII. 23
334 LES POETES
demande, qu'exij^e cette forme délicate et difficile du sonnet,
Soulary en a fait |>reiive dans ses trois volumes. Il a lui-même
défini les exigrences et les grâces du sonnet dans une pièce
célèbre et souvent citée : le Sonnet.
Je n'entrerai pas là, tlil la folle en riant...
Docile et soumise à ses jeux, la Muse consent toujours à entrer
dans ce « corset de Procuste ». Son premier recueil, Sonnets hu-
mourisùiques {Pastels et Mignardises, Paysages, Ej^hémères, V Hy-
dre aux sept têtes. En train express, Les métaux. Papillons noirs,
Les Figulines, Les Diables bleus), compte plus d'un petit chef-
d'œuvre d'art patient et raffiné. Rien n'y révèle l'effort et l'on n'y
sent pas la monotonie : la diversité des sujets et des rythmes, le
tour de force, toujours renouvelé, de la difficulté vaincue, dissi-
mulent ou rachètent ce qu'il y a d'un peu factice, d'un peu apprêté
dans cette succession de piécettes un peu semblables. Leurs difTé-
rences et leurs qualités apparaissent encore mieux, quand, au
lieu de les lire à la suite, l'une après l'autre, on les cueille et on
les déguste isolément.
Il y a d'ailleurs — et on l'oublie trop — autre chose que des
sonnets dans Joséphin Soulary. Tout son second recueil. Poèmes
et Poésies, notamment la partie qui a pour titre : Poésies
diverses, suffirait à prouver que le talent de Joséphin Soulary
n'est point « monocorde », que le poète a voulu être et qu'il a su
être, quand il lui plaisait, plus et mieux qu'un rimeur subtil. Il
est malheureusement arrivé à Soulary ce qui arrive quelquefois
aux poètes : des inattentifs ou des indifîérents se sont contentés
de le juger, à la volée, sur une ou deux pièces très connues,
sans prendre la peine de le lire tout entier. Son dernier recueil.
Les Jeux divins, la Chasse aux mouches d'or. Les Rimes ironiques,
est composé, par moitiés à peu près égales, de sonnets, toujours
adroits et parfois exquis, et d'autres pièces plus étendues.
Il est probable que, comme Brizeux, Joséphin Soulary gagnera
en renommée, toujours discrète néanmoins, avec le temps. On
ne se bornera pas à citer de lui deux ou trois bijoux poétiques;
on regardera de plus près sa vitrine tout entière, on l'aimera pour
la délicatesse des sentiments et des pensées qu'il a enfermés
dans une foiino rare. Ce poète lyonnais, qui vécut à l'écart, sur-
LE ROMANTISME EN PUOVINCH 355
vivra sans doulc à liicii daiitresdont la notoriété a él<'' plus bril-
lante cl [tins liruyanto ([iic la sionnc, de son vivant.
Joseph Autran. — Né à Marseille (1813), Joseph Autran
est surtout connu i)0ur avoir chanté la Mer (j83o). Ses autres
œuvres, Ludibria vcntis (1838), MtUanah (18i2), Laboureurs et
Soldais (4854), la Vie rurale (18o6), Epih'es rustir/ues (1861),
le Poème des beaux Jours (1862), ont moins conlriliué à sa
réputation. Une inspiralion sincère et facile, un^^ langue tou-
jours pure et soutenue, naturelle, élégante, un sentiment très
vif et très humain de la vie des humbles, des vrais travail-
leurs de la mer, non pins regardés avec une imagination gros-
sissante, mais considérés avec tendresse et rendus avec sym-
pathie dans le détail quotidien de leur journée : voilà par où
Joseph Autran, un peu elTacé, se recommande encore. Ignoré
du grand public, malgré son titre de membre de l'Académie
française, il mérite l'estime des lettrés, sans prétendre, sans
avoir jamais prétendu à leur admiration.
Hégésippe Moreau. — llégésippc Moreau (181U-1838) est
plus admiré, peut-être parce qu'il a été plus malheureux. Sa
vie même, pénible et courte, lui donne tout de suite une physio-
nomie plus intéressante. On s'attendrit volontiers sur sa des-
tinée; on surfait un peu, par une illusion de la pitié, son œuvre
poétique interrompue, Parisien de naissance, il est Provinois
d'adoption :
Bleuet éclos parmi les roses de Provins,
c'est là qu'il a passé ses premières années, respiré vraiment l'air
natal, composé ses premiers vers. Ses vers, qui sont ceux d'un
poète ingénu et bien doué que les cruautés de la vie ont
empêché d'ouvrir ses ailes toutes grandes, tiennent en un
volume unique, le Mi/osotis, allongé, sous le titre de Poésies
inédites, par quelques œuvres de jeunesse.
Ses premiers vers ne sont guère que des chan.sons {Dix-huit
ans, Vive le roi! V Abeille, etc.), où il y a plus de sentiment,
plus de finesse poétique, plus de tristesse aussi, mais, en
revanche, moins de verve et de mouvement que dans les Chan-
sons de Déranger. Leur note plus mélancolique, })lus doulou-
reuse, en fait de petites œuvres à part, qui tiennent le milieu
356 LES l'OÈTES
(Mille la cliaiison propreinciil «litr cl r(''léi>lc. La iialui'e et la
|M>é.sir (ril(''m''si|)[)e Moroaii sont, en elTet, celles d'un éléj^iaque.
Orphelin de bonne heure, les chagrins et les amertumes de la
vie, la lutte pour l'existence, une sorte de hohème triste et
navrée, le pressenliment de sa lin prochaine, l'onl jeté dans la
mélancolie. Les meilleures de ses pièces sont celles ot^i il se
raconte lui-même : la Fermirre, romance (1835), A mon àme
[ 18.}()), la Vouizie, élégie (1837); où il donne un souvenir ému
à ses impressions et à ses amitiés d'enfance, où il se plaint,
sans révolte, des maux soulTerts et des espérances déçues. Chan-
sons ou romances, (jui sentent un peu l'imiirovisation, mais
dont la négligence ne déplaît pas, ces petites pièces assurent un
rang à Hégésippe Moreau dans le martyrologe des jeunes poètes
(jue la jeunesse aimera toujours, autant pour les infortunes
qu'ils ont subies que jioui' les espérances qu'ils ont données.
VI. — Les Fcînmes poètes.
Quatre femmes, quatre poétesses, M^^ Desbordes- Valmore,
iM"" Amable Tastu, M""" Anaïs Ségalas, M"'" Ackermann, ne
doivent pas être oubliées dans cette revue sommaire de la poésie.
La plus célébrée a été Marceline Desbordes-Valmore, un peu à
cause du roman de sa vie, qui fut inquiète et passionnée; la
plus oi'iginale est certainement M"" Ackermann, (|ui a été aussi
peu (]iie possilde une femme-auteur. JNi l'une ni l'autre n'ont été
Sa|»lio ou (^oi'inne, et leur poésie ne vaut pas la belle prose de
George SaFid.
M""' Desbordes-Valmore. — Marceline Desbordes (1786-
48o9) a presque touché à la gloire. Lamartine et Sainte-Beuve
lui ont adressé des vers. Ses idylles, ses romances, ses élégies,
sont les effusions harmonieuses, mais un peu molles, d'une
àme ardente. E|)rouvée par la vie, de toutes manières, elle a
raconté ses peines avec un accent de vérité douloureuse qui
nous émeut encore; victime de l'amour, elle en a dit l'ivresse,
l'illusion et le désespoir en vers harmonieux et limpides où
'( la beauté durable de l'exjjression ne relève pas toujours assez
LES FEMMES PUÈTES 3S7
la sincérité du sentiment ». Toute cette iîloire « modeste et
tendre », comme disait Sainte-Beuve, a un peu [làli de nos
jours; elle mérite d'être ranimée par la sympathie. L'œuvre
de M""' Desbordes-Valmore se compose des recueils suivants :
Elér/ies et romances {\H\H), Elégies et poésies nouvelles (182r3),
Pleurs (1833), Pauvres fleurs (1839), Bouquets et prières (1843),
Poésies inédites (1860).
M"'' Amable Tastu. — M""= Amable Tastu (l"98-188o) se
fît un nom dès 1825 par une pièce de circonstance, Les Oiseaux
du sacre, qui fut alors presque populaire. Trois ans après, elle
publia un recueil d'élégies qui étendit sa renommée. Elle (bjnna
ensuite (1835) un dernier recueil qui mit le sceau à cette répu-
tation discrète, que les Jeux Floraux avaient commencée, que
l'Académie française sanctionna en décernant à M""" Tastu le
Prix d'éloquence pour son Eloge de M""" de Sévigné. Sainte-
Beuve écrivait dans les Pensées de Joseph Delorme, avec un
respect apparent où il entrait, au fond, plus d'ironie malicieuse
que M'"'' Tastu et ses amis ne le soupçonnèrent : « Il y a dans
la manière de M"^ Tastu une nuance d'animation si ménagée,
une blanche pâleur si tendre et si vivante, une grâce modeste
qui s'efface si pudiquement d'elle-même; son vers est tellement
pour sa pensée comme le voile de Sophronie, sans trop la cou-
vrir et sans trop la montrer.
Non copri sue bellezze e non l'espose,
que, dans ces questions techniques de rythme pur, il ne s'est
pas présenté à ma pensée un seul de ses vers ravissants. De tels
vers, nés du cœur, vivent tout entiers par lui et sont insépa-
rables du sentiment qui les inspire. Fleuris à l'ombre du gynécée,
ils se faneraient dans les arguments des écoles; et cette gloire
discrète, encore tempérée de mystère, est, à mon sens, la plus
belle pour une femme-poète. » Cela veut dire, en termes simples,
que ces vers aimables sont trop souvent faciles et négligés. Ils
ont plu dans leur fraîcheur première; depuis, la grâce s'en est
fanée, la couleur éteinte, et le parfum affaibli.
M"'' Anaïs Ségalas. — M""^ Anaïs Ségalas (1814-1893),
l'auteur des Algériennes (1831), des Oiseaux de passage 1836),
des Enfantines (1844), de la Femme (1817), et, en dernier lieu.
358 LES POÈTES
dos Poésies pour tous, a plus soiiUcrl ciicoi'e (|ii(' M""" Tastu de
ri'llV'l (lu Icuips. Certaines petites pièces d'un senfimeul délicat,
d'une exécution assez heureuse, prolong-ent, dans les Antlio-
loiiies, le souvenii- de son nom que le xx° siècle peut-être ne
saura plus.
M"" Ackermann. — M"'" Ackermann (1813-1890) est assurée
d'une gloire jdus solide. Veuve en 1848, après trois ans de
maria^fo avec un savant de mérite, elle chercha d'ahord une
consolation dans la lecture et dans l'étude. Femme savante,
sans être pédante, elle se livra ciilin à la [)oésie qu'elle avait
d'aboiil ( iilliMM' dans sa jeunesse, puis interrompue. L'œuvre
poéliipu' de M"" Ackermann, plus diverse et plus forte que celle
des femmes distinguées dont nous venons de parler, se compose
de Contes, d'Elégies et de Poésies philosophiques. Il y a autre
chose chez <dle qu'un don de nature et un talent de romance.
Un bon juge, M. Jacquinet ', a pu écrire d'elle : « Les élégies
réunissent le sérieux et la grâce : le fantôme des bonheurs éva-
nouis, la mélancolie des souvenirs, les regrets attachés à de
chères mémoires, les impressions calmantes de la solitude au
sein d'une admirable nature, s'y expriment dans un langage
franc, coloré, mélodieux, toujours ferme et pur. Ses poésies
philosophiques tranchent par leur caractère sur tout le reste »
Sainte-Beuve, dans ses Nouveaux Lundis (1863), Théophile
Gautier, dans son Rapport sur rélat de la, poésie française (18G7),
E. Caro, dans un article justement élogieux de la Revue des
Deux Mondes (1874), ont rendu le même témoignage. Ce sont
surtout les poèmes philosophiques de M"" Ackermann qui
méritent ratlenliou. Il est déjà remarquable qu'uni? intelligence
féminine ait assez de vigueur et de portée pour méditer ainsi
sur de grands sujets. La religion tient presque toujours lieu aux
femmes de |)hilosophie. La pensée robuste et toute virile de
M"" AckiTiuanii n'est ])as religieuse. Sa philosophie amère est
celle de la négalion. Au lieu de prier et de se fondre dans la
prière, elle se plonge, elle s'abîme, elle essaie de se consoler
dans le néant. Exaspérée contre l'idée de Dieu par les injustices
et les cruautés de la destinée humaine, elle exhale et elle con-
1. La Femmes de France (Relini.
LES FEMMES POETES 3S9
seille un pessimisme désenchanté, un stoïcisme sans croyances
mais non sans grandeur, afin d'arracher l'homme aux regrets
stériles, aux incertitudes qui le tourmentent, aux plaintes qui ne
le consolent pas, pour lui enseigner une résignation hautaine.
Serait-ce un autre cœur que la Nature donne
A ceux qu'elle préfèie et destine à vieillir?
Un cœur calme et glacé, que toute ivresse étonne,
Qui ne saurait aimer et ne veut pas souffrir...
Une pareille philosophie, à la Lucrèce ou à la Shclley, étonne
un peu dans la bouche d'une femme. Ce qui n'étonne pas moins,
avec cette vigueur de la pensée, c'est la vigueur même de l'ex-
pression. Il n'y a plus rien ici ni des mièvreries du sentiment, ni
des délicatesses et aussi des défaillances de la poésie féminine
ordinaire. Ceux qui n'aimeraient pas la sombre philosophie de
M""^ Ackermann doivent rendre justice à la forme éclatante,
sans faux éclat, précise et ferme, dont elle l'a revêtue. M. Sully
Prudhomme a pu écrire de M""^ Ackermann : « Sa réputation
ne devant rien au caprice du goût public n'a pas à en redouter
les vicissitudes. » Le temps, qui emporte ou qui diminue la plu-
part des réputations de femmes de lettres, ne fera, croyons-nous,
que consacrer la renonimée poétique de M""® Ackermann. Si le
XX® siècle voit éclore, comme nous l'espérons, toute une nou-
velle poésie philosophique, on la comptera parmi ceux qui ont
ouvert la voie. La gloire, qu'elle fuyait, qu'elle eût donnée, sans
doute, pour le bonheur, intéressera les biog"raphes de l'avenir à
sa vie solitaire et tirera son œuvre, trop peu connue, de la demi-
obscurité dont un talent, comme le sien, n'a, d'ailleurs, ni à
s'étonner ni à souffrir.
BIBLIOGRAPHIE
£tii«les générales. — G. Merlet, Tableau de la littérature fran-
çaise (ISI0-t8fo],3 vol. — Th. Gautier, Histoire du romanlisme. — Sainte-
Beuve, Causeries du lundi; — Chateaubriand et son groupe littéraire. —
D. Nisard, Essais sur l'École romantique. — P. Albert, La littérature
française au XIX^ siècle, 2 vol. — J. Lemaître, Les Contemporains. —
E. Faguet, Études littéraires sur le XIX'' siècle. — F. Brunetière, L'évo-
lution de la poésie lyrique au XIX" siècle, 2 vol. — R. Doumic, Éléments
d'histoire littéraire, chap. xxv.
300 LES POETES
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iSoS; — P. Boiteau, Vie ilc liera uycr, IHGl ; — Peyrat, Dcroii'jer et
Lamennais, 1801; — E. Legouvé, Le Bcranr/cr des écoles; — Sainte-
Beuve, Causeries du Lundi, t. II, cl taureaux Lundis t. I. — P. Lehul'N :
Portraits contemporains, pai- Sainte-Beuve, t. II. — A. Soumet: Discours
de réception deYiiQtéi r Académie française; — É/oje, par Voisins-Laver-
nière, 1810. — C. Delavigne : Œuvres complètes: — Discours a l'Académie
frariçaise, par Sainte-Beuve el Hugo. — A. ni: Vkiny : Œuvres com-
plètes; — Journal d'un poète, préface de M. Ratisbonne ; — Alfred de
Viyn;/ poêle pfiilusophr, ])aiM. Dorison ; — Hegards Idstoriques et liltéraires,
par M. E.-M. de Vogué {La poésie idéaliste en France); — Éludes et
po)trails, par M. P. Bourget, t. I. — A. de Misset : Œuvres complètes,
Charpentier. Leincrre; — Hiographie, par P. de Musset; — Portraits
conti rnporiiiii>, pai' Sainte-Beuve, t. II; — Causeries du lundi, t. I et t. XIII.
— ArvèdeBarine. Alfred de Musset, IXO.*). — SAiNTE-BErvE : Étude par
Loménie, isil : — Étude par M. D'Haussonville, 187.). — Tu. Gautier :
Klude par M. E. Bergerat. — Sainte-Beuve, yourcaux Lundis, l. VI. —
Spoelberch de Lovenjoul. Histoire des œuvres de Théophile Gautier, 1887.
— Maxime Du Camp. Théophile Gautier, 18î)0. — Desuordes-Valmore :
Sainte-Beuve, Madame Desbordes-Vatmore, 1869 (;j articles des Nouveaux
Lundis, tome XIIj.
CHAPITRE YIII
LE THÉÂTRE ROMANTIQUE
/. — Les origines.
Les théories. — La tragédie classique telle que lavaient con-
çue les théoriciens du xvn® siècle, et que Racine l'avait amenée à
sa perfection étaitdepuis longtemps un genre condamné. Comme
on l'a vu aux chapitres précédents, tous les changements qui y
avaient été introduits pendant le xvui*" siècle étaient en contra-
diction avec le principe essentiel du système : c'est-à-dire l'étude
d'une crise morale concentrée dans le plus petit espace de temps
possible. Sur la décadence du genre et sur la faiblesse des
œuvres qu'il produisait, tout le monde était d'accord. Toute la
question était de savoir par quoi on le remplacerait. Ce fut
l'objet de longues et bruyantes discussions. Il se produisit tout
un mouvement de théories qui précéda l'éclosion des œuvres et
occupa les esprits pendant plus de vingt ans. S'il est un genre
auquel toutes leurs aptitudes rendaient impropres les écrivains
romantiques, c'est à coup sur le théâtre. C'est pourtant autour
du théâtre que se livra la grande bataille : et si l'on s'en rappor-
tait aux programmes, aux manifestes, comme aux incidents de
la lutte, on serait tenté de croire que le romantisme fut par-
dessus tout une réforme du théâtre. Cela tient à plusieurs rai-
sons. D'abord il n'est pas de genre oii il soit plus difficile de
triompher de la tradition : au théâtre, les auteurs, les acteurs,
1. Par M. René Doumic, professeur au collège Stanislas.
302 LE TIIKATllE ROMANTIQUE
le public, sont |»arcillcment conservateurs et s'unissent pour le
maintien des usages consacrés et des coutumes reçues; dans les
[danchos elles-mêmes et dans les montants des décors il y a une
vertu secrète (|ui s'ojt|ios(' à rinli'oduction des méthodes nou-
velles. C'est donc pour s'emparer du théâtre que la révolution lit-
téraire devait multiplier seseiïorlsct dépenser toute sa violence.
D'autre part les succès du théâtre sont, pour toutes sortes de
raisons, ceux qui tentent le plus les écrivains d'imagination : ils
prennent très aisément les proportions d'un triomphe, ils appor-
tent à l'auteur l'enivrement du bruit, l'émotion du contact direct
avec la foule. Aussi une école littéraire cède-t-elle volontiers à
l'illusion de croire qu'elle doit recevoir au théâtre sa consécra-
tion. Ce fut le cas pour l'école romantique.
On aurait pu, sans sortir de France, trouver dans les modifica-
tions apportées peu à peu au système de la tragédie, ou dans les
réclamations de nos théoriciens, l'esquisse d'un théâtre moderne.
Diderot avait écrit sur la matière abondamment et confusément.
Mercier avait repris et renforcé quelques-unes de ces idées. Mais
on ne se soucia ni de Diderot ni de Mercier. On ne songea môme à
Voltaire que pour le combattre. Il fallait apparemment aux esprits
cette forte secousse que donnent les idées et les exemples venus
de l'étranger. C'est au nom de l'Angleterre et de l'Allemagne
qu'on va mener la campagne de réforme du théâtre en France.
M'"" de Staël avait la première prononcé chez nous le mot
de romantisme. Dans la seconde partie du livre De C Alle-
magne rlle indique quelques-unes des idées qui vont faire for-
tune. Mais elle n'apporte dans l'expression de ces idées ni beau-
cou}i d'ordre ni beaucoup de netteté. Ce n'est pas de cette faron
qu'elle a servi la cause de la réforme du théâtre; c'est bien
plutôt par l'analyse détaillée et commentée qu'elle donnait des
principaux drames de Lessing, de Gœthe et de Schiller. Elle
n'avait garde de les |)roposer à l'imitation de nos dramaturges.
« En faisant connaître un théâtre fondé sur des principes très
diflerents des nôtres, écrit-elle, je ne prétends assurément, ni
que ces principes soient les meilleurs, ni surtout qu'on doive
les adopter en France; mais des combinaisons étrangères
peuvent exciter des idées nouvelles; et quand on voit de quelle
stérilité notre littérature est menacée, il me paraît difficile de
LES ORIGINES 365
ne pas désirer que nos écrivains reculent un peu les hornes de
la carrière '. » On ne j)ouvait i)his justement parler, avec plus
de mesure et de tact. C'est en ce sens en efï'et que les influences
venues du dehors peuvent être utiles et s'exercer légitimement. Il
ne s'agit pas de subir un idéal d'emprunt; mais la vue d'un idéal
différent du nôtre doit nous aider à secouer un joug suranné.
En 1811, M"" Necker de Saussure publiait le Cours de littéra-
ture dramatique de Schlegcl, professé en 1808 à Yienne, Le
lecteur y retrouvait la plupart des opinions de M"'- de Staël, que
d'ailleurs elle devait en partie à Schlegel, mais exprimées avec
violence, outrance, lourdeur et pédantisme. Schlegel, avec cette-
inintelligence de notre génie national fréquente chez les étran-
gers, ne comprend rien au système de notre tragédie classique :
il le déclare donc absurde. Il insiste sur cette question de la
règle des trois unités, que M"^ de Staël trouvait trop rebattue
pour oser y revenir; mais c'était matière à dauber brutalement
sur notre compte. « On a prononcé à ce propos le mot d'ordre
de l'intolérance : hors de là point de salut. En France, le zèle
pour soutenir ces règles fameuses n'existe pas seulement chez
les érudits : c'est l'afTaire de la nation entière. Tout homme
bien élevé, qui a sucé son Boileau avec le lait, se tient pour le
défenseur-né des unités dramatiques; à peu près comme, depuis
Henri YIII, les rois d'Angleterre portent le titre de défenseurs
de la foi-. » Il présente le mélange des genres comme un élé-
ment essentiel du romantisme et comme une de ses principales
beautés, le désordre même du génie romantique étant ce qui lui
permet de se tenir plus près du secret de la nature. « La nature
et l'art, la poésie et la prose, le sérieux et la plaisanterie, le
souvenir et le pressentiment, les idées abstraites et les sensa-
tions vives, ce qui est divin et ce qui est terrestre, la vie et la
mort se réunissent et se confondent de la manière la plus intime
dans le genre romantique. » Le drame nouveau sera donc cons-
titué par le mélange, ou pour mieux dire par la confusion des
genres, et de tous les genres. « Les changements de temps et de
lieu dans un drame, le contraste de la plaisanterie et du
sérieux..., le mélange du genre dramatique et du genre lyrique...
\. M""" de Staël, De ^Allemagne, II, 15.
2. Schlegel, Cours de litl. drain., x" leçon.
364 LE TlIKATllE ROMANTIQUE
tous ces traits caractrriscMit l(^ draino romaiiti(nio '. » Enfin
Schlogcl ilonnait déjà la formule île ce culte de Shakesj)eare qui
consiste à i^lorifior mrnie les défauts du poète. « Ce sont des
défauts sultliinos (jui naissent <Ie la jdénitude d'une force gig'an-
tfs<ju('. (le tilaii dr la lrai;édie attaque le ciel et menace de déra-
ciner le moiid(\ Il est ]dus IcMiildc (|u'Escliyl('; nos cheveux se
hérissent et notre san<: se glace en l'écoutant, et néanmoins il
possède le charme séducteur d'un poète aimahle... Il réunit ce
(ju'il y a de plus profond et de plus élevé dans l'existence ; les
qualités les plus étrangères, et en ajtparence les plus o|)posées
semhlent liées l'une à l'autre lorsqu'il les possède. Le monde
naturel et le monde surnaturel lui ont confié tous leurs trésors ;
c'est un demi-dieu par la force, un prophète par la divination,
un génie tutélaire qui plane sur Ihumanité et s'ahaisse cepen-
dant jusqu'à elle avec la grâce naïve et l'ingénuité de l'en-
fance". » A peine est-ce si Victor Hugo pourra s'exprimer avec
plus d'emphase et pousser plus loin l'adoration héate dans son
Willia m Shakespeare.
\a\ lettre de Manzoni « sur les unités » (1821) fut un appel à
la lihcrté, d'autant mieux entendu qu'il venait, lui aussi, de
l'autre coté des frontières. Le Racine et Shakespeare de Stendhal
(1825) jeta dans le débat un certain nombre de })aradoxes, de
simples boutades et de ces mystifications doubles oii le mystifi-
cateur se mystifie lui-même. Ce livre est singulièrement vide.
Retenons -en pourtant ce que dit Stendhal de la place qu'il con-
vient de faire à l'histoire au théâtre. « Notre tragédie française
ressemblera beaucoup à Pinlo, le chef-d'(puvre de M. Lemer-
cier. » On se souvient queLemercierse proposait de « mettre les
mémoires en action ». Stendhal donne même conseil : « Après
avoir pris l'art dans Shakespear(\ c'est à Grégoire de Tours, à
Froissart, à Tite Live, à la lîible, aux modernes Hellènes que
nous devons demander des sujets de tragédies... M'"" du Hausset,
Saint-Simon, Gourville, Daugeau, Bezenval... nous donneront
cent sujets de comédie. » Stendhal rêve de pièces sur Henri III,
sur la mort de Jésus-Christ et sur le retour de l'île d'Elbe. Une
autre i(h''e sur Kupielle il revient sans cesse, c'est (jue : « De nos
I. Schlegel, Cours de lilt. clntm., xiii" lC(;on.
■2. ht., ibid.
LES OIUGINES 36a
jours, le vers alexjmdiiii n'est le plus soiivoni (|u"uri caclic-sot-
tises ». Donc il faut le supprimer.
La Préface de « Crom"well ». — Articles de joiunaux,
brochures, préfaces, reviennent à l'envi sur ces questions.
Mais toutes les voix disséminées se confondent dans le reten-
tissement de la préface de Cromwell (1827). Quand nous rej)re-
nons aujourd'hui cette fameuse préface, nous avons peine à
comprendre l'enthousiasme quelle provoqua parmi les contem-
porains. Elle est faite d'emprunts et d'erreurs matérielles.
Les méprises, les assertions téméraires, jetées d'ailleurs avec
une assurance imperturbable, y abondent. Le style, éclatant
et vague, y est justement le contraire de celui qui convient
à la discussion des idées. Mais ces défauts mêmes tirent le
succès de ce manifeste, oratoire et lyrique. « La préface de
Cromioell , dit Th. Gautier, rayonnait à nos yeux comme les
tables de la loi sur le Sinaï'. » Très inférieure à sa réputation,
et plus que médiocre si on regarde à sa valeur comme ouvrage
d'histoire et de théorie, elle n'en est pas moins importante
comme œuvre d'actualité et de polémique. C'est elle qui a lancé
l'armée des jeunes auteurs à l'assaut du théâtre.
Voici les points principaux sur lesquels revient Victor Hugo,
reprenant des idées qui depuis longtemps déjà avaient cours et
auxquelles il se bornait à donner une forme plus saisissante. Il
protestait, lui millième, contre la tyrannie des unités. Il deman-
dait plus d'action et plus de spectacle. « Tout le drame se passe
dans la coulisse. Nous ne voyons en quelque sorte sur le théâtre
que les coudes de l'action; ses mains sont ailleurs. Au lieu de
scènes nous avons des récits, au lieu de tableaux des descrip-
tions. . » Il indique la « localité exacte » comme un des premiers
éléments de la réalité. « Le poète oserait-il assassiner Rizzio
ailleurs que dans la chambre de Marie Stuart? poignarder
Henri IV ailleurs que dans cette rue de la Ferronnerie, tout
obstruée de baquets et de voitures? » Il s'explique sur l'emploi
de la couleur locale. « Ce n'est point à la surface que doit être
la couleur locale, mais au fond, dans le cœur même de l'œuvre,
d'où elle se répand au dehors.... Le drame doit être radicale-
1. Th. Gautier, Histoire dit romantisme.
366 LE THEATRE ROMANTIQUE
ment imprégné de cette couleur dos temps. » Il se prononce
catégoriijucniont pour lo maintien du vers, mais on réclamant
<]u"on assouftlisso l'alexandrin, qu'on le débarrasse de beaucoup
de timidité et d'un peu de pruderie.
La [)artie la plus originale de la Préface est celle où Yictor
Hugo expose sa tbéorie du grotesque. Il avait pu en trouver dans
Schlogel mémo, et ailleurs, la première indication. Mais il Fa si
énormément amplifiée et enflée qu'il l'a faite sienne. Cette tbéorie
se rattacbi" d'abord aux origines obscures du romantisme. Les
romantiques ont leurs véritables ancêtres dans la première moitié
du xvn" siècle, dans cotte époque de Louis XIII vers laquelle une
secrète affinité ramenait l'auteur de Cinq-Mars comme celui de
Marion Delormeei celui des Trois Mousquetaires, et dans ce temps
de la Fronde, marqué par une égale confusion en littérature et
en politique, époque de lyrisme, de poésie irrégulière, d'em-
phase empruntée à l'Espagne et de mauvais goût emprunté à
l'Italie, parmi ces poètes « g-rotesques » que Gautier s'emploiera
à réhabiliter. Ensuite et surtout cette antithèse du sublime et du
grotesque était en quelque sorte inhérente au tour d'esprit de
Yictor Hugo. Il a naturellement le goût de l'extraordinaire, de
l'anormal, du bizarre et du diflbrme. Il a l'imagination bouf-
fonne. Tout ce qui est baroque, idées, croyances, noms, a pour
lui (b' mystérieuses séductions. Il énumère avec complaisance
dans la Préface, les vampires, les ogres, les aulnes, les psylles,
les goules, les brucolaques, les aspiolos, comme la gargouille
de Rouen, la gra-ouilli de Metz, la chair salée de Troyes, la
drée de Montlhéry, la tarasque de Tarascon. Il multiplie dans
Cromwell les consonances abracadabrantes. Il est comme fasciné
par la figure des fous de cour. C'est donc dans son propre génie,
non dans l'étude de Shakespeare ou de l'art chrétien, que Victor
Hugo aperçoit cet élément du grotesque : il ne fait ensuite que
le projeter en dehors de lui. Doué d'une vision étrangement
grossissante, il exagère hors de toutes proportions le rôle du
g'rotosque, lui subordonne tout le moyen âge, et le fait déborder
sur l'époque moderne. Habitué aux rapprochements imprévus
et fortuits, il le rattache à l'influence chrétienne dont tout le
monde |iarlait depuis Chateaubriand. l'^nfin il va l'imposer
comme un élément intégrant au théâtre romantique.
LES ORIGINES 367
Rappelons encoro la Préface que met Alfred de Vignv en tôte
(le son Olhcllo (1820) '. 11 y examine la question de savoir si la
scène fran{;aise s'ouvrira à une tragédie moderne produisant :
« dans sa conception un tableau large de la vie, au lieu de la
catastrophe d'une intrigue; dans sa composition des caractères
non des rôles, des scènes paisibles sans drame, mêlées à des
scènes comiques et tragi(|ues; dans son exécution un stvle fami-
lier, comique, tragique et parfois éj)ique. »
Tels sont donc les points essentiels sur lesquels on semblait
être d'accord : affranchissement à l'égard des règles, mélange des
genres, augmentation du spectacle, emprunts faits directement à
l'histoire et surtout à l'histoire nationale. Grâce à ces réformes
le drame romantique devait être une reproduction libre et large
de la vie représentée dans la multiplicité et dans la complexité
de ses aspects.
La diffusion du théâtre étranger en France, coïncidant avec
la vogue des romans de Walter Scott et les progrès du roman
historique français, favorisait le développement des idées nou-
velles. Le théâtre de Shakespeare était traduit depuis 1776, et
Ducis en avait « adapté » les principaux chefs-d'œuvre. Guizot
revoit la traduction de Letourneur et la corrige en la rappro-
chant du texte. Des représentations données à Paris par des
acteurs anglais eurent un grand retentissement. Dumas exprime
avec son habituelle naïveté l'impression qu'il en reçut. « Vers
ce temps les acteurs anglais arrivèrent à Paris... Ils annoncèrent
Hamlet. Je ne connaissais que celui de Ducis. J'allai voir celui
de Shakespeare. Supposez un aveugle-né auquel on rend la vue,
qui découvre un monde tout entier dont il n'avait aucune idée;
supposez Adam s'éveillant après sa création et trouvant sous ses
pieds la terre émaillée, sur sa tête le ciel flambovant, autour
de lui des arbres à fruits d'or, dans le lointain un fleuve, un
beau et large fleuve d'argent, à ses côtés la femme jeune, chaste
et nue, et vous aurez une idée de l'Eden enchanté dont cette
représentation m'ouvrit la porte. » Et Vigny, dans sa traduction
en vers à^Othello, ne poussait-il pas la hardiesse jusqu'à appeler
un mouchoir par son nom?
1. Lettre à lord "* sur la soirée du 2i octobre 1829 et sur un svstôme dra-
matique.
368 LK THKATUl': HIlMANTinUb;
La connaissance du théâtre allemand se répand en même
temps grâce à nombre de publications et d'essais dramatiques.
En 1821 , Barante traduit le théâtre de Sciiiller. Dans les « Chefs-
d'œuvre des théâtres étrangers » que publie le libraire Ladvocat,
six volumes sont consacrés au théâtre allemand. Ce recueil ne
cessa d'être consulté cl jtillé par les romantiques. Le théâtre de
G(ethe, lr(q> |)lein d idées, nepouvaitexercercjue peu d'inlluence.
En revanche le nom et l'univre de Schiller sont populaires. En
1828, le Globe annonce pour une seule année six ada|)tations de
Guillaume Tell. Le drame de Schiller est politique et lyrique.
L'auteur s'y met lui-même en scène, y parle par la bouche de
ses personnages, exprimant ses sentiments sur toutes choses. 11
devait donc tout naturellement être goûté des romantiques.
En même tenq)s (jue ces idées occujtaient les esprits, on
essayait de les a})[»liquer et peut-être de les préciser en les réa-
lisant, lise fait de 1825 à 1830 une tentative qui n'a pas abouti,
mais qui reste néanmoins curieuse. On s'elîorce en conscience
de se référer à l'exemple des maîtres étrang'ers et d'acclimater
en France un genre aussi différent de la tragédie que de celui
qui était destiné à triompher pour un temps. Les s|)écimens
qui nous restent de cet essai sont des plus intéressants. C'est
d'abord en 1825 le Théâtre de Clara Gazul, si amusant, si spiri-
tu(d, et qui, pour être l'œuvre d'un pincc-sans-rire, n'en témoigne
pas moins de tant de bonne foi! Il y a dans ces piécettes, dég-a-
gées, vives et libres d'allure, du romantisme à la mode, et de la
fantaisie, telle qu'on pouvait l'attendre d'un élève de Bayle,
attentif à collectionner les exemples et noter les elîels de l'in-
tensité de la passion et de la perversité de la femme. Sensualité,
jalousie, libertinage d'imagination, voisinage de la religion et
de lamour, crimes, folies, ironie, toutes ces notes forment
dans le théâtre de Cdara Gazul un mélange qui n'est presque
jamais ennuyeux. Quel que fût son goût pour les époques de
violence qui donnent au |diilosophe le spectacle léjouissant de
l'animalité débridée, Mérimée a moins heureusement réussi dans
la Jacquerie [\%2%). Ces scènes historiques sont alors à la mode :
Vitet, dans les Barricades, et d'autres encore y ont fait preuve
d'ingéniosité. Mais d'ailleurs il suffit de citer le Cromwell de
Victor IIu^'-o. C'est le monument le j)lus considérable de cette
LE MELODIIAMK ET LE THEATKE liltMANTIQUE :}G0
tentative avortée. Victor Hugo s'(>sl orfoicô <lo donrKM* ici un
larg-e tableau (riiistoirc, de |)réscnli'r sous tous ses aspects un
événement capital de la vie d'un peuple, d(ï faire connaître dans
un g-rand personnage l'homme privé en même temps que
l'homme public, les sentiments intimes aussi bien que les pré-
tentions affichées, les faiblesses, les tristesses, les ambitions,
les remords et tout ce qui se mêle dans la complexité du cœur.
— De toutes ces œuvres aucune ne pouvait affronter la scène, et
aucune n'y était destinée. La question était justement de savoir
si on trouverait le moyen de faire vivre à la scène cette forme
de théâtre. On no le trouva pas. Et tandis que ce genre mal
déterminé ne dépassait pas à la période des tâtonnements, à la
place qu'il ne parvenait pas à occuper un autre genre s'instal-
lait hardiment et même effrontément. C'est le mélodrame.
//. — Le mélodrame et le théâtre romantique .
« Henri III et sa cour. » — Ce genre n'avait aucune qua-
lité littéraire, et notamment aucune de celles qu'on réclamait
depuis vingt ans. Mais il avait une qualité qui prime toutes les
autres : il existait.
Car c'est un point sur lequel on ne saurait trop insister. Entre
les idées (|u'on remuait depuis vingt ans et le drame roman-
tique tel qu'il s'est constitué, il n'y a aucun rapport de filiation.
On parlait d'influences étrangères : le drame nouveau ne doit
presque rien à celui de Schiller et rien à celui de Shakespeare.
On parlait de réalité; le drame nouveau jettera le défi à toute
réalité comme à toute A'érité. On parlait du sens de l'histoire
pénétrant par l'intérieur et animant l'œuvre tout entière; c'est
ce qui fera le plus cruellement défaut au drame romantique.
On parlait d'une familiarité de tons rapprochant le dialogue du
théâtre de celui de la vie; rien de plus opposé à cette souplesse
de la conversation que l'antithèse violente de la déclamation et
de la bouffonnerie. Toutes ces discussions théoriques n'ont donc
servi qu'à occuper les esprits; elles ont accentué le discrédit de
l'ancienne forme dramatique sans dessiner par avance celle qui
y succéderait; elles ont permis aux novateurs de masquer sous
Histoire de la langue. VU. 24
370 LK THKATRE ROMANTIQUE
ces grands mots ce qui n'est en réalité que l'envaliissement de
la littérature dramatique par un iionrc réservé jusqu'alors à
rébattement de la multitude.
Depuis Iongtem|>s le mélodrame était en pleine prospérité,
(fuilhert de Pixérécourt (1797-1835) triomphait sur le boule-
vard du Crime. A côté de lui Caiiiniez, Guvelier, Camaille de
Saint-Aubin, Hubert, La Martellière, Gharvin, Boirie passion-
naient un public chaque jour plus nombreux. Le contraste était
éloijucnl entre la v(M*ve des auteurs de mélodrames et la fadeur
des faiseurs de tragédies; rien ne réussit comme le succès. Le
mélodrame devenait un danger qui inquiétait tous les gens de
goût. « Qu'on y ju'enne garde, disait déjà Geoffroy, si on s'avise
d'écrire le mélodrame en vers et en français, si on a l'audace
de les jouer passablement, malheur à la tragédie!... Si une fois
il se rencontre un homme qui sache écrire en vers et en prose,
et dialoguer passablement, c'en est fait de la tragédie... Malheur
au Théâtre français, quand un homme de quelque talent et con-
naissant les effets de la scène s'avisera de faire des mélo-
ilrames! ' » C'est à cette invasion du mélodrame dans la litté-
rature que nous allons assister.
Le 11 février 1829 Alexandre Dumas faisait représenter avec
succès Henri III et sa cour. C'est un pauvre ouvrage, mais qui
offre déjà dans sa structure le type du drame d'histoire destiné
à prévaloir à la scène. Il y a deux pièces dans cette pièce.
D'abord et au fond un drame de jalousie. Saint-Mégriri est amou-
reux de la duclicsse de Guise. Il a une entrevue avec elle. Un
mouchoir oublié par la duchesse éveille les soupçons du mari.
Pour se venger, il force la duchesse — il la force en lui tor-
dant le poignet — à écrire à Saint-Mégrin pour lui donner
rendez-vous à l'hôtel de Guise. Le jeune homme arrive sans
méfiance. Il apprend de la bouche même de la duchesse le péril
qui le menace, tente de fuir; mais les issues sont gardées;
il tombe sous les coups. C'est là un drame de passion quel-
conque, ou plutôt de la passion connue on la concevait et
comme on la représentait aux environs de 1830, la passion for-
cenée traduite sous une forme brutale. Ces gens pensent, sen-
tent, agissent, suivant la mode littéraire d'alors. L'auteur des
i. Cilé par Des Granges : Geoffroy et la ctilique dramatique, p. 411 et suiv.
IIIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VII. en. VIII
Arm.inJ Colin & C''' Kdileurs, Paris
ALEXANDRE DUMAS
d'après une lithographie de a. DEVÉRIA
LE MÉLODRAME ET LE THEATRE ROMANTIQUE 371
Lettres de Dupuis et Colonet parle de « cette manie (jui depuis
peu a pris à nos auteurs d'appeler les personnages des romans et
des mélodrames Charlemagne, François I" et Henri IV, au lieu
d'Amadis, d'Oronte, ou de Saint-Albin ». Autour du drame
de passion sont groupés les éléments d'un tableau d'histoire.
Détails de couleur locale, anecdotes, curiosités, citations, mots
célèbres et dates précises sont réunis et insérés dans le dialogue,
comme par hasard. Par exemple, l'action du drame se passant
le 20 juillet 1573, les personnages se présentant eux-mêmes au
public et faisant les honneurs de leur époque, trouvent moyen
de nous rappeler, ou de nous apprendre, que Henri HI a fait
élever des tombeaux à Quélus, Schomberg et Maugiron, et qu'il
nourrit des lions au Louvre, que les monnaies alors en cours
sont le philippus, l'écu à la rose et le doublon d'Espagne, que la
double rose n'est pas démonétisée comme l'écu sol et le ducat
polonais, et vaut douze livres, que le jeu de bilboquet est en
faveur et qu'on paie quatre sous par personne pour voir jouer
les Gelosi, que les fraises godronnées viennent d'être remplacées
par les collets renversés à l'italienne, et qu'on a posé la pre-
mière pierre du pont qui s'appellera le Pont-Neuf, qu'un duel a
eu lieu le 27 avril à la porte Saint-Antoine, que des pommes de
senteur ont été envoyées par Catherine de Médicis à Jeanne
d'Albret deux heures avant sa mort, et que l'année 1546 précède
justement de trois cent soixante-cinq jours l'année 1547, qui se
trouve être celle de la mort de- François P'. Ruggieri paraîtra
dans le drame avec ses télescopes, et Brantôme avec ses Dames
galantes. Les mots historiques sortiront de la bouche des reines
et des princes à la manière des banderoles qui sortent de la
bouche des saints dans les enluminures : « Il faut tout tenter et
faire — pour son ennemi défaire... Ce n'est pas le tout de couper,
il faut recoudre... etc. » Les politiques exposeront avec une
abondance de détails et un luxe de franchise leurs desseins les
plus secrets et leurs plus noires machinations : « Il me faut un
peu plus qu'un enfant, un peu moins qu'un homme, déclare
Catherine de Médicis... Aurais-je donc abâtardi son cœur à force
de voluptés, éteint sa raison par des pratiques superstitieuses,
pour qu'un autre que moi s'emparât de son esprit et le dirigeât à
son gré? Non; je lui ai donné un caractère factice, pour que ce
37-2 LE TIIKATUR HOMANTIOrE
caractôro m'appartînt. Tous les calculs de ina politique, toutes
les ressources de mon imaiïination ont tendu là... » Les carac-
tères de Henri III, de Catherine, du duc de Guise sont repré-
sentés en conformité scrupuleuse avec la légende. Comme on le
voit, entre le drame de passion et le tableau d'histoire, il n'y
a pas de liaison intime. Les traits de celui-ci ne servent pas au
développement de c(dui-là. L'un est même en contradiction avec
laulre. Tout n'est ici qu'incohérence et puérilité. Un drame
de passion d'aujoui'd'hui dans un dtM'or d'autrefois, telle est la
formule de ce drame que Dumas vient de faire accepter. Victor
Hugo n'a écrit Marlon Delonne qu'au mois de juin de la même
année, après Dumas et d'après lui. La part de Dumas dans le
mouvement a donc été grande. C'est lui (jui est l'initiateur.
Toutefois il restait à consacrer le triomphe du nouveau genre.
Dumas n'est pas un homme à système. Il se laisse guider par
son instinct, ou encore il se prête au courant qui fait la mode. De
plus la vanité chez lui se concilie avec beaucoup de bonhomie
et une réelle naïveté. Ce sont d'autres mérites qu'il faut pour
imposer une réforme. Admirable par le génie, Victor Hugo ne
l'est pas moins par l'art de mettre son génie en valeur. C'est un
maître de la réclame. Préparée de longue date, organisée avec
un soin minutieux, la bataille de Hernani fut l'engagement
décisif, après lequel les romanti([ues restèrent maîtres du ter-
rain. Une autre raison encore ajoute à l'importance de cette
fameuse soirée du 2o février 1830. Henri III et sa cour était
écrit en prose, et la prose d'Alexandre Dumas ne diffère pas
.sensiblement de celle de Pixérécourt. Il fallait donner au mélo-
drame le prestig^e du style et de la versification pour le faire
entrer décidément dans la littérature. C'est à quoi servit la pièce
de Hugo. La fortune du genre était assurée pour une période
<|ui d'ailleurs devait être assez courte.
Le théâtre de Victor Hugo. — Le mélodrame est le
genre de théâtre populaire, c'est le théâtre façonné par le peuple,
suivant ses goûts, en conformité avec sa conception de la vie,
avec la tournure et les besoins de son esprit. Le peuple dans
.sa conception de la vie et du monde ne se détermine pas par la
rai.son et ne se pique pas de logique. Avec son incorrigible besoin
d'imaginer, il est prêt à admettre tout ce qui est mystérieux
LE MÉLODRAMi-: ET LE TllÉATHE ROMANTIQUE 373
invraisemblable, extraordinaire : ce (jui est le jtlus merveilleux
est aussi ce (|ui lui paraît le jdus iialuicl. Le peuple est avide de
sensations. Son éducation artislicjue n"a pas été faite, et il est
absolument inexact que son instinct le mène tout droit à ce qui
est beau. En art, tout au moins, Tadage vox populi vox Dei ne
se véritie pas. Le peuple est illettré et ne se soucie pas des
mérites proprement littéraires. Mais, en revanche, il veut que
sa curiosité soit amusée, que ses yeux soient réjouis : il aime le
spectacle. Il éprouve le besoin d'être remué jusque dans le fond
de son être, jusque dans la partie de sa sensibilité qui est la plus
engagée dans la matière. Il faut que ses nerfs soient secoués.
Il n'a pas de plus grande joie qu'à se sentir tout frissonnant
de peur, d'angoisse, de pitié. Il ralTole des spectacles de mort,
des mises en scène lugubres. Ne le voit-on pas se presser aux
exécutions capitales? Et enfln dans ce peuple composé des
humbles, des déshérités de ce monde, dans ce peuple chez qui
la foi diminue, qu'on soumet à des excitations de toute sorte, il
fermente toujours depuis le temps de la Révolution française je
ne sais quel esprit de révolte qui le pousse à se poser en ennemi
de l'institution sociale elle-même dans son état actuel et dans
son passé historique. L'imagination et parfois l'imagination
la plus folle se substituant à la logique du sentiment et de la
passion, la sensation remplaçant les émotions d'ordre intel-
lectuel, l'esprit de révolte soufflant aux personnages des discours
de violence et de haine, — tels sont les traits essentiels que le
mélodrame reçoit de son origine populaire ; et ces traits carac-
téristiques du mélodrame, c'est dans le théâtre même de Victor
Hugo que nous allons les retrouver.
Nous aurions d'abord un moyen bien facile et pour ainsi dire
extérieur, de révéler dans ce théâtre la présence du mélodrame.
Il y a, on le sait, une certaine mise en scène spéciale au mélo-
drame; le mélodrame nécessite un cerlain matériel de décors
et d'accessoires, indispensables pour les machinations téné-
breuses, les surprises, les duels, les meurtres, les enlèvements,
les tueries dont se composent les pièces de ce genre. Et voici
dans le théâtre de Victor Hugo ces accessoires d'une nature si
caractéristique. D'abord une architecture spéciale. Ce sont des
palais machinés avec caveaux souterrains, cachots où le jour
374 LE TIIÉAÏUK ROMANTIQUE
ne priièlrc pas, voùlos, arcades, cluuisse-lrapes, portes secrètes,
f(Mirtr('s prillées, eacliettos dissimuléos lantôf derrière une
draperie et tantôt derrière un portrait, tortueux corridors, murs
faits pour la trahison et dans lesquels on entend des bruits de
pas. Puis voici les manteaux couleur de muraille dans lesquels
s'enveloppent parfois le traître et [)arfois le héros, les chapeaux
de feutre dont les larges bords se rabattent sur les yeux pour
cacher le visage, les masques, les bandeaux et les cagoules.
A ce vestiaire si bien fourni, joignez toute une pharmacie : les
narcotiques qui procurent un sommeil en tout pareil à la mort,
à cette différence près qu'au bout de quelque temps on s'éveille
en demanihint « où suis-je? »; les pilules magiques qui rajeu-
nissent, les contrepoisons, et enfin et surtout les poisons, tous
les poisons, toutes les espèces, toutes les sortes, toutes les
variétés de poisons, les poisons acres au goût et ceux dont la
saveur est délicieuse, les poisons qu'on mélc au vin de Chypre,
et ceux qui remplissent une fiole artistement ouvragée, les poisons
qui tuent en un jour, en un mois, au gré du client, les poisons
qui foudroient sur l'heure et ceux qui opèrent à distance, tous
les poisons des Dorgia. — Ajoutez encore tout un lot d'acces-
soires : des portraits de famille et des portraits médaillons, des
croix-de-ma-mère destinées à constater l'identité des enfants
trouvés, des bourses pleines d'or, des trousseaux de grosses clefs
pour guichetiers, de menues clefs à secret qui se portent en
brclo([ues, un cor de chasse, cinq cercueils, un assortiment
d'épées de toutes les tailles et de toutes les formes, des dagues
de toutes les fabrications, mais surtout des dagues de Tolède,
des poignards à n'en pas savoir le compte, des échafauds, des
haches, des billots, des cierges, des torches, un sac de couleur
brune pour empaqueter les cadavres, des aunes de drap noir
avec larmes d'argent et généralement toutes fournitures qui
ressortissent à la compagnie des Pompes funèbres.
Les caractères du drame de Victor Hugo : Les situa-
tions. — Les personnages. — Mais dépassons cette vue exté-
rieure; entrons dans l'analyse des caractères du drame de Victor
Ilugo, et quand nous en aurons fait le compte, nous aurons énu-
méré les caractères eux-mêmes du mélodrame.
Un premier caractère est celui que j'appellerai, afin d'appeler
LE MÉLODIIAMK KT LE THÉÂTRE ROMANTIQIK 375
les choses par leur nom : rabsurditr. Je ne donne à ce mot
aucun sens désobligeant; j'entends seulement par là une certaine
manière de concevoir le train du monde. Nous pensons tous
qu'il y a de l'ordre dans la nature, qu'il y a de la logique dans
le monde. Il y a une logique des événements; c'est ce qui fait
(jue dans la chaîne des phénomènes tout se tient, que les causes
engendrent sûrement leurs effets et que, dans l'histoire des
peuples comme dans la vie des individus, il n'est pas un acte, si
mince soit-il, qui n'ait dans l'avenir, un lointain et profond
retentissement. Il y a une logique des passions; c'est ce qui fait
que nous sommes, quoi qu'on dise, maîtres de notre destinée,
auteurs responsables des maux dont nous préférons accuser le
hasard et qui ne sont le plus souvent que le châtiment de nos
fautes, châtiment dont le germe était déjà contenu dans la faute
elle-même. Cette logique immanente des choses n'est pas toujours
manifeste et au contraire elle est le plus souvent dissimulée sous
le désordre apparent de la réalité. L'objet propre de la littéra-
ture est de rendre sensible et comme palpable cette logique, qui
d'elle-même est enveloppée. C'est pourquoi nous voulons, dans
un livre ou dans une pièce de théâtre, que les personnages
soient en accord avec eux-mêmes, que leurs sentiments s'ac-
cordent avec leurs paroles, que leurs actes s'accordent avec
leurs sentiments et que les conséquences de ces actes ne soient
pas en contradiction avec ces actes eux-mêmes. C'est le contraire
qui arrive dans le théâtre de Victor Hugo. Régulièrement ses
personnages y disent le contraire de ce qu'ils devraient dire, y
font le contraire de ce qu'ils devraient faire ; et c'est la seule
règle à laquelle ils obéissent.
De ces perpétuels défis jetés à la vraisemblance et au bon
sens je pourrais citer cent exemples; j'en cite deux. J'emprunte
le premier à Hernani. Don Ruy Gomez entrant chez Dona Sol,
au premier acte, y trouve Hernani et Don Carlos, deux hommes
chez sa nièce, à cette heure de nuit! Belle occasion d'éviter le
scandale et le tapage! Ruy Gomez fait ouvrir les portes, allumer
les flambeaux, accourir tout le monde. Ya-t-il s'inquiéter alors
de savoir qui sont ces deux visiteurs nocturnes? Nullement. Il
évoque le souvenir du Cid et de Bernard, ces héros,. et dans un
développement d'ailleurs magnifique, compare aux hommes
376 LE TllKATHE IIOMANTIQUR
(r.iulicf'oi.s, les hommes d'aujoiircriuii; après quoi ayant enfin
soni^é à (lemaniler son nom à Don C.ai'los et s'apercevanl <|ue celui
à qui il a adressé cette longue invective est le roi d'Espagne, il
lui reste à présenter ses excuses. — J'emprunte l'autre exemple
à Rnij JJ/cs. Je passe condamnation sur la prcmièi-e partie de
Ihti/ BIds : le laquais devenant ministre et grand d'Espagne.
Mais c'est la dernière qui est le j)lus violemment inacceptable.
Comment! Uuy Dlas est devenu ministre tout-j)uissant et il n'a
pas profité de sa toute-puissance pour mettre Don Salluste dans
l'impossibilité de nuire ! 11 est tout-puissant, et (juand Don Salluste
revient, ce Don Salluste qui n'est plus qu'un ancien ministre
exilé et disgracié, il ne sait que baisser la tête, se désespérer,
et enfin s'aller promener par la ville. Ce héros est par trop
niais. Ces deux exemples ne sont-ils pas significatifs et ne
prouvent-ils pas combien l'auteur se soucie peu de faire du lan-
gage ou de la conduite de ses personnages, le développement
de quelque principe intérieur?
A vrai dire ces personnages ne parlent, ni n'agissent : ils
s'agitent et ils déclament.
Ils s'agitent, ils se démèneni, lèvent les bras au ciel, se mon-
trent le poing ou le montrent à la destinée, ils se menacent, ils
se ruent les uns sur les autres, ils brandissent leurs épées et font
luire la lame de leur poignard, ou encore ils s'agenouillent, ils se
roulent à terre, ils gesticulent, ils font des grimaces et des con-
torsions. Mais comme tout ce mouvement, démesuré et désor-
donné, ne correspond à aucune impulsion venue du dedans, nous
ny voyons qu'un mouvement de pantins manœuvré par Timpré-
sari(» (|u"on devine tout près dans la coulisse. Et en dépit de
cette agitation, il n'y a pas d'action.
Us déclament. Jamais n"avait-on vu couler sur noire scène
française un 1(1 (lot de paroles inutiles. Ce sont des discours de
(limciisioiis inouïes, des tirades qui s'allongent à l'infini, des
monologues (jui dépassent les plus longs monologues connus.
C'est une tempête d'invectives, un flux de rodomontades. C'est
un océan de lieux communs. Cela entrecoupé d'exclamations,
d iiitcijtclions et dinterrogations. « Savez-vous ce que c'est que
d'avoir une mère? Une mère, etc.. » « Savez-vous ce que c'est
(pie d'être enfant? Pauvre enfant, etc.. » « Savez-vous ce que
LE MÉLODRAME ET LE THEATRE ROMANTIQUE 377
c'est que Venise? Venise, je vais vous le dire, c'est, rincjuisition
d'Etat, c'est le conseil des Dix. Oli! le conseil des Dix, parlons-
en bas, Tisbé... » C'est tout le temps ainsi, que ce soit d'ailleurs
en vers ou en [)rose. (Vest une continuelle éjaculation oratoire.
C'est la manie déclamatoire qui se déhoi'de, sans que rien puisse
la contenir, sans mesure, sans règle, sans frein. Tout ce luxe de
paroles est d'ailleurs sans résultat. De la parole ces beaux par-
leurs ne passent pas à l'action. Tout cela n'est qu'un vain bruit
de j)aroles frap{)ant l'air inutilement. Agitation et déclamation,
voilà ce qui remplace la peinture des mœurs, l'analyse des senti-
ments, l'étude du cœur.
Il n'y a, dans tout ceci, pas une lueur de vérité, pas un cri
d'humanité.
Car l'objet de l'auteur n'est pas de peindre le cœur, <le décrire
les sentiments, mais bien de mettre sous les yeux étonnés du
spectateur les situations les plus extraordinaires, prêtant aux
coups de théâtre les plus imprévus révélés par les mots à effet
les plus saisissants.
C'est alors la course folle à ti'avers les aventures merveilleuses,
les coïncidences, les rencontres, les découvertes et les recon-
naissances. C'est le grand jeu des déguisements. C'est ici qu'il
ne faut pas se fier aux apparences, juger les gens sur leur cos-
tume et croire que l'habit fait le moine. Voici un homme en
costume de pèlerin : ce pèlerin est un bandit, ce bandit est un
pâtre, ce pâtre est un grand seigneur. Voici un mendiant, c'est
un empereur. Voici une jeune fille touchante par l'humilité de
son maintien et la chasteté de ses yeux baissés : c'est une
fameuse courtisane. Voici une pauvre fille élevée par un ouvrier :
elle porte un des grands noms de l'Angleterre. Des enfants
retrouvent leur mère. Des gens qui ne s'étaient jamais vus se
reconnaissent. Un jeune homme lève-t-il le poignard sur une
femme? ne doutez pas que cette femme ne soit sa mère. Un
vieillard s'acharne-t-il sur un cadavre? Ne doutez pas que ce
cadavre ne soit celui de sa fille.
Ce qui aide merveilleusement Victor Hugo à trouver ces
situations, c'est cette disposition habituelle qu'il a de tout aper-
cevoir sous la forme de l'antithèse. On connaît cette disposition
de son génie et qui en est un Irai! fondamental. Il met de toute
378 LE THÉÂTRE ROMANTIQUE
nécessité le noir en (iiniosilion avec le blanc, le grotesque en
contraste avec le sublime, le nain en antithèse avec le géant.
Cela non seulement se retrouve dans son théâtre, mais en
explique la genèse. Hernnni est l'antithèse du jeune homme et
du vieillard, du haudit cl do l'empereur; le Roi s'amuse l'anti-
thèse du boullbn et du roi. Marie Tudor est l'antithèse de l'ou-
vrier et du grand seigneur, de la jeune fille et de la reine.
AngeJo est rantilhèsc de la courtisane et de l'honnête femme;
Rui) lihu l'antithèse du valet et du ministre, du ver de terre et
de l'étoile dont il est anioin^eux. Mais l'antithèse qui règne et
qui sévit dans le théâtre de Yictor Hugo ne se réduit pas à
opposer un personnage à un autre personnage; elle oppose
dans un même personnage le caractère à la condition, un trait
de caractère à un autre trait de caractère. C'est de l'antithèse
au second degré. Reprenons l'énumération de tout à l'heure.
Marion Dolorme, c'est la courtisane à qui l'amour a refait une
virginité, une âme pure dans un corps souillé. Le Roi s'amuse,
c'est le bouffon transfiguré par le sentiment paternel, une âme
radieuse dans un corps biscornu. Marie Tudor, c'est une reine
sacrifiant à son amour la raison d'Etat, la femme dans la reine.
Angelo, c'est Tisbé la courtisane qui se dévoue, la courtisane
sublime. Riuj Blas, c'est une grande âme sous l'habit d'un valet.
On le voit, antithèse dans les rapports des personnages entre
eux, antithèse dans la construction intime des personnages, anti-
thèse au dedans et au dehors. Et tout n'est qu'antithèse.
Dans ces situations extraordinaires Yictor Hugo place des
personnages conventionnels, tout d'une pièce, d'un dessin som-
maire, arrêté une fois pour toutes. Le vieillard est barbu,
chenu, face spectrale, voix sépulcrale. Et voici le jeune homme
que poursuit la fatalité. On le reconnaît tout de suite à son
attitude, à ses roulements d'yeux, à son air sombre, morne,
celui-là même qu'on appelle précisément : l'air fatal. Tel est
dans Marion Delor^ne ce Didier qui se donne lui-même pour
être « funeste et maudit », et se plaint de sa destinée et de faire
le malheur de tous ceux qui l'approchent.
Oui, mon astre est mauvais.
J'ignoro d'où je viens et j'ignore où je vais.
Mon ciel est noir...
LE MÉLODRAME ET LE THEATRE ROMANTIQUE 379
Tel ce Ilernani qui se (jualifie « (riiomme de la iiuiL », «le
« malheureux traînant après lui l'anathème » et portant malheur
à tout ce qui l'entoure. Il se détînit ainsi lui-même :
Tu me crois peut-être
Un homme comme sont tous les autres, un être
Inlellii;ent qui court droit au but qu'il rêva.
Détrompe-toi. Je suis une force qui va,
Agent aveugle et sourd de mystères funèbres.
Une âme de malheur faite avec des ténèbres.
Retenons cette déclaration : Hernani se défend d'être un être
intelligent, il est une force qui va, un agent aveugle et sourd.
Cela même est toute la psychologie du héros romantique; ses
actes ne sont ni éclairés parla conscience, ni régis par la raison.
Il est à la merci de ce qu'il y a dans la passion de plus irréfléchi
et dans l'instinct de plus obscur.
Autres personnages : le « traître », odieux, hideux, Lafîemas
ou Don Salluste; enfin et surtout « l'homme mystérieux », celui
qui sait tout, qui possède tous les secrets et qui à point nommé
surgit de l'ombre pour démasquer le traître. D'où vient-il? Par
où a-t-il passé? Est-ce le diable en personne? Tout ce qu'on peut
dire c'est qu'il vient de surgir de l'ombre et qu'il va y rentrer.
Dans Mairie Tudor cet homme bien informé s'appelle tout bon-
nement : l'homme. On lui demande : « Mais lu sais donc tous
les secrets? » Et il répond : « Savoir les secrets de tout le
monde, c'est mon occupation, ma vie et mon métier ». Dans
Marie Tudor ce rôle est tenu par Homodei. Yous êtes sans
méfiance. Tout d'un coup Homodei apparaît, il vous frappe sur
l'épaule en vous tenant ce langage : « Vous ne vous appelez
pas Rodolfo. Vous vous appelez Ezzelino da Romana. Vous êtes
d'une ancienne famille, *etc. » Cet Homodei est terriblement
gênant. Il connaît mieux que nous-mêmes nos plus intimes
aventures. Il se souvient de tout ce que nous avons oublié.
Comme on le voit, tout cela se passe dans un monde qui n'est
pas gouverné par les mêmes lois que celui où nous vivons,
dans un monde où régnent l'imagination débridée, la fantaisie,
le caprice, le hasard.
Déploiement du spectacle. — Augmenter la pompe extérieure,
amuser les yeux, voilà justement à quoi sert l'emploi de Ihis-
380 LE THÉATUH ROMANTIQUE
((tire dans le théàlre île Yichir lliiyo. Le poêle s'esL maintes
fuis vanté dapitorler dans la partie liistoriquc de ses pièces une
scrupuleuse exactitude qu'au surplus nous ne songeons guère
à exig-er de lui, et dont nous ne nous soucions pas. 11 affirme
(|u"il n'avance que textes en mains, et ne fait pas un pas sans
s'élayer sur des documents irréfutables. Afin de mieux faire
illusion il met dans la bouche de ses personnages des détails
minutieux, des dates et des chiffres qui sont d'ailleurs tout à
fait hors de propos. C'est Ruy Blas faisant les comptes du budget
espagnol ; c'est Marie Tudor récitant des pages du nobiliaire
anglais. Il y a dans tout cela bien de la puérilité. Nous ne sommes
pas dupes de celte érudition tout fraîchement tirée du diction-
naire. Nous savons bien (ju'il n'y aurait qu'à y regarder d'un
[>eu près. On relèverait, et on a relevé, par centaines les erreurs
liislori(|ues de Victor Hugo. Je n'en citerai qu'un exemple,
mais qui soit topique. Dans Buy Blas Victor Hugo met en scène
Marie-Anne de Neubourg, seconde femme de Charles H. Pour
tracer son portrait il se sert à.e^ Mé7noires de la Cour tV Espagne
par la comtesse d'Aulnoy, collectionne tous les traits qui s'ap-
pliquent à la reine et le.s transporte dans son drame. H n'y a
(ju'un malheur, c'est que la reine dont il est parlé dans les
mémoires de M""' d'Aulnoy n'est pas Marie-Anne de Neubourg,
mais bien Marie-Louise «l'Orléans, fille d'Henriette d'Angle-
terre. Le ])ortrait est ressemblant à cela près que c'est le por-
trait d une autre princesse.
Inexacte dans les faits, cette histoire l'est surtout dans les sen-
timents. Les sentiments des personnages ne sont aucunement
déterminés par le milieu historique dans lequel s'encadre l'ac-
tion. Ce ne sont pas les gens du xvi" et du xvn" siècle, contem-
porains de Cromwell et de Charles IL Ce sont des âmes roman-
tiques de 1830. Mais ce milieu historique sert de prétexte à des
décors plus variés que celui de la tragédie classique, et à l'éta-
lage de beaux costumes avec manteaux de velours, pourpoints
de satin, chaînes d'or, épées damasquinées, bottes éperonnées
et chapeaux à plumes.
Cela n'est que pour amuser les yeux ; voici pour émouvoir les
sens, pour secouer les nerfs. L'art classique s'était toujours
interdit de provoquer l'émotion par des moyens matériels. Il
LE MÉLODRAME ET LE THÉÂTRE ROMANTIQUE 381
avait écarté ce genre diiiiprossion (»ii, la souffrance physique
nous étant mise sous les yeux, il semble que ce soit le corps
qui parle au corps. A coup sur la souffrance et l'idée de la mort
sont de l'essence même de la tragédie, mais la souffrance y reste
une souffrance morale : l'idée de la mort épouvante l'esprit sans
faire crier la chair. Dans le théâtre romantique on étale la souf-
france physique, on déploie l'appareil luiiuhre de la mort, on
compte les convulsions de Tag^onie. C'est Jane implorant la
reine : « Madame, par pitié!... Madame, au nom du ciel!...
Madame, par votre couronne! par votre mère, par les anges!
Gilbert, Gilbert, cela me rend folle!... Sauvez Gilbert!... Cet
homme c'est ma vie, cet homme c'est mon mari, etc. » Ce style
saccadé, incohérent, haletant, est d'une suppliante échevelée et
qui se traîne à terre sur ses genoux meurtris. Rappelons-nous
le cri de Marion :
Regardez tous! Voilà rhomme rouge qui passe!
c'est le cri du cauchemar ou de la folie. Ce sont tout le temps
les mêmes contorsions et c'est le même échevèlement... Des
phrases sonnent comme un glas de mort : « Vous avez un quart
d'heure pour vous préparer à la mort, madame ! » Ou encore :
« Vous êtes tous empoisonnés, messeigneurs! » Nous pouvons
suivre sur Dona Sol qui se débat les ravages du poison.
Ce poison
Est vivant! Ce poison dans le cœuç fait éclore
Une hydre à mille dents qui ronge et qui dévore.
Oh! je ne savais pas qu'on souffrit à ce poin',
Catarina ouvre les rideaux de son lit et aperçoit dans son
alcôve un billot recouvert d'un drap noir et une hache. Marie
ïudor Aoit Fabiano Fabiani marcher au supplice couvert d'un
voile noir de la tête aux pieds, une torche de cire jaune à la
main. Lucrèce Borgia supplie son fils de ne pas la tuer. Tri-
boulet palpe et manie le cadavre de sa fille.
Esprit de révolte. — Enfin à travers tout ce théâtre il souffle
un esprit de révolte, révolte d'abord contre le pouvoir, contre
l'autorité, contre les gouvernements. C'est en ce sens et à ce
point de vue que Victor Hugo interprète l'histoire . Pas une
de ses pièces d'où quelque grande figure ne sorte diminuée,
382 Li: THEATRE ROMANTIQUE
abaissée, humiliée. Charles-Quint s'introduit nuitamment chez
lus filles (le ses sujets. Charles II (rEspagne est un sombre
maniaque. Lucrèce Borg^ia évoque le souvenir des crimes de la
papauté. Ang-elo agite le spectre de la tyrannie. Marie Tudor
pose ce « formidable triangle (|ui appniaît si souvent dans l'his-
toire : une reine, un favori, un bourreau ».
Mais c'est surtout la royauté française que dillame l'auteur
de Marion Delorme et de le Roi s'amuse. Un François I" cou-
rant les mauvais lieux, un Louis XIII imbécile, un Richelieu
altéré de sang, sorte de fou sinistre jouant avec les têtes que
fait tomber le bourreau, voilà tout ce qu'il a trouve dans les
annales de son pays, voilà par quelles images il prétend illustrer
notre histoire et donner au peuple un grand enseignement.
Révolte contre l'institution sociale elle-mèuie. — Tous les
héros de ce théâtre sont pris parmi les ennemis de la société ou
jiarmi ceux quelle rejette, parmi ceux qui vivent en dehors de
la société ou en lutte avec elle. Hernani est un bandit, Triboulet
un bouffon, Didier un enfant trouvé, Marion Delorme une cour-
tisane, Tisbé une comédienne. Ecoutez de quel ton Tisbé, la
comédienne, invective Catarina, l'honnête femme : « Ce que
c'est que ceci. Madame? C'est une comédienne, une lîlle de
théàtrr, une baladine, comme vous nous appelez, qui tient dans
ses mains... une grande dame, une femme mariée, une femme
respectée, une vertu... Ah! mesdames les grandes dames! je
ne sais pas ce qui va arriver, mais ce qui est sûr c'est que j'en
ai une là sous mes pieds, une de vous autres, et que je ne
lâcherai pas... Et vous ne valez pas mieux que nous, mes-
dames... Nous vous prenons vos maris, vous nous prenez nos
amants. Non pardieu ! Vous ne nous valez pas! Nous ne trom-
pons personne, nous... » Ce parallèle est d'une grande niai-
serie. Mais combien de fois a-t-il rt('' rr[)ris, développé, avec
une apparence de sérieux et de boulTonne solennité?
On le voit, ce manque de logique dans l'action et de vérité
dans les sentiments, cette souveraineté laissée au hasard dans la
conduite des événements, ce déploiement du spectacle, cet éta-
lage de la douleur physique, ce travestissement de l'histoire, ce
défi jeté à la morale et à la société, tout cela rend évidente
l'identité du drame de Victor Hugo avec le mélodrame. Aussi
LE MÉLODRAMi: ET LE THÉÂTRE ROMANTIQUE 383
tout, ce théâtre aurait-il péri si Victor Hua<», fjui reste quand
uième iirand écrivain etprand poète, n'y avait ajouté certains
mérites dont à vrai dire il ne trouvait pas d'exemples dans
Guilbert de Pixérécourt. Les pièces en prose de Victor Hugo
sont mortes, celles en vers se défendent par la l'orme. Elles ne
supportent guère la représentation; mais à la lecture elles nous
intéressent par deux éléments : l'élément lyrique et l'élément
épique.
Lyrique, Hernani l'est dans son ensemble et dans sa conception
même puisque cette pièce n'est d'un bout à l'autre qu'un hymne
à la jeunesse et à l'amour. Dans Rmj Blas le rôle de la reine
est tout imprégné de lyrisme. Et c'est encore du lyrisme que
procède la fantaisie bouffonne qui a présidé à la composition
du personnage de Don César de Bazan.
De même il y a dans les drames de Victor Hugo des traces
d'épopée. Une partie du rôle de Don Ruy Gomez est tout
empreinte du caractère épique : ainsi dans la fameuse scène
des portraits, ainsi le discours où il évoque les héros des anciens
âges; l'évocation des âges antérieurs, la glorification du passé,
la croyance que les hommes d'autrefois valaient mieux que ceux
d'aujourd'hui, cela même est l'essence de l'épopée. Mais surtout
l'épopée apparaît dans toute sa grandeur et avec toute sa mys-
térieuse étrangeté dans les Burgraves. Les Biirgraves nont
aucune des qualités qu'exige la scène; au point de Aue du théâtre
ils constituent une colossale erreur, et Féchec en fut amplement
justifié; mais pris comme fragment épique, ils sont une des
plus belles œuvres de Victor Hugo. Le poète venait de faire le
voyage des bords du Rhin et son imagination avait été très
frappée par l'aspect des châteaux en ruine qui se mirent dans
les eaux du vieux fleuve. « Pas un rocher qui ne soit une for-
teresse, pas une forteresse qui ne soit une ruine, l'extermi-
nation a passé par là; mais cette extermination est tellement
grande qu'on sent que le combat a dû être colossal. Là en effet,
il y a six siècles, d'autres Titans ont lutté contre un autre Jupiter.
Ces Titans ce sont les Burgraves. Ce Jupiter, c'est l'empereur
d'Allemagne. » Les Burgraves sont une restauration de quel-
qu'un de ces châteaux, comme Notre-Dame de Paris était une
restauration de la cathédrale gothique. Ce château où se trouvent
%'
384 LE THKATUE lUIMANTiniE
rôunios qiialre général ions (riifiiiinirs (Irjuiis Joh, raiicètre bientôt
(ciilciiairo, lo contomporain de Harberousse, jusqu'à Albert,
tlout la joue est toutr lleuric de la jeunesse de ses vingt ans, ce
cbàleau qui est à la feus un palais, un repaire et une citadelle,
rendez-vous du meurtre, du pillage et de l'orgie, ce cbiiteau
élendaul sur la plaine ronibre de ses tours, menaçant le ciel
de ses créneaux, enfonçant dans la terre ses cachots, c'est une
belle vision de moven âge et de féodalité.
L'échec des Ihirgraves eut un double avantage : celui de
détourner Victor Hugo d'un genre au(ju(d il n'était pas propre,
C( lui de lui faire prendre plus nettement conscience d'une des
formes de son génie par lesquelles il est le plus admirable. Les
drames de Victor llugo le font descendre presque au rang de
Bouchardy. Les Burr/raves révèlent en lui le futur auteur de la
Légende des siècles.
Alfred de Vigny : « Chatterton ». — Le mélodrame s'est
sicomplètement emparé du théâtre que ceux mêmes des écrivains
qui ont le plus d'élévation dans l'esprit et de noblesse dans
l'inspiration, cèdent eux aussi à la contagion. La Maréchale
d" Ancre (\\\Q Vigny fait représenter en 1831 est un mélodrame
à peine différent de ceux qui tenaient alors la scène et dont on
peut dire seulement qu'il est plus froid et plus ennuyeux. En
fait, tout le théâtre d'Alfred de Vigny se réduit au seul Chatter-
ton. On a dit que tout écrivain pouvait faire un bon roman, une
bonne })ièce de théâtre, à condition de faire son roman,. sa pièce
de théâtre; la difficulté consiste à recommencer. Chatterto7i
est le drame que Vigny pouvait écrire, celui où peut-être ne
s'est-il pas mis lui-même en scène, mais où du moins il a
exprimé des façons de sentir et de penser qui étaient les siennes,
et traduit une des idées dont il était le plus préoccupé. Cette
idée, qui l'a d'autres fois mieux inspiré, est celle du « martyre »
du poète jeté au milieu d'une société qui ne peut le comprendre
et l'accule au suicide. Le poète tel que Vigny le conçoit est
distinct de l'homme de lettres, et même du grand écrivain. C'est
l'homme de génie, quasiment inconscient, qui subit rins])iration
comme un mal sacré. « On dirait qu'il assiste en étranger à ce
qui se passe en lui-même, tant cela est imprévu et céleste. Il
marche consumé par des ardeurs secrètes et des langueurs
LE MELODRAME ET LE THÉÂTRE ROMANTIQUE 385
inexplicables. Il va comme un malade et ne sait où il va; il
s'égare trois jours sans savoir où il s'est traîné... il a besoin de
ne rien faire pour faire quelque chose en son art. Il faut qu'il ne
fasse rien d'utile et de journalier pour avoir le temps d'écouter
les accords qui se forment lentement dans son àme et que le
bruit g-rossier d'un travail positif et régulier interrompt et fait
infailliblement évanouir. C'est le poète. » Entre le poète et la
société telle qu'elle est constituée sur la base des intérêts maté-
riels il y a forcément antagonisme. Tel est le sujet du drame.
C'est donc ici un drame à thèse. Chaque personnage incarne
d'une façon plus ou moins concrète une idée; chaque rôle a la
valeur d'un argument. Kitty Bell est la femme pure, timide,
opprimée; elle aime Chatterton, parce que cela est dans la nature
des choses : le rêve de la femme rejoint le rêve du poète. John
Bell est le mari, tyrannique et violent, comme le sont tous les
maris dans la littérature d'alors : il représente l'intérêt positif
et brutal opprimant le rêve. Lord Beckford, sous son apparente
bonhomie, cache la rigueur de l'ordre social qui humilie le génie.
Le quaker assiste au drame en témoin intelligent et impuissant :
il voit tout, comprend tout et n'empêche rien. C'est le porte-
parole de l'auteur. Chatterton est le poète. Il a dix-huit ans, il
est célèbre, il est pauvre. Persuadé que le gouvernement lui
doit des subsides, il a écrit au lord maire. Celui-ci lui offrant un
emploi, il le refuse; car ce n'est pas un emploi qu'il veut, ce
sont des loisirs. Cette infatuation, propre à l'homme de lettres,
est ici le trait distinctif. Par ailleurs Chatterton est de tous points
semblable à ses frères en romantisme. Il est sombre comme
eux, et comme eux convaincu qu'il est poursuivi par la fata-
lité.
Chatterton. — Je sens autour de moi quelque malheur iné-
vitable. J'y suis tout accoutumé. Je ne résiste plus. Vous verrez
cela; c'est un curieux spectacle. Je me reposais ici; mais mon
ennemie ne m'y laissera pas.
Le Quaker. — Quelle ennemie?
Chatterton. — Nommez-la comme vous voudrez, la fortune,
la destinée; que sais-je, moi?
Il est comme eux atteint d'un mal qui était déjà celui du
jeune Werther. « Ce mal c'est la haine de la vie et l'amour de la
Histoire de la langue. VII. -O
38,>, LE THÉÂTRE ROMANTIQUE
mort : •"•'sl IChsIiiir suicide ». Là ot non pas ailleurs est la
cause (le la lin tra.iiiquc <ie Chatterton. Cette cause ne réside pas
dans on ne sait .pie! défaut de l'org-anisation sociale, elle est dans
un vice de constitution intellectuelle et dans la faiblesse morale
de ce jeune homme. Ce n'est pas parce qu'il est poète que Chat-
terton se tue, c'est parce qu'il est malade.
11 s'en faut (pie rhatterton soit un ouvrage médiocre au point
de vue de l'exécution. Tout au contraire, ce sont les qualités
d'exécution qui lui assiîrnent une place à part dans le théâtre
romantique. Par la simplicité dç l'action et la sohriété des
moyens, par l'allure ramassée, vigoureuse, rapide, le drame fait
plu«« .pie nul autre songer à notre ancienne tragédie, et mérite
assez bien dètre appelé une tragédie bourgeoise. Vigny a fait
ce qu'il voulait faire. « C'est, dit-il, l'histoire d'un homme qui
a écrit une lettre le matin et qui attend la réponse juscp'au
soir; elle arrive et le tue. Mais ici l'action morale est tout. » En
en'et'la thèse est exposée avec tous ses développements, la crise
de sensibilité par où passe Chatterton est analysée avec autant
de sûreté que de finesse. Comment donc se fait-il que ce drame,
qu'en a plusieurs fois remis à la scène, n'y ait jamais obtenu un
complet succès ; et pourquoi en le relisant n'y prenons-nous
qu'un intérêt de curiosité? C'est que le sujet est d'une nature
trop exceptionnelle et qui porte trop sa date, que les souffrances
de Chatterton sont trop étrangères à tous ceux qui ne sont ni
poètes ni poètes romantiques, et enfin que les sentiments qu'il
exprime choquent trop ouvertement le bon sens. Il est inad-
missible qu'il faille inscrire un chapitre spécial au budget des
États pour l'entretien des génies précoces. Nous ne croyons pas
davantage que le métier d'écrivain, fût-ce celui d'écrivain en
vers, mette celui qui s'y consacre en dehors et au-dessus de
l'humanité. Les propos de Chatterton nous paraissent étranges
et déconcertants. Le ton de supériorité et de mépris qu'afiecte
ce jeune homme Ji l'égard des hommes, l'anathème qu'il jette
de si haut à la société, nous surprennent d'abord. Nous le trai-
tons d'insupportable déclamateur. Nous n'avons pas entièrement
tort. Mais surtout, victime et dupe de lui-même et de son temps,
Challerlon est une personnification de l'orgueil insociable. C'est
pourquoi nous ne pouvons entrer en sympathie avec lui.
LE MÉLODRAME ET LE THÉÂTRE RUMAXTIQUE 387
Le théâtre d'Alexandre Dumas. — A coté de Jfernani
et (le Challerlon il faut placer quelques-uns des [tersonnages du
théâtre de Dumas pour compléter la i2;alerie des héros roman-
tiques. Antonij résume en lui-même et présente en traits appuvés,
et qu'on pourrait prendre pour ceux de la caricature, les carac-
tères du jeune premier fatal. C'est Hernani transporté dans un
cadre bourgeois. Enfant trouvé il ignore le nom de ses parents :
il est en dehors de la société, et ce lui est donc une raison pour
la maudire. Etranger à cette société, il lui est aussi bien supé-
rieur. De là le ton d'amertume et d'àpre ironie qui est le ton
habituel de sa parole. Il a dans la conversation le secret de ces
réparties impertinentes et même g'rossières, qu'on lui passe,
parce qu'on sait qu'il n'est pas entièrement maître de lui.
Sombre et haineux, il promène de voyage en voyage une vie
inutile et qui n'a pour guide que le hasard. Il souffre, lui tout le
premier, de l'exaltation continue à laquelle il est en proie, et de
cet état violent qui est son état ordinaire. Mais d'ailleurs il
rend plus aiguë cette exaspération chronique en s'y complaisant.
Il se fait de sa souffrance une attitude. Il y a beaucoup de pose
dans son cas. Il songe sans cesse à la galerie : il se soucie de
l'effet qu'il produit. L'homme quia pris pour cachet le pommeau
d'un poignard, est tout entier dans ce détail enfantin et macabre.
Nous ne nous étonnerons pas si nous l'entendons répondre à
cette question : « Combien de fois avez-vous aimé? » —
« Demandez à un cadavre combien de fois il a vécu. » C'est un
terrible phraseur. Et nous plaignons la famille où il apparaît tout
d'un coup à la manière d'un fléau providentiel. Adèle d'Hervey
croit lui avoir échappé parce qu'il y a trois ans (ju'elle n'a eu
de ses nouvelles. On n'échappe pas à Antony. Il reviendra,
dût-il se jeter à la tète de chevaux emportés. Il s'installera,
dùt-il, pour se faire tolérer, arracher l'appareil posé sur sa bles-
sure. Il poursuivra Adèle fug-itive. Il entrera par la fenêtre, si la
porte lui est fermée. Finalement il assassinera celle qu'il aime,
et trouvera aussitôt une réplique à effet, un mot de circonstance.
Tant que le héros romantique n'en veut qu'à ses jours, on lui
pardonne. Mais il menace la sécurité dautrui. C'est un fou
dang^ereux.
Kean ou Désordre et génie est encore la mise en scène d'un
388 LE THEATRE ROMANTIQUE
(1rs (l(»i:ino.s les plus clicrs au l'onianlisine : cesl que les néces-
sités (Ir larl sont inc()ni|talilil('s avec les conditions d'une
vie rangée. Un artiste ne peut être un bourgeois, puisqu'il est
le contraire. L'acteur Kean est charg-é de prouver par son
exem]de cette proposition. « 11 faut ({u'un acteur connaisse toutes
les passions pour les exprimer... Avoir de l'ordre! C'est cela!
Et le génie qu'est-ce qu'il deviendra, pendant (|ue j'aurai de
l'ordre? » Cette théorie a été trop souvent réfutée et elle est
aujourd'hui trop abandonnée pour qu'il soit besoin de la discuter.
Au surplus Kean appartient à une profession sur laquelle pèse
un préjugé. Cela suflit. Il n'est pas d'héroïsme, pas de noblesse
et de générosité d'àme dont on ne lui fasse gratuitement hom-
mage. Les premiers de l'État recherchent l'honneur de son
amitié. Toutes les femmes l'adorent. On humilie devant lui les
grandeurs et les litres. Le plus bel elïét et le plus précieux
effort de celte rhétorique est l'apostrophe fameuse au prince de
Galles. L'histrion bafouant le prince, la royauté de théâtre pre-
nant le pas sur la royauté véritable, Kean disant son fait à « cet
excellent George », c'est Shakespeare revu par Jocrisse.
Aussi bien ce n'est ni dans l'expression des sentiments, même
faux, ni dans l'expression des idées, même baroques, qu'il faut
chercher le mérite d'Alexandre Dumas. Ce qui fait sa valeur et
lui doiMie une très réelle originalité, c'est que dans un pays
où la litli'-ralure ne s'adresse qu'à une élite, ou, si l'on aime
mieux, à un public restreint, il est le seul écrivain d'un génie
tout populaire. Par sa fertilité d'invention, son goût du mer-
veilleux, sa bonhomie, sa belle humeur qui se concilie avec la
recherche di- l'horrible, il entre directement en communication
avec le peuple : il a même tour d'imagination. L'auteur des
Trois MoKsr/uetaircs et (\g Monte-Cristo e?<t au théâtre l'auteur de
ta Tour de Xesle (18-J2). Des héros qui sont des ofliciers de for-
tune, des princesses qui sont des Messalines, des révolutions de
palais préparées dans une arrière-boutique, des crimes qui
s'accumulent dans la nuit complice , noyades, assassinats,
toutes les débauches et deux incestes, une tour lugubre et légen-
daire qui dans les ténèbres brille de lueurs diaboliques, c'est
la vie, c'est l'histoire telb; que la foule se la représente dans
son Aine enfantine et avide d'émotions. Dans cette ingénieuse
LE MÉLODRAME ET LE THÉÂTRE ROMANTinUE 389
machine nous allons de surprises en révélations. VJ dans le
dialogue, d'une fantaisie stupéfiante, éclatent à chaque instant
de ces mots qui frappent, qui élonnent, cpTon n'oublie plus :
« La belle nuit pour une orgie à la Tour!... Ce sont de grandes
dames, de très grandes dames... A nous deux le royaume de
France... Bien joué, Marguerite. A toi la première partie, mais
à moi la revanche... En 1293 la Bourgogne était heureuse...
C'était une noble tête de vieillard!... » Ces phrases sont aussi
célèbres que tel vers de Racine, tel mot de Molière. Seulement
on ne les prononce pas de la même manière.
En fait, parmi les purs représentants de la génération roman-
tique. Alexandre Dumas est le seul qui ait été vraiment un
auteur de théâtre. Ce sens du théâtre, mérite inférieur, mais
élément nécessaire, il la possédé à un degré éminent. II a le
don de l'action. Il lance tout de suite le drame à fond de train.
Il découpe la matière de façon à éveiller, à tenir en éveil, à sus-
pendre, à ménager, à déchaîner la curiosité et l'émotion. Il sait
terminer chaque acte par un de ces mots qui remettent et font
désirer la suite au prochain acte. Ouvrier accompli, il possède
l'instinct et la pratique de son métier. Dépourvu de toutes les
qualités qui font le littérateur, il a toutes celles qui font le dra-
maturge. Cela explique qu'il ait dans l'histoire du théâtre de son
temps une part si considérable. Son influence y a été prépon-
dérante. C'est lui qui, à la place de la tragédie en ruines et du
drame ébauché, a installé le mélodrame.
Casimir Delavigne. — Le triomphe du théâtre romantique
était complet. La tragédie était en déroute. Ce qui le prouve
bien, c'est que ceux mêmes qui en d'autres temps eussent doci-
lement suivi la règle des trois unités ainsi que toutes règles et
toutes conventions et gardé pieusement les confidents, les mono-
logues et les sonaes, se vovaient oblisfés de céder à la mode et de
« romantiser » en dépit de la sagesse que leur avaient départie
la nature et un cœur timide. Casimir Delavigne est assez bien
le ty])e de ces esprits à la remorque. Parmi les raisons qui valu-
rent la célébrité à ce médiocre, il en est de tout à fait étrangères
à la littérature. L'opinion lui sut gré d'être un libéral. Mais du
reste le succès au théâtre pas plus qu'ailleurs ne se mesure à la
valeur des œuvres. Casimir Delavigne, esprit de juste milieu.
390 LK THÉATIIR Ud.MANTIQUE
amiacicux avec incsiirc r| iiovaleiir apivs (oui le monde, plut ù
la |iarlif Irlln'c du |iiililic pai l'espèce de compromis qu'il établit
etiti'e le lumiaiilisiiie el le pseudo-idassicisme. Son Don Juan
(V Autriche montre assez bien ce (pTil y avait de mesquin et de
bourireois dans cet esprit (jui rétrécissait tous les sujets et les
faussait en substituant à la réalité vraiment dramatique des
iii\(iitii»iis niaisement romanesques. Deux de ses pièces sont
restées au répertoire : Les Enfants d'Edouard (1833) qui agis-
sent sur le sentimentalisme de la foule par le spectacle d'enfants
martyrs, et Louis XI (1832) où le rôle principal offre des res-
sources de pittoresque qui ont plusieurs fois tenté «les acteurs
habiles. Il se peut qu'il faille accorder à Casimir Delavigne une
certaine entente de la scène ; mais c'est le style qui chez lui est
désespérant : pour en étayer la faiblesse et pour en égayer la
[dalitude, il fait appel à tous les secours et à tous les ornements
conventionnels. Cette froideur a passé pour raison, cette séche-
resse pour sobriété et cette fausse élégance a réjoui ceux qui
aiment le « distingué ». Mais il est arrivé à Casimir Delavigne
ce qui arrive à tous ceux qui n'ont pas su prendre nettement
parti. Son œuvre, qui tient de deux conceptions dramatiques, n'a
pris que les défauts de l'une et de l'autre. Hybride et bâtarde
elle n'était pas viable; elle n'a eu aucune part dans le dévelop-
pement du théâtre; on lui ferait trop d'honneur en disant qu'elle
est morte : elle n'a jamais vécu.
Conclusion. — Mais cette bruyante fortune du romantisme
ne devait pas être durable. L'année 18i3 en marque la fin. C'est
celle de l'échec dos Burgi^aves et du succès de la Lucrèce de Pon-
sard. Il s'en faut que la pièce de Ponsard soit un chef-d'œuvre,
cf «piinz»' ans |»his tôt elle ne se fût pas distinguée du chœur de
ces tragédies mort-nées que le romantisme allait balayer. Mais
à sa date elle profita de la fatigue qu'avait déjà provoquée le
drame des Dumas et des Hugo. Ce fut un succès de circonstance
et de réaction. Le cadre était antique : on applaudit au retour
des Romains sur cette scène française où ils avaient été si long-
temps les maîtres. Une morale sto'icienne remplaçait les décla-
mations humanitaires. Au lieu des suggestions de l'instinct et
des révoltes de la [lassion , c'était la force d'àme, l'esprit de
sacrifice, la volonté qui faisaient agir les personnages. L'héro'ine
i
LE MÉLODRAME ET LE THÉÂTRE ROMANTIQUE 391
était une honnête femme, une épouse vertueuse, au lieu d'une
de ces exaltées de l'amour coupable qu'on voyait triompher
effrontément sur la scène et porter leur adultère en panache.
Les partisans de la vérité, du bon sens, de la morale, accla-
mèrent les apparences de ces mérites dont on les avait (l('j)uis
trop longtemps privés. Vers le même temps une artiste de
grénie, M"" Rachel, faisait revivre sur la scène les héroïnes de
Corneille et de Racine, et la pureté de son style dégoûtait les
connaisseurs de la frénésie d'un Frederick Lemaître , d'une
Mars ou d'une Dorval. C'était autant de signes de la fin d'une
mode.
A quoi avait abouti le passage du romantisme au théâtre?
Certes les romantiques n'ont pas réussi à créer un genre nou-
veau, et nous croyons avoir assez montré que nous ne nous fai-
sons guère d'illusions sur la valeur du « drame », mais qu'il est
au contraire à nos yeux la partie vraiment inférieure de leur
œuvre. Néanmoins nous sommes loin de partag'er l'avis de ceux
qui pensent que cette œuvre fut sans effet, sans conséquences
ou regrettables ou même utiles. Les romantiques nous ont
d'abord rendu le service de débarrasser la scène des débris tra-
giques qui l'encombraient. Depuis cent quarante ans que la tra-
gédie se mourait, le temps était venu de lui donner le coup de
grâce. C'est ce que tout le monde accorde et dont on loue géné-
ralement les romantiques. Mais leur action ne consiste pas seu-
lement à avoir déblayé le terrain et laissé à leurs successeurs
la place libre et nette. Elle est marquée d'une manière positive
et palpable dans la constitution de la comédie de mœurs, qui
procède en partie du romantisme. Les romantiques ont donné au
cadre de la pièce, et comme nous disons aujourd'hui au « milieu »
une importance toute nouvelle. Par là ils ont frayé le chemin à
un genre de théâtre qui consistera surtout dans la peinture d'un
moment de la société. Ce milieu, les romantiques l'étudiaient
dans le passé; il restera à l'étudier dans le présent; ils étaient
inexacts à plaisir, il restera à employer des procédés plus scru-
puleux; ils introduisaient dans un décor d'autrefois des senti-
ments d'aujourd'hui, il restera à montrer la dépendance des
sentiments par rapport au milieu. Mais, comme on le voit, le
procédé est le même : il consiste à substituer le point de vue
392 LH TIIKATllH UllMANTIQUE
historique au jkuuI de vue g'énéral, qui était celui des classi-
ques. C'est la |)artie solide et itrolitaldc de riiéritaeg romantique
au théâtre. Voici l'autre partie. Les romantiques ont installé
sur la scène une théorie de la passion profondément immorale,
qui va désornuiis hanter les esprits et qu'adopteront en partie
ceux mêmes qui réclameront contre elle. Enfin le romantisme
a contrihué pour sa [)nrt, en multipliant les effets violents,
hrusipies, heurtés, à gâter le goût du puhlic, à en émousser la
délicatesse et par conséquent à préjjarer l'avènement de la hru-
talité en littérature.
/// — . La comédie.
Eugène Scribe. — Le romantisme s'était traduit au théâtre
par If drame; mais il reste un genre sur lequel son influence
a été à peu près nulle, ou même qui ne s'est développé la plu-
part du temps qu'en opposition avec le romantisme : c'est la
comédie. Le succès de la comédie n'a pas été aussi hruyant que
celui du drame romantique ; il a été plus réel, à la fois plus
étendu et plus durahle. Or l'histoire de la comédie en France
pendant trente années se résume dans un seul nom, c'est celui
d'Eugène Scrihe.
Comme Alexandre Dumas avait été l'initiateur du drame, et
de la môme manière. Scribe est l'initiateur de la comédie
moderne. Comme Dumas avait été dans l'école romantique le
seul homme de théâtre, Scrihe est doué à un degré éminent de
tous les dons «pTexige le théâtre : il est le théâtre personnifié.
Il est, comme Dumas, en partie incapable et en partie insou-
cieux de tout mérite de forme. Dumas avait fait entrer le mélo-
drame dans la littérature. Le mélodrame a dans l'ordre comique
un jiendant qui est le vaudeville, l'un et l'autre genre consis-
tant dans l'importance donnée à l'intrigue, à l'exclusion des
caractères, des sentiments et des idées. Le vaudeville est un
mélodrame gai, comme le mélodrame est un vaudeville sombre.
Scribe a renouvelé la comédie justement eu y faisant entrer le
vautlevillo.
LA COMEDIE 393
Au niomont où Scrilte commence à écrire pour le tliéàtre,
le vaudeville y est en pleine faveur. C'est une pièce courte,
fiénéralement on un acte, en prose et mêlée de couplets. Elle
est composée la plupart du temps sur un sujet d'actualité et vit
d'à-propos. Ce sera l'un des mérites de Scribe que le sens qu'il
aura de l'actualité, et l'instinct avec lequel il saura deviner le
goût du public et les indications de la mode. Une Nuit de la garde
nationale, tableau-vaudeville, représenté en 1815, à l'époque des
débuts de la garde nationale; le Combat des montagnes, folie-vau-
deville donnée en 1817, alors que montagnes russes, montagnes
françaises, suisses, illyriennes, se disputaient la vogue ; bien
d'autres compositions du même genre témoignaient de l'incom-
parable habileté de Scribe. Cependant un nouveau théâtre venait
de se fonder, le théâtre du Gymnase, qui, placé sous le patronage
de la jeune duchesse de Berry, s'appellera le théâtre de Madame.
Scribe en est le fournisseur attitré. En haussant d'un ton le
vaudeville, il crée un genre en parfait accord avec le milieu, avec
les exigences du public, et la nature même de la salle. La folie
et l'incohérence font place à un arrangement plus raisonnable ; la
part du couplet est réduite; à la gaieté toujours décente se mêle
une sensibilité qui reste à fleur de peau; une forte dose d'opti-
misme donne à toute la pièce sa coloration générale. La Demoi-
selle à marier est le type encore gracieux de ce théâtre à teinte
d'aquarelle. Mais avec le succès les ambitions sont venues à
Scribe. Il va tenter la grande, comédie, aborder l'étude sociale
et morale. Bertrand et Raton ou fart de conspirer est une pièce
à allusions politiques oîi la scène est placée en Danemark et
l'esprit se reporte en France. Dans /« Camaraderie (1836) Scribe
dénonce une des tares de la société moderne, oii il ne s'agit
plus pour arriver d'avoir du talent, mais bien d'avoir des rela-
tions. Dans Une chaîne (1841) il traite ce sujet de l'adul-
tère, qui n'apparaissait encore dans la comédie que rarement et
avec discrétion, qui était, comme on sait, destiné chez les suc-
cesseurs de Scribe à accaparer la scène tout entière. Ce qui
importe, c'est de montrer que dans cette dernière manière, qui
est le plus grand effort de son art. Scribe est resté fidèle aux
procédés de ses débuts, et que dans le cadre d'une action histo-
rique ou dans celui d'une étude morale, ce que nous retrouvons
J94 LE TlIHATllE IIOMANTIQUE
c'est encore le \auilrvillf. Du vuu(lc\ille hist(>ii(jue, Scribe a
donné la lln-diie dans le Verve tCeau, ou les e/fets et les causes.
C'est le fameux passage où, par la bouche de Bolingbroke,
il expose comment de grands effets peuvent sortir de petites
causes. « Il ne faut pas mépriser les petites choses; c'est par
ellrs ([non arrive aux grandes!... Vous croyez peut-être, comme
tout le monde, ({ue les catastrophes politiques, les révolutions,
les chutes d'empires viennent de causes graves, profondes,
importantes... Erreur!... Vous ne savez pas qu'une fenêtre du
château de Jrianon, critiquée par Louis XIV et défendue par
Louvois, a fail iiailre la guerre qui embrase l'Europe en ce
moment... Moi qui vous parle, moi, Henri de Saint-Jean, (pii,
jusiiu'à vingt-six ans, fus regardé comme un élégant, un étourdi,
un homme incapable d'occupations sérieuses, savez-vous com-
luenl, tuul d'un coup, je devins un homme d'Etat? Je devins
ministre parce que je savais danser la sarabande, et je perdis le
pouvoir parce que j'étais enrhumé... Les grands effets produits
par de petites causes, c'est mon système. » (Ferre d'eau, I, 4.)
Ce système est celui qui fait du hasard, de ce même hasard
qu'invoquait Antony, le maître du monde. Il ne tient pas compte
des lois générales, des causes profondes et lointaines qui opèrent
lentement et sûrement dans l'histoire. 11 méconnaît surtout cette
vérité, à savoir que dans la vie des peuples et pareillement dans
celle dos individus, les causes accidentelles n'ont d'importance
«ju'autant (|u'elles en empruntent aux causes morales. Il aboutit
à faire de l'histoire ou de la vie un imbroglio tout prêt pour
l'imbroglio de la scène. De même dans Une chaîne l'étude
morale eût consisté à développer ce qu'il y a de dramatique
dans la situation de la femme abandonnée, ou dans celle de
l'homme qui n'aime plus, et qu'un sentiment de reconnaissance
ou d'honneur rive à une chaîne chaque jour plus lourde. Dans
la pièce de Scribe, une letlif aihossée réellement à Emmerich
est supposée s'adresser à Balandard; l'ancienne maîtresse dont
M. de Saint-Géran conseille l'abandon à Enmierich est juste-
ment M""' de Saint-Géran; les soupçons qui devraient se porter
sur Emmerich se portent sur un M. de Langeac, et c'est cette
série de laborieuses et misérables combinaisons, ce ricochet
de coïncidences, de quiproquos, de malentendus et de pauvretés
LA COMEDIE 395
qui remplace l'étude de mœurs. C'est le vaudeville dans la
comédie.
La seule question qui se pose à propos du théâtre de Scribe
est celle de son succès. Car il n'y a pas un être vivant parmi les
centaines de bonshommes qu'il a fait manœuvrer sur les plan-
ches; il n'y a pas un sentiment dont l'expression semble juste,
il n'y a pas une scène qui laisse une impression durable. Scribe
n'a pas de style. On a essayé de dire pour sa défense qu'à la
syntaxe du style écrit il substitue celle du langage parlé; cet
argument qui porterait pour Molière ne porte pas pour Scribe ;
le défaut de son style est beaucoup moins l'incorrection que
l'impropriété et la platitude. Scribe n'a pas d'esprit; les drôle-
leries dont il égaie son dialogue ont traîné partout; ses « mots »
ont été recueillis dans des anas, découpés dans des journaux,
et ils sont sortis au bon moment des tiroirs où Scribe serre les
échantillons de l'esprit des autres, et de quel esprit! Par quelque
biais qu'on prenne ce théâtre, on arrive à la même constata-
tion, celle d'une complète, d'une absolue indigence. Comment
donc s'expliquer l'immense et durable succès de ces méchantes
pièces?
On en peut trouver une première explication relative au
milieu et au moment où Scribe écrivait. La société bourgeoise
de la première moitié de ce siècle y a trouvé, non pas certes un
portrait ressemblant d'elle-même, mais un fidèle écho de ses
aspirations. Comme on le devine, l'idéal romantique ne pouvait
être, à aucun moment, un idéal universel, et, alors même qu'elle
sévissait, avec plus d'intensité, la fièvre n'avait fait tourner
qu'un petit nombre de têtes. L'immense majorité du public était
restée étrangère à cette frénésie. Non contente de rechercher le
bon sens, par esprit de protestation et de réaction, elle aspirait
au terre-à-terre. C'est en ce sens que le théâtre de Scribe est en
accord avec ses aspirations. Lui-même, par sa naissance, par son
éducation et par le milieu où il s'est formé. Scribe est un bour-
geois. Molière et Boileau avaient appartenu à la même classe.
Mais il V a manière d'être bouraeois. Scribe l'est au sens le
plus étroit et le {)lus vulgaire. Il semble qu'il n'ait de l'esprit
bourgeois que les mesquineries, les vues intéressées, Tégoïsme,
le manque d'idéal, le respect pour les préjugés et pour les
396 LE TllÉATllK IIOMANTIQUE
coMvrnlitiiis. 'i'ols sont aussi liicii les soiiliinciifs dos hommes et
des femmes qui <'nini»os(Mil le iJorsomicl onliiiairt' do oos pièces.
Ce personnel n'est pas très varié. Au premier plan les militaires :
braves généraux ou frini^ants colonels, ils sont tous })ar définition
des héros ; c'est pourquoi ils méi'ilenl d'épouser la fille d'un agent
df 1 haiigo. Puis lo uKuidc de la linauoo, du commerce, de l'in-
dustrie : gros industriels, heureux boursiers, ils sont tous esti-
mables et tous sympathiques, puisqu'ils sont riches. Le monde
de la basoche, dont la t-onsidération s'est accrue à proportion
dans une société cpii l'ait un ( hilTro d'atraires si élevé : voici le
galant nolairo, et le spiriliitd avoué'. fiO médecin a supplanté le
curé dans cotlo société voltairieimo, c'est lui qui est le confident
de la famille. Tous ces personnages nous sont connus d'avance
et leur caractère est déterminé par leur situation sociale. De
même, dans la famille, chacun a son caractère fixé par son
« emploi ». Le père est bonhomme, la mère est intrigante, la
jeune fille est ingénue; la jeune veuve, honnêtement coquette,
est la « grande utilité » et sert à récompenser ceux à qui leur
âge interdit d'épouser des Agnes. Cette société a des intérêts,
elle n'a pas de passions. Elle ignore l'adultère. Elle n'admet
l'amour que mitigé, mesuré, raisonnable. Encore faut il que cet
amour ait pour objet le mariage, et que le mariage soit un
mariage d'argent. La grâce de la jeune fille n'apparaît que dans
le rayonnomoiit de la dot: lo mérite masculin est un droit à
toucher la forte somme. L'argent est le dieu de ce théâtre; non
pas cet argent tyrannique dont l'âpre frénésie tourmente les
personnages de Balzac, mais ce confortable argent qui donne le
bion-être, assure les aisos do la vie, met les consciences en
repos, endort les scrupules, rend les âmes paisibles et les cœurs
indiflërents. C'était le temps oii la société moyenne, arrivée de
la veille à l'importance sociale et politique, heureuse de sa for-
tune réconte et solide, se complaisait au nouvel état de choses,
en jouissait avec quiétude, se préparant, par son insouciance et
son étroitesse de vues, une ruine étrang'-ement prochaine. Sa
médiocrité s'est réjouie dans la médiocrité du théâtre ilc Scribe.
Cette explication du succès des pièces de Scribe a sa valeur.
Elle n'est ni la pins profonde ni la plus complète. Il s'agit en
eflct de rondro c(uupte non pas seulement du succès obtenu
LA COMEDIE 397
auprès de la bourgeoisie censitaire de la Restauration et de
Louis-Philippe, mais d'une vogue universelle, qui de l'Europe
déborda sur le monde entier. C'est qu'il y a au théâtre des
mérites indépendants du style et de l'analyse morale, et qui
sont proprement les mérites de théâtre. Ils consistent dans
l'agencement de l'intrigue, dans l'habileté à présenter les situa-
tions et à les renouveler, dans l'ingéniosité des combinaisons,
dans la fertilité de l'invention, dans l'adresse des moyens, dans
la manière de disposer les scènes et de faire manœuvrer les
personnages. Cet art, qui tient de la stratégie, de la mécanique,
et delà prestidigitation, est l'art du théâtre, à moins que ce n'en
soit le métier. Des œuvres qui en étaient dépourvues n'ont
jamais réussi à la scène, quelles qu'en fussent par ailleurs les
qualités éminentes. Des ouvrages dont toute la valeur ne rési-
dait que dans ces mérites spéciaux sont allés aux nues. Les
illettrés, aussi bien que les lettrés, les étrangers et les Patagons
aussi bien que les Parisiens sont sensibles à cet art qui ignore
les catégories sociales comme les latitudes. C'est pour avoir
porté à sa perfection la mécanique théâtrale que Scribe a obtenu
cet immense succès, et c'est pour avoir réduit à cette méca-
nique l'art tout entier du théâtre qu'il l'a si considérablement
abaissé.
Car si l'influence du drame romantique a été à peu près nulle
sur l'avenir du théâtre, il n'en est pas de même de la comédie de
Scribe. En donnant à la partie de. métier une importance sans
contrepoids, en développant chez le spectateur l'intérêt de
curiosité à l'exclusion de tout autre. Scribe a fait contracter au
public de fâcheuses habitudes avec lesquelles devront compter
les auteurs qui viendront par la suite. Ceux-ci ajouteront à la
comédie des éléments nouveaux, mais ils les verseront dans un
cadre qui continuera d'être celui que Scribe leur a préparé. Sous
la moderne comédie de mœurs il continuera de courir un vau-
deville de Scribe. Attentifs aux combinaisons scéniques, ils se
détourneront du principal de leur sujet, et au lieu de suivre
la logique du sentiment, ils se perdront en de puérils jeux de
scène.
398 LK TI1EAT111-: ROMANTIQUE
/['. — Le théâtre d Alfred de Musset.
Le roiiKiiitisnic n'auiail laissi' au tlicàtro aucune œuvi'e pro-
IdiuIc cl ilurable, si nous n'avions le théâtre de Musset. Encore
faut-il faire deux remanjues à ce sujet. La première est que ce
théâtre n'appartient i:uèr(> à l'Iiistoiro du romantisme que par les
dates, |iar h.' nom de l'auteur, etj)ar rins[)iration lyri(jU(;, Musset
avant rempli sospièces de sa personne et de ses émotions. L'autre
reniaïquc t'sl (pic ce théâtre est à peine du théâtre, Musset ne
la vaut pas écrit en vue de la représentation et s'étant donc
alTranchi de toutes les conventions scéniques. Musset avait fait
représenter, le 1"'' décembre 1831, la Nuit vénitienne. La pièce
n'était ni honne ni mauvaise. Elle futsifflée. Musset fut piqué au
vif parcct échec, lise jura de ne plus écrire pour la scène et il se
tint parole. Il se contenta d'envoyer successivement chacune de
ses comédies à la Revue des Deux Mondes qui les imprima. Elles
furent réunies en volume en 18iO. Elles y seraient restées, sans
la fantaisie d'une actrice qui les tira du livre pour les porter à la
scène. M"" Allan se trouvant à Saint-Pétersbourg y vit jouer
une petite pièce russe qui lui plut. C'était une traduction du
Caprice. A son retour à Paris en 18 il, elle « rapporta le Caprice
<]ans son manchon » et le joua à la Comédie-Française. Le succès
fut grand. Toutes les autres pièces de Musset suivirent. Depuis,
elles n'ont pas cessé d'être représentées, et avec succès. Cela
est infiniment regrettable. La représentation de ces pièces est
un contresens et une trahison. On est obligé d'y introduire des
modifications qui en dérangent la libre allure, de les adapter
à la scène. Le charme en étant dans la fantaisie, dans une
certaine indécision où se noient les contours, ce charme dispa-
riiîl au théâtre, grâce à « l'optique spéciale » de l'endroit,
sous la lumière crue de la rampe. Ce sont surtout les acteurs
qui nuisent à l'impression. Nous les avons vus hier dans un
drame ou un vaudeville. Cela nous fâche de retrouver ici leur
grimace. 11> dclruiscnt le rêve en le précisant, ils alourdissent
la fantaisie en s'y promenant. — Les pièces de Musset n'ont pas
été écrites pour être jouées. Cela est essentiel et là est en partie
1
LE THEATRE D'ALFRED DE MUSSET 399
l'orig-ine de leur mérite. De là vient que Musset ait pu s'affran-
chir de toutes les conventions qui sévissaient alors au théâtre et
en général de toutes espèces de conventions, pour faire une
œuvre oij il ne s'est soucié que de dire ce qui lui plaisait, dans la
forme qui lui convenait.
Les Comédies de salon. — Faisons un choix dans ce
théâtre oij il est juste de reconnaître que tout n'est pas de même
valeur, ou, en tout cas, de même ordre. Ecartons d'ahord toute
une catégorie de comédies : les proverbes et petites pièces mon-
daines : le Caprice, Il faut qu'une pointe soit ouverte ou fermée,
Louison, Carmosine, Betline. Elles appartiennent à la dernière
manière du poète, à ces dernières années oii, fatigué, revenu de
l'émotion que lui avait causée la grande secousse de sa vie,
désabusé de tout effort de génie, il s'était rejeté vers le genre
facile, spirituel et superficiel. Ces pièces ne sont que du badi-
nage, d'un badinage joli, élégant, galant; mais enfin c'est peu
de chose que le badinage et c'est une chose qui a tôt fait de se
passer et de se faner. C'est ce qui est arrivé pour le badinage
de Musset. Nous ne prétendons nullement qu'il n'ait pas eu sa
grâce dans le temps de sa fraîcheur; mais il était d'essence
périssable, et les comédies dont il faisait toute la valeur, nous
semblent aujourd'hui par trop frêles.
« Lorenzaccio ». — Nous écarterons aussi, mais pour de tout
autres raisons, le beau drame de Lorenzaccio, ou plutôt nous
mettons ce drame à part comme étant dans l'œuvre de Musset
d'un caractère exceptionnel, témoignant du plus grand effort
qu'ait fait l'écrivain, révélant des qualités de largeur et de
puissance qui ne lui sont pas ordinaires. C'est un drame histo-
rique. L'idée première lui en est venue en Italie lors du séjour
qu'il fit avec George Sand à Florence à la fin de 18.33. La ville
avec son aspect hautain et sombre, ses palais qui ressemblent à
des forteresses, ses quartiers populeux où les rues s'enchevê-
trent en d'inextricables lacis, frappa son imagination. Il y
aperçut tout de suite un cadre admirable pour un tableau dont
il ne s'agissait plus que de chercher le sujet. Il le trouva dans
les vieilles chroniques florentines. C'est le meurtre d'Alexandre
de Médicis, tyran de Florence, par son cousin Lorenzo et l'inu-
tilité de ce meurtre pour les libertés de la Aille. Dans une série
400 LE TIIKATUE UUMANTIQUE
de scènes ploiiics de mouvciuciit et de couleur, Musset a su
évoquer le spectacle de l'Italie Itrillaule et corrompue du xvi" siè-
t le. Lrs liiMudes idées de liberté, de patrie, d'honneur traversent
le drame et l'animent de leur souflle. Le caractère de Lorenzo,
celui qu'on appelle par mépris Lorcnzaccio, donne à l'œuvre
son caractère (riiuiiiauil('' cl à rf'linlc sa profondeur. Lorenzo
est un passionné de la liberté. Il est républicain à la manière
des héros de Philarque. Il s'est mis à leur école et c'est par un
exploit renouv(dé de l'antiquité romaine qu'il va s'efforcer de
rendre à sa patrie rindi'qiendance. De même que lîrutus avait
feint d être insensé, de même Lorenzo, afin de pénétrer dans la
coutiance et lintimité d'Alexandre de Médicis, joue le rôle et
alfecte les mœurs d'un débauché. Mais voici oii est l'intérêt de
l'étude : c'est que Lorenzo devient dupe de son propre strata-
gème et qu'il en est la première victime. En effet, jouer le rôle
d'un débauché cela consiste nécessairement à se livrer à la
débauche. Mais la débauche a bientôt fait de posséder celui qui
s'est seulement approché d'elle. La débauche n'est pas un masque
qu'on prend et qu'on rejette à volonté, un vêtement dont on se
dépouille quand bon vous semble. C'est un masque qui colle
au visa;i^e, un vêtement qui entre dans la chair. Musset l'avait
déjà montré dans la Coupe et les lèvres dont c'était justement
le sujet. Il le montre encore ici. Et telle est la découverte dou-
loureuse que fait Lorenzo, regardant en lui-même : « Je me suis
fait à mon métier, gémit-il, le vice a été j)Our moi un vêtement;
maintenant il a collé à ma peau. Je suis vraiment un ruffian, et
quand je plaisante sur mes pareils je me sens sérieux comme
la mort au milieu de ma gaieté. » D'une part, il est devenu vic-
time de son rôle, et d'autre part le crime qu'il va commettre en
tuant Alexandre de Médicis, il sait d'avance que ce sera un
crime inutile et qui ne rendra pas à Florence sa liberté. Il le
commettra pouitaiit, ce crime; pourquoi? Parce (ju'il le faut
jtour Son honneur.
« l*uM,iPi>i:. — Mais pourquoi tueras-tu le duc, si tu as des idées
pareilles?
LoiîK.Nzo. — I*our<iuoi? Tu le demandes?
PiMtJi'i'i:. — Si tu crois que c'est un nuMirtre inutile à la
patrie, ((unuient le commets-tu?
LE THHATUK I) ALFllEI) DE MUSSET 401
LoRENzo. — Tu ine demandes cola en face? Regarde-moi un
peu, j'ai été bien tranquille et vertueux.
Philippi:. - — Quel abîme, quel abîme tu m'ouvres!
LoRENzo. — Tu me demandes pourquoi je tue Alexandre?
Veux-tu donc que je m'empoisonne ou que je saute dans l'Arno?
Veux-tu donc que je sois un spectre et qu'en frappant sur ce sque-
lette, il n'en sorte aucun son? Si je suis l'ombre de moi-même,
veux-tu donc que je m'arrache le seul fil qui rattache aujourd'hui
mon cœur à quelques fibres de mon cœur d'autrefois! Songes-lu
que ce meurtre c'est tout ce qui me reste de ma vertu? »
Ce dialogue, ce mouvement, tout cela est d'allure vraiment
shakes]»earienne. Et je crois bien qu'en effet si on cherchait dans
notre théâtre ce qu'il doit à l'influence directe de Shakespeare,
Lorenzaccio est le seul spécimen qu'on en pourrait fournir.
Mais ce qui fait que nous ne nous arrêtons pas davantage à
l'étude de Lorenzaccio, c'est justement que Musset s'y est très
évidemment inspiré de Shakespeare. Nous voulons aller droit à
la partie de son œuvre où il ne procède que de lui-même et où
il est entièrement lui-même. C'est Musset que nous cherchons
dans le théâtre de Musset. Nous le trouverons dans cette incom-
parable série de petits chefs-d'œuvre : Fantasio {iS33), Il ne faut
Jurer de rien (1836), la Quenouille de Barberine (1835) et sur-
tout le Chandelier (1835), Les Caprices de Marianne (1833); On
ne badine pas avec Famour (1834). Si d'ailleurs ici nous brouil-
lons un peu les dates cela n'a- pas grande importance, toutes
ces pièces ayant paru dans un espace de' trois ans, appartenant
à un moment d'heureuse et brillante fécondité dans la vie du
poète et ayant une même àme qui en fait l'unité intérieure.
La fantaisie au théâtre. — Dans ces pièces Musset ne
s'est pas proposé de peindre les mœurs, de décrire les senti-
ments d'une époque ou d'un pays. Il s'est placé en dehors des
temps, et il a jeté le défi à toutes les géographies. Il suffit de
voir dans quel pays il place son action. C'est tantôt Venise, Flo-
rence, Naples, tantôt la Bavière ou la Hongrie; mais c'est une
Venise de convention, une Hongrie chimérique; c'est en fait un
pays que vous situerez où vous voudrez, que vous appellerez
comme il vous plaira, un pays où les jours sont enveloppés
de brumes dorées, où les nuits sont tièdes, où courent dans
Histoire de la laxgve. VII. »u
402 l.K TllKATUh UdMANTlnlK
lair ilt's souflles cmliaiiiiu'-s, un ]>;iys <»ii tout rst lait ;"i souhait
pour 1 aninur. C'est le pays de la lanlaisic cl cela iiirinc rxplitpic
que ce soil aussi hicii le pays de la vérité. Car ce «pii fait que
les œuvres passent, c'est (pi'elles sont à la mode d'uu jour.
L'auteur y a voulu reproduire le langage, les façons de sentir
de son temps, tout ce qui jette sur l'éternel fond du cœur une
apparence passagère. Et <•' sont encore les conventions (|ui
faussent notre regard. Musset n'empruntant ni la phraséologie
admise à un certain moment, ni la façon de bâtir une intrigue
et de présenter les personnages, est arrivé à toucher ce fond de
V(''iil('' humaine (pii ne change pas.
C'est la fantaisie (jui a baptisé Fantasio. Les personnages,
leurs actions, leurs propos, tout ici est fantaisie. C'est dans une
Bavière imaginaire. La tille du roi, la petite princesse Elsbelh,
doit épouser le prince de Mantoue. Munich est en fête pour célé-
brer les liançailles. Des jeunes gens courent les rues de Munich.
Fantasio est assis avec son ami Spark dans une taverne. Ils
causent, et je ne vois rien dans la littérature de ce siècle qui
puisse être comparé à celte conversation de Fantasio avec
Spark. Elle [trend tous les tons, elle se nuance de toutes les
teintes, celte rêverie de Fantasio. Elle effleure tous les sujets et
passe de l'un à l'autre sans fatigue et sans effort, mais surtout
sans raison. Elle va d'une calembredaine à .un aphorisme, d'un
souvenir des M'db' ri nur miils à une épigramme contre les jour-
nalistes, d'un refrain de romance à une citation de Jean-Paul
et à une citation de Bôileau. « Beaucoup parler, dit Fantasio,
voilà l'important. » 11 y a de tout dans son joli caquelage, des
impertinences et des vérités de bon sens, des concetti (jue
Shakespeare eût trouvés quintessenciés, des tableaux dune
touche discrète et intime et de belles images d'un solide éclat.
Voici pour exprimer cette lassitude des âmes, ce desenchan-
tement qui est le mal du siècle, une image pleine de force et
de grandeur : « L'éternité est une grande aire; tous les siècles,
comme de jeunes aiglons, se sont envolés tour à tour pour
traverser le ciel et disparaître; le nôtre est arrivé à son tour
au bord du nid, mais on lui a coupé les ailes et il attend la mort
en regardant l'espace dans lc(picl il ne peut s'élancer. »
Et parce qu'il n'est ipie les fous pour dire <les choses sensées,
LE THEAT1U-: I) ALFRED DE MUSSET 403
il arrive que cet écervelé, en passant et sans s'en soucier, touche
au plus profond de la souflmnce humaine.
Car sans doute Fantasio est un enfant du siècle, son désenchan-
tement est pour une part aiîaire de mode, élégance d'attitude
convenue. Il n'en est pas moins vrai qu'il aperçoit très nettement
ce qui rend la condition de l'homme si insupportable, et que c'est
l'impossihilité où il est de s'échapper à lui-même, d'être un autre
que lui. « Tout ce que les hommes se disent entre eux se ressem-
ble, les idées qu'ils échangent sont presque toujours les mêmes
dans toutes leurs conversations; mais dans l'intérieur de toutes
ces^ machines isolées, quels replis! quels compartiments secrets!
C'est tout un monde que chacun porte en lui! un monde ignoré,
qui naît et qui meurt en silence ! Quelle solitude que tous ces
corps humains! » Voilà justement le secret de notre misère,
voilà ce qui est douloureux, c'est cette solitude oii nous vivons
au milieu de la foule de nos semblables. Nous aurons beau faire,
nous ne pourrons jamais pénétrer entièrement l'àme d'autrui,
et il y aura toujours dans notre àme quelque chose d'impéné-
trable au regard d'autrui. Tous ces replis secrets de notre cœur
nous seuls y pouvons descendre. Encore n'est-il pas prudent d'v
trop descendre; le A-ertige a tôt fait de nous prendre. Trop
regarder en soi, trop s'analyser, c'est là ce qui rend triste : « Je
ne comprends rien, dit Spark,à ce travail perpétuel sur toi-même. »
Quel est donc le secret pour vivre heureux ou tout au moins
pour vivre? Il en est un d'abord, et c'est en vérité le remède le
plus efficace qu'on ait trouvé aux tourments de la pensée. Il
consiste à anéantir en soi la pensée et à s'abêtir. « Il n'v a point
de maître d'armes mélancolique. » Seulement on peut trouver
que le remède est pire que le mal. Tout le monde ne se résigne
pas à se faire maître d'armes. Que reste-t-il alors? Rien qu'à se
déprendre de soi, à oublier sa personnalité, à se soumettre aux
choses, à se transformer et à s'absorber en elles. C'est le parti
auquel s'est arrêté le bon Spark. « Quand je fume, ma pensée
se fait fumée de tabac, quand je bois elle se fait vin d'Espagne
ou bière de Flandre. Quand je baise la main de ma maîtresse
elle entre par le bout de ses doigts effilés pour se répandre dans
tout mon être par des courants électriques ; il me faut le parfum
d'une fleur pour me distraire, et de tout ce que renferme l'uni-
404 LE TIIKATIIH lUIMANTIOlK
vcrsello n.iturr, le [iliis clirtil" oiijcl siillil pour me chaiiiier en
ahiillr ('( me faiic voltig-er çà et là avec un plaisir toujours
nouveau. » Spark est un saiie. Les philosophes qui de tout
temps ont insisté sur l'obligation oîi est l'homme de se
« divertir » n'ont ni mieux pensé ni mieux dit que Fanlasio et
son ami Spark.
hans la (lis|)osilion d'esprit où nous voyons qu'est Fantasio,
ce qu'il lui faut c'est commettre une grande folie, une de ces excen-
tricités dont on rêve en ses heures de philosophie, et qu'on ne
met pas à exécution parce (ju'on est lâche. Fantasio n'y manque
pas. Il aperçoit un enterrement (jui [>asse. Le fou du roi est
mort. Fantasio jirend le costume et la bosse du fou. Il entre
ainsi au palais. Il s'introduit })rès de la princesse Elsbelh. Il
sm-prend le secret de ses fiançailles. Elsbeth épouse malgré
elle, pour céder à la raison d'Etat, par résignation, ce
prince de Mantoue qui est sot et ridicule. C'est un sacrifice,
c'est un meurtre, il ne faut [las que ce mariage se fasse. Com-
ment s'y prendra Fantasio pour empêcher ce mariage? Il s'avise
d'un moyen imprévu : c'est de pêcher au bout d'un hameçon
pendu au boni d'un fil la perruque du prince de Mantoue. Cela
est en soi une bonne farce. De voir une perruque (}ui s'enlève
et se balance à travers les airs, quelle que soit d'ailhïurs la tète
qu'elle décoifie, cela sans doute est plaisant. Mais dans le milieu
où opère Fantasio, son action prend un caractère qui va bien
au delà des bornes d'une simple plaisanterie. Par les consé-
quences qu'elle aura, cette espièglerie va devenir un événement
considérable. Le prince est furieux. 11 va rentrer dans ses Etats
pour se mettr(> à la tôle de ses armées. La guerre va recom-
mencer. Tout le résultat de négociations laborieuses est com-
promis. Il V aura des batailles et du sang, le conflit de deux
peuples, la défaite pour l'un, beaucoup de ruines et de désastres
pour l'un et l'autre. Mais l'important n'était-ce j)as d'épargner
un chagrin à la |ietite princesse Elsbeth? Fantasio avait vu deux
larmes tomber silencieusement sur le voile de la triste fiancée.
I^es combinaisons [lolitiques, les alTaires qu'on appelle sérieuses,
la gnierre et la paix, l'alliance des souverains, les intérêts des
|»euples, (pTcst-ce (pu' tout cela, au prix d'une larme sur la
vjoue d'une enfant?
LE THKATUK D'ALFUKI) DH MCSSI-:? 405
Les jeunes filles. — Dans Fandisio il y a Fantasio, — et il y
a Elsljeth,qui est une délicieuse figure déjeune fille. Les jeunes
filles, Musset est un des très rares écrivains français qui aient
su les peindre, en exprimer le charme sans tomber dans la
fadeur. On sait sous quels traits les écrivains ont coutume de
représenter chez nous la jeune fille; ils en font le type conven-
tionnel et creux de ïinr/énue. Ce type lui-même Musset l'a bien
spirituellement esquissé. Cette ingénue, niaise, hébété et hélante
le fait souvenir dun petit serin qu'il a, un serin ayant une
serinette dans le ventre. On pousse tout doucement un petit
ressort sous la patte gauche, et il chante tous les opéras nou-
veaux. « Il y a beaucoup de petites filles très bien élevées qui
n'ont pas d'autre procédé que celui-là. Elles ont un petit ressort
sous le bras gauche, un joli petit ressort en diamant fin comme
la montre d'un petit maître. Le gouverneur ou la gouvernante
fait jouer le ressort et vous voyez aussitôt les lèvres s'ouvrir
avec le sourire le plus gracieux; une charmante cascatelle de
paroles mielleuses sort avec le plus doux murmure, et toutes
les convenances sociales pareilles à des nymphes légères se
mettent aussitôt à dansoter sur la pointe du pied autour de la
fontaine merveilleuse. » L'extrême réserve imposée à nos jeunes
filles fait que la plupart du temps l'àme de la jeune fille échappe
aux spectateurs les plus attentifs. D'autre part son charme est
fait de demi-teintes et son individualité est difficile à marquer.
Musset avait déjà bien su dire,, dans sa comédie A quoi rêvent
les Jeunes filles, tous ces rêves romanesques qui hantent la jeune
fille vers ses dix-huit ans. Tous ces rêves, cela va sans dire, se
concentrent sur le Prince charmant. Et il lui semble qu'il va,
le plus naturellement du monde, surgir de l'ombre, avec son
manteau de velours et sa chaîne d'or, et l'emporter dans ses
bras tremblante et ravie. Elle aussi, la petite Elsbeth rêvait du
prince charmant : c'est le prince de Mantoue qui est venu. Elle
aussi, elle était romanesque, d'abord parce qu'elle est une jeune
fille et ensuite parce que sa gouvernante l'a nourrie de toute
sorte de folles lectures. C'est pourquoi elle s'est sentie triste à
en pleurer quand elle a vu le contraste de son rêve et de la
réalité. Elle s'est résignée pourtant. Elle sait quel est son devoir.
Les princesses ne sont pas au monde pour être heureuses. Les
400 LK TIIKATIU'] KOMAXTIUIK
pclitcs lt(»iiri;i'oisos non plus. l*niir les pi-emièrcs il y a l;i raison
d'Elat. pour les aiilccs il y a le inariaiic de l'aisoii.
C'est encore une jeune lille qui est l'héroïne dans // ne faut
Jurer fie rien. Elle s'a|»|>elle M"'' (lérilf de Mantes. Elle est aussi
gracieuse qu'Elsbeth, mais d'une manière assez diflérente. Elsbetli
était l'oil romanesque; Cécile ne l'est pas. Tout le charme de
Cécile ne viml (|iic de sa juireté. Elle est de celles pour qui le
mal n'existe pas; son innocence la protège contre le piège où
voulait la faire tomber un jeune fou; et elle triomphe de tous
les préjugés d'un fat. Yalentin a fait le pari de séduire dans les
(piaranle-huil heures M"" Cécile de Mantes; pour mettre à exé-
cufidii ce beau projet il prépare la mise en scène la plus com-
pli<|uée. Il la fait verser par son postillon devant le château.
11 envoie des billets incendiaires à Cécile. 11 lui donne un rendez-
vous pour le soir dans le parc. Et ce à quoi il aboutit, après
tant de combinaisons dignes de Machiavel et de Don Juan, c'est
à se jeter timide et res|)ectueux aux pieds de celle qu'il voulait
séduire, et à lui demander la grâce d'être sa femme. Cécile est
le type de la jeune fille non point prude ni farouche, gaie au
contraire, vive et coquette sans y chercher malice, mais dont
la nature est si parfaitement droite, dont l'àme est si absolument
{)ure, que cette pureté est l'essence même de son charme,
rayonne dans son regard, chante dans sa voix, fait autour d'elle
une atmosphère dont les plus inditlérents ou les plus indignes
sont pénétrés.
Que faut-il attendre de Cécile, lorsque de jeune fille elle sera
devenue femme? Nous pourrons répondre à cette ([uestion après
avoir lu la Quenouille de Darhcrine. Pendant que son mari est
parti jxtui' la guerre, Barberine reste au château. Barberine est
jeune, elle est jolie; il est à prévoir qu'en labsence du mari,
le chcUeau oi^i Barbciine file la quenouille sera l'objet d'entre-
prises qui ne seront j»as des entreprises militaires. De même
que Yalentin avait |)arié de si'-duire Cécile dans les (juarante-
liuit heures, de même le jeune chevalier Rosemberg s'est promis
qu'il aurait aussitôt raison de la vertu de Barberine. Ce n'est
|»as un méchant homme, ce Rosemberg, et il est tout à fait dénué
de pnvcrsité. C'est |dufùt un bon jeune homme, naïf dans sa
faluil*'-. C es! jiourquoi Jiarberine pense qu'il a seulement besoin
LE THÉÂTRE D'ALFREI) DE MUSSET 407
d'une leçon donnée sans façon, gentiment. Donc l'ayant prié
de l'attendre dans la grand'salle, elle sort, fait tirer les verrous
et s'adressant par le guichet de la muraille au conquérant sur-
pris et confus, elle le prévient qu'elle lui donnera à mang-er quand
il aura filé avec cette quenouille qui est là. Rosemberg filera-
t-il? Ou jeùnera-t-il?... Cruelle alternative. La faim l'emporte
sur la vanité... Et voilà comment une honnête femme sait s'y
prendre. Elle ne fait pas de tapage. Elle n'ameute pas les gens.
Elle ne prend pas de grands airs et ne se drape pas dans sa
dignité oiïensée. Elle ne se gendarme pas et n'a pas une vertu
diablesse. Elle ne se pose pas en héroïne pour avoir fait son
devoir. Mais elle a, jusque dans sa vertu, de la simplicité, de la
bonne grâce et de l'esprit.
L'analyse de l'amour. — Je n'ai ni contesté ni diminué
le charme de ces comédies. Il me reste à parler de celles qui
constituent la partie forte, profonde, du théâtre de Musset : le
Chandelier, Les Caprices de Marianne, On ne badine pas avec
Famoiir. Ici, ce ne sont plus les douceurs de l'amour que
dira Musset, ce sont les surprises de l'amour, ce sont les malen-
tendus de l'amour, ce sont les soufl'rances de l'amour. Il
connaissait bien ce sujet; il y est allé très avant. Nous allons
voir avec quelle sûreté de trait il a dessiné ces figures de
femmes coquettes, inquiétantes, méchantes, figures de l'Eve
éternelle créée pour le tourment de l'homme, et comme il a su
dégager cette amertume qu'enferme l'amour au fond de lui-même
et qui en est la saveur naturelle.
C'est en lui-même que Musset a étudié la passion. Il n'a
su dire que ce qu'il avait éprouvé. Il n'a su que son âme.
Dans son théâtre aussi bien que dans ses poésies et dans ses
romans, c'est lui-même qu'il n'a cessé de mettre en scène. Il
s'y était mis dans Lorenzaccio : le débauché, victime de son
vice, qui en a horreur et qui ne peut s'en affranchir, c'est
Lorenzo et c'est Musset. Il s'était mis dans Fantasio : l'enfant
capricieux, rêveur, fantasque, dont la conversation spirituelle,
variée, ironique, tendre, est un éblouissement, c'est Fantasio et
c'est Musset. Il s'était mis dans // ne faut jurer de rien : le
petit maître affectant le scepticisme, niant la vertu des femmes,
le dandy à la mode, c'est Yalentin et c'est Musset. Et Musset
40S LK TIIKATHK llltM ANTinlK
est Ir ln'ins ilii r/i(iii(lf*/(n\ L'avciilui'c (jui arrive à Fortunio,
est arrivée, ou |)rii s'en laiil, à Musset. A dix-sept ans, dans l'été
d<' 1S28, il aima du mèuie amour timide et enthousiaste une
Jaecjueline (|ui lui |>lus insensible encore que la Jaccpudine du
ChfindoUcr. Foilunio a l'àire de Musset adolescenl, el il a ses
li'ails, sa lit^ure el sa tournure. In pelil Idond, dit en le nion-
tranl, la servante de Jacqueline : « Oui dà, je le vois main-
tenant. 11 n'est pas mal tourné, ma foi, avec ses cheveux sur
l'oreille et son petit air innocent. Et il fait la cour aux gri-
settcs, ce monsieur-là, avec ses yeux hleus! » C'est une des
plus séduisantes créations qu'il y ait au théâtre que celle de
Fortunio. 11 est proche parent de Chérubin. 11 a le même
charme de jeunesse, la même vivacité, la même ardeur à aimer.
Sculemeuf, il a ee (pii manquait à Chérubin : la fraîcheur de
l'imag-ination et une véritable tendresse. Ce qui attire Chérubin,
qui fait battre son cœur et couler plus rapide dans ses veines
son jeune sang, c'est l'attrait du plaisir. 11 conçoit l'amour à la
manière du xv!!!*" siècle, comme l'échange de deux fantaisies. For-
tunio aime avec tout son cœur, et, comme il le dit, il serait prêt à
donner sa vie pour celle qu'il aime. Cette candeur et cette sin-
cérité passionnée, voilà ce qui lui est particulier. 11 aime comme
un adolescent, et il aime comme un poète. Relisez sa déclara-
tion à Jacfjucline. Cet accent-là est celui (pii ne trompe pas. Cette
éloquence est celle qui ne s'apprend pas : elle vient du CŒ'ur;
et c'est celle aussi à laquelle on ne résiste guère. Il n'(^sl guère
de femme cpii ne soit touchée, ou tout au moins llattée dans sa
vanité, d'avoir inspiré un tel amour, si enthousiaste, si enivré.
Jacqueline va se laisser aimer par Fortunio. Et nous jirévoyons
sans peine de combien de soutTrances cet amour sera la cause
pour Fortunio; maintenant qu'il est heureux, c'est maintenant
que Fortunio est à plaindre. Car Jacqueline a de la beauté,
une beauté épanouie et (|ui tente, elle a une taille faite pour
être enlacée, elle a des lèvres qui appellent le baiser, elle a un
sourire qui se pose comme une caresse, elle a une voix qui
berce comme une mélodie; Jacqueline a de beaux yeux, Jacque-
line a de douces lèvres, mais Jaccjueline n'a pas de cœur. C'est
la femme de trente ans. C'est la |)rovin(iale qui s'ennuie. Elle
ne demande à lamour qu'une distraction et (pie la satisfaction
LE THEATRE 1) ALFRED UE MUSSET 409
des sens. Elle a trouvé tout prêt Tamant (jui lui convient dans
cet imbécile de Clavaroche, type de Don Juan de iiarnison.
Pour la sécurité de ce militaire, elle expose gaiement un enfant
à soutTrir et peut-être à mourir. Puis son caprice ayant changé,
elle va tromper Clavaroche avec Fortunio. Après quoi, proba-
blement, elle reviendra à Clavaroche, à moins que le régiment
ne vienne à changer, auquel cas elle retrouvera parmi les offi-
ciers du régiment nouveau un autre Clavaroche qui aura même
large encolure, même rire épais, mêmes moustaches cirées.
Elle est d'ailleurs coquette, menteuse, comédienne achevée.
Comment ne pas haïr cette adorable Jacqueline?
On aime, on est trompé. Voilà en deux mots le Chandelier.
On aime, on se trompe en aimant; nous n'aimons pas qui nous
aime, nous aimons qui ne nous aime pas. Voilà les Caprices de
Marianne.
Marianne a vingt ans. Elle est mariée à un vieillard. Le jeune
Cœlio est passionnément épris de Marianne, et n'ayant pas
accès auprès d'elle, il prie Octave, qui est le cousin de Marianne,
de plaider sa cause auprès de la jeune femme. Cœlio est
^lusset. Et Octave est Musset. Le poète s'est mis dans ces deux
personnages qui ne sont que deux aspects de lui-même. Il est à
la fois le candide Cœlio et le libertin Octave. Cœlio est le
Musset des bons jours. Octave est le Musset des heures mau-
vaises. Et de même que les plus nobles élans de Musset étaient
gâtés par le fond de libertinage qui réapparaissait toujours, de
même il faut qu'Octave soit inconsciemment et sans l'avoir
voulu, le bourreau de Cœlio. Octave plaide le plus sincèrement
du monde la cause de son ami; mais il se trouve que les effets
de son éloquence sont un peu différents de ceux qu'il avait
prévus. Tandis qu'il plaide pour son ami, c'est de lui que
s'éprend Marianne. Elle s'éprend de lui. Pourquoi? Justement
parce qu'il ne songe pas à elle, parce qu'il plaide pour un autre.
Cœlio est tué dans un guet-apens. La dernière scène est d'une
grande beauté. Elle se passe dans un cimetière : Octave est age-
nouillé sur la tombe de Cœlio, et il semble qu'en pleurant son
ami il se pleure lui-même : c'est la meilleure moitié de lui qui
est descendue au tombeau.
« Je ne vous aime pas, Marianne, cétait Cœlio qui vous
410 LK TIIKATIIK IIDM ANTIOIE
aimait... » .Mot luoloml, liiii des [iliis inoluiids (|ui aiiMit été
ilils sur les malciilciidiis de l'amour. Car nous aspirons de
tiiulos n(»s lorccs à un amoui- (|ui nous échappe, que nous ne
j»usséderons jamais, dont le désir inassouvi'sera pour toujours la
plaie inconsolable de notre destinée; et pendant ce temps nous
passons à côte'' d'um' tt'udrcssc (|ui s'oITrail à nous, qui allait
faire la joie do notre vie. Combien l'ont dite cette parole désolée :
« Le boulii'ur eût été là peut-être! » Ce bonheur dont on dit
(|u'il n'est |ias de cette terre, que de fois nous sommes passés
auprès de lui sans le voir! Mais qui sait? Peut-être au moment
où nous l'aurions saisi, il nous aurait échappé. Car on imagine
volontiers l'amour sous la forme de l'intime union de deux
âmes, union sans remords, sans inquiétude, sans trouble. Il se
pourrait au contraire que l'amour vécût de luttes, que l'inquié-
tude et les tourments lui fussent essentiels, et qu'il ne se séparât
pas de la crainte oi!i nous sommes de le perdre.
Voici enlin un dernier cas qu'analyse Musset. Ce n'est plus
celui d'un amour non partagé; mais c'est le cas où deux êtres
qui s'aiment se torturent l'un l'autre et où quelque chimère qui
s'est élevée entre eux détruit le bonheur qu'ils s'allaient donner
l'un à l'autre et peut-être étend plus loin ses ruines. Tel est
b' sujet de On ne badine pas avec Vamour. Ici encore l'inspira-
tion de Musset est toute personnelle. Il est au lendemain de la
brouille avec George Sand; ce qu'il n'a cessé de reprocher à
George Sand, c'est son orgueil. L'héroïne de On ne badine pas
avec Famonr, Camille est une orgueilleuse. Camille aime son
cousin P'i'dican. VAW a été élevée pour devenir sa femme. Et
quoiqu'elle ne l'avoue pas, tel est ])ien toujours son désir. 3Iais,
à l'heure actuelle, elle est dupe dun faux idéal. Au couvent elle
a reçu les confidences de religieuses qui ont vécu dans le monde
et qui ont souffert par lui. On lui a fait part des humiliations
qu'eiitiMÎiic TaoKHir. Elle s'est jurée qu'elle ne connaîtrait pas
CCS humiliations, qu'elle ne s'abaisserait pas jusqu'à aimer. C'est
|iourquoi, lorsque les deux jeunes gens se revoient, et lorsque
l'erdiran s'approche de Camille, heureux de la retrouver si grande
tille et si jolie, elle l'écarté, elle lui fait un accueil glacial. Par
«lépit e| p(»ur se venger de celle (|ui le méprise, Perdican passe
sa rhaîne d'or au cou d'une pclitc paysanne. Rosette, et lui jure
LE THKATHE i) ALFUKI) IlK Ml'SSET 411
(le l'épouser; par dépit et par jalousie, Camille revient à Per-
dican; et tous deux, rejetant l'attitude voulue, les paroles de
convention, l'être factice créé par l'orgueil, cessent de jouer un
rôle, laissent parler leur cœur et échangent des aveux brûlants.
Alors on entend un cri. C'est Rosette qui vient de surprendre
dans les bras l'un de l'autre Camille et Perdican, Rosette qui
meurt victime du jeu cruel qu'ils ont joué.
On ne badine pas avec C amour est le chef-d'œuvre de Musset
au théâtre, la pièce la plus originale et la plus complète qu'il
ait écrite par le mélange de la vérité et de la fantaisie. La
verve du poète s'est égayée à créer les figures grotesques de
'Dame Pluche, la respectable haridelle qui sert de gouvernante
à Camille, de Dom Blassius et du curé Bridaine, ces deux sacs
à vin. Et le chœur formé des paysans qui ont vu grandir Per-
dican, qui l'ont fait danser sur leurs genoux, qui ont vieilli
depuis ce temps-là, mais qui se souviennent, et que, lui non
plus, Perdican n'a pas oubliés, ce chœur symbolique personnifie
les souvenirs d'enfance, ces liens mystérieux et si doux qui
nous rattachent au sol natal. C'est dans cette pièce que se trouve
le fameux couplet sur l'Amour qui transfigure l'humanité. Cela
est au centre du théâtre et de toute l'œ^uvre de Musset. C'est
toute sa philosophie de la vie. On souffre par l'amour. Mais il
faut avoir aimé. Il en reste la fierté d'avoir rempli sa destinée.
Et il en reste le souvenir élargi et épuré.
Conclusion. — Un mélange de fantaisie et de réalité, de
caprice et de vérité, de gaieté et de tristesse justifiant ce mot
de Musset : « La gaieté est quelquefois triste et la mélancolie a
le sourire sur les lèvres » ; tel est ce théâtre. Il est à peine
besoin de faire remarquer le charme de la langue qu'on y
parle, de cette langue si poétique, si cadencée. Sans doute il
n'y est parlé que des choses de l'amour, et toute la vie n'y est
aperçue que de ce point de vue. Mais depuis le temps de Racine
nul n'avait pénétré plus avant dans l'analyse de la passion.
C'est l'honneur de Musset qu'on puisse évoquer à son sujet le
nom de Racine,, qui est le grand maître en la matière. Musset
est de la famille. Il doit quelque chose aussi à Marivaux qui lui
a enseigné l'art des nuances subtiles, des raffinements quintes-
senciés, des détours compliqués. Et quelque chose aussi lui est
412 LH TIlKATItl-: lUlM ANTlOlK
vcMii (le Sliak('S|ioaro, à ()ui il a ('in|iniiit('' sa g^'ographie fan-
laisisU' cl ses |tays iii(l(''l('iiiiiru''s, ses j>ays de rêve où le drame
se passe entre ciel et terre. Tout cela forme un comi>osé d'une
saveur unique. Vous vous souvenez du tahleau fameux de Wat-
teau : V/ùnbart/uonoit pou?' Cylhrre. Dans une nature corrigée
par 1 ait, an milieu d'un paysage ddiil les lointains s"eslompcnl
dans une brume dorée, des seigneurs tendent la main aux dames
d'un g^este g-alant, et embarquent dans la galère pleine de chan-
sons vers un même pays consacré à la divinité de l'amour. 11 en
est ici de mèiiu'. La laideur, la vieillesse, les soucis des affaires
n'ont ici pas de place. C'est ici le royaume de la jeunesse. Il n'y
a que de jeunes gens, tous jeunes, tous beaux. L'atmosphère est
emfiaumée et tiède, les vents ont une lialeine amoiueuse, l'air
est traversé de soupirs et ces soupirs s'achèvent en sanglots.
BIBLIOGRAPHIE
Licw <Kiivi*e»>». — Victor Hugo, llrnuic, Edilion ne varielui', t. \-l\'.
— Alex. Dumas, Tht'àtrc tuiiipld, Ed. Michel Ld'vy, 2't vol. — Alfred de
Vigny. Tlinilrc, 1 vol. — Casimir Delà vigne, (J vol. in-8, 1S43. — Eugène
Scribe, 70 vol. in-12, 1874-1885. — Alfred de Musset, romédies et iwo-
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et du théâtre allemand. — Manzoni, Lettres aur Vuniic de temps et de lieu.
A consulter : Théophile Gautier, Histoire de Vavt dramatique, 1839;
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nintiquc. — Souriau, Ue la ('omcntion dans la tragédie classique et dans le
drame romantique, llaclielte, 188.1, in-S. — Du même, Edition ciiliqne de la
Vréfarc de Cromwell. — Nebout, Le drame romantique. — Joseph Texte,
Eludes de littérature européenne. — Brunetière, Les époques du théâtre
français, Leçons li et io. — J.-J. Jusserand, Shakespeare en France .sy».s
l'Ancien lié^inir. — Ch. Lenient, La comédie en France au MX'' sirrle,
2 vol. — H. Parigot, Le Drame /l'Alexandre Dumas. — Jules Lemaître
Introduction au Théâtre d'Alfred de Musset (édil. Jouausl, 1889 I8'.tl).
Happelons ici les dates des plus célèbres pièces du théâtre romantique :
1827. Cromuell (Hugo). — 1829. Henri IH (Dumas). — Le More de Venise
(Vigny). — 183(J. Hernani et Marion Delorme (liuj^'o); Christine (Dumas). —
1831. La maréchale d'Ancre (Vigny). — Antomj et Charles VU (Dumas). —
1832. Le lioi s'amuse (Hugo). — La lourde Nesles (Dumas). — 1833. Lucrèce
Jionjia et Marie Tudor (Hugo). — A)i(jèle {Dumas). — 183.'>. Chatterton (Vigny).
— Antjclo (Ilugo). — 1836. Keun (Dumas). — 1837. Califjula (Dumas).—
1838. Ilui/ Blas (Hugo). — 1843. Les huryraves (Hugo).
CHAPITRE IX
LE ROMAN '
La littérature romanesque, au début du xix" siècle, se divise
tout d'abord en deux genres, le roman personnel et le roman
historique. Reconnaissons là deux caractères dominants du
romantisme, qui sont, d'une part, la « subjectivité », de l'autre
la « relativité ». A première vue le roman personnel et le roman
historique semblent s'opposer entre eux, car il n'est rien de plus
impersonnel que l'histoire. Mais tous deux s'opposent à la con-
ception classique de l'art, considéré comme exprimant ce qui
est général. Le classicisme avait pour objet d'étudier l'homme
en tant qu'exemplaire du genre humain; il s'attachait non
pas aux traits par lesquels un homme diiîère d'un autre, mais
plutôt à ceux qui caractérisent tous les hommes. Essentielle-
ment rationaliste, il ne s'intéressait guère à l'histoire, qui est le
domaine des contingences; il ne savait ni ne voulait voir les
diversités multiples et profondes qu'introduisent la race, le
temps, le milieu, dans la vie individuelle et collective. Le
romantisme substitue le particulier à l'universel. De là le rôle
prépondérant du « moi » dans toutes ses œuvres; mais, de là
aussi, son goût pour l'histoire. C'est, des deux parts, le même
esprit, contraire au rationalisme de l'âge précédent. Il y a une
relation intime entre cette subjectivité d'où procède le roman
personnel et cette relativité d'où procède le roman historique.
I. Par M. Georges Pellissier, docteur es lettres, professeur au Iveée Jansou-de-
SaUly.
414 LE Ud.MAN
/. — Le Roman personnel.
Le roman |ieisounc4 so présente lui-même sous deux formes
l.icii (lisliiK-tes : le roman lyrique et le roman danalyse.
Le roman lyrique. — Ce genre a ses chefs-d'œuvre en
Connue et Ikné. Pour Chateaubriand et M'"'' de Staid, le roman
es! une sorte de poème. Us y traduisent avec une éloquence
passionnée cette ferveur de sentiment, cette exaltation morale
,,,n In.uveront hienl.M leur véritable forme dans le lyrisme.
Us se mettent eux-mêmes en scène, chantant leurs soulTrances,
leurs enthousiasmes, leurs rêves. Mais si Corinne et liené sont
bien M""- de Staël et Chateaubriand, ce sont M°"= de Staël et
Cluiteaubriand idéalisés, tournés au type, ou même au symbole.
Kt voilà pourquoi, des romans où se déploient leur imai^ination
poétique, leur sensibilité expansive et débordante, nous devons
distin2:uerceux où d'autres écrivains, moins poètes qu'analystes,
nous donnent la psychologie exacte et précise de leur « moi* ».
Le roman d'analyse. —Au roman d'analyse appartiennent
deux des ouvrages les plus signiiicatifs qu'ait produits le début
de notre siècle, Oherman, pui)lié en 1804 par Sénancour% et
Adolphe, que Benjamin Constant ' fit paraître en 1816.
(( Oberman. » —A vrai dire 0/v6'rm«H n'est pas un roman. Nous
M y trouvons ni action dramatique, incidents ou péripéties, ni
1(« moindre intérêt qui puisse s'attacher au dévclop])ement
d'une « fable » quelconque. Le héros du livre, promenant par
la Suisse sa rêverie inquiète, confie à un ami, sous forme de
lettres, rinliniité de sa pensée et de son cu'ur. Ce livre n'est
tout entier (pi'un long soliloque où Oberman exhale la plainte
dune àme naturellement triste; il n'a d'autre variété que les
formes de sa tristesse, tantôt révoltée et ironique, tantôt déses-
pérée et viob'ute, plus souvent accablée et terne, qui linit par
s'alanguir dans une passivité monotone.
I. Sur 1rs n.m.ins .le M-» .lo StaiU, voir ci-.lrssns le cliapiU-e n, cl sur ceux de
Clialcauhriantl, le cliapilre i".
■2. Ne ri Paris en l'IO, mort à Sainl-Cloiul en ISIG.
3. Né à Lausanne en 170", niorl ;ï Paris en IS30.
LE ROMAN PERSONNEL 415
Oberman et René sont deux victimes de ce qu'on ;i|i|)('lle le
mal du siècle, c'est-à-dire de l'ennui. Mais René se fait de cet
ennui une sorte d'auréole : chez Oberman, aucun ravon n'en
illumine la brume. René se console, par le sentiment hautain de
sa supériorité. Pour être un héros, il n'a qu'à vouloir; un jour
ou l'autre, il voudra. Et déjà, tout en répandant la mélancolie
de son àme, il se ménage, par les presti2:es de la poésie, une
éclatante revanche. Quant à Sénancour, le sentiment de ses
facultés incomplètes l'a de bonne heure flétri. A vingt ans,- il a
« le malheur de ne pouvoir être jeune ». Déjà la terre lui
semble désenchantée. En vain s'efforce t-il d'embellir par
l'imagination les objets divers pour lesquels se passionne le
commun des hommes. Il ne trouve partout que le vide. Génie
inachevé, entravé, prédestiné à l'avortement, il a conscience et
de ce qu'il veut et de ce qui lui manque. La disproportion qu'il
sent entre ses désirs et son pouvoir fait le malheur de sa vie.
Il ne trouve la paix qu'en renonçant à l'espérance.
Livre de morne découragement et d'aride tristesse, Oherw.cui
n'a rien d'attrayant. L'ennui de Sénancour, plus sincère, ou,
du moins, plus profond que celui de René, ne laisse pas de
déteindre sur nous. Aussi bien, Sénancour n'a jamais prétendu
composer une œuvre d'art; il veut tout simplement faire sa
confession, une confession minutieuse, où ne manquent ni les
redites ni les longueurs, en sacrifiant l'effet artistique à la
vérité la plus détaillée des circonstances et des sentiments. Cela
n'empêche pas Oberman d'être un beau livre; ou plutôt, cela
même en est l'intérêt capital. Je ne parle pas des qualités de
l'écrivain : s'il a peu d'éclat, s'il est souvent difficultueux ou
prolixe, on trouve pourtant chez lui maintes pages, surtout
dans la description de la nature, qui, hors de toute compa-
raison pour la forme extérieure avec celles d'un artiste tel que
Chateaubriand, font sur l'àme même une impression beaucoup
plus pénétrante. Mais, comme roman d'analyse morale, Oberman
a une valeur supérieure. Le mal du siècle, Chateaubriand ne
nous le montre qu'idéalisé, glorifié par le génie; c'est dans
Sénancour qu'il faut en chercher une anatomie exacte. L'intérêt
essentiel de son livre tient justement à ce qu'il exprime,
sans apprêt comme sans orgueil, l'incurable mélancolie d'une
416 LK Uo.MA.X
àme conlrislée et chagrine, (jui ne se console pas en se plai-
gnant.
« Adolphe. » — Qùivrede psychologue et de moraliste ainsi
i\\\(jl)enn(iii, AdolpJœ ne se passe jtas en analyses (l(''faohées de
toute ai'li(tn. C*<'st un vrai roman, qui joint l'iiitérèt dranuiticjue
à cehii de la psychologie et d<' la morale, lienjamin Constant y
raconte un épisode de sa A^e intime, l'histoire, à peine déguisée,
de sa liaison avec M"'" de Staël.
Si personnel que soit le livre de Consiianl, il n'en a pas
moins une sig-nification générale. Adolphe est un type d'huma-
nité movenne. En écrivant son histoire, il écrit celle « de la
misère du cœur humain ». (^.e qu'il y a de peu commun chez
Constant, c'est la lucidité de sa « conscience ». Il parle quelque
part de « la portion de nous qui est pour ainsi dire spectatrice
de l'autre ». Nul ne fut de soi-même iin spectateur plus clair-
vovant. Mais si, dans cet analyste extraordinairement perspi-
cace, « l'autre portion » nous apparaît comme très ordinaire,
c'est là ce qui fait (\W(lolj)lte quelque chose de rare; car en
appliquant sa faculté psychologique supérieure à l'analyse d'un
caractère médiocre, Constant nous donne un livre dont la vérité
particulière est en même temps de la vérité humaine.
La situation d'Adolj)he n'a, elle non plus, rien d'exceptionnel.
Maintes scènes du livre ont été hien souvent reprises soit au
théàlic, soit par les romanciers. Elles sont si peu exception-
nelles que la plupart aboutissent à de véritables maximes. Ces
maximes, ces réflexions générales qui se mêlent au récit, l'au-
teur en effet ne les a pas placjuées çà et là comme ornements;
elles naissent île chaque épisode, elles en résument la significa-
tion morale. Adoljilie, quoi qu'on en dise, n'est point seulement
l'analvse très pénétrante d'un cas particulier. Chacun de nous
y retrouve quelque chose de lui-même, et cette confession indi-
viduelle a la valeur d'un document sur l'homme.
Le personnage d'Ellénore semble moins vrai que celui
d'Adolphe. C'est que, sans le vouloir et sans le savoir, Constant
a mêlé jdusieurs Ellénores successivement aimées de lui ou
concurremment. Deux au moins : l'une, tendre et qui se résigne
avec une laiii/iiciir |)l;iiiifive ; l'autre, moins tendre <[ue pas-
sionnée, et dont la violence éclate en récriminations furieuses.
LE ROMAN PERSONNEL 417
Quant au personnage d'Adolphe, il est d'un hout à l'autre
la vérité môme. Le livre a pour sujet la « psychologie » d'un
homme qui n'aime plus sa maîtresse et qui n'ose rompre avec
elle : aussi la première partie, quarante ou cinquante pages,
jusqu'à ce qu'EUénore se donne, ne fait, si admirable soit-elle,
que préparer la seconde. Presque aussitôt la possession déprend
Adolphe. « Charme de lamour, s'écriait-il la veille, qui vous
éprouva ne saurait vous décrire! » Au lendemain, le voilà gêné
par l'enveloppante, l'inquiète afîection de la jeune femme. Ce
subit refroidissement, nous l'avions déjà prévu. Si Adolphe
passe en un moment des plus vifs transports à une reconnais-
sance déjà chagrine, c'est parce qu'il n'aima jamais. Il n'y
avait chez lui qu'aiguillonnement de la vanité, travail de l'ima-
gination, fièvre des sens. Ellénorc une fois sa maîtresse,
Adolphe, dont elle avait été jusque-là le but, s'aperçoit qu'elle
est devenue un lien.
Alors commence la seconde partie, qui est le véritable sujet. Au
début, la contrainte du jeune homme, et, en même temps, son
appréhension d'affliger Ellénore; puis les vains etTorts sur soi
pour réveiller un sentiment éteint, les caresses feintes, les mots
d'amour qu'on répète par crainte de parler d'autre chose; puis
l'aveu, retiré devant le désespoir qu'il provoque, racheté par des
protestations qui rengagent de plus belle; une générosité sans
grâce qu'Adolphe se reproche et qu'il fait payer à Ellénore par
des insinuations offensantes; le chagrin de la voir triste, mais
l'angoisse, dès qu'elle semble heureuse, de penser que le
sacrifice, s'il est ignoré d'elle, se prolongera indéfiniment; toutes
ces phases d'une situation fausse dans laquelle la pitié n'est peut-
être que faiblesse, l'énergie qu'égoïsme et dureté. Constant les
marque avec une exactitude, une justesse, une convenance qui
font de son livre non seulement un chef-d'œuvre de vérité
morale, mais aussi une merveille d'exposition.
Comme Oberman, Adolphe nous fait songer à René. On peut
préférer Adolphe. Il y a dans René d'éloquentes apostrophes; il
y a dans Adolphe des réflexions concises qui découvrent jus-
qu'au fond le cœur humain. L'ouvrage de Chateaubriand est un
poème, celui de Constant une étude d'à me. IMème au point de
vue « littéraire », René n'éclipse point Adoljilie. Constant se
Histoire de la langue. VU. '21
418 LK IKi.MAN
m,,i,lir iiii -laii.l artiste avoc d'aulres qualités (lue colles de
Château!. riaii.l. Sauf (luehju.'s tours inélégants et gauches, le
style dWdolphe est admirai. !<> <le rectitude, de netteté, de pré-
cision: mais de plus il s'éelaire parfois d'images vives et neuves
qui ne foui (prillustrer pour ainsi dire la vérité du texte.
Aucun.' .L'clamalion, au<Miiie rhétorique. Lucide et court, ce
procès-verhal d'une àme nous touche par endroits d'autant
plus que rien n'y vis.' à l'(dTet. Ne disons pas que c'est sec;
disons que toute amplilication gâterait ce pathétique sobre et
pénétrant.
Certes, René est une œuvre de plus grande « envergure ».
Mais j'v trouve du convenu, du faux, des lieux communs
sublimes, de véritables « sujets de pendule », bion des choses
qui sont aujourd'hui surannées. Dans Adolphe, rien n'a vieilli,
parce qu<' t(.ut est simple. Ce qu'on souhaiterait de plus dépasse
le cadre du roman psychologique, et môme, si nous souhaitions
davantage, c'est peut-être que Chateaubriand nous aurait quelque
peu gâtés '.
//. — Le Roman historique.
On sait comment le romantisme renouvela l'histoire en alliant
avec la science l'imagination et la sensibilité qui donnent au
tableau des anciens âges la couleur, le mouvement même de la
vie. Après tout, le roman hisloriqu.>, tel que le conçurent Yigny
et Hugo, ressemble fort à l'histoire romanesque, telle que la
traitait l'école descriptive : il était annoncé par les Récits mcro-
vim/ieus, comme le drame historique le fut par les Scènes de la
Li/,ue. On priit même voir un véritable roman dans ce poème
1 11 a.ir.iit fallu parler ici <lu Voyage autour de ma Chambre, si ce livre
n'avait éU- iM.l.lié en ITJi cl écrit plusieurs années auparavant. Xavier (le Maistre
fit paraîtra- en ISll le Lépreur de la cité d'Aode, un petit .Jialojziie très tlelicat
par le sentiment et .l'une naïveté touchante; en m:;, la Jeune Sibérienne, récit
pathéti.iue .-t dans lequel se décèle plus .l'une fois la malice d'un observateur
avisé puis Les Prisonniers du Caucase, oii son talent, ce talent qui vaut d ordi-
naire par la grâce et la d..uceur, a trouvé des traits plus fortement caracte-
risli.jues, à la fois plus sobres et vigoureux. — Après X. .le Maislre, men-
tionnons Charles N(i.lier, non pour ses romans, qui sont .letestables, mais pour
quelques contes auxquels sa fantaisie légère et sa Une sensibilité prêtent beau-
coup de charme.
LE ROMAN HISTORIQUE 419
des Martyrs qui a inauguré la renaissance Je l'histoire. Et, en se
rappelant l'enthousiasme d'Augustin Thierry non pas seulement
pour Chateaubriand, mais encore pour Walter Scott, dont les
ouvrages, au début du siècle, excitaient tant d'admiration, l'on
est tenté de dire que le roman a présidé à cette renaissance.
Toutefois les historiens, s'ils entendaient l'histoire comme une
œuvre de divination et de sympathie aussi bien que de science,
n'en étaient pas moins tenus au respect des faits; mais les
romanciers qui tiraient leurs sujets d'époques plus ou moins
lointaines, se croyaient en droit d'appliquer leur faculté d'inven-
tion soit aux événements, soit aux personnages, et faisaient
passer avant la vérité historique ce qu'ils appelaient la vérité
morale ou la vérité de l'art.
a Cinq-Mars » d'Alfred de Vigny. — En 1826, Alfred de
Vigny publia Cinq-Mars. Dans la préface que l'auteur mit,
l'année suivante, en tête de la treizième édition, nous trouvons
comme une théorie du genre. Selon Vigny, le romancier est
un poète, un moraliste, un philosophe, et l'histoire ne fait (|ue
lui prêter sa matière. Au-dessus de la réalité positive, il y a un
vrai idéal. Or l'objet propre de l'artiste, c'est une sorte
d' « uchronie » qui tient plus de compte de la légende que de
l'histoire, qui sacrifie le fait à l'idée, qui recrée les person-
nages afin de leur donner leur valeur typique, et « perfectionne »
les événements afin de les rendre significatifs. Est-il besoin d'in-
sister sur les dangers d'une telle doctrine? Quelque latitude
que puissent avoir la poésie et le drame, elle ne leur convien-
drait même pas. Mais, quant au roman, Cin([-Mars montre assez
qu'elle a fourvoyé l'auteur dans un genre faux.
Tandis que chez Walter Scott c'étaient des héros imaginaires
et des aventures fictives qu'encadraient les décors historiques,
Alfred de Vigny demande à l'histoire non seulement le cadre,
mais aussi le sujet et les figures de son livre. Et, s'il n'altère point
la vérité des mœurs et des costumes, il dénature de parti pris
soit le caractère des faits, soit la physionomie des principaux
acteurs. C'est ainsi que Richelieu devient une espèce de monstre.
Au reste, tous les personnages importants du livre sont cons-
truits logiquement, sans aucune préoccupation « documen-
taire ». Persuadé, d'une part, que chaque homme illustre repré-
420 I^H m>.MAN
stMil»' uiK' iilt'C, cl, (le Ijinln', (iiir larlisle a loul pouvoir sur
les (((iiliuiit'iices, Yijitiy dispose à son gré dr l'hisloirc pour
mieux accomiuodor ses jtorsonnaoos avec ridée doul il veut
en faire les Ivpes. Mais cette conception fausse la vérité humaine
tout aussi Itieii (pie la vérité historique. Cnu/-Mai-s dut le succès
à l'intérèl des ht^ures. à la vitiueur de certains portraits, au
charme de certaines descriptions, à la heauté du style, qui,
d'ailleurs, manque trop souvent d'aisance et de naturel. Le
roman n'en est pas moins compassé, pénible, inexact par son
cùté historique, cl, (jni pis <'sl, superlici(d et factice comme
œuvre d'analyse morale.
Romans historiques de Mérimée, Victor Hugo,
Alexandre Dumas. — Daiis la Clironit/ne de Charles IX,
Mérimée procède d'une autre façon que Vigny. Ici, l'intrigue
est toute d'invention et les personnages essentiels n'ont rien
(rhistori(|ue. Aussi ce roman ne mérite-t-il pas les mêmes cri-
tiques que Cinq-Mars. Esprit positif et précis, aussi peu « idéa-
liste » que possible, Mérimée s'attache aux faits, à la repré-
sentation exacte et caractéristique des mœurs. Sa C/iroii/(/ur
est un récit net et rapide, admirable de sobriété forte et de
concision expressive '.
Nolrc-Dame de Paris ne ressemble ni à Cinq-Mars ni à la
Cln'oiiiqiie de Charles IX. C'est moins un roman qu'une sorte
d'épopée, l'épopée du moyen âge et de l'art ogival, figurés par
cette cathédrale qui a inspiré l'œuvre et qui en fait le véritable
centre, épopée plus symbolique encore qu'historique, et dans
laquelle le génie de Victor Hugo évoque avec une incomparable
puissance tout le Paris social et pittoresque du xv" siècle-.
Faut-il nommer ici Alexandre Dumas? Avec lui, ce qui était
jusqu'alors le roman historique devient le roman de cape et
d'épée. Il n'v a vraiment rien de « littéraire » dans la multitude de
récifs dont il louriiit le i»ul)lic durant une quarantaine d'aimées.
Alexandre Dumas porte en ses vastes compositions une verve,
une bonne humeur, une aisance, une hulililé inventive, ou
môme un sens du dialogue, une entente de l'action qui en expli-
ipicnt facilement la popularité. Mais l'histoire est pour lui,
1. Sur MôriiiK-c, voir ri-dessous, p. ilH-'ioo.
2. SnrViclor Iluf.'o et No/re-Dajne de Paris, voir ci-dessus, cliap. vi, p. 287 el suiv.
LE ROMAN IDKALISTE 421
comme il disait, un rloii aiiquol il accroche ses tableaux. Il n'a
pas (l'autre souci que (Tamuser le lccl(Mn-, Si ses drames lui ont
valu une place dans notre littérature, il le doit aux nécessités
du théâtre, qui le forcèrent de se surveiller et de se contenir :
ses romans n'y figurent que pour marquer l'irrémédiable déca-
dence d'un 2:enre équivoque et bâtard, qui tourne presque tout
de suite au roman-feuilleton.
///. — Le Roman de mœurs contemporaines.
Le Roman a idéaliste ».
Tandis que le genre historique dégénérait en inventions fan-
tasques, en puériles extravagances, une autre forme du roman
tendait à prévaloir, celle qui se propose pour olqet la peinture
de la réalité contemporaine. Ici même et dans ce nouveau cadre,
nous distinguerons aussitôt deux écoles : l'école dite idéaliste,
dont George Sand est le principal représentant, et l'école dite
réaliste, avec Stendhal, Mérimée et Balzac. Ne prenons pas
d'ailleurs ces termes dans la rigueur de leur sens : il y a du
réalisme chez l'auteur d'Indiana, et il y a de l'idéalisme chez
l'auteur iV Eugénie Grandet. Mais la distinction, qui est com-
mode, demeure assez juste pour servir une fois de plus.
George Sand. — Les quatre périodes de sa vie litté-
raire. — Aurore Dupin * fut élevée par deux femmes bien
ditïérentes de caractère et d'éducation, sa mère et sa grand'
mère, dont les rivalités jalouses la firent de bonne heure souffrir.
On peut dire qu'elle s'éleva plutôt toute seule. A Nohant, dans
le Berry, où M'"" Dupin de Francueil avait une terre, son enfance
fut à la fois rêveuse et turbulente. Tantôt elle recherchait l'iso-
lement, tantôt elle se mêlait aux plus bruyants jeux des petits
villageois qui étaient ses camarades. Lorsqu'elle eut quatorze
ans, sa grand'mère la mit au couvent des Anglaises pour lui
imposer une discipline régulière. Non qu'elle s'insurgeât, —
son tempérament était plutôt calme et doux, — mais elle oppo-
1. Connue sous le pseudonyme de George Sand, née à Nohant en 1804, morte
à Nohant en 1816.
422 LK lUiMAN
sail à loulc auloi'ih' mik» résistance passive et insiinuontable.
La jeune lille resta aux Ani^laiscs de 1S17 à 1820. Là, après
une assez longue pri'ioilc (riudttcilih' (>l de bravade, elle eut
sa « erise niysti(]ue ». De retour à Noliant, lorsque cet accès
de dévotion était déjà calmé, elle lut, pèle-nièle, toute une biblio-
tliè(pie de poètes, de moralistes et de jdùlosophes, parmi lesquels
(Chateaubriand ri .Ican-Jacques eurent sur son esprit et sur son
cœur le plus d'inlluence, Jean-Jacques surtout, qu'elle connut le
dernier ri (pii fut « le point d'arrêt de ses travaux ». En 1822,
elle dut épouser M. Dudevant, homme médiocre et d'esprit
|irosaïtpie. On s'arrangea tant l»ien que mal pendant quelques
années, non sans tiraillements et sans heurts. Mais enfin, n'y
tenant jdus et ruinée d'ailleurs par son mari, M'"" Dudevant alla,
en 1830, s'établir à Paris avec ses deux enfants, pour y trouver
moyen de gag^ner sa vie. Elle lit d'abord, en collaboration avec
Jules Sandeau, un roman assez faible, intitulée Rose et Blanche,
puis, la même année (1831), Indiana, qui, du jour au lende-
main, rendit célèbre son pseudonyme.
On distingue quatre périodes dans la vie littéraire de George
Sand. La première est toute romantique. Elle l'est par l'esprit
iliiidividualisme qui la caractérise; elle l'est aussi par l'inspi-
ration [)ersonnelle et presque lyrique de romans, oij, dans un
cadre fictif et sous des noms supposés, l'auteur exprime ses
proi)res sentiments, ses souffrances, ses révoltes, ses ardeurs,
tout ce qui avait jusqu'alors couvé en elle de tendresses fer-
ventes et lie sublimes exaltations.
La seconde période se divise en deux [diases. L'une est celle
des Lettres à Marcie, de Spiridion, des Sept cordes de la lyre
(1839). Après avoir, sans aucun souci de doctrines et de systèmes,
donné libre carrière à ses aspirations intimes, George Sand se
recueille, veut découvrir, inventer au besoin, une métaphysique,
une morale qui la rassurent et la fixent. Mais, toujours emportée
par une imagination sans frein, elle ne fait encore qu'exhaler
ses rêves en symboles obscurs. Bientôt, sous l'influence de
Lamennais et de Pierre Leroux, elle devient socialiste : le Com-
pfif/non du Tour de France (1840), le Meunier dWnyibaut (1845),
le Péché de Monsieur Antoine (1847), sont des romans huma-
nitaires; elle y prête son éloquence aux généreuses théories" de
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VII, CH. IX
Aimana Colin & C's KditfUis, Pal
GEORGE SAND
d'après une gravure de calamatta
LE ROMAN IDÉALISTE 423
fraternité universelle et travaille à la fusion des classes en
mariant une fille de la noblesse avec un ouvrier ou un paysan.
Déjà George Sand avait publié Jeanne (1844), qui annonce
une troisième période, celle du roman pastoral. Dans le Meunier
(VAnfiibaut et le Compagnon du Tour de France, certaines par-
ties étaient toutes champêtres, d'une rusticité bien réelle. La
Mare au Diable (1846), la Petite Fadette (1849), François le
Cliampi (1850), Les Maîtres sonneurs (1832), mettent en scène
les paysans dans la vérité, légèrement idéalisée, de leur carac-
tère et de leur langage. Le socialisme de George Sand prend
une forme idyllique et se réalise chez des cœurs simples qui
conservent encore l'innocente félicité des mœurs primitives.
Enfin, dernière période, George Sand retourne au roman
mondain de ses débuts. Pourtant, des livres comme Jean de la
Roche (1860), le Marquis de Villemer (1861), la Confession
cV une jeune fille (1865), Mademoiselle Merquein (1870), etc., s'ils
sont du même genre quhidiana et Valentine, en diffèrent sen-
siblement, non par l'esprit, mais par le ton. Eprise du même
idéal, George Sand s'est apaisée. Point de provocations fou-
gueuses, point d'âpres revendications. Ces histoires d'amour
n'ont plus rien que de doux et de tendre. Nous y trouvons
comme une nouvelle série d'idylles, « mondaines » à vrai dire,
mais encadrées par de pittoresques paysages, et qui, moins
naïves sans doute que la Mare au Diable et la Petite Fadette,
comportent aussi, par la condition même des personnages, une
analyse morale plus variée et plus délicate.
Unité fondamentale de son œuvre. — Ces quatre
périodes se distinguent aisément l'une de l'autre; on peut
cependant retrouver, sous des formes diverses, l'unité fonda-
mentale de l'œuvre dans son ensem]>le. Et d'abord, si le socia-
lisme de la seconde période semble contredire l'individualisme
de la première, l'auteur du Meunier d'Angibaut et du Compa-
gnon ne peut-il déjà se deviner dans Valentine et Indianal
Les premiers romans de George Sand nous la montrent déjà
protestant contre les règles factices de l'ordre social. Il n'y a
d'opposition entre l'individualisme et le socialisme que si l'on
parle d'un individualisme tout égoïste et d'un socialisme tout
sectaire. Or son individualisme a toujours eu quelque chose de
424 LH ItOMAN
largiMnciil liuiii.iiii : ce iTcsl |>iis snilciiioiit sa cause «lucllc plai-
dait, c'est aussi la cause de crux (|ui, coiiiiiic die, avaient eu à
se plaindre d'une discipline lyianni(|ue ou d'Iiypocrites conven-
tions. |{(. (|uanl au socialisme de (ieorii^c Sand, s'il consiste,
ni>n dans rasservissenienl di's individus, mais dans leur alTran-
chisseiiienl, d;nis leur pleine cl lil)re expansion, connneni
ropposerions-nous à son individualisme? 11 n'en est vraiment
(pi'nne nouvelle forme; il n'en dilï'ère que par ce qu'y fait entrer
de plus réel, de plus prati(|ue, l'expérience directe des hommes
(d de la vie. Georg'C Saml na jaiuais cessé d'être indiN Idualisfe ;
et, d'autre part, son individualisme a été dès le début une
revendication généreuse en faveur de tous les opprimés.
La seconde période se lie naturellement à la troisième. Jeanne
pn'-cède Ir Mi'unicr (IWnglbaul, et le PécJu' de Monsieur Anloine
suit 1(1 Mare au Diable. Avec le Péché de Monsieur Antoine et
le Meunier dWntjibaut, le socialisme de George Sand a pris
un tour rustique; nous avons dans ces deux ouvrages des coins
de la vie campagnarde qui annoncent les romans tout idylliques
de la période suivante. Quant à la (juatrième période, elle pro-
cède de la première, comme on l'a vu, et aussi de la troisième.
De la première, parce que George Sand exalte de nouveau
l'amour; mais aussi de la troisième, parce que, nous l'avons
dit, Jean de la lioclte ou le Marquis de Villemer sont eux-
mêmes des idylles avec un autre cadre que la Mare au Diable
ou François le C/iampi. « Vous faites la Comédie humaine,
disait-elle à Balzac; et moi, c'est l'Églogue humaine que j'ai
voulu faire. »
11 y a partout de l'églogue dans l'œuvre de George Sand,
même si nous remontons jusqu'aux romans du déhut, Indiana,
qui se termine sur des tableaux paradisiaques, Valentinc, où
maintes scènes de poésie champêtre rafraîchissent cà et là
l'ardeur des jtassions. Mais le mot doit être pris dans un sens
plus général, comme l'entendait Geoi'ge Sand elh-même en
opposant SCS Eglogues aux Comédies de Balzac. L'unité de son
génie est un idéalisme sentimental dont elle s'inspira toujours.
Son idéalisme. — II ne faut |»as concevoir l'idéalisme
comme ne tenant aucun conij)te <le la réalité. Soit pour les
situations, soit pour les personnages, c'est dans la réalité que
LE RUMAX IDEALISTE 42o
Georffe Sand a pris les élénients de son œuvre. Pour les situa-
tions d'abord. Même dans sa première manière, George Sand
n'inventa jamais à plaisir des histoires invraisemblables, ou,
du moins, exceptionntdles et hors de l'ordre commun. Indiana
et Valentine ont phitùl, en leur temps, tiré le roman des ima-
ginations fantaisistes pour le ramener vers la vie réelle. Au
lendemain ^X Indiana, Sainte-Beuve loue l'auteur de nous trans-
porter dans un monde vrai, vivant, nôtre, où se trouvent des
scènes d'un encadrement familier et des aventures comme nous
en vovons tous les jours autour de nous. Quant aux personnages,
« leurs passions violentes ou communes, mais sincèrement
éprouvées ou observées », sont celles qui « se développent en
bien des cœurs sous l'uniformité apparente et la régularité de
notre vie ». Plus tard, dans les romans socialistes, George
Sand introduit l'ouvrier, puis, dans les romans idylliques, le
campagnard. Et si ses ouvriers manquent de vérité, ses campa-
gnards du moins sont fidèlement peints. En eux, la réalité pro-
saïque se mêle à l'amour même. « Eh bien, c'est commode,
une femme comme toi. dit Germain de la Mare au Diable à
Marie, ea ne fait pas de dépense. » Et plus loin : « Petite Marie,
l'homme qui t'épousera ne sera pas un sot. »
Il y a pourtant chez George Sand une prédilection naturelle
pour les choses imaginaires ou même factices, tout au moins
pour les beaux contes. Certains de ses livres sont pleins d'aven-
tures bizarres et mvstérieuses. Si le plus grand nombre pren-
nent le réel pour point de départ, il arrive presque toujours un
moment oîi son imagination remplace le réel par la fantaisie.
Aux sujets les plus simples, et dont l'intérêt ne pouvait être
que dans la vérité des tableaux ou des sentiments, George Sand
ajoute par plaisir du romanesque, voire du fantastique. Telle de
ses idylles se termine en mélodrame.
Ses personnages eux-mêmes sont bien souvent des êtres
d'exception. Surtout les principaux, ceux qu'elle anime de son
propre souffle. 11 y a chez elle des caractères très fidèlement
étudiés, très exactement représentés. Ce sont en général les
figures accessoires ou de second ordre; elle se contente de
nous en donner un portrait ressemblant. Pour ce qui est des
héros, son imagination aide sa sympathie à les embellir; aussi
426 LK 11 II MAX
1,1 [ilii|iai'l (iiil-ils ([iicliiuc cIkisp do chimérique. Je iio parle pas
seulement des Bénédicl ou des Lôlia, qui [)ouvent aujourd'hui
nous |taraîlre faux, mais (jui, à leur heure, ont été vrais, ont
exprimé l'àme romantique avec ses ardeurs et ses délires.
Beaucou|i |»his lard, lorsipie le romantisme de (leorge Sand
s'est de|iuis louiitemps apaisé, les héros qu'elle met en scène
excèdent pres(|ue toujours le niveau commun. Tantôt elle les
invente, en dehors de toute ohservation; tantôt, les ayant
ohservés dans la nature, elle ne peut s'empêcher, à mesure
(ju'ils se (lévrl(»|>j>eut, de h'ur prêter des vertus ou des grâces
idéales.
Il faut sans doute critiquer l'idéalisme de Tieorge Sand lors-
qu'il ahoutit soit au romanescpie dans les situations, soit, dans
les caractères, au convenu, au « poncif ». Mais le réalisme a
son poncif, lui aussi, pour ce qui concerne la peinture des
hommes; et, ([uant à l'action, c'est un lieu commun de dire
que les hasards de la réalité dépassent en hizarrerie toutes les
fictions du feuilletoniste le plus inventif. L'idéalisme et le
réalisme sont deux formes de l'art, ou })lutôt deux conceptions
de la vie également lég-itimes. Il est juste sans doute de les
opposer l'une à l'autre; mais si l'idéalisme ne peut divorcer
avec le réel sans se perdre dans les divagations, le réalisme ne
peut expulser l'idéal sans tomher dans la platitude ou dans la
grossièreté. Au fond il n'y a pas d'art purement réaliste, et il
n'y a pas non plus d'aii purement idéaliste : l'art n'appartient à
aucune école, ayant pour matière la vérité complète, que toute
école commence nécessairement par mutiler. Il y a deux familles
d'esjirits distinctes, les uns s'arretant plus volontiers à ce que
le monde leur offre de noble et d'heureux, les autres en repré-
sentant de préférence les misères et les vilenies, (leorg-e Sand
est de la première. Si elle ne voit souvent la vie et les hommes
qu'à travers son imag-ination, toujours encline à les idéaliser,
ne peut-on concevoir l'art comme ayant pour objet de nous
révéler dans les êtres, dans les choses, cette beauté dont nous
avons en nous l'idée et le sentimeni? Mais, à vrai dire, le laid
iirst pas jilus vrai que le beau, ni le mal que le bien, même
s'il est plus commun. « L'esprit humain, disait George Sand, ne
peut s'empêcher d'emlxdlir et délever l'objet de sa contem-
LE ROMAN IDEALISTE 427
plation. D'autres prennent le réel par le coté Apre et triste. Ce
qui nie plaît et me charme dans la réalité est aussi réel. » Après
avoir signalé ce que son imagination lui sug-g-ère parfois de faux
et son optimisme de chimérique, il faut bien lui reconnaître
le droit d'idéaliser, partout oîi cette idéalisation n'a pas faussé
la nature, n'a fait (jue rendre la vérité plus belle, ou môme que
la choisir. Les paysans de George Sand, alors qu'elle les poétise,
n'en restent pas moins très vrais, aussi vrais dans leur genre
que ceux de Balzac. Elle fait en les peignant comme firent jadis
Homère et Théocrite. Devons-nous le lui reprocher? Elle ne
raffine ni leurs sentiments ni leur lang'ag'e; elle nous les fait
voir dans leur simplicité native ou même dans leur rudesse
apparente, mais se complaît à montrer ce qui se recèle en eux
de délicat et de tendre.
L'idéalisme de George Sand est tout sentimental. Elle-même,
pour une fois, nous a exposé sa théorie, celle que ses instincts
lui avaient faite et qu'elle suivit sans y penser. « Selon la
théorie annoncée, il faut idéaliser cet amour (qui est le fond de
tout roman), ce type par conséquent (le type dans lequel
l'amour s'incarne), et ne pas craindre de lui donner toutes les
puissances dont on a l'aspiration en soi ou toutes les douleurs
dont on a senti la blessure. En aucun cas il ne faut l'avilir dans
le hasard des événements; il faut qu'il meure ou triomphe, et
on ne doit pas craindre de lui donner des charmes ou des souf-
frances qui dépassent tout à fait l'habitude des choses humaines,
et même un peu le vraisemblable admis par la plupart des
intelligences. » Cette théorie, elle la résume en deux mots :
Vidéalisation du sentiment. C'est à des sentiments que se rap-
porte l'œuvre tout entière de George Sand. Trois surtout, unis
en elle dès l'origine; tantôt l'un domine et tantôt l'autre, mais
ils ne cessent jusqu'à la fin d'inspirer son génie : l'amour
d'abord, puis l'humanité, enfin la nature.
Pour elle, nous venons de le voir, il n'y a pas de roman sans
amour. A ses yeux, l'amour est divin par essence. Elle le peint
plus fort que la volonté humaine; elle l'oppose aux convenances
du monde, aux institutions civiles; elle en fait la souveraine
expression de l'idéal. C'est, au début, l'amour orageux et vio-
lent, l'amour qui exalte et qui consume, qui voue ses élus à
428 LK |{i).\I.\.\
ra|iii|li(''(»se, SCS vicliincs an suii'idc. Puis, avec la seconde
iH-iindc, ctdlc des romans socialistes, c'est l'aniour conçu coinnie
1 iiiilialcur et !<> missionnaire dune èi-e n(»uvelle. Dans les
nunans pastoraux, c'est l'amour d'àmes simples, l'amour sans
dé(damati(jns Immanilaires, sans mystiques élévations, mais
non riKuns |>uissanf sur le co'ur et non moins fervent : Ger-
main, de 1(1 Mdrc (lu Diable, ([iiand il crcdt (jue la petite Marie
ne v(Hit pas {\i^ lui. devient triste et distrait, ne rit plus, cause
de moins en moins, se laniruit de chagrin. « Toute chose a son
terme, mère Maurice; lors(jue le cheval est trop charg-é, il tomhe,
et lorsque le Ixcuf ua [dus à manger, il meurt. » Entin les der-
niers romans ne dilTèrent des premiers qu'en idéalisant l'amour
dans l'union conjugale. Jusqu'au bout l'amour est resté pour
(leorgc Sand le principe du bonheur et de la vertu, et, en
iiii mol, la seule afîaire de l'existence humaine. Tandis que
Balzac introduit dans le roman les préoccupations matérielles,
peint des hommes qui exercent un métier, qui gag-nent et dé[)en-
sent, qui mangent et boivent, qui sont cupides, ambitieux,
avares, (leorge Sand ne nous a jamais fait voir que des amou-
reux.
On lui reproche son immoralité. Dans Indiana, il est vrai,
dans ]'a/c'ntiiie, dans Jacques, dans- Léiia, elle a proclamé « le
droit de la passion ». Peut-on s'en étonner si elle considère
I au)our comme un sentiment qui ne naît point de l'homme et
dont l'homme ne peut disposer, comme un sentiment que le cœur
humain reçoit d'en-haut pour le reporter sur la créature choisie
' entre toutes dans les desseins du ciel? Quand Valentine et
Bénédict sont rapprochés l'un de l'autre, c'est « la suprême Pro-
vidence » (jui préside à ce rapprochement. L'amour ne se calcule
ni ne se raisomie, et sa violence même témoigne de sa <livinité.
II y a là un sophisme assez visible. Mais ne devons-nous pas après
iout leconnaître que le mariage est une institution tyrannique,
viciée dans son espi'it, s'il n'est pas l'union des co'urs, l'accord
de deux volontés également libres? Du moins, la passion que
George Sand célèbre n'a rien de comnmn avec le libertinage
des sens ou le caprice d'une fantaisie passagère. Elle exalte
toutes les fiertés de l'àme humaine, toutes ses noblesses, toutes
ses grandeurs, et (die ne glorifie l'adultère qu'en faisant de
LE ROMAN IDEALISTE 429
ramoiirune reliiiion. George Sancl a bien pu fanssor Tidral, mais
ne Ta jamais avili.
« Il n "y a eu moi, a-t-elle dit, rien de fort que h' l^esoin
d'aimer. » Ne restreignons pas le sens du mot. Ce ([udu
appelle ]>roprement l'amour et ce besoin d'aimer qui fut en elle
comme une émanation île tout son cœur ont sans doute une
source commune. Le fond même de George Sand, c'est la sym-
pathie. Toute jeune encore, elle a déjà la vocation de se donner.
Au couvent des Anglaises, sa crise religieuse vient de là : ne
connaissant rien sur la terre qu'elle puisse aimer de toutes ses
forces, elle se dévoue à Dieu. « Il me fallait, déclare-t-elle,
aimer hors de moi. » Plus tard cette bonté instinctive se laissa
prendre à des rêves arcadiens. Dans ses plus vibrants ann-
thèmes contre l'ordre social, on sent une compassion profonde
pour les faibles, les malheureux, les opprimés. Son socialisme
n'a rien de doctrinaire. Il est fait tout entier de douceur et de
bonté. La première, elle prêcha au monde, avec une chaleu-
reuse éloquence, cet évangile de miséricorde qui nous revient
aujourd'hui des pays hyperboréens. Mêlant d'abord la colère à
l'amour, et à la pitié l'amertume, elle s'apaise toujours davan-
tage sans que sa générosité en soit moins active, elle se rassé-
rène et s'épure, elle devient toute maternelle au genre humain.
Le sentiment de la nature, chez elle, ne se sépare pas de son
amour pour l'humanité. Le premier de ses romans rustiques, la
Mare au Diable, lui est inspiré par cette idée que la mission de l'art
est une mission consolatrice et réconciliatrice. Aux macabres
visions d'Holbein, qui nous montre le laboureur vieux, minable,
couvert de haillons, poussant des chevaux exténués sur un sol
raboteux et rebelle, elle oppose des images de félicité, le rêve
d'une existence douce, libre, vaillante et simple, dans la paix de
cette nature éternellement jeune, éternellement féconde, qui
verse à tous les êtres la poésie et la beauté, qui possède le
secret du bonheur. Ce n'est plus un squelette horrible, se tenant,
le fouet levé, devant l'attelage, c'est un ange radieux semant à
pleines mains le blé béni sur le sillon. Et, le lendemain des
journées de Juin, pourijuoi écrit-elle la Petite Fadette, sinon pour
détourner sa vue d'un présent obscurci et déchiré par la guerre
civile, pour distraire son imagination en se reportant vers une
430 Ll-' ROMAN
vie iiiintcciitc et caliiic, [tniir i;i|i|h'|('1' ainsi aux hoiniiK^s aigris
ou (Iéci)ura{j:ûs (juo los niu'urs juii-cs cl r(''(|iiil('' priniilivr sont
cncoro de ce inonde?
Bien d'autiTS avaicul di'-jà cliaiih' la nalurc. Mais, venue ajirès
.lean-.Iac(|nrs el (^lialeaulniaiid, elle n'en reste pas moins oi'i-
giiiale. Elle a sa manière; elle a aussi ses paysages qui lui
apparliennenl en jiropre. Cette manière est plutôt sentimen-
tale. K Allons-nous-en, dit-(dle, i)ar les prés et les sentes, avec le
cteur aussi oiiveil ([uc les yeux. » Tout ce que ses yeux voient,
son cœur s'en ix'uètre et raltsorhe; il lui arrive de }»asser des
heures à contem|der la sérénité des grosses pierres au clair de
la lune. Les descriptifs trouvent dans la nature des formes et
des couleurs; ce qu'y trouve George Sand, ce sont surtout des
émcdions. Elle la voit moins qu'elle ne la sent, et son regard
même, au moment où il en reflète les splendeurs ou les grâces,
garde quelque chose d'inconscient et de vague. C'est une contem-
plation passive. L'àme des choses, lentement, descend dans son
àme,(jui la rayonnera bientôtavecuneferveur placide et puissante.
Quant aux sites de George Sand, ils n'ont pas la magnificence
grandiose des forêts vierges ou des savanes. Chez elle,, aucun
besoin d'exotisme : l'exotisme dénote presque toujours, avec je ne
sais quni (riiKjuiet, la jterversion d'un goût qui n'est plus sensible
aux beautés simples. Si de l'Auvergne âpre et rocheuse, de la Pro-
vence aride et claire, de la fraîche Normandie, des Alpes et des
l*yrénées, elle a laissé maints admirables tableaux, merveilleu-
sement appropriés à ses histoires d'amour, la contrée qu'elle
préfère, oîi ses |)rédilections secrètes ne cessent de la ramener,
c'est la contrée natale, qui n'a ni grandeur ni éclat, mais qui fut
le sanctuaire de ses premiers rêves. Pauvre coin du Berry,
chemins raboteux, buissons incultes, ruisseaux dont les rives ne
sont pralicaliies (juaux enfants etaux troupeaux, elle a délicieu-
sement traduit la poésie de ces humbles lieux (pi'il faut chérir
pour les admirer. Nous sentons aussitôt, en la lisant, son inti-
mité avec la terre, sa communion journalière avec les êtres et
les choses. Elle a su, tout enfant, dans quelle haie se trouvaient
les coronilles ou les saxifrages, sur quelles (leurs aimaient à
se po.ser les vertes libellules ou les hannetons bleus, dans quels
bois chantaient les merles ou les pinsons.
LK IIO.MAX IDEALISTE 431
En publiant la Mare au Diable, George Sand se défendait
d'avoir aucun systcmo, aucune prétention de révolutionner l'art.
Et sans doute, comme elle-même le remarque, le roman cham-
pêtre a existé de tout temps. Mais ce qu'il y avait de nouveau
dans les idylles de George Sand, c'était leur familiarité vraiment
rustique. Si, durant le romantisme, bien des poètes célèbrent
la nature avec une incomparable éloquence ou la peignent avec
une merveilleuse richesse de couleurs, aucun, pas même Lamar-
tine, né parmi les pasteurs, ne nous a tracé, comme George Sand,
le tableau fidèle des mœurs et des travaux agrestes, ne s'est
intéressé à l'àme obscure et naïve du laboureur et du bûcheron.
L'auteur de la Mare au Diable et de François le Champi n'a pas,
dans sa jeunesse, vécu parmi les villageois à la façon d'une
« demoiselle », élégante et dédaigneuse, qui craint de s'enca-
nailler ou de chiffonner une belle robe. Elle jouait avec Fan-
chon et avec Sylvain; avec eux elle faisait le « ravage » dans
les fossés, sur les arbres, dans les ruisseaux, elle menait aux
champs les bêtes, et, quand la faim la prenait, faisait cuire sous
la cendre des pommes ou des châtaignes. George Sand a aimé
non seulement la nature, mais la campagne. Son véritable
domaine, c'est le village, la ferme, ce sont les scènes rustiques,
labourage ou semailles, fêtes votives, bénédiction de la ger-
baude, veillées en cercle autour de l'àtre. Il y a en elle du
paysan, de ce paysan berrichon qu'elle peint avec une sympa-
thie intime, lent, doux, volontiers silencieux, poursuivant au
dedans de lui-même de longs rêves inconscients.
Son art. — Toujours et partout, George Sand n'a fait qu'ex-
primer son àme, àme hospitalière et cordiale, largement ouverte
sur le monde et la vie. Aucune virtuosité chez elle. La théorie
de l'art pour l'art ne lui entre pas dans la tête; elle ne conçoit
pas que l'art puisse être à lui-même son propre objet. Dans la
dernière partie de sa carrière, quand, depuis longtemps calmée,
elle ne nous apparaît plus que comme la bonne dame de Nohant,
nous la voyons prêcher à Gustave Flaubert l'abandon. Le temps
est passé du lyrisme; mais l'impersonnalité de Flaubert, son
impassibilité volontaire et contrainte, lui inspirent une espèce
d'horreur. Pour elle, l'écrivain doit tout puiser dans son propre
cœur, il ne doit émouvoir les autres que de sa propre émotion.
432 LK IIIIMAN
Elle nCul jamais de docliiiic lilli'iaiic. Peu faite |M»ur Tana-
Ivso, ses idées en ciiliiiue ne 'sont (juc la loriiie iiitelIccliKdle de
ses sentiinenls. Elle iic sait |>as se rendre coiii|)le (r<dle-mème.
Venue à I*ai-is pour vivre de son travail, elle fait d'aljord de la
|teiiiture inilustrielle, pois, sous rinlliience de Latoucdie, elle
lente du journalisme, au(ju(d la rendait si peu |>ropre sa nature
indidente. (î'est par hasard (ju'elle s'essaie au l'oman. Dans sa
manièi'e même de composer o\ d'écrire nous retrouvons cette
passivité qui lui donnait, petite lille, « l'air bète ». « Elle est
ainsi faite, disait sa mère, ce n'est pas bêtise, soyez surs qu'elle
rumine toujours cpielque chose. » George Sand ne cessa jamais
de ruminer. 11 v avait en elle je ne sais quoi d'automatique.
T(dle nous la peignent déjà ceux qui l'ont connue à ré[)oque où
Valenline et fjélia passionnaient la génération contemporaine
jus(pi'au délire, voix monotone, l'egard doux et terne, gestes
nonchalants, gravité débonnaire et placide. Quand elle écrit, on
dirait une fonction toute mécanique. Nul tâtonnement, nulle
inquiétude. Rien ne peut la distraire ou l'interrompre. On parle
autour d"(dle, on fait du bruit : elle ne s'en aperçoit même pas,
elle continue à couvrir page après page de son écriture tran-
quille qui ne trahit jamais ni hésitation ni impatience.
llappelant quelque part les interminables histoires qu'elle
composait à haute voix dans son enfance : « J'avoue, dit-elle,
que j'ai aujourd'hui, tout comme à quatre ans, un laisser-aller
invincible dans ce genre de création. s> Vingt ans |dus tard,
voyant son frère se donner beaucoup de peine pour mettre par
écrit une espèce de roman auquel il jie cesse de rêver, mais qui
se brouille toujours dans sa cervelle aussitôt (pi'il veut lui
donner une forme, elle le dissuade de gâter sa fantaisie en vou-
lant la tixer, l'assujettir à un plan. De plan, elle ne s'en est
jamais fait. Elle commence un livre sans se mettre en peine
d'aucune composition. Peu lui impoiU'. Les incidents ne naî-
tront-ils pas à mesure, les uns <les autres? De là ce (jue ses
romans ont [>resque toujours de tlottani dans leur ordonnance
et c(mime d'épars. De là les longueurs : comme elle ne s'est
maripu' d'abord aucune propoilion, rien ne la [)rémunit contre
sa propre c(»mplaisance. De là aussi les digressions, les scènes
adventices ou même parasites; n'ayant pas de but fixé, elle se
LE liUMAX IDEALISTE 433
laisse aller à tout ce qui la t(MUe. Même liberté pour le déve-
loppement des personnaiies. Leur caractère n'est pas arrêté
d'avance. Ils se modifient chemin faisant, ils finissent par ne
plus se ressembler. Et ce sont là sans doute des défauts. Ne
sont-ce pas aussi des ijualités? Il y a dans cette ordonnance si
peu rigoureuse une souplesse aisée et libre qui donne mieux
l'illusion de la vie. Ici, ce que perd l'art, c'est la nature qui le
gagne. Quant aux caractères, ils ne vivent véritablement que
s'ils c( évoluent ». On allègue la règle classique. Horace et
Boileau, il est vrai, recommandent que les personnages demeu-
rent semblables à eux-mêmes depuis l'exposition jusqu'au
dénouement. Mais c'est là une règle de tragédie. La tragédie
n'a qu'une durée de vingt-quatre heures, bien courte en effet
pour comporter la transformation d'un personnage. Quand li
s'agit dun roman, ne disons pas, comme Boileau, qu'en un
roman frivole aisément tout s'excuse, disons plutôt que cette
variation des caractères, pourvu qu'elle ne dégénère pas en
incohérences, est plus naturelle, plus conforme à la réalité
mouvante. Si les personnages ne font que se manifester, ils
pourront sans doute être admirablement fixés dans telle ou telle
expression, mais ils n'ont la vie qu'à la condition d'évoluer
eux-mêmes comme les choses évoluent autour d'eux.
Ce que les caractères de George Sand ont en général de
mobile et de libre dans leur jeu est sans doute pour quelque
chose dans le reproche qu'on lui a souvent fait de manquer de
c( psychologie ». Il va de soi qu'un caractère se grave mieux dans
notre mémoire quand il reste toujours identique à lui-même.
Aussi bien George Sand ne saisit pas comme d'autres, comme
Balzac jtar exemple, la physionomie extérieure et l'attitude, et
ne sait pas en rendre l'impression pittoresque. Sa psychologie
enfin est plutôt délicatesse de sentiment que véritable analyse.
On trouve bien souvent dans son œuvre de très fines descriptions
morales. Il y a certaines âmes qu'elle excelle à peindre, celles
qui n'ont rien de fortement marqué, qui sont faites de nuances
à peine saisissables. Aucun écrivain n'exprima mieux quelle la
jeune fille dans sa complexité mobile et ondoyante, avec ce
mélange de candeur et de malice, de mélancolie et de pétulance,
de hardiesse innocente et de pudique réserve. Mais, à vrai dire,
Histoire de la langue. VU. 28
434 LK UO.MAN
George Saïul a moins oiisrrvr (jiic senli. Elle « crée les person-
nages jioiir le seiitiiiKMil r| non Ir sentiment jiour les person-
nages ». Ainsi eréés, ses personnages ont en général peu de
réalité. Vn sentiment ne fait pas un caractère. On voit assez
la (lilTéicncc. l^c sentiment est de sa nature indéfini, n'a
pas tnul au moins de limites |irécises; au caractère, il faut un
relief, il l'aut des contours Iden marqués. Nous trouvons chez
George Sand peu de caractères. Elle n'a pas laissé, comme les
Molière et les Balzac, des ligures signilicalives qui se fixent
dans notre souvenir, qui circulent désormais par le monde ainsi
que des êtres vivants, et dont le nom seul évoque tout un por-
trait, delà demande un regard plus aigu, un trait plus précis,
plus vigoureux, plus expressif; et disons encore qu'un peu de
« physiologie » n'y messied pas.
Le style de George Sand est admirable d'ampleur et d'har-
monie. On y sent parfois quelque mollesse, une bénignité tant
soif peu monotone. Elle n'a pas le tourment du nouveau, de
l'imju'évu, du rare. Sa facilité, qui la dispense de tout eiîort,
l'exempte aussi de toute inquiétude. Or il y a certaine inquié-
tude d'où procède une diction plus subtile. Le style de George
Sand est [)resque impersonnel. Charmés de ce style uni, plein,
savoureux, nous y voudrions (pielques accidents, peut-être môme
quelques-unes de ces incorrections qui sont parfois la marque
du génie. Quand elle fait j)arler les paysans ou quand elle
s'accommode à leur langage, elle écrit avec moins d'éclat sans
doute et d'opulence que dans ses romans de la première ou de
la seconde manière, mais avec plus de curiosité. Au reste, ne
regrettons pas trop ce qu'on ne trouve pas chez elle; cela
s'exprime par des termes qui tout aussitôt le rendent suspect.
Et le « stylisme » moderne ne nous a pas corrompus au point
de mécorniaître en George Sand un de nos plus grands écri-
vains, un écrivain dont la grandeur- coiisisti' justement dans sa
simplicité aisée et copieuse, dans sa transparence ingénue.
Conclusion. — Georg'-e Sand a, dans la première partie de
sa carrière, exprimé les pensées, les rêves, les tristesses de toute
sa îrénération. « C'est, disait d'elle Latouche, un écho qui double
la voix. » iS'ii oriiiiiiale ]>ar les idées qu'elle dévelo[)pe, ses
livres — hors les trois ou (juatre premiers, écrits dans l'empor-
LE ROMAN IDEALISTE 43u
temeiit do la passion, — n'ont fait, durant cette période, que
traduire les conceptions d'esprits plus vigoureux. Elle a tou-
jours subi l'influence de ses amitiés masculines. Michel de
Bourges, puis Lamennais et Pierre Leroux, puis Jean Raynaud,
enfin Barbes et Ledru-Rollin lui inspirèrent tour à tour les doc-
trines politiques ou sociales dont elle se fit l'interprète. Une
telle diversité d'inspirations montre du moins que, si la vigueur
intellectuelle lui a manqué, elle avait une merveilleuse aptitude
à s'assimiler toute espèce d'idées. Ces idées, d'ailleurs, Georg-e
Sand a mieux fait que de les rendre telles quelles. Son génie
s'en empare pour les vivifier, leur prêter un rayonnement pres-
tigieux. Entre les écrivains du temps, elle a été peut-être celui
qui a exprimé avec le plus d'éloquence l'àme romantique dans
la multiplicité de ses aspirations.
George Sand a fait des romans de passion, Valeiitine et Maii-
prat, plus tard Jean de la Hoche et le Marquis de Videmer;
des romans symboliques et légendaires, Jeanne et Les Maîtres
mosaïstes; des romans socialistes, le Meunier d'Angibaut et le
Compagnon du Tour de France; philosophiques, Consiielo et
Mademoiselle de la Quintinie; historiques, Cadio et Les Beaux
Messieurs de Bois-Doré; purement romanesques ou fantaisistes,
V Homme de neige et le Secrétaire intime; champêtres enfin, la
Mare au Diable, Les Maîtres sonneurs, la Petite Fadette, Fran-
çois le Champi. Ces derniers, parmi tant de chefs-d'œuvre si
divers, sont peut-être ceux que la postérité choisira comme les
plus parfaits, les plus conformes au vrai génie de leur auteur.
Mais dire que George Sand avait le génie idyllique, ce serait
lui faire trop de tort si l'on s'en autorisait pour négliger ses
autres livres, non seulement le Marquis de Villemer et Jean de
la Roche, qu'on peut encore appeler des idylles, mais Matiprat
et Valentine, ou même le Compagnon du Tour de Finance et le
Meunier d'Angibaut. Et ce n'est pas assez d'y louer certains
coins de nature, scènes pittoresques ou tableaux de la vie rus-
tique. Ce qu'on traite chez George Sand de pathos suranné, on
l'admire chez d'autres écrivains. Norvégiens ou Russes, qu'elle-
même a inspirés; nous trouvons dans George Sand, à travers
bien des chimères, toutes les idées qui ont renouvelé la vie
humaine, qui ont éclairé de haut l'évolution du monde moderne.
4.10 LK lUlMAN
Iai Mare ait iHalih', pour (Mic (jiiehiue clioso (Tcxquis, ne doit
pas nous faire oultlier tant de pages, les plus belles après tout
<(u"elle ail écrites par la générosité du senlinient, mais aussi
par l'amplitude et la magnificence de la forme, celles où elle
oppose la justice aux lois, la religion aux dogmes, la morale
aux préjugés.
Jules Sandeau. — Jules Sandeau, dont le nom est insépa-
rable du nom de (jeorge Sand, a écrit des romans aimables, le
Docteur Herbeau, la Roche aux Mouettes, Mademoiselle de la
Seiglière, Sacs et Parchemias, la Maison de Penarcan, dans
lesquels nous trouvons un très élégant mélange d'analyse et de
poésie, d'émoi ion contenue et de malicieux badinage. Les uns
sont i>lulùl des fantaisies délicates dont les héros flottent pour
ainsi dire entre la réalité et l'idéal. Les autres dénotent une
observation fine et légère de la société, mettent en scène des
personnages qui n'ont pas sans doute beaucoup de relief, mais
qui figurent heureusement certains types contemporains, en
particulier celui du gentilhomme déchu, mis par le besoin d'ar-
gent aux prises avec les nécessités matérielles, en contact avec
une bourgeoisie riche et vaniteuse. Les romans de Jules San-
deau sont d'une originalité discrète; sans vigueur et sans éclat,
la sensibilité y paraît souvent un peu mièvre et l'ironie un peu
fade; ils n'en ont }>as moins beaucoup d'agrément.
IV. — Le Roman de mœurs contemporaines.
Le Roman a réaliste ».
Stendhal. — Sa complexité. — Parmi tous les auteurs
du siècle, Stendhal ', même depuis la |>ublicalion de son Jour-
nal, de la Vie de Henri Brulard, de Sou renirs .d'êdotisme et des
Lettres intimes, reste un de ceux que nous avons le plus de peine
à nous expliquer. Lui-même se fit constamment un jeu de
mystifier le public S'il excilc notre curiosité' par sa complica-
tion, il l'irrite aussi et même l'agace par ce que nous sentons
chez lui d'artifice et de raffinement. Stendhal a pris à tâche de
. I. De son vrai nom. Il.-nri iii'vle, né à fJrenol)lo en 178:t, niorl ;i Paris en 1S42.
LE ROMAN RÉALISTE 437
se singulariser. Il s'est moins préoccupé d'élre soi-même, selon
une de ses formules favorites, que de ne ressembler à personne.
Et ce qui fait qu'il ne ressemi)le à personne, ce n'est pas la
prédominance de tel ou tel trait qui nous permettrait de le
caractériser, c'est le mélaniïe de traits divers, souvent contra-
dictoires, qui donnent à sa physionomie quelque chose de falla-
cieux et d'éniiïmatique.
Il ne fut d'aucune école, cela va sans dire. Mais il fut par quelque
côté de toutes. Nous trouvons en lui un « hussard du roman-
tisme », comme dit Sainte-Beuve, un idéologue à la façon du
xvni" siècle, un initiateur du réalisme, enfin et surtout le devan-
cier le plus lointain de notre génération, sur laquelle son
intluence a été si sensible.
Romantique, Stendhal l'est par le goût des littératures étran-
gères. Nul à son époque n'eut plus que lui ce que M'"^ de Staël
nomme l'esprit européen, ou, pour mieux dire, ce que nous
appelons aujourd'hui l'esprit cosmopolite. Dans ses premiers
écrits, il poursuivait le pseudo-classicisme de piquantes épi-
grammes en opposant à Racine Shakespeare et aux étroits pré-
jugés, aux timides délicatesses de notre tradition académique,
le naturel vif et libre de littératures qu'une discipline factice
n'avait pas opprimées. D'après lui, la première qualité, c'est
d'être original. Aussi s'élève-t-il contre les règles qui asservis-
sent le génie, qui substituent aux diversités significatives des
tempéraments une correction monotone et banale. « Mon
mépris pour La Harpe, écrit-il, va jusqu'à la haine. » En La
Harpe, il symbolise la critique scolaire qui, faisant la guerre
à toute originalité, n'admet qu'un seul idéal, éternellement régi
par les mêmes formules. L'art a pour objet, selon Stendhal, de
représenter le caractère. Bien romantique sur ce point, il veut
substituer au type, qui n'est le plus souvent qu'une sorte de
« moyenne », l'individu, qui se produira, sans souci des conven-
tions, en pleine indépendance.
Ce qui s'appelle caractère n'est autre chose que l'empreinte
de l'énergie individuelle. Or, Stendhal a partout glorifié cette
énergie. Pourquoi l'Italie lui est-elle si chère? Là, comme il
disait, « la plante humaine vit plus forte ». Point de ces hypo-
crites bienséances qui effacent la personnalité. Chaque Moi peut
438 LE ROMAN
s'y (lrvel<)|>i>or à l'aise. La vio ilaliciinc n'a pas j)Our ino(l»''le le
]uile raiitoehe de l'iioniKHe lioinine qu'une sociabilité fade polit
jns(|u'à l'exlriuicr. (^est justement dans la meilleure compa-
gnie <)u on y Ijduvc le jdus (riui]>n''vu. (ihacun ne ressemble
qu'à soi. La vt'ilu ne consislc pas, comme chez nous, dans une
contrainte (|ue l'on exerce sur sa nalure ])0ur en corriger les
saillies et en rectifier les écarts : elle est au contraire un épa-
nouissement s}»ontané de la personne, que ne gène aucune
règle dans l'exercice de ses facultés et dans la satisfaction de
ses instincts. En célébrant l'Italie, pour laquelle il a un véritable
culte {cf. le |>ersonnage d'Altamira dans lîoucje et Noir, la Char-
treuse de J'arme tout entière, l'éjdtaphe célèbre : Arrifjo Beyle,
Milanese, etc.), c'esl l'énergie que célèbre Stendiial, qu'il
oppose à la douceur insipide et banale de nos mu'urs. Par là
s'explique encore son admiration de Napoléon, qui symbolise
le plus éclatant triomphe de cette énergie. On sait le grand
rôle de l'Empereur dans son œuvre tout entière depuis V Histoire
de la peinture en Italie, dont la dédicace est fameuse, jusqu'à la
Chartreuse de Parme, où il nous peint avec tant de vivacité le
juvénile enthousiasme de Fabrice. Mais entre tous les livres
de Stendhal, le ])lus signiticatif est Rouye et Noir : il est aussi
celui où Napoléon tient le plus de place; et même, Julien Sorel
nous semblerait souvent ridicule si nous ne savions dès le début
combien le prodigieux destin de Bona[»arte a fasciné son ima-
gination. Cette liberté du génie que les romantiques revendi-
quaient dans l'art, l'auteur de Ilourje et Noir l'a glorifiée, moins
artiste qu'honmie d'action, dans la vie elle-même. La plupart des
personnages qu'il met en scène ne vivent que pour développer
et pousser à bout leur individualité. Je ne sais aucun écrivain
chez lequel se marque plus fortement cette exaltation du Moi qui
nous apparaît comme un des traits essentiels du romantisme.
11 suffit cependant de comparer ses héros avec ceux des roman-
tiques pour saisir la diderence. Chez le plus romantique de tous,
Julien, nourri non pas seulement du Mémorial de Sainte-Hélène,
mais aussi des Confessions de Rousseau, on voit tout de suite
un ambitieux et un jouiss(;ur, qui n'a lien de commun avec les
Saint-Preux ou les Renés. Le mal du siècle prend chez lui une
forme particulière. Rien d'idéal dans ses aspirations ou dans
LE ROMAN RÉALISTE 439
ses inquiétudes. La vanité et l'envie, voilà ce qui le dévore.
Pavsan révolté contre la bassesse de sa fortune, il ne se préoc-
cupe que de parvenir. Et peu lui importent les moyens; il est
prêt à tout, aux plus viles hy[»ocrisies comme au crime.
Stendhal lui-même, un instant et dès le début l'allié du
romantisme, ne s'en rattache pas moins, par son éducation
aussi bien que par le tour naturel de son esprit, au xvni'' siècle
le plus avancé, aux purs analystes, à Condillac son compatriote,
dans le livre duquel il trouve plus d'idées que dans toutes les
bibliothèques du monde {Lettres intimes), à Helvétius, qu'il met
parmi les génies, au rang d'Homère, de Jules César et de
Newton (ihid.). Ses maîtres immédiats sont Cabanis et surtout
Destutt de Tracy. « Je t'enverrai incessamment Y Idéoloyie,
écrit-il tout jeune encore à sa sœur; c'est la seule chose qui
reste, tout le reste est de mode. » Et encore : « Bien convaincu
que, sans esprit juste, il n'y a pas de bonheur solide, j'ai le
projet de relire ou de reparcourir au moins tous les ans la
Logique de Tracy. » Tandis que le mouvement romantique pro-
cède d'une renaissance religieuse, Stendhal est athée, non pas
même avec ferveur, comme Diderot, ou avec délices, à la façon
d'André Chénier, mais sèchement et froidement. Ce qu'il y
avait de plus profond dans la révolution littéraire qui sopérait
sous ses yeux, l'intelligence lui en a complètement échappé.
Il n'a rien compris à 1" « âme romantique ». Aussi son ironie
n'épargne-t-elle aucun des écrivains qui en traduisent les
enthousiasmes ou les angoisses. Il dénigre M"" de Staël, il
abhorre dans Chateaubriand le phraseur et le charlatan, Victor
Hugo lui paraît somnifère, Alfred de Vigny lugubre et niais.
Le seul poète du temps dont il fasse l'éloge, c'est Déranger.
Il assista en spectateur sceptique et malveillant au triomphe
d'un lyrisme qui ne fut jamais pour lui que sentimentalité
fausse et vide.
Sa philosophie elle-même , qui l'opposait directement au
romantisme, devait en faire, sur bien des points, ce qu'on appela
plus tard un réaliste. Réaliste, Stendhal l'est d'abord comme
estimant que la complexion et le milieu expliquent l'homme
entier (mais d'ailleurs il n'en a pas moins tourné toute son
attention vers l'analyse psychologique). Il l'est ensuite par l'im-
440 LK Uii.MAN
|Kirtaiice (ju'il allaclic au dôlail, au « jiclil l'ail ju-rcis ol j)ro-
baiit ». « Envoie-moi vile, écrit-il à sa sœur, trois ou quatre
caractères peints par les faits, raconte-les exactement, ensuite
tin^ les conséquences. » VA un peu plus loin : « Aide-moi à con-
naîlie les mœuis |u(»\ iiiciales et les j)assions; j'ai besoin
d'exemples, de beaucoup, hcaucouii de faits. » Ne s'intéressant
qu'à la vie cérébrale de ses personnai^es, il explique toujours
les modilications de l'àme par quelque trait de réalité qui nous
les rend sensibles. Il est encore réaliste, si l'on veut, par son
style, réduit à une simple notation. Mais il l'est surtout }>ar son
mépris pour le convenu, pour la rbétorique du cœur, pour tout
ce que le romantisme, chez ses plus illustres représentants,
comportait de fatras dans les sentiments comme de grandilo-
quence dans l'expression. Qu'on relise par exemple le premier
rendez-vous de Julien et de Mathilde, le chapitre oii M. de la
Môle reproche au jeune homme d'avoir séduit sa fille. De telles
scènes prêtaient aisément à la déclamation : nous y trouvons
cette vérité d'analyse que les réalistes, reconnaissant Stendhal
pour leur maître, substituèrent aux imaginations romantiques.
En ]d('in triomphe de l'art intuitif et visionnaire, Stendhal a
annoncé, a préparé la revanche de cette méthode « expérimen-
tale » qui devait renouveler après lui toute notre littérature.
Ouand le rèiine de Chateaubriand fut fini, le sien commença.
Si l'on pouvait ne tenir pas compte des dates, il faudrait, dans
une histoire de la littérature française, placer l'auteur de Rouge
et Noir, publié en 18;]0, au début de l'évolution réaliste qui
signala le milieu de notre siècle. Stendhal n'a exercé que de
nos jours toute son influence. On sait le mot célèbre : « Je songe
que j'aurai quehpie succès vers 1880. » Quelque succès, c'est
tro[» peu dire. De|»uis une vingtaine d'années, l'admiration de
Stendhal a |»ris un tour dévotieux. Non seulement la plupart
«le nos romanciers s'en inspirent jtlus ou moins, mais il semble
que l'atmosphère contemporaine soit tout entière imprégnée
de « beylisme ».
On donnerait malaisément du beylisme une explication pré-
cise. Difficile à classer en tant qu'écrivain, Stendhal ne l'est pas
moins à définir en tant qu'homme. Il réunit en soi tous les con-
trastes. Son ironie ne Tempèche pas d'être enthousiaste; sa
LE ROMAN RÉALISTK 4 il
grossièreté nous répuiiiie, et il est susceptible des plus délicates
tendresses. Nous trouvons chez lui les finasseries d'un diplo-
mate et la fougue brutale d'un officier de dragons. Après avoir
craint d'être sa dupe, nous nous demandons bientôt après s'il
n'est pas moins retors que naïf. Son « espagnolisme », comme
il l'appelle, c'est-à-dire un sentiment exalté de l'honneur, s'ac-
corde tant bien que mal avec cet italianisme à la manière de
Machiavel qui lui fait louer chez ses héros la dissimulation et la
fourberie. Il est en même temps un analyste et un impulsif.
On dirait que sa tète et son cœur n'ont entre eux nulle commu-
nication : quand son cœur s'exalte, sa tète est assez lucide pour
en noter un à un les battements.
Quelle formule lui appliquer? Taine le qualifie d' « esprit
supérieur », et cette qualification, par laquelle il veut en rendre
compte, serait bien un peu vague si nous pouvions fixer une
physionomie aussi complexe, mais convient excellemment, par
le manque même de précision, au dilettante que fut Stendhal.
Si Stendhal n'appartient à aucune école de son temps, n'en fai-
sons pas maintenant un chef d'école. Toute école suppose une
discipline, exige du moins quelque suite et quelque application.
Or, Stendhal n'est pas seulement un isolé, il est aussi un « ama-
teur », insoucieux et peut-être incapable de donner à ses idées
aucune cohésion, ne voyant dans la littérature qu'un divertisse-
ment de l'esprit et ayant en horreur les gens du métier, qu'il
considère comme des cuistres. Décoré par le gouvernement de
Juillet, il voulut que sa croix fût attribuée non à l'homme de
lettres mais au consul. Son œuvre n'était pour lui que chose
fortuite, une simple récréation ; il fit par-ci par-là quelques
livres, mais à ses moments perdus et sans jamais devenir auteur.
Sa valeur littéraire. — Remarquons aussi que la plupart
de ces livres ne sont pas d'un littérateur de profession. Il a
écrit des récils de voyage, des biographies, des ouvrages de cri-
tique, un journal intime, tout cela sans se piquer de teneur, au
hasard des circonstances, en humoriste qui ne prend la plume
que pour son plaisir. Il y a là une « supériorité » pour en
revenir au mot de Taine. Supérieur, Stendhal le fut dans le
sens où Taine l'entend ; mais on peut dire aussi qu'il fut supé-
rieur à son œuvre, et ce n'est pas un éloge pour un écrivain.
442 LK I{(I.\1AN
L'écrivain, cIk'/ lui. luarHjuc de siiilc; ses ouvrages ont presque
toujours tjuekjue rliosc de liàlil' «-l (-(Mnine d'occasionnel. Le
Routje cl le Noir et la C/iarlreKsc trahissent eux-mêmes d'un
l»()ut à l'autre sa manière aventureuse et discursive, celle de
laiiiali'iii'.
Siciiillial iTcsl |H)iiil 1111 arlisle. Admirable dans le détail par
son exactitude et sa précision aii^uë, il ne sait pas ordonner ses
livres, ni, j)arfois, ses chapitres. Le critique a précédé chez lui
le romancier, un crititpie qui ré|»and à l'aventure de très ingé-
rieux aperçus, (|ui, daillciirs, n"a pas [ilus de méthode que de
système. Sa Chartreuse ressemble à un recueil d'anecdotes sur
la vie de Fabrice et de la duchesse Sanseverina. L'entrée en
Fiiatière est trop longue et d'une minutie fatigante; le dénoue-
mciil, Irop liiusque, amorce une nouvelle histoire. Il a com-
mencé son livre au hasard et n'a pas pris la peine de l'achever.
Entre le commencement et la fin, ce ne sont d'ailleurs qu'épi-
sodes détachés; plusieurs se retrancheraient sans inconvénient
pour la suite du récit. Nous nous demandons quel est le sujet.
A vrai dire, Stendhal n'en avait pas. Il ne voulait (jue peindre
Tàme italienne, et certes il y réussit merveilleusement, ce qui
fait honneur au psychologue, mais l'artiste ne sait pas donner à
son œuvre l'unité d'un roman. Si le Rouge et le Noir est moins
diflus (pie la Chartreuse, on y saisit dès le début le même pro-
cédé d'éparpillemcnt. Stendhal n'avait ni le don ni le souci de
composer. L'action de ses romans se disperse à toi't et à tra-
vers, elle est fragmentaire, décousue, faite de parties qui ne
se subordonnent pas, qui ne forment jamais un tout harmo-
nieux; elle manque de continuité comme de plénitude; nous y
sentons un esprit inhabile à rassembler autour d'un centre
commun les éléments qu'isole sa pénétrante analyse.
Aussi peu artiste dans sa manière d'écrire, on peut dire que
Stendhal n'a |tas de style. C'est un éloge, ou, du moins, lui-
même l'eût ainsi entendu. Et sans doute il faut le louer d'avoir
banni de sa phrase les fausses beautés et les vaines parures.
« Le premier des mérites, écrivait-il à sa sœur, même pour qui
veut fiiirc de l"éh)(picnc(', est la simplicité. » En un temps où
lleurissaient les épithètes pittoresques et les brillantes images,
Stendhal est incolore afin d'être plus transparent. Il a la langue
LE ROMAN RKALISTE 443
des analystes et des logiciens, cette langue sèche et iurcise (|ui
dut à sa nudité même de devenir universelle. Chez lui, comme
chezCondillac, elle n'a aucune forme, elle reste anonyme. Avant
de mettre la main à la jilumc, il lisait quelques pages du Code
civil pour se donner le ton. Peut-on dire qu'il écrit mal? 11 écrit
le moins possible. S'il a eu le tort de confondre l'art avec la
rhétorique, ne lui en faisons pas reproche. Son style s'accorde
parfaitement au caractère de son œuvre. Idéologue, il veut uni-
quement traduire des idées. Tout ce qui n'est pas logique pure
est pour lui pure rhétorique. Non qu'il néglige toujours 1' « écri-
ture ». « Souvent, dit-il, je rétléchis un quart d'heure pour
placer un adjectif après un substantif. » Mais il ne recherche
que l'exactitude. Il voit dans la langue un instrument de nota-
tion. Le style de Stendhal n'a rien de littéraire, comme ses
ouvrages, après tout, n'appartiennent pas beaucoup plus à la
littérature qu'un traité d'analyse psychique. On l'a comparé,
pour la science de l'àme, avec Racine; un Racine sans élo-
quence, sans poésie et sans art.
Psychologue, voilà proprement ce qu'est Stendhal. Le plus
grand du siècle, disait Taine. Sinon le plus grand, tout au
moins celui chez lequel la psychologie se réduit le plus stricte-
ment à l'étude du mécanisme cérébral. Ce matérialiste de com-
plexion sanguine, de violents appétits, a beau déclarer que
l'homme est le produit de la race et du milieu, il ne s'intéresse
qu'à l'àme. Par là, il continue la tradition classique du roman
d'analyse. Il remonte à Marivaux et aux romanciers du
XYU!*" siècle. « Préparez-vous tous les matins en lisant vingt
pages de Marianne, disait-il, et vous comprendrez les avantages
qu'il y a à décrire juste les mouvements du cœur humain. »
Mais, par là aussi, il s'oppose aux réalistes modernes, qui ne
peuvent le saluer comme leur devancier sans regretter qu'il s'en
soit tenu à une psychologie abstraite. Taine, lui-même idéologue,
l'admire sans restriction; mais M. Zola, quand il veut en faire
un ancêtre des naturalistes, se sent obligé de marquer sa dissi-
dence, lui reproche de montrer l'àme toute seule « fonctionnant
dans le vide «.Lorsqu'une nouvelle école de romanciers, l'école
psychologique, se détacha du naturalisme, elle put à plus juste
titre prendre pour maître un analyste pour lequel on dirait que
444 Li: Rd.MAN
la maliri'o n'a jtas ircxislonco. Slomlhal accorde sans dotile une
iiraiiili" ini|M)iiani'(' au niilieu. « Toiilcs les lois (lu'on s'avance
(le lieux cents lieues du midi vers \v nord, lisons-nous dans la
préface de sa Chartreuse, il y a lieu à un nouveau roman. » Et,
dans la Chartreuse même, les personnaircs (ju'il met en scène
sou! liicn des Italiens. I(ds {\\\r les font les inlluences du sol et
du ( linial. Mais ni là ni nulle part ailleurs il n'admet la peinture
du monde sensible. 11 n'a pas plus le coût de l'observation phy-
sioloirique que le sens de Tobservation pittoresque. Ses paysages
sont br<d's et décolorés; ses jiori rails se boiMUMit à une sorte de
sij?nalement. Il néglig^e de parti pris tout ce qui n'est pas la vie
intellectuelle et sentimentale. Les i-omans de Stendhal abondent
en monologues : ses héros sont toujours en train de raisonner
et de discuter. Il y a, surtout dans Rouge et Noir, mais aussi
dans 1(1 Chartreuse, des chapitres entiers de casuistiijue morale.
Quel([uefois Stendhal se substitue à ses personnages ; plus sou-
vent il nous les montre anatomisant eux-mêmes leur àme. L'au-
teur les a faits à son image : hommes de passion et d'action, la
vivacité de leur tempérament ne les empêche pas de s'observer
et de se décomposer avec une adresse merveilleuse. Certes, les
personnages de Stendhal, Julien Sorel entre tous, sont des plus
caractéristiques; mais il ne nous les présente que comme des
organismes mentaux.
Stendhal passe pour un observateur de premier ordre. Il fau-
drait s'entendre. Nul sans doute n'a mieux connu son propre
cœur, et, si l'on veut, le cœur humain. Mais ce n'est pas là ce
qu'on a|tpellc observation. Sa science du cœur humain procède
mé(aiii(|ucm<'nt. par voie inductive ou déductive. Il est moins
un observateur cpTun théoricien. Admirable pour analyser
les idées, pour en suivre le développement normal, on sent
qu'il n'a pas eu sous les yeux le modèle vivant, qu'il n'a pas
travailb- d'ajjrés iiatni'c, (|u"il ajqdique un système préconçu
auquel ses personnages doivent s'assujettir. Des romans ainsi
construits donnent l'impression d'une vérité tout idéale que la
vie réelle ne comporte point. Mais, factices par leur logi(|ue
même, les romans de Stendhal le sont aussi ])ar leurs compli-
cations. Si chacune des idées sur le plan desquelles il a dessiné
d'avance un ])ersonnage se déduit avec une rectitude parfaite, il
LE ROMAN REALISTE 4'*:»
arrive souvent que ces idées impliquent une sorte de contradic-
tion. Des figures comme celles de Julien ou de Mathilde ont, il
faut bien l'avouer, quelque chose d'éniiimatique. Et, cà la vérité,
le cœur humain est complexe. Mais cette complexité ne s'y
marque pas, comme chez certains personnag-es de Stendhal, par
des heurts continuels. L'auteur de Rouge et Noir ne sait pas
mieux composer un caractère qu'une action. Les traits,
lorsqu'ils s'accordent entre eux, restent épars et ne forment
pas un ensemble; et, quand ils sont contradictoires, nous
n'avons plus devant nous qu'une sorte de monstre. On peut
croire la nature plus simple que ne la fait Stendhal, ou, tout
au moins, d'une diversité plus profonde, et par suite, moins
criarde. Il y a chez lui un logicien, mais il y a aussi un vir-
tuose de la psychologie qui s'amuse à imaginer des difficultés
g'ratuites, qui complique à dessein les rouages de la machine
humaine comme un vaudevilliste embrouille les fils de son
intrigue pour se donner le plaisir d'un ingénieux dénouement.
Reconnaissons que Stendhal est un des esprits les plus péné-
trants de notre siècle et les plus originaux. Cette originalité même
a toujours quelque chose d'artificieux, et, si j'ose dire, de frelaté.
Lui qui a passé sa vie à faire des dupes, n'en a jamais plus fait
que depuis sa mort. Ceux qui le lisent tout bonnement sans faire
tant de façons, sans y chercher tant de mystères, sans être résolus
d'avance à découvrir chez lui des abîmes de profondeur, ne
peuvent contester que Rouge et. Noir et la Chartreuse ne soient
des œuvres tout à fait curieuses et significatives; mais leur
admiration se mêle toujours d'inquiétude et de méfiance. Aussi
bien Stendhal est moins un romancier qu'un collectionneur
d'observations psychologiques. Sainte-Beuve a été sévère pour
ses deux romans, et on lui en a beaucoup voulu. Je ne suis pas
étonné pour ma part qu'il les ait trouvés « détestables » ; et le
mot paraît même fort juste, si ce qui est détestable peut aussi
être supérieur.
Prosper Mérimée. — L'homme. — L'influence de Sten-
dhal sur Mérimée " est manifeste. Mérimée lui-même la recon-
naissait bien volontiers. Il serait facile, au surplus, de marquer
1. Né à Paris en 1803, mort à Cannes en 1810.
44C LK Kil.MAN
oniro eux dos affinités qui lour prêtent un air do faniillo. Si
|i(imlant doux traits essentiels caractérisent Mériniôo, (jui fut
un « honnolo honimo » ot un artislo, c'osl surtout on qualité
d'artisto qu'il s'oppose à Stendhal : mais, niome en qualité
d'honnête homme, il a sa physionomie hien distincte.
Honnête honimo, lo terme, à vrai dire, n'est peut-être j)as le
plus juste. Il faudrait, de préférence, dire gentleman. Ce mot
d'honnête homme comporte une certaine facilité, je ne sais
quoi doiiracieux encore dans la correction et d'aimable dans la
politesse; il exclut du moins toute raideur, toute tension.
L'honnête homme, disait-on, ne se pique de rien. Mais, juste-
ment, Mérimée se piquait de quelque chose. Il se piquait d'être
honnête homme, ot voilà pourquoi il ne l'a })as été |)arfaitement.
Disons (juil l'a été à la manière anglaise, avec une tenue plus
sévère ({ue chez nous, avec une rectitude plus stricte. On
connaît le portrait que Taine en a tracé : un homme g-rand,
droit, pâle avecY'et air froid, distant, qui écarte toute familiarité,
la physionomie impassible, le geste rare, la voix unie, même
en disant des choses très plaisantes ou très saug-renues. On sen-
tait chez lui la volonté d'être toujours en garde, l'application à
ne jamais rien trahir de soi, une défiance constante, la crainte
d'être dupe, soit des autres, soit de lui-même.
Mérimée s'est peint dans le Darcy de la Double méprise et
surtout dans le Saint-Clair du Vase étrusque. « Il était né, dit-il
de ce dernier, avec un couir tendre et aimant; mais à un âgeoii
l'on j)rond troj) facilement des impressions qui durent toute la
vie, sa sensibilité trop expansive lui avait attiré les railleries
de ses camarades... Dès lors il se fit une étude de cacher tous
les dehors de ce qu'il reg"ardait comme une faiblesse déshono-
rante. » Si Saint-Clair est méconnu des indilTérents, M'"® de
Coursv, qu'il aime, a bien deviné la tendresse qui se cache sous
cette a|»p.ir('iico de froideur et d'insensibilité. Avant même de
r.ivoir vu pleurer (« Voici la première fois que je te vois pleurer,
et je crovais que tu ne pleurais point »), elle lui dit : « Que
vous êtes bon! mais pourquoi voulez-vous paraître méchant?»
Est-il bon? est-il mérliaiit? Mérimée, à cou|) sûr, n'était point
un mécjijiiif homme. Sa Correspondance, le dernier volume en
parliruliiT. nous a révélé clioz lui ]»lus de sympathie que n'en
LK IlOMAN REALISTE 447
montraient ses romans, et môme, çà et là, une pointe de mélan-
colie très discrète, mais que ne dissimule plus le hadinag^e.
Pourtant n'exniicrons pas sa tendresse après avoir exagéré
peut-être son indilîéronce. Si, comme nous le disions tout à
l'heure, la surveillance manifeste qu'il exerce sur lui-même
suffît à montrer qu'il était naturellement sensible, il réussit
trop bien à maîtriser cette sensibilité pour que nous puissions
la croire très vive.
Peu importe, du reste. Il est bon de connaître l'homme afin
de mieux apprécier l'auteur. Mais, dans le cas où l'auteur diffé-
rerait complètement de l'homme, nous n'aurions pas à examiner
ici ce rare cas psychologique. Gardons-nous de parler d'un vrai
Mérimée que nous dévoilerait sa Correspondance. Il y aurait
donc un faux Mérimée; et ce Mérimée-là, que serait-il? Celui
de Carmen et de Colomba'! Pour nous, le vrai Mérimée, c'est
l'auteur, et nous n'avons à tenir compte de l'homme que dans
la mesure oîi il peut nous l'expliquer. Or, ce qui explique
Mérimée auteur, ce n'est pas sa sensibilité d'âme, c'est la vigi-
lance jalouse avec laquelle il la réfréna.
L'originalité la plus distinctive de Mérimée, surtout en plein
romantisme, lorsque tous les écrivains, autour de lui, et dans
tous les genres, le théâtre même et l'histoire, donnent libre car-
rière à leur moi, fut de se réserver, de se réprimer, d'afîecter
le détachement et l'indilTérence. Il est absent de son œuvre.
Aucun écrivain, même en des époques plus favorables à l'imper-
sonnalité, ne fut aussi rigoureusement objectif.
.Ce n'est pas à dire qu'il s'abstienne de toute intervention.
Mais il ne fait pas du moins connaître ses sentiments, sa
sympathie ou son antipathie. Si cependant il trahit parfois —
bien rarement — quelque émotion, ce n'est, sauf peut-être dans
Colomba, que sous forme ironique. Son ironie d'ailleurs a
presque toujours le tour d'un élégant jeu d'esprit. En deux
ou trois endroits à peine, elle prend un ton d'amertume.
Mérimée ne se met en scène que d'une façon latérale, si je
puis dire, et comme adventice. Et sans doute sa tenue d'hon-
nête homme semblerait exiger qu'il ne parût pas du tout. Mais
c'est pourtant l'honnête homme que, là encore, nous retrouvons.
Il ne veut être qu'un amateur. Yoilà pourquoi nous le voyons
448 \A-: IKIMAN
sdiivriiL ail (l(''l)iil diin roule, prciidro soin de nous avertir qu'il
n"a l'ion invcnlt-, (|n il se IxtiMic à roproiluire. Ses doux pre-
niiors onvrap'os, lo Thràlrr dr (Jhirn (laznl ot la (iiizl/i, il les
jiuldio sous un psoudonvnio, so donne, dans la prôlaco do Tun,
ooniine un cerlain Joseph l'EsIrang-e, et, dans celle de l'autre,
comme un Italien d'orÎLnne morlaque. Vraie mystification, et
(pii lit, la socondo snrioul, inainio lionorahle dupe. S'il signe les
ouvraiics suivants de son vrai nom, ce n'est pas du moins sans
quel(|ue lùais [)0ur dissimuler « l'auteur ». La Chronique de
Charlfn /A? Des extraits de ses lectures. IJ Enlèvement de la
redoiifel Une anocdolo (|uo lui a rodito un militaire de ses amis
et qu'il a écrite de mémoire. L'Abbé Aubain'^. Un paquet de
lettres dont le hasard l'a fait possesseur. Carmen elle-même?
Dans une tournée archéologique, il a rencontré un handit espa-
gnol qui lui raconta sa vie. Ne voyez pas en lui un professionnel,
mais un JKiniinodn luondr, qui tient la plume par occasion.
Les histoires qu'il répète, lui-môme d'ailleurs ne les fait point
valoir. Carmen se termine par quelques pages sur le rommani.
Dans la Chronique, on nous laisse le choix entre deux dénoue-
ments. Dans la Partie de trictrac, une haleine, aperçue à
hàhord, interrompt brusquement le récit; mais déjà, quand le
cajiitaine commence à raconter l'aventure du pauvre Roger,
tous les officiers (jui l'entourent font aussitôt une retraite pru-
dente, (icla ne revient-il pas à nous dire (jiie l'histoire ne mérite
pas d'être entendue |tli]s d'une fois? Partout le même « désinté-
ressement », la même désinvolture. Et nous sentons peut-être
bien ce (|u'il y a là de factice, et même nous pouvons n'y voir
qu'une coquetterie de l'auteur. Mais c'est pourtant l'auteur que
Mérimée vont ikhis diM-oher. Il serait désolé qu'on le confondît
avec un professionnel de lettres. Ne croyez point qu'il s'ima-
gine avoir quelque talent ou qu'il s'exagère l'intérêt de ses
petites histoires. Hien ne lui serait plus déplaisant.
Sauf ces rares interventions, qui ne touchent pas au fond
même du récit, Mérimée reste à l'écart. Elles décèlent, non
sa sensibilité, mais son détachement. L'homme du monde qui
est en lui, qui est, avec l'artiste, lui tout entier, se contient et
se contraint. Un homme du monde, tel que l'entend Mérimée,
garde |(tnj(»in-s la possession de soi ; toujours froid, toujours
LE ROMAN REALISTE 4i9
correct, rien ne l'étonné, rien ne l'émeut. Laisser quelque chose
transparaître de son intimité, c'est pour lui un sifine de failjlesse
et de mauvaise éducation. Non seulement il évitera de prendre
intérêt aux scènes qu'il raconte, si tragiques soient-elles, mais
encore sa réserve étudiée lui fera une loi «l'être l)ref, {)resque sec,
lui imposera une diction sobre et nue. 11 ne fait que s'exprimer,
il ne veut qu'être entendu : il ne se soucie que de Justesse et
d'exactitude.
L'artiste. — Impersonnel en tant qu'honnête homme,
Mérimée l'est aussi en tant qu'artiste. Le mot d'artiste peut
s'interpréter diversement. En une certaine acception, il siirnifie
le contraire de poète, et c'est dans cette acception-là que nous
devons tout d'abord le prendre. Le poète, si nous l'opposons à
l'artiste, se caractérise par la spontanéité du sentiment. Rien
chez lui de voulu, rien de concerté, rien même de réfléchi ou
de conscient. L'artiste, par opposition au poète, maîtrise son
émotion, rythme jusqu'aux battements de son cœur. Qui dit ar^,
l'étymologie même l'indique, dit un arrangement, une combi-
naison, quelque chose de médité, de soutenu, de discipliné.
L'art comporte plus ou moins d'artifice. Il peut fort bien se
passer de toute émotion, il ne saurait s'accommoder d'une émo-
tion trop récente ou trop vive pour être dominée et réglée. Nous
avons des poètes qui ont été peu artistes, Lamartine par exem-
ple; nous avons, même en vers, des artistes qui ont été peu
poètes, Malherbe, si l'on veut, ou la plupart des Parnassiens.
Mérimée, lui, est très peu poète et très artiste.
Très peu poète, malgré la Ouzla, ingénieux pastiche. Parmi
les écrivains de sa génération, aucun n'échappa aussi complète-
ment que lui aux influences d'une atmosphère toute roman-
tique, pas même Stendhal, son maître, qui, nous l'avons vu, ne
tint au romantisme que par sa haine des préjugés et des conven-
tions. Stendhal avait beau lui reprocher de ne pas lire Helvétius
et Condillac; il ne s'en rattache pas moins, lui aussi, au
xvm* siècle, à celui de l'analyse et de la physiologie. Rien de
commun entre Mérimée et les initiateurs du romantisme. Il ne
procède à aucun degré de Rousseau; dès la jeunesse, dit-il
(article sur Victor Jacquemont), sa fausse sensibilité le choqua.
Né trente ans plus tôt, il serait de ceux qui ont tourné en
Histoire de la langue. Vll. ~9
450 LE ROMAN
(Irrisioii le (•liiisli;uiism(> imag'inatif de Ghateauliri.uid, le spiri-
tualisme attendri de M'"" de Staël. Uien, chez lui, de ilithyram-
l>i(]ue, de l\ri(iue, d'éléiiiaquc. Aucune exaltation, aucune fer-
veur. Ici encore, il se d(''tie. La rliéloriijue lui fait craindre
réloquence, la sensihierie le met en iiarde contre le sentiment.
11 est sceplitjue par le (-(rur aussi liien rpie par l'esprit, lui-môme
l'avoue, tantôt en se donnant des airs de le regretter [Corres-
pondance inédile, p. 31), etc.), mais, plus souvent, avec une
sorte de complaisance. Quand l'inconnue à laquelle est adressée
la Correspondance inédile veut le convertir, Mérimée répond
que « la foi lui est chose complètement étrangère ». Il n'a pas
d' « instinct ». II se sent non seulement incapable de toute
expansion, mais dépourvu de candeur sentimentale et de spon-
tanéité, «t Mon organisation, écrit-il, est des plus prosaïques. »
Le frosaleur, chez Mérimée, mérite assez d'éloges pour que
nous ne contredisions pas cet aveu.
11 s'appelle, et j)lusieurs fois {Corresp. inéd., p. 5, 27, etc.),
un maller of facl man. Retenons le mot, tout à fait significatif.
xVu point de vue intellectuel comme au point de vue moral,
Mérimée se sépare du romantisme, ou plutôt s'y oppose. Un des
traits les plus caractéristiques de la nouvelle école, c'est la pré-
dominance de l'imagination et du cœur sur l'analyse : nous le
retrouvons dans la critique, qui devient avec Sainte-Beuve une
sorte de poésie, dans l'histoire, à laquelle Chateaubriand a
appliqué je ne sais quelle divination, dans la philosophie enfin,
qui, ronn»ant avec la méthode empirique du siècle précédent,
se i>r(''o('(up(\ non pas d'observer la nature, mais de l'assujettir
à des théories abstraites. Mérimée évite avec soin toute antici-
|)ation imaeinative ou sentimentale, tout système, toute idée
d'ensemble. Ce qui l'intéresse, ce sont les faits. Voilà sans
doute pourquoi il se tourna de bonnr licure vers les études his-
toriques, au |»oint d'y sacrifier bientôt la littérature proprement
dite. Mais qu'était l'histoire pour lui? 11 n'y faisait nulle place
au Ijrisme, il n'y ap|)liquait ni aucune imagination ni aucune
sympathie. « Le premier devoir de l'historien, a-t-il dit lui-
même, c'est d'être froid. » Et quels sujets choisissait-il? Des
épisodes nettement circonscrits, qu'il suffisait de raconter avec
précision, (pji, détachés pour ainsi dire de l'histoire générale,
LK ROMAN RÉALISTE 4ol
écartaient les spéculations philosophiques. « Je irainie dans
l'histoire que les anecdotes, écrivait-il dès iS.'iU (Préface de la
Chronique); je donnerais volontiers Thucydide pour les mé-
moires authentiques d'Aspasie ou dun esclave de Périclés. »
Esprit positif, curieux de ce (ju'il [leut saisii- directement et
avec certitude, il s'attache aux particularités, et si ses ouvrag-es
d'histoire ont un défaut, c'est que l'intérêt d'ensemhle s'v
trouve distrait et contrarié par les détails.
Dans ses romans, il procède de la même manière, mais avec
une sobriété qu'on accuserait plutôt de sécheresse. Tandis que
les écrivains du temps notent une à une toutes les circonstances,
Mérimée se contente d'indiquer brièvement celles qui ont le plus
de valeur. Voyez ses tableaux. Il loue Pouchkine quelque part
de choisir les traits les plus frappants et d'en nég-liger beaucoup
qui nuiraient à l'illusion. Cet éloge, Pouchkine ne l'a pas mérité
plus que lui. A vrai dire, ce n'est pas un « descripteur » que
Mérimée. Il ne fait jamais que les descriptions obligatoires,
celles qui sont nécessaires à l'intelligence même d'un récit ou à
l'effet d'une scène. Dans Colomba par exemple, Lydia Nevil a
beau monter en pleine nuit sur le pont du navire pour admirer
le clair de lune : trois lignes suffisent, ce n'est pas le sujet. Le
sujet, c'est la vendetta corse : à peine montée, Lydia entend un
chant de rimbecco. que l'apparition d'Orso fait brusquement
cesser. Et plus loin l'auteur, quand le navire arrive en vue
d'Ajaccio, nous dit bien que le panorama est comparable à la
baie de Naples, mais il ne nous en montre que ce qui s'accorde
avec le caractère de son histoire et l'impression qu'il veut pro-
duire, — de sombres maquis, des montagnes pelées. Lorsque
le paysage devient absolument nécessaire, il le fait avec une
brièveté nette. Son imagination est celle du réaliste qui n'in-
vente pas, qui ne dépasse pas la nature, mais qui garde des
choses vues une imacje précise et vive.
De môme pour les personnages. Et je ne parle pas seulement
de leur figure : dans la peinture de leur àme aussi bien que dans
celle de leur aspect extérieur, nous retrouvons cette sobriété
caractéristique. Par là surtout il se distingue de Stendhal!
L'auteur de Rouge et Xoir complique de gaîté de cœur sa psv-
chologie; Mérimée, tout au contraire, simplifie la sienne autant
4.'i2 LK lUtMAN
(|iir |H)ssiliI(\ Là encore se iu;in|ii(' iiiir disposition, uno aptitude
particiiliùrc h .ibstraire (»f à coiiceiilroi-. Ses personnages les
plus étudiés, Colomba ellc-iuénie, il ne les mar(|ue que de quel-
(jues traits. Aussi liien n'écrit-il pas des romans, mais de simples
<'oules, ou, loiil au plus, des iionvcdies. La psycholog'ie de Sten-
dhal, très délicate et très subtile, est souvent obscure, parfois
captieuse o[ peut-être charlatanesque. Celle de Mérimée, qui
mau<pii' de complexité et d'étendue, n'en a que [)lus de relief.
De même enliii |ioin' la composition. Ici Mérimée est bien
supérieur à Stendhal. Son art pécherait plutôt par excès. Cette
concisi(ui viiioureuse ne va ])as sans (|uel([uc chose de tendu;
c'est le mot dont il se sert pour caractériser Pouchkine, et nous
pouvons le lui appliquer à lui aussi comme un éloge, mais sans
oublier complètement de quelle critique cet éloge est voisin.
Mérimée excelle à ordonner une œuvre dont les diverses parties
se tiennent étroitement. Il n'admet rien d'inutile, rien de for-
tuit. Les plus petites circonstances sont significatives. Entre
tant daulres exemples rappelez-vous, dans Lokis, ra])parition
du comte grimpé sur un arbre, ou, dans Colomba, la jeune fille
fondant des balles. Pas un détail qui ne concoure à l'impression
d'ensemble. Tous les faits se déduisent les ims des autres par
une rigoureuse logicpie, <]ui, dès le début, prépare le dénoue-
ment. La nature est plus diverse, plus multiple; l'art a juste-
ment pour office de se l'assujettir, d'en éliminer tout ce qui
manque de caractère, tout ce qui pourrait nuire à l'unité d'in-
térêt, tout ce qui ne rentre pas dans l'unité d'action,
Mérimée est un réaliste, mais au sens classique. Ne disons
même pas qu'il se rapproche des romantiques par la recherche
de la couleur locale. Sans doute nous retrouvons chez lui le
goût d'exotisme que Bernardin et Chateaubriand avaient intro-
duit d;ins noti'<' littérature. Il se fait tour à tour espagnol et mor-
laque; il va de Corse en Bohême, de Suède en Lithuanie. « Vers
l'an d<' grâce 1827, écrit-il, nous disions aux classiques : point
de salut sans la couleur locale. » Mais, dans Coloniha, quand le
terme se trouve encore sous sa jdume : « Expli(|ue qui voudra
le sens du mot, <|ue je comprenais fort bien il y a quelques
années et que je n'entends plus aujoui'd'hui. » Même avant (ju'il
tournât en moquerie cette couleur locale si chère à ses contem-
LE ROMAN REALISTE 453
porains, ce qui nous frappe chez lui, c'est une mesure, une
réserve des moins romantiques. Dès la Chronique de Charles IX,
il raille (chap. vni) les imitateurs de AValter Scott, leur stérile
abomlauce et leurs bigarrures. Lui-même eut toujours horreur
du clinquant. Loin de multiplier les descriptions ou les tableaux,
son exotisme discret lui prête tout juste de (juoi localiser
l'action et expliquer les caractères. S'il nous transporte en des
pays peu connus, parfois étranges, ce n'est certes pas pour nous
éblouir par le luxe des décors.
Pourquoi est-ce donc? C'est d'abord qu'il « aime à voir d'au-
tres mœurs, d'autres figures ». {Lettres à r Inconnue, I, 1.) Cu-
riosité d'artiste, tout simplement. Mais c'est peut-être aussi,
on l'a remarqué, pour être plus sur de s'effacer, de s'abstraire,
de ne rien livrer de soi-même, comme cela lui arrive une ou
deux fois, dans la Double méprise, dans le Vase étrusque,
lorsqu'il a emprunté son cadre à la réalité ambiante. Et c'est
encore et surtout parce que les sujets exotiques lui fournissent
des personnages originaux, vigoureusement tranchés. S'il reste
en France, il remonte, comme dans la Chrojiique, jusqu'au
xvf siècle, oii les mœurs sont plus âpres et les passions plus
fortes. Mais, d'ordinaire, il met la scène de ses récits en des
contrées primitives dont la civilisation moderne n'a pas encore
effacé le caractère. C'est, dans Colomba, la Corse; A^ns Carmen,
l'Espagne; dans Tamango, la cote d'Afrique, etc. Là, il trouve
des natures frustes et franches,, peu complexes, qui n'ont guère
de replis, mais dont le relief s'accuse avec une netteté significa-
tive. Comme Stendhal, il glorifie l'énergie individuelle. « L'éner-
gie, dit-il, même dans les mauvaises passions, excite toujours
en nous Tétonnement et une espèce d'admiration » ( Vénus cVIlle).
Aussi ses personnages favoris sont-ils des brigands, des négriers,
quelquefois des monstres, et la plupart de ses histoires ont-elles
un caractère de sauvagerie ou même de férocité. Il lui faut
des actions violentes, des types fortement accusés. Et c'est
pourquoi son réalisme, au lieu de prendre des sujets autour de
soi, cherche presque toujours des milieux plus propices à cette
manifestation de l'énergie, qu'il admire, même brutale et cri-
minelle.
Réaliste dans l'exotisme, il l'est jusque dans le merveilleux.
4:; 4 i.K no M AN
IMiisiriirs tit' SCS nouvelles somlilciil iriiii « occullistc » ou d'un
niystilicatour. Nous savons (|u"il aimait les histoires île reve-
nants, (ju'il out (le lionne heure le poùl de la mairie (Corresp.
iiird., |i. [)")). .loii^nez-y son aversion de la platitude; peut-être
en((»i'e un malin jdaisir à se moi|uer du lecteur. On doit s'ex[»li-
(piei- |)ar là le choix de cci'tains suj(ds ton! extraordinaires,
connue |>our J.okis, par exemple, et la Vénus (Ville. En tout cas
ces histoires elles-mC'mes sont celles où il marque le mieux son
souci du vrai. Les moindres particularités sont naturelles dans
ces aventures hizarres, et l'étranfie a l'aspect de la réalité la plus
commune. « Un gros mensonjie, a-t-il dit, a hcsoin d'un détail
hien circonstancié, moyennant quoi il passe. » Peut-être un seul
détail ne sul'(it-il pas. Et ce qui donne à ses histoires merveil-
leuses une vraisemhlance parfaite, c'est que tous les traits (jui
nous suggèrent une explication surnaturelle u'ctnt lien en eux-
mêmes que d'ordinaire, voire d'insignifiant.
Comme Taine le dit, Mérimée a, dans notre littérature, une
place haute mais étroite. Etroite parce qu'il s'est défié de soi,
jiarce qu'il a mis un soin jaloux à réprimer son imagination et
à contenir sa sympathie. Haute, parce que, dans le genre exigu
et sévère oii lui même voulut se restreindre, il atteint la perfec-
tion. Une perfection Lien stricte, à vrai dire, parfois un peu
ilure et froide. Je trouve dans sa « manière », car il en a une,
qu«d(|ue chose de voulu, sinon de forcé. Tel est chez Mérimée
le caractère de la composition, tel est aussi celui du style même.
On l'a plus d'une fois comparé comme écrivain à Voltaire. Oh!
([ue non pas! Il avait heau se défendre de hien écrire, viser au
simple, à l'uni, au naturel. Il y vise, et cela se voit. Son naturel
est le triomphe de l'art. Aussi hien il reste sans contredit, dans
un siècl(> extraordinairement fécond en romanciers de tout
genre, l'un des plus originaux, sinon des plus divers ou des plus
puissants. Mais si la |irimaulé dans une [tetite ville semhle plus
enviahle que le second rang à Home, appelons-le le premier de
nos nouvellistes. Beaucoup de ses nouvelles méritent le nom
de chefs-d'œuvre. Considérées comme telles dès leur apparition,
(dies n ont pas a craindre les revirements du goût. Ce sont de
petites œuvres, mais vraiment classiques, où notre race admi-
rera toujours des qualités héréditaires, la précision, la justesse.
Ll'] ROMAN REALISTE 455
la suite, la mesure, une rectitude qui n'exclut pas la prràce, une
éléi^ance qui n'accuse la force qu'en la dissimulant.
Balzac. — L'homme. — Balzac naquit à Tours en 1199
d'une mère parisienne et d'un père languedocien. Sa première
enfance se signala par le goût de la lecture. Au collège des ora-
toriens de Vendôme, où il passa sept années, ses maîti-es ne
virent en lui qu'un écolier paresseux, endormi dans une sorte
d'hébétude. L'intelligence de l'enfant ne restait pourtant pas
inactive. Il dévorait toute sorte de livres avec une curiosité pas-
sionnée; au point que, le cerveau surexcité par des lectures
supérieures à son âge, il finit par tomber malade. Revenu chez
lui, il fut quelque temps élève au collège de Tours, et, en 1814,
suivit ses parents à Paris. Là, ses classes une fois finies, il entra
dans l'étude d'un notaire, puis dans celle d'un avoué. Dirons-
nous que son humeur répugnait à la chicane? C'est du moins
pendant cette espèce de stage qu'il se familiarisa avec les secrets
de la procédure, à laquelle plusieurs de ses romans devaient
faire une si grande place, et, plus généralement, qu'il acquit,
outre l'habitude des « afîaires », l'iutelligence de leur rôle dans
les histoires de la vie réelle. Mais, depuis longtemps, la « litté-
rature » l'attirait. A vingt ans, il obtient l'autorisation de suivre
ses goûts, et va s'installer dans une misérable chambre, rue
Lesdiguières. M. Balzac, qui ne croit guère au succès de son
fils, lui fait une pension tout juste suffisante pour l'empêcher
de mourir de faim. 11 est d'ailleurs entendu que le jeune homme
n'a qu'un an devant lui : l'an écoulé, ou bien il renoncera aux
lettres, s'il n'a pas réussi, ou bien il se contentera de ses propres
ressources.
Balzac s'essaie d'abord au théâtre. Il fait une tragédie en
cinq actes, Cromwell, qui, lue devant ses parents et les amis de
la famille, est unanimement jugée très médiocre. On veut, dès
lors, le détourner de ses projets. Mais il s'obstine, et, réduit à
lui-même, entreprend, pour gagner sa vie en attendant mieux,
une série de romans fort peu littéraires, sur la valeur desquels
il ne se fait aucune illusion. De 1820 jusqu'en 1829, Balzac ne
publie pas moins d'une quarantaine de volumes. Il les appelle
quelque part des études, mais ils ne méritent même pas ce nom;
à peine si, de loin en loin, on y trouve une scène de réalité
456 LK lUi.MAX
familièiv (|ui fait ((Uitraslc avec tant iliiivciilions plus ou moins
bizarres.
Ccpontlaiit la l'oitunc ne lui vciiail point. Tout en travail-
lant pour les libraires, ijui lui |iayaient chacun de ses livres
<|uel(|U(>s centaines de francs, il se résout à tenter un moyen
plus rapide de conquérir son indépendance. En 1825, il achète
une imprimerie et entrejuend do |>ublier à bon marché des édi-
tions de nos classiques. C'est d'abord Molière, en un seul
volume, puis La Fontaine. Mais l'opération Jie réussit pas. Deux
ans après il en est réduit à vendre son imprimerie, et, (juand
sa situai ion a été « liquidée », il reste avec cent vinii;t-cinq
mille francs de passif. Couraj^eusement, il se remet au travail.
C'est à cette époque surtout que Balzac connaît la gêne. « Tu
sais, écrii-il vingt ans plus taid à sa sœur, quels moyens j'em-
ployais |)0ur vivre à bon marché... En me contentant du strict
nécessaire, je pouvais restreindre toutes mes dépenses à un
franc par jour. » Les premiers livres qu'il publia sous son nom
eurent du succès. Les Chouans d'abord (1829), puis la Pliysioloyie
du mariage. Dès la Peau de cluif/rtii, il est célèbre. En vingt ans
paraît la Comédie humaine fout entière. Son ti'avail et ses dettes,
Dalzac n'a pas d'autre histoire.
Si la désastreuse tentative qu'il avait faite d'une imprimerie
populaire le munit au moins de documents dont il sut plus tard
se servir, la préoccupation continuelle des dettes par lesquelles
cette tentative se solda explique aussi dans une certaine mesure
l'importance capitale que tant de ses romans attribuent à la
question d'argent. Ajoutons que de longues années de misère
profitèrent à son expérience en lui faisant connaître par soi-
même ces dessous de la vie parisienne qu'il a rendus dans leur
saisissante réalité. Jusqu'à la fin de sa vie il ne cessa de se
débattre contre les créanciers et les usuriers. Son travail jtour-
taiit lui lapiiorte beaucoup. Mais il dépense encore plus. « J'ai
mangé deux melons, écrit-il à sa sœur en 1819; il faudra les
payer à force de noix et de pain sec. » Quand la célébrité fut
venue, et, avec la célébrité, l'argent, Balzac fit parfois des éco-
nomies sur le nécessaire, mais il n'en tit jamais sur le superflu.
Il avait naturellement le g-oùt du luxe et surtout la passion dis-
pendieuse des objets d'art, bijoux, tapisseries, vieux meubles,
LE ROMAN IIÉALISTK 457
porcelaines, que ses livres décrivent si amoureusement. Ce
bric-à-brac lui coûtait fort cher. Joignons à cela la manie des
spéculations, et nous nous expliquerons que toute son exis-
tence ait été prise par la dette. D'ailleurs il s'imaginait toujours
que le lendemain lui appoiterait la richesse. Dans trois mois,
six au plus, « il roulerait sur l'or ». Le fait est qu'il ne sortit
jamais de la gêne. A la veille de se marier, il parle de louer une
mansarde si quelque incident survient qui empêche ce mariage,
et de reprendre à cinquante ans, lui, l'auteur de la Comédie
humaine, sa vie misérable des premiers débuts. Aussitôt tiré
d'affaire, il meurt (1830), dévoré [)ar le travail.
Depuis Les Chouans, la première des études qu'il devait faire
entrer dans sa Comédie, Balzac n'a pas eu un instant de relâche.
Il passe les nuits à la besogne et ne se soutient que par l'abus
du café. « Tu me demandes de te donner des détails; mais, ma
pauvre mère, tu ne sais donc pas encore comment je vis? Songe
donc que j'ai trois cents pages de manuscrit à faire, à penser,
à écrire pour la Bataille, que j'ai cent pages à ajouter aux Con-
versations, et qu'à dix pages par jour, cela fait trois mois, et, à
vingt, quarante-cinq jours, et qu'il est phi/siquement impossible
d'en écrire plus de vingt, et que je ne demande que quarante
jours, et que, pendant ces quarante jours, j'aurai les épreuves
de Gosselin » (lettre de juillet 1832). — « Je ne dors plus que
cinq heures ; de minuit à midi, je travaille à mes compositions,
et, de midi à quatre heures et. demie, je corrige mes épreuves »
(lettre à M™' Z. Carraud, de décembre 1833). — « Du travail,
toujours du travail! Je ne sais si jamais cerveau, plume et main
auront fait un pareil tour de force à l'aide d'une bouteille
d'encre » (lettre à M"'' Hanska, d'août 1833). 11 écrit le Médecin
de campa fj ne en soixante-douze heures de labeur ininterrompu;
puis, corrigeant les épreuves, il « y enterre soixante nuits ».
En faisant César Birotteau, il reste vingt-cinq jours de suite
sans dormir. Et ce travail obstiné, surhumain, dure sans trêve
jusqu'à la fin de sa vie. « J'ai à peine le temps de suffire au
plus pressé, écrit-il en mai 1846; il va falloir travailler dix-
huit heures par jour » (lettre à sa sœur). Parfois la fatigue
survient, des maux d'estomac, des migraines, des courbatures :
alors, le voilà bien forcé d'interrompre, ou, tout au moins, de
158 LK UiiMAN
lalfiilir; mais à |i(mii(> se sciil-il iiiiciix (|iril rccoiniiu'nce de plus
Itcllc. On s'c\|)li(ni(' ce (juil \ ;i «le liàlil" cl (relïervesccnt dans
la (lomt'ilii' liimiaiiic, niomiinoiil j:iizaiites(jiie, mais imparfait,
ciiclicvrliv', liisf(»i-ini, (l'uvrc (11111 cerveau toujours suirliaulïe,
<pii <<tnr(iit en [deine lièvre, (jiii exécute avec une imj)atience
ln''|iiil;iiil('.
Ce (|ui soutient Balzac dans cette épuisante production, c'est
d'altord sa vigueur physique. La fécondité du génie ne saurait
y suflirc: il i.illait encore une conslitution d'athlète. Ses por-
Ir.iils m»iis le reprt'senleiil solide el Irapu, avec une charpente
massive, des épaules larges, un cou puissant. Tout en lui respire
la vigueur. « (Vêlait, disait (^liampncury, un sanglier joyeux. »
Sa gaîté, (jiii ne rahandonna pas dans les tracas et les soucis de
chaque jour, a quehjue chose de jdantureux et de vulgaire. Il
est Jitvi.il. cordial, trivial. Il jil le premiei', à pleine gorge, de
ses plaisanteries éj)aisses. Aucune malice chez ce géant. Il est
foncièrement bon; il a même des tendresses qu'on n'attendrait
guère d'une aussi forte nature. Sa Correspondance intime nous
révèle un cœur généreux, chaud, expansif; ni l'expérience des
hommes, ni les difficultés et les rancœurs de la vie littéraire
ne purent jamais l'aigrir. Ce qui domine chez Balzac c'est une
vaillance robuste et allègre. Protégé d'ailleurs contre toute vel-
h'-ih'- de di'coiiragement j)ar sa foi on lui-même, il se voit, dès
le début, glorieux et riche. 11 a épuisé d'avance, pour qualifier
son œuvre, tout le vocabulaire de l'admiration. Lui-même traite
de profond, de sublime, de gigantesque, le livre qu'il vient de
publier, et, déjà, celui qu'il médite. Non content de se ranger
parmi les « iiian'-cbanx de la lilt(''rature », c'est à la gloire de
Napoléon (juil |trêtend mesurer sa gloire. Il a chez lui une
statuette del'Lmpereur avec cette inscription tracée de sa main :
« Ce qnil n'a pu accomplir par l'épée, je l'accomplirai par la
phi ". Aussi bien la vaiitai'dise de Balzac est exempte de
toute morgue. Elle fait sourire, mais ne dé|daît pas. On en
préfère le naïf étala^^e aux réticences de la fausse modestie.
Nous y reconnaissons d'ailleurs cette exubérance naturelle, cette
richesse de sève, celte fougue de lempéiament, qui, s'il manqua
de goùf, de tact, de pudeur, en tirent le |)lus fécond et le plus
puissant de nos rrunanciers.
LK liiiMAN lîÉALISTK 459
Son idéalisme. — Tout réaliste que soit lîalzac, reconnais-
sons d'abord ce qu'il y a en lui d'iniasinatif, de ronianfiqiie et
presque de visionnaire. Pour être, comme on dit, un homme
d'affaires. Balzac n'en manque pas moins de sens pratique.
Toujours préoccupé de faire fortune, les projets les plus baro-
ques germent dans sa cervelle. Tantôt il va en Sardaisrne afin
d'y recueillir les scories des mines jadis exploitées par les
Romains, tantôt il se met en tète de construire d'immenses
serres afin d'y cultiver l'ananas. Perpétuellement traijué par
ses créanciers, il compte sur un heureux hasard pour devenir
millionnaire. Un soir, place du Chàteau-d'Eau, il attend ce
hasard deux heures de suite. Certains jours, on ne peut frapper
à sa porte sans qu'il tressaille : c'est sans doute le banquier
dont il rêve, le Mécène qui doit lui apporter la richesse et
l'indépendance. A défaut de ce généreux ami des lettres, il fonde
une association en vue d'exhumer le trésor que Toussaint-Lou-
verture a enfoui près du Morne de la Pointe-à-Pitre.
Balzac a l'imagination tournée vers l'extraordinaire. Sa
Comédie humaine abonde en aventures incroyables et en per-
sonnages fabuleux. Eugène Sue et Fréiléric Soulié n'ont jamais
rien inventé de plus romanesque, de plus saugrenu. Dans ses
romans les mieux observés éclate parfois un coup de théâtre
inattendu, une }>éripétie bizarre qui nous déconcerte, qui, brus-
quement, nous transporte du monde réel en pleine fiction. C'est
Philippe Bridau devenant duc et pair; c'est la Femme de trente
ans se terminant sur des scènes de mélodrame. A vrai dire, ces
choses-là peuvent arriver, elles arrivent dans la vie, et Balzac
veut représenter la vie complète. Devons-nous croire que l'amour
du vrai l'entraîne jusque dans l'invraisemblable? Il y a aussi
chez lui une prédilection secrète pour tout ce qui est étrang-e
et merveilleux. Joignons-y une sorte de mysticisme où la naïveté
se mêle h l'artifice. La tète de Balzac est pleine de superstitions
comme de rêves. 11 tombe parfois dans la niaiserie pure. Voici
ce qu'il écrit à sa mère : « Maintenant tu trouveras ci-joints
deux morceaux de flanelle que j'ai portés sur l'estomac, et avec
lesquels tu iras chez M. Chapelain. Commence par soumettre à
l'examen le morceau N" 1. Fais demander la cause et le traite-
ment à suivre », etc., etc. Il ajoute cette recommandation
4f.O LK UKMA.N
rx|iresse : « Aio bien soin de [u'cikIic I.i ll.inelle avec des papiers
pour Ile p.is all/'itT les cniuves. » (Genève, 46 octobre, 4842.)
n.il/.ac se donne volontiers ponr nn savant; mais sa science est
l)i('n sonviMil nne sorte de thaunuilurgie. Au monde véritable ce
grand réalisie en superpose un autre, tout imaginaire et surna-
turel. l)is<i|de de Cabanis, il est nn adepte de Swedenborg.
On peut dir(^ que Taulenr de la Comédie humaine a vécu dans
une hallncinalion perpétuelle. Obsédé par son œuvre, il en arrive
à ne plus distiuiiuer ce qu'il invente de ce qu'il voit. Le sang
Ini monte à la tète. Dans la fièvre du travail, il liiiil par perdre
la notion des choses réelles; il ne reconnaît pas, a()rès douze ou
quatorze heures de labeur, d'un labeur continu, forcené, incan-
descent, les rues de son quartier qui Ini sont les plus familières.
Il a le vertige de sa propre imagination. La réalité, pour lui, ce
sont les événements et les personnages du monde (pfa créé son
cerveau. Qni dit réaliste, dit, par là même, observateur : luais
il n'est j)as douteux que l'intuition, dans les romans de Balzac,
ne tienne une place considérable. Songeons que sa vie presque
tout entière a été absorbée par un travail ininterrompu. C'est
surtout [tendant sa jeunesse qu'il recueille les matériaux de la
Comédie humaine. La plupart du temps, il travaille sur des sou-
venirs : l'observation, déjà ancienne, a été modifiée par un long
séjour dans son esprit. Laissons de coté certains personnages
qui ont été faits « de chic », lady Dudley par exemple ou Albert
Savarus, ou même certains autres, tels que Vautrin, chez lesquels
il n'y a rien de réel. Pour les grandes figures (pi'il met en scène,
son procédé est manifestement intuitif. Gomme tous les grands
créateurs, il regarde en soi-même. Les « héros » de Balzac n'ont
jamais eu de modèles; il les tire de son imagination. Ce n'est pas
lui qui imita la vie; on dirait plus justement que la vie l'imita :
combien de ses personnages devinrent eux-mêmes des modèles,
d'après lesquels se façonnèrent les « snobs » contemporains!
Le réalisme, assurément, ne saurait être une reproduction
exacte de la nature. Toute œuvre d'art, si réaliste qu'elle
veuille être, comporte forcément deux procédés incompatibles
avrc un décalque, l'abstraction et l'idéalisation. Mais ce qu'il
faut remanpier ici, c'est qu'aucun romantique n'a pratiqué plus
hardinieiit liin ou l'autre. De là celte logique de ses romans.
LE UOMAX HKALISTE 461
sinon dans l'action, qui manque souvent de teneur, tout au
moins dans le développement des caractères. La réalité ne fut
jamais aussi simple, ne procéda jamais avec une aussi parfaite
rectitude. Nous trouvons chez lui maints [tersonnages qui sont
des types jdutiM (jue des individus. Ils oui quel(|ue chose de
général, de i;énéri(|ue. Ainsi Fourchon symbolise le pavsan, tel
que se le représente Balzac ; M"" de Bargeton, la femme de pro-
vince (« en province, dit-il lui-même, il n'y a qu'une femme »);
César Birotteau enfin, l'auteur a pris soin de nous avertir, toute
une catégorie de bourgeois, « tout un peuple de douleurs ». Et,
d'autre part, il y a dans la Comédie humaine beaucoup de ces
personnages que l'on a qualifiés (ïexcessifs. Les personnages
typiques ne sont pas réels, pour cette raison qu'il n'y a de vrai-
ment réel que l'individu; quant aux personnages excessifs, ils
ne le sont pas daA'antage. pour cette raison, presque contraire,
que leur individualité s'exagère, s'amplifie, prend des propor-
tions insolites ou même fantastiques. Si, à côté des hommes
moyens, semblables aux autres et que ne distingue aucun trait
bien particulier, la nature en crée aussi d'extraordinaires et de
monstrueux, il n'en reste pas moins vrai que le domaine du
réalisme est la médiocrité coutumière.
Nous avons dit que les héros de George Sand tournent au
type. Nous pourrions le dire aussi bien des héros de Balzac.
Souvent son imagination l'emporte au delà de cette vérité
moyenne que le réalisme a pour objet de reproduire et que
l'esthétique réaliste ne permet pas d'excéder. C'est un défaut
quand il s'agit de personnages qui n'ont pas eux-mêmes assez
d'étoffe : Birotteau, peut-être, qui, présenté dans toute la pre-
mière partie du roman comme un niais et un vaniteux, devient,
dans la seconde, une espèce de « Christ » ; la cousine Bette,
qui, simple et fruste au début, se transfigure sur la fin en un
monstre de méchanceté et de perfidie ; surtout l'abbé Troubert,
dans lequel nous ne voyons d'abord qu'un intrigant d'assez
mince envergure, et dont l'auteur fait, au cours de l'histoire, en
le poussant de plus en plus à l'exagération, quelque chose
comme un nouveau Sixte-Quint. Il en est chez Balzac des
acteurs comme de l'intrigue. Sa vision grossissante déforme la
réalité. Ce qui lui manque, c'est le sens de la mesure.
462 LH ROMAN
A (li'-raul (le incsurc. il a la |missaii('o. Son iiriiie excelle dans
la iieiiitiire (les personnages (jui résument en eux tout un groupe
social, e( surtout dans celle des personnages <|ui symbolisent
une |iassion. Voici le père Goriot. La vie du ljonliomm(; (;st tout
entière dans ses tilles. Au regard de ses filles, il n'y a pour lui
ni religion, ni morale, ni convenances sociales. Le hien, c'est
ce qui leur l'ait plaisir; le mal, c'est ce qui leur causera (juelque
chagrin. Hastignac plaît à Delphine; le vieillard ne demanderait
pas mieux (jue de « cirer ses hottes » ; il l'encourage, le con-
seille, lui sert d'entremetteur. Abandonné, sur le lit de mort,
par celles dont il a fait sa [»ensée unique, auxquelles il s'est
tout entier sacrifié, le père Goriot n'en marque aucune surprise.
« Je le savais, dit-il; elles ont des afTiiires... elles dorment. »
Puis, croyant les voir près de lui, il meurt avec béatitude, le
nom de ses « anges » sur les lèvres. — Grandet n'aime pas
moins son or que Goriot ses filles. C'est une passion jalouse
et farouche, mais aussi une sorte de tendresse lanuoui-euse.
« Allons, va le chercher, le mignon... » 11 a un frère qui se tue;
en voyant pleurer son neveu : « (]e jeune homme, dit-il, n'est
bon à rien; les morts l'occupent plus que l'argent. » 11 dé[»ouille
Eugénie de l'héritage qui lui revient; lorsqu'elle si^ne l'acte de
renonciation, la joie le prend à la gorge, il jtàlit, il chancelle,
puis, serrant la jeune fille dans ses bras, il jette ces paroles
incohérentes : « Va, mon enfant, tu donnes la vie à ton père.
Voilà comme doivent se faire les aflaires, je te bénis.' Tu es une
véritable tille qui aime bien son papa. » Devenu impotent, il
passe des heures à regarder ses trésors, l'œil fixe, dans une
muette extase. Comme le dernier geste du père Goriot est pour
caresser les cheveux de ses filles, Grandet meurt en étendant
le bras pour saisir, d'un suprême effort, le crucifix de vermeil
que lui présente le prêtre. — Balthasar Claës, une sorte d'illu-
miné, s'absorbe dans sa recherche de l' « absolu », oubliant
tout ce qui l'entoure, sa femme et ses filles. Ap|)elé par M'"" Claës
mourante, c'est à peine si ses expériences lui laissent le temps
d'arriver avant qu'elle ait rendu le dernier soupir. « Tu allais
sans doute décomposer l'azote », dit-elle avec une douceur
d'ange. « ("est fait », répond lialthasar d'un air joyeux. Et il
se met à ex])liquer la chose (piand des murmures, que les assis-
LE ROMAN HKALISTE 463
tants ne peuvent retenir, le font rentrer en soi-même. Sa femme
une fois morte, il a maintenant affaire à sa fille. Un jour que
Maraueriie va cacher un sac d'or, laissé par M'"" Clacs comme
une ressource suiuvnie pour sauver la faïuillc do rindiî.,''encc
ou du déshonneur, elle aperçoit, à la porte de la salle, son père
qui la regarde « avec une elTrayante expression d'avidité ». —
« Marguerite, il me faut cet or. — S'il ne s'agissait que de mon
sang, s'écrie-t-elle, je vous le rendrais; mais puis-je laisser
égorger par la science mes frères et ma sœur? non! » Alors
Balthasar : « Ma fille se met entre la gloire et moi!... Sois mau-
dite! Tu n'es ni fille ni femme, tu n'as pas de cœur! tu ne seras
ni une mère ni une épouse! » Puis : « Laisse-moi prendre! dis,
ma chère petite, mon enfant chérie! je t'adorerai », fait-il, en
avançant la main sur l'or par un mouvement d'atroce énergie.
Et, comme Marguerite atteste Dieu : « Bien; essaye de vivre
couverte du sang de ton père ! »
Dans tous ces personnages, l'homme se réduit à une passion
unique. L'amour de la science étouffe chez Balthasar Claës tout
autre sentiment. Grandet ne dit pas une seule parole, ne fait
pas un seul geste qui ne manifeste son avarice. Au père Goriot
il ne reste rien d'humain que sa paternité, si même on peut
dire qu'une telle paternité soit encore quelque chose d'humain.
Nous n'avons plus là de la psychologie. C'est vraiment trop
sinîple. A peine si Claës se laisse un instant regagner par sa
femme. Dès le déhut du roman, elle craint qu'il n'ait perdu la
raison : « Deviendrais-tu fou? » dit-elle avec une prof(jnde ter-
reur. Fou, voilà bien le mot. Claës, Grandet, Goriot, ne sont
plus que des maniaques. Ce qu'il faut admirer ici, c'est, à défaut
de psychologie, la vigueur avec laquelle Balzac accuse le relief
des figures, c'est la puissance d'imagination, qui, pour soutenir
des personnages excessifs dès le début, lui fait trouver, au cours
du récit, des traits de plus en plus forts. Et c'est aussi le carac-
tère de tragique grandeur qu'il donne à des types jusqu'alors
falots, à un avare, à un père imbécile, à un monomane de la
pierre philosophale. Entre tous les personnages de la Comédie
humaine, il n'y en a pas, je n'ose dire de plus vivants, mais de
plus expressifs. Leur simplification même les rend caractéris-
tiques. Ils se gravent dans notre mémoire avec une extraordi-
464 LK ROMAN
nairc netleté. Nous ne les ouhlions |ilns. nous donnons leur
nom aux personnages de la vie réell(> (jul nous les ont rappelés,
(ioniine cerlaines liiiures de Shakespeare et de Molière, ils sym-
boliM'nl un \ icc ou une passion.
(le n'est pas à «lire |)nin' ((d.i «juc leui" peintre soit un l'éaliste.
Heronnaissons que si, dans les âmes moyennes, diverses pas-
sions luttent entre elles et se modifient l'une par l'autre, on
rencontre aussi des âmes effrénées dont une passion dominante
nlooilic |(.ufe léneriiie. Y-a-t-il des Grandet et des Claës?je veux
l'admettre. Si même il n'y en a pas, serait-ce une raison pour
((ne l'art ne put en créer? Non certes. Mais, si même il y en a,
l'art (pii les représente n'est point un art réaliste. Encore une
t'ois, le réalisme s'attache à j)eindre ce qui est médiocre; et,
d'antre part, il représente l'àme humaine dans la complexité de
ses multiples éléments. Peindre des |i(M'sonnaiies excessifs com-
plètement absorbés par une passion à laquelle rien ne fait échec,
c'est imaîriner une vérité toute virtuelle, la vérité des idéalistes.
Réalisme de Balzac. — Sa philosophie. — L'auteur
de la Comédie humaine n'en passe pas moins à juste titre pour
l'initiateur du réalisme. Il est réaliste, d'abord par sa philo-
sophie scientifique, ensuite par son inclination à représenter de
préférence ce (pie la vie et l'homme ont de laid; il l'est enfin
et surtout pour avoir fait du roman une œuvre documentaire.
IJalzac s'est hautement déclaré catholique. « J'écris, dit-il,
dans la jiréface de la Comédie humaine, à la lueur de deux
véiités éternelles, la Relitjion et la Monarchie. » Mais, aussi bien
que la monarchie, la religion lui aiiparait comme une discipline,
une jiolice sociale, un système ré))ressif. « Moins j'y crois,
d(''clarail-il, plus j'ai d'autorité [)Our la défendre. » Sa religion
n'est (piune forme de son absolutisme, et s'explique par l'idée
qu'il a de riiounne, être foncièrement mauvais, égoïste, cupide,
dont la bestialité natundie doit être contenue parla crainte du
châtiment. A vrai dire, Balzac est matérialiste et déterministe.
Nous l'avons vu tout à l'heure mystique. Mais ce mysticisme,
qui se concilie fi.ii bien ( hez lui avec la grossièreté plantureuse
et puissante du temjiérament, ne l'empêche pas d'être un disciple
d'I[elvétius et d'Holbach. Et même le mysticisme de Balzac a
en soi quelque chose de matériel. Balzac n'admet dans l'univers
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VII, CH. IX
Armand C'oliu & Cie, Editeurs, Tari
HONORE DE BALZAC
D-APRÈS UN DESSIN A LA SÉPIA DE LOUIS BOULANGER
Musée de Tours
LE ROMAN REALISTE 465
qu'une suhstanco uiii(|u»\ plus ou moins suhtilo. I*oiir lui, Tàme
est un fluide: la pensée, le sentiment, la volonté, sont des inodifi-
eations de ce tluide, analoiiucs par leur essence à la chaleur, à
rélectricité, à la lumière. Son mysticisme tient de Mesmer et de
Cabanis aussi bien que île Swedenbori:. Parmi d "ingénieuses
conjectures, et, quelquefois, des vues profondes, nous y trou-
vons toutes les rêveries d'un illuminé qui donne corps aux fan-
tômes de son imagination. Balzac se re[)résente les idées comme
des êtres organisés, complets, qui vivent dans le monde invisible
et influent sur nos destinées. II croit aux revenants et presque
aux loups garous. Pour convertir le docteur Minoret, il le con-
duit chez une pythonisse, laquelle, de Paris, voit tout ce qui se
fait à Nemours.
En même temps, Balzac est déterministe. La philosophie de
son œuvre se fonde sur une assimilation complète de l'homme
avec l'animal. Il considère le roman comme ayant pour objet
l'histoire des mœurs, nous y viendrons tout à l'heure, et l'his-
toire des mœurs, selon lui, fait partie intégrante de l'histoire
naturelle. Adoptant les idées de Geoffroy Saint-Hilaire et les
transportant de la science dans la morale, il ne veut recon-
naître aucune différence entre l'animalité et l'humanité. Toutes
les lois qui régissent l'une, l'autre y est soumise. La plus essen-
tielle, c'est la loi du milieu. Pour les animaux, il ne peut s'agir
que du milieu physique; pour l'homme, qui vit en société, il
s'agit aussi du milieu social. L'efTet du milieu physique a été
de déformer le type original par des modifications de plus en
plus profondes qui ont donné naissance aux diverses espèces;
quant à l'homme, le milieu social manifeste son influence en
faisant autant d'hommes divers qu'il y a de variétés parmi les
animaux. « Les différences entre un soldat, un ouvrier, un
administrateur, un avocat, etc., sont, quoique plus difficiles à
saisir, aussi considérables que celles qui distinguent le loup, le
lion, l'àne, le requin, etc. Il a donc existé, il existera donc de
tout temps des espèces sociales comme il y a des espèces zoolo-
giques. » La description des espèces sociales, tel est l'objet que
Balzac s'assigne. Nous rappellerons plus loin les idées du zoolo-
giste qui donnent à son œuvre une siLï-nification documentaire.
Il faut pour le moment signaler chez l'auteur de la Comédie
Histoire de la langue. VU. iv
4G0 LE ROMAN
limn.iiiic le (lôtcnninisiue absolu auquel ces idées aboutissent
ou ilout elles dérivent'. A ses yeux l'homme n'est pas un agent
volontaire, mais un produit. Outre les inlluences du milieu,
l'homme subit celles du lemi»(''rauuMit, 11 se croit autonome, mais
son activité n'a rien (|ue de mécaui(|U('. VA n'accusons pas
Balzac de coulradictiou, sous prétexte qu'il peint des caractères,
el même (juil met en scène des personnaires « excessifs ». Ses
« héros » sont esclaves d'une passion. La violence môme avec
hupielle cette passion se manifeste dénote leur faiblesse. En
réalité, riiomme ne s'appartient pas. Aussi n'y a-t-il ni vertus
ni vices; il n'y a que des aptitudes et des ajtpétits.
On accuse souvent Balzac d'immoralité. Si c'est parce qu'il
peint le vice de préférence à la vertu, on lui fait une mauvaise
(|ut'r( Ile. La peinture du vice n'a rien d'immoral en soi. Mais
si l'on entend par là que, comme le lui reproche Taine, il le
rend intéressant et excusable, ce n'est pas assez dire. Toute
idée de moralité est absente de son œuvre. Uniquement épris
de la passion, il ne s'inquiète pas si elle s'applique au bien ou
;m mal; il l'admire dans un forçat tel que Vautrin, comme dans
une saiide telle (jue M""^ de la Chanterie. Ainsi notre vieux
Corneille a plus d'une fois glorifié la volonté pour elle-même,
soit qu'elle s'exerçât pour ainsi dire à vide, soit qu'elle pour-
suivît nu but criminel. Des deux paris, même célébration de
la force. Seulement celte force, dans la pensée de Corneille,
l'homme en dispose; chez Balzac, elle dispose de l'homme.
Le mot de réaliste prête à des interprétations bien diverses,
peut-être le réalisme et l'idéalisme sont ils moins deux systèmes
littéraires que deux conceptions de l'homme et de la société. En
tout cas, c'est chez nous, à4itre de matérialistes et de détermi-
nistes, que les réalistes ont introduit dans l'art ce que les idéa-
listes laissaient volontairement de côté, je veux dire la « phy-
siologie ». Nous comparions tout à l'heure certaines figures de
Balzac avec celles de nos classi(iues, en remarquant qu'il lui
arrive de généraliser et de simjtlitier comme eux. Mais les [ler-
sonnages classiques ne sont guère (jue des âmes. Si [»ar hasai'd
nii nous en laisse entrevoir (piebpu; trait (pii les rattache à la
1. C'est en partant du nuMiic principe ipic Diilerot avait voulu siibslilucr aux
caractères les eondilions.
LE ROMAN RKALISTE 467
réalité sensible, ce trait, idéalisé par les artifices du style, ne
nous laisse aucune impression matérielle. Balzac, au contraire,
nous fait connaître avec soin Tidiosyncrasie de ses personnages.
Les types les plus généraux qui figurent dans la Comédie
humaine sont réels par le minutieux détail de leur individualité
phvsique. On nous renseigne sur leur com{)lexion particulière;
on nous décrit la nature de leur tempérament, on note les plus
petites singularités de leur visage. Ils sortent ainsi de l'abs-
traction psychologique pour entrer dans la réalité vivante.
Son « pessimisme ». — Si nous prenons le réalisme dans
son sens propre, dans son sens étymologique, il n'implique pas
la peinture du mal plutôt que celle du bien. Mais le bien nous
trouve moins crédules que le mal. Tandis que le mal paraît tou-
jours vraisemblable, le bien, dès qu'il dépasse la mesure com-
mune, nous inspire de la défiance; nous n'y voyons plus qu'une
invention gratuite du romancier. Et ainsi tous les écrivains qui
peignent de préférence le mal sont rangés entre les réalistes,
même lorsqu'ils l'idéalisent, comme fait si souvent Balzac, en
lui prêtant, pour citer ses propres paroles, des proportions
monstrueuses ou grotesques. Balzac n'idéalise pas moins que
George Sand; mais il idéalise le laid, et nous l'appelons réaliste.
Ce n'est pas qu'il n'ait jieint aussi la vertu. Lui-même, se
défendant contre ceux qui l'accusaient d'immoralité, rappelait
certaines figures de son œuvre, M""® Claës, les Birotteau, le
banquier Keller, le curé Chaperon, la baronne Hulot, beaucoup
d'autres encore. Mais, pour un seul de ces personnages, il y en
a dix dans lesquels il nous montre les pires côtés de notre
nature. Et puis, ce ne sont là pour la plupart que des person-
nages de second plan, ou même qui n'ont dans la Comédie
humaine qu'un rôle épisodique. Comparez-les à Vautrin, à Ras-
tignac, à la duchesse de Maufrigneuse, à Nucingen : ceux-ci
occupent le devant de la scène et mènent toute l'action. Aussi
bien, dès lors que nous subissons les influences fatales du tem-
pérament, il ne saurait y avoir de vertu. Dira-t-on qu'il n'v a
pas non plus de vices? Mais le vice dénote notre infirmité, et ce
qu'on appelle vertu suppose tout au contraire une force. Les
vertueux, chez Balzac, sont presque toujours représentés comme
des simples. Voyez par exemple César Birotteau. « Me trom-
408 LK IKIMAX
|KM-ail-il? » so <lil (iOiislancc, (|ii;ui(I, toiil ciilit'i" à ses rêves de
f^raiideui", h' Iirave hoinnic lui inunire un visage préoccupé.
« Non, ajoulc-l-elle, il est trop l)ètr, » lîirolteau est trop bète
pour troni[)('r jamais personne : son honnêteté de commerçant
s'explique, aussi Itien (ju<' sa lididité (•()njugal«\ pai* un<> sorlo
d'innocence niaise. Quelquefois, au lieu de nous montrer la
vertu comme une duperie, Balzac, ce (pii est plus i^rave, y voit
un calcul : M"'" (](u-mon, M""' de Morlsaul', la baronne llulot, font
avec le ciel une sorte de marché; elles nous rappellent le prêtre
de M""" de Sévig'ni' (pii niaiiiicait île la merluche dans ce monde
pour maniier du saumon dans l'autre.
Ce que lialzac aime à peindre, c'est le mal. Presque tous les
« grands personnages » de la Comédie humaine symbolisent un
vice. Le père (loriot n'est, à vi'ai dire, qu'un malade, et Bal-
thasar Claës (pi'un illuminé. Mais llulot et Grandet sont de véri-
tables monstres. Joignez-y M""' Marneire, la cousine Bette,
Philijqie Bridau, et tant d'autres. Et nous n'avons encore là
que des êtres exceptionnels. A considérer la Comédie humaine
dans son ensemble, elle est un véritable pandémonium. La
société apparaît à Balzac comme une mêlée d'intérêts et de
convoitises. « Quelque mal qu'on te dise du monde, déclare
Rastig'nac, crois-le; il n'y a jias de Juvéual (pii puisse en peindre
riioi'reiii', couverte d'or et de [)ierreries. » C'est ce (pi'on appelle
le grand monde. Mais les classes sociales moyennes ou infimes
ne sont j)as mieux traitées. Et môme le réalisme de' Balzac ne
nous paraît nulle part aussi fidèle qu'en peig-nant, sans exagé-
ration suspecte, et loutefois avec une manifeste complaisance,
les petites passions qui s'agitent en des milieux bourgeois ou
[irovinciaux, tout ce (jue la nature humaine, en un cadre étroit
et terne, j)eut déceler de vulgaire, de plat et de vil.
Il v a chez Balzac manque d'idéal; il y a aussi manque de
discrétion. C'est ce qui nous apparaît surtout dans la peinture
de l'amour et dans les jjersonnages de femmes. Ne parlons pas
de ses jeunes filles. Il a donné à certaines de la douceur, de
la tendresse, de la grâce. Mais, en général, les jeunes filles
de Balzac sont peu significatives. Elles n'ont pas d(! j)erson-
nalité. Pour lui, l'amour crée la femme. Ce qui est significatif
en elles, ce sont, quand leur figure a quelque caractère, des
LK IIOMAN RÉALISTE 469
traits où leur peinlrc traliit un réalisme indélicat. Quant aux
femmes de Balzac, celles qu'il a le mieux peintes, outre ses
personnages plus ou moins iirotesques d'intrigantes, de sottes,
de bavardes, de dévotes, de tracassières, ce sont les courtisanes,
professionnelles, comme Esther ou M™" Schontz, bourgeoises,
comme M™" Marneffe. Il a peu réussi dans l'amour pur. Ne
parlons même pas de M"" Claës, qui, })Our détourner son mari
de la science, essaie de réveiller chez lui le goût des plaisirs.
Mais voyons ses grandes amoureuses. M'"" de Beauséant par
exemple, quand elle écrit à Gaston de Rueil pour lui rendre sa
liberté, se console d'avance en rappelant tout ce qu'elle a eu de
son jeune amant et ce qu'une autre n'en aura plus, ces caresses
adolescentes, cette fraîcheur de sensations, cette virginité friande
qui la fit, dit-elle, si délicieusement jouir. La comtesse Hono-
rine, que l'on nous donne pour le type de la pudeur, écrit, près
de sa fin, une lettre presque impudique. Chez M"" de Mortsauf
elle-même, le mysticisme sentimental se mêle d'émois tout sen-
suels, et elle meurt en se reprochant de n'avoir pas vécu.
Aussi bien l'amour, cet amour plus ou moins « romanesque »
dont s'inspire toute l'œuvre de George Sand, ne tient dans la
Comédie humaine qu'une place secondaire. Ce qui intéresse
avant tout Balzac, ce n'est pas l'amour, c'est l'argent. Là encore,
nous retrouvons le réaliste. D'abord la question d'argent, con-
sidérée ainsi comme « le grand ressort de la société moderne »,
doit nécessairement l'amener à introduire dans le roman une
multitude de personnages, une foule de professions et de métiers
qui relèvent de la vie pratique ; ensuite, les rivalités et les con-
flits qu'elle fait naître mettent au jour les éléments inférieurs
de la nature humaine qui sont le domaine du réalisme.
Sa conception du roman, œuvre documentaire. —
Mais si Balzac est réaliste dans la vraie acception du mot,
c'est surtout parce qu'il a conçu la Comédie humaine comme un
tableau de la société. Jusqu'à lui, le roman avait été chez nous
œuvre d'imagination et de passion. Avec lui, il devient un auxi-
liaire de l'histoire, une histoire plus vivante et plus complexe.
On peut s'expliquer par là son admiration pour AValter Scott :
c'est des deux parts le même objet, et ce sont aussi les mêmes
procédés. Mais Walter Scott n'a pas peint les passions ,
470 LK lidMAN
(•(^iiiinc IJal/ac le r<'inai'(|U(', « aliii (Trlrc lu dans toutes les
familles de la lu-iidc Angleterre ». Et de plus, tirant ses sujets
et ses personnages des siècles lointains, il s'est condamné à
une approximation toujours suspecte. Pour montrer la réalité
complète, Balzac ne craindra, pas de violer les bienséances et
l<\s conventions. Mais d'autre part, au lieu de peindre, comme
faisaient les romanli(|ues, des âges que la plus scru|»uleuse éru-
dition tente vainement de ressusciter, c'est son temps dont il
écrit l'histoire. 11 remonte quelquefois un peu plus haut; dans
Les Chouans \vay exemple, le premier de ses romans qui fasse
partie de la Comédie humaine : là même, il s'inspire de tradi-
tions qui vivent encore. Presque toujours il peint ce qui se
passe sous ses yeux. Un vaste répertoire de documents sur la
société contemporaine, voilà, pour lui, l'œuvre du romancier.
Ce livre « que Rome, Athènes, Tyr, Memphis, ne nous ont
malheureusement pas laissé sur leur civilisation », il voudrait
le faire pour la France du xix" siècle.
Historien — et d'ailleurs naturaliste, ou zoologiste, — Balzac,
(pioi (pie nous ayons dit de son imagination fiévreuse, n'en est
pas moins, dans les parties « historiques » de la Comédie
humaine, un observateur. Intuitif pour ce qui concerne la pein-
ture des êtres exceptionnels, qui, psychologiquement, n'appar-
tiemierit à aucune époque particulière, il les rattache à leur
siècle par une détermination physique des j)lus minutieuses.
Pour ce qui est peinture des milieux et des mœurs, il reproduit
scrupuleusement la réalité contemporaine.
Si Balzac commença de bonne heure à écrire et n'interrompit
guère une tâche qui l'absorbait tout entier, son cerveau recelait
déjà un auijde répertoire d'images et dé figures. De 1820 à
1830, il fit des romans sans vérité. Ses impressions, ses souve-
nirs d'enfance et d'adolescence sommeillaient en lui ; ils s'éveil-
lent plus tard, mûris par une lente incubation, éclairés par l'ex-
|iérience. 11 ne faut pas croin» du reste que son travail ne lui
lais.sàt aucun instant de ré[>it. Mais, la }dume une fois posée,
l'esprit de Balzac ne restait point inactif. Sa promptitude de
coup d'ieil était extraoïdinaire pour saisir à la fois et l'ensemble
et les détails de ce qui l'intéressait. « Il venait, dit Sainte-Beuve,
il causait avec vous; lui, si cnivi'é de son œuvre et en appa-
LE ROMAN RÉALISTE 471
rence si iilein de lui-même, il savait interroger à son profit, il
savait écouter: même quand il n'avait pas écouté, quand il sem-
blait n'avoir vu que lui et son idée, il sortait ayant emporté de
là, avant absorbé tout ce (}u'il voulait savoir, et il vous étonnait
plus tard à le décrire. » Sa correspondance nous le montre à
chaque instant préoccupé des milieux dans lesquels il veut
mettre les acteurs de la Comédie humaine. Il demande à M"'' Car-
raud des renseignements sur la topographie d'Angoulème, ou
plutôt, car la ville lui était connue, le nom de telle porte qui
débouche sur la cathédrale, de telle rue qui longe le Palais
de justice. Il ne recule pas devant un voyage pour étudier sur
place la scène d'un roman. Partout où il va, dans le monde
ou à la campagne, en Sardaigne ou chez M™" Hanska, il grave
dans sa mémoire les lieux, les mœurs, les êtres. Sa Correspon-
dance a fait connaître les originaux de certains personnages : la
duchesse de Langeais, c'est M™^ de Castries; Camille Maupin,
c'est George Sand; M""' de Mortsauf, c'est M"" de Berny. Il lui
arrivait de suivre tel passant dont l'aspect lui avait paru signi-
ficatif, afin de noter de près son costume, ses traits, ses gestes,
et, s'il se pouvait, d'apprendre son nom.
Balzac a le don de voir les objets, d'en saisir le sens, de
l'exprimer avec une précision et un relief extraordinaires. Ses
descriptions ne ressemblent pas du tout à celles d'un poète. Ce
n'est pas la beauté des choses qui le ravit, mais leur physio-
nomie qui l'intéresse, et, particulièrement, leur relation avec
le caractère des personnes. Il y a en Balzac l'amateur d'abord,
le passionné de ce que lui-même appelle la briquabraquologie.
Il y a surtout l'historien et le naturaliste qui voient dans les
milieux ce qu'ils ont d'approprié à l'homme. Il ne peint guère
la campagne. Cependant on trouve parfois chez lui d'admirables
pavages, les bords de l'Indre, la vallée du Couesnon, et, dans
Séi-aphita, les fiords de la Norvège. Mais la vie sociale l'inté-
resse plus que la nature : ses descriptions champêtres n'ont,
pour la plupart, aucune beauté poétique; elles ne font que noter
en traits secs la figure des lieux. Ce qu'il excelle à peindre, c'est
la ville, ce sont les maisons, les appartements, les meubles,
tous les petits détails d'intérieur. Sous sa plume, les objets
s'animent et se colorent, semblent eux-mêmes jouer leur rôle
472 LK UOMAN
dans le développemoiil du récit. Los descriptions de Balzac
sont parfois trop longues; elles sont toujours d'une fidélité scru-
puleuse; et, le [dus souvent, elles expli(|uent les mœurs et com-
plotent la véi'ilé des personnages.
Ses portraits oui la même exactitude et dénotent le même
goût du détail caractéristique. Historien de son temps, Balzac
en a représenté les hommes dans la diversité significative de
leurs ligures. C'est déjà vrai, nous l'avons vu, de ses « grands
personnages » ; quelque simjtlicité, quelque généralité que le
psychologue Icui- donne, le physiologiste les individualise par
la notation du tempérament, et l'historien par celle du milieu.
C'est encore plus vrai de ses jtersonnages secondaires. Il signale
en les peignant ces menus détails qui précisent une physiono-
mie : chacun porte l'cmiireinte de son éducation, de son métier,
de son habitacle. Connaissant jusqu'aux moindres traits de leur
nature et de leur existence, nous sommes persuadés qu'ils appar-
tiennent au monde réel, et peu s'en faut que, comme l'auteur
lui-même, nous ne croyions vivre avec eux.
La Comédie humaine était dans la pensée de Balzac une comédie
de mœurs plutôt qu'une comédie de caractères. Il prétendait
représenter la société contemporaine tout entière et non dans
quelques figures. S'il avait été fidèle à la conception philoso-
phique sur laquelle lui-même veut fonder son œuvre, il aurait
dû faire une suite de monographies, pour décrire chacune à
part les diverses espèces sociales. Mais, en procédant ainsi, il
se fût obligé de créer des types génériques qui, représentants
d'une profession, auraient trop aisément tourné à l'abstrait. La
Comédie humaine se développe en scènes de la Vie privée, de
la Vie do province, do la Vie parisienne, de la Vie politique, de
la Vie militaire, de la Vie de cam[iagne. Cette division est en
accord avec une œuvre de vérité particulière et non de vérité
svmboliquo. Ouoi(|ue Balzac parte du réel, il se laisse plus
d'une fois enlraînor par son imagination à exagérer les traits
que l'observation lui fournissait, et c'est ainsi que nous trou-
vons chez lui des personnages symboliques. Mais ces personnages
dépassent le cadre d Un historien (|ui so propose la description
fies mœurs conlomporaines. C'est par la jteinture des person-
nages moyens que lialzac a fait concurrence à l'état civil.
LE ROMAN HÉALISTK 413
Il montre autant de puissance jioui' la synthèse que de pénétra-
tion pour l'analyse. Son génie embrassait la société tout entière
dans les relations multiples des phénomènes qui en expriment
la vie. Aussi devait- il faire de son œuvre, non pas une série
de romans isolés, mais un ensemble dont toutes les parties fus-
sent reliées entre elles. Cette conception d'une ample comédie
à cent actes divers où reparaissaient sans cesse les mêmes per-
sonnages, pouvait affaiblir l'intérêt de curiosité. Peu importe.
Ce n'est pas ce genre d'intérêt que recherche Balzac. Peintre de
La société contemporaine, il la voit comme un système de
forces, tantôt en conflit, tantôt en équilibre. Pour être exact, il
ne lui suffisait pas de juxtaposer tant bien que mal des romans
isolés; il fallait que tous ces romans fussent en communication
les uns avec les autres, qu'ils ne fissent pour ainsi dire qu'un
vaste et unique roman, égal à la complexité de la vie.
Balzac n'a pas représenté avec le même succès toutes les clas-
ses sociales. Manquant de finesse et de tact, il réussit peu dans
la peinture du monde aristocratique. Ses grands seigneurs sont
trop souvent vulgaires de langage et de ton. Mais que dire de
ses grandes dames? Voyez seulement la duchesse de Maufri-
gneuse, qu'il nous donne pour le modèle des élégances supé-
rieures, et qu'il fait parler tantôt comme une portière, tantôt
comme une courtisane. Quant aux paysans, il les a rarement
mis en scène, et, d'ailleurs, n'a guère vu en eux qu'égoïsme et
bestialité. Ce que Balzac peint le mieux, ce sont, en faisant la
part de sa tendance naturelle au dénigrement, les milieux pro-
vinciaux et bourgeois, ce sont aussi les dessous de la société pari-
sienne. Son admiration superstitieuse pour Paris, dans laquelle
se traduit un fond de naïveté badaude, le rend injuste pour la
province ; il méconnaît ou ignore ce que ses mœurs ont de
familiarité cordiale, ce qu'elle abrite de simples et discrètes
vertus. Mais comme il nous en montre les petitesses, les mes-
quineries, les platitudes, tous les ridicules et tous les travers!
Il n'y a dans la Comédie humaine rien qui soit mieux pris sur
le fait, rien qui soit plus vrai et plus vivant. — Voici mainte-
nant ses bourgeois qui valent ses provinciaux. Surtout les petits
bourgeois, commerçants et employés, dans la réalité pratique de
leur existence. Balzac ne s'en tient pas à quelques indications
474 LE Ud.MAN
appntxiinalivcs.Noincnclatoiir dos professions, coinino lui-nièmp
s'appelait, aucun di'lail lo('lMii(|n(> ne le rehiilc 11 ne craint pas
(le fatiiiuor ses lecteurs. Ceux qui ne s'intéressent (|u'à l'ana-
lyse des sentiments ou au connitdes passions, sautent dix, vingt,
trente pai:(>s de suite. Quand le sous-chef Rabourdin se met en
tète de réformer radiuinislralion, son projet nous est exposé dans
le plus miimtieux détail; (juand Jîirotteau, pour « couler Macas-
sar », invente le Comaçène, on nous conduit chez l'illustre
chimiste Vauquelin, qui lui explique par le menu la compo-
sition des cheveux ; puis on nous renseigne sur la forme des
flacons, on nous montre les cadres dorés que l'inventeur distri-
bue à tous les coitTeurs de Paris, on nous fait lire le mirifique
prospectus rédigé par Antoche Finol. — Enfin, dans les bas-
fonds de la société, voici toute une foule malpropre et grouil-
lante, les bohèmes, les ratés, les escrocs, les policiers, les mar-
chandes à la toilette. Balzac, qui veut être complet et fidèle,
n'a aucun dég-oùt. Ce monde répugnant trouve en lui pour la
première fois son observateur et son interprète : la Comédie
humaine en décrit minutieusement les laideurs et les vices, en
reproduit jusf[u'aux plus infâmes jargons.
L'art de Balzac. — ■ L'artiste littéraire, chez Balzac,
n'égale pas le peintre et l'historien. On lui reproche une com-
pDsilion éparse, voire incohérente. A peine si quelques-uns de
ses romans, Eiujénie Grandet par exemple, trouvent grâce
devant la critique. Et il est bien vrai que la plupart manquent
d'unité. Je ne parle même pas des descriptions interminables du
di'bul. pai- lesquelles il veut nous faire tout d'abord connaître
les milieux. Alors qu'il s't>st mis en train, il complique gratui-
tement l'action, il reniimrrasse d'épisodes inutiles. Ce qu'on
doit surtout lui reprocher, ce sont les longues dissertations
qu'il intercale ç,à et là sur toute espèce de sujets, politique,
art ou philosophie, sans souci de laisser ses personnages en
plan. Quant au manque de cohésion dans l'intrigue, avouons
que le défaut a peu de gravité pour les romans de mœurs ; et, •
d'auti'e |»art, ses romans de caractères, même si la fable en est
peu scri-fT, ciiipriintent à la simplicité'" et à l'unité du personnage
j)rincipal une très forte teneur.
Balzac n'a jamais f)assé poui* un « bon écrivain ». Ce n'est
LE IIOMAX REALISTE 475
j)as (|iril se souri»^ peu du style. Reprochant à Stendhal, pour
lequel il avait une vive admiration, de « ne pas soigner assez la
forme », il ajoute : « Notre lanj^ue est une sorte de madame
Honesta qui no trouve bien que ce qui est irréprochable, ciselé,
léché. » Lui-même a toujours poli et repoli avec un zèle d'autant
plus méritoire que, pendant ces longues heures employées à la
correction, les figures des romans à faire hantaient son cerveau
bouillonnant de fougue inventive. Gautier nous raconte com-
ment il écrivait : « Quelquefois une phrase seule occupait toute
une veille; elle était prise, reprise, tordue, pétrie, martelée,
allongée, raccourcie, et, chose bizarre! la forme nécessaire,
absolue, ne se présentait qu'après l'épuisement des formes
approximatives. » Il demandait à l'imprimeur six, sept, et sou-
vent dix épreuves, raturant et remaniant sans cesse, couvrant
de sa fine écriture le papier tout zébré de lig-nes et constellé de
renvois. Pendant deux mois entiers il travailla dix-huit heures
par jour pour corriger dans la Peau de chagrin les « défauts de
style », et il v trouvait encore « une centaine de fautes ». A
vrai dire, ses fautes matérielles ne tirent pas à conséquence.
Peu importe qu'il écrive, comme le lui reproche Sainte-Beuve,
// ij en va de la vie. Ce qui importe ici, c'est moins la grammaire
que le style, et quelques solécismes n'empêchent pas Saint-
Simon d'être un grand écrivain, peut-être môme y aident-ils.
Mais reconnaissons que le style de Balzac est souvent bien mau-
vais. Surtout quand l'auteur s'applique, vise au délicat ou au
sublime. Il y a des pages de certains romans, du Lj/s dans la
Vallée entre autres, qui sont intolérables; c'est du galimatias et
du charabia. « Je suppose, disait Stendhal, que M. de Balzac
fait ses livres en deux temps; d'abord raisonnablement; puis il
les habille en beau stvle avec les pàliments de Vàme, les il neige
dans mon cœur, et autres belles choses, » Là, Balzac rivalise
avec le vicomte d'Arlincourt et devance M. Joseph Prudhomme.
Il faut pourtant reconnaître dans sa forme même des qualités
originales et puissantes. Serait-il notre plus grand romancier,
s'il n'était pas écrivain? Ecrivain difficultueux, sans goût, sans
mesure, auquel il est trop aisé de reprocher sa phraséologie
scientifique, ses trivialités et ses mièvreries, ses archaïsmes
pédantesques et ses néologismes bizarres. Ne lui demandons pas
470 LK IIOMAN
les (|iialil(''s dos classiquos. Les classiques, réalistes à leur
façou, si Vuu vout, mais ne peig-nant guère de la réalité que
ce (ju'elle a de noble, pouvaient et devai(>nt écrire avec pureté,
délicatesse, élégance. L' « écriture » de Balzac est la seule qui
s'appropriât à son œuvre. Quand Balzac ne se préoccupe pas de
faille du stvle, il écrit toujours assez hien. Un réaliste n'a pas
de style; j'eulends par là que son style, « soumis à l'objet », ne
prétend (pie le reproduire. Tel est celui de Balzac. On ne con-
çoit pas la (Comédie bumaine autrement écrite, je neveux môme
pas dire mieux écrite. Dans ses violences et ses raffinements,
ses bigarrures, ses saccades, ce style trouble, hasardeux, tantôt
brutal et tantôt dissolu, où l'écrivain mêle les ellipses aux sur-
charges, les grimaces aux caresses, les obscui'ités aux miroite-
ments, s'est modelé de lui-même sur les disparates et les incar-
tades de la vir, que Balzac a représentée tout entière.
L'auteur de la Comédie humaine n'appartient jtas à la famille
des génies harmonieux, qui composent leur œuvre de haut,
avec une sérénité dominatrice. Effervescent, tourmenté, fié-
vreux, il est incapable de se posséder. Aucun de ses ouvrages
ne réalise cette perfection que d'autres atteignent sans effort, et
que son impatience même l'empêche d'atteindre. Les plus vifs
admirateurs de Balzac lui reconnaissent eux-mêmes d'énormes
défauts, r.cla ne l'empêche pas d'être le maître incontesté de
toute la littérature romanesque. Il se tint en dehors et au-dessus
des écoles. Nos réalistes le revendiquent non sans raison pour
leur ancêtre; mais son réalisme n'enfermait point l'art dans
, une formule étroite. Il fait du roman l'image complète de la vie
sociale. Et il ne peint pas seulement les hommes de son siècle,
mais encore ceux de tous les siècles. Non moins admirable
comme romancier de caractères que comme romancier de
mœurs, son œuvre est un « immense magasin de documents »,
de documents historiques et aussi de documents humains. Elle
rivalise avec la nature d'amplitude et de diversité. Si mêlée et
imparfaite que soit l'ceuvre de Balzac, comparée à l'idéal clas-
sique, il est, |>armi nos peintres de la vie humaine, nos « créa-
teurs d'ilmes », le plus fécond elle plus puissant.
BIBLIOGRAPHIE 477
BIBLIOGRAPHIE
Sur Sknancour et a Ohekman » : Sainte-Beuve, préface de l'édilion
d'Obennan publiée en 1833, Portraits cottteinporuins, I. — George Sand,
préface d'Obcrinan publiée en 18 i7.
Sur Benjamin Cunstant et « Adolphe » : Sainte-Beuve, ?\ou\:eaux
lundis, 1; Portraits littrraircx, Ul. — Faguet, Politiques et Moralistes du
A7Je siècle, V'^ série.
Sur George Sand : Sainte-Beuve, Causeries du lundi, \; Portraits con-
temporains, I. — A. Vinet, Eludes sur la littérature française au Xi X" siècle. —
O. d'Hausson ville. Éludes, biographiques et littéraires. — J. Lemaître,
Les Contemporains, IV. — Caro, George Sand. — A. France , La vie
littéraire, I. — Faguet, Études littéraires sur le XIX siècle. — Brune-
tière, Évolution de la j^oésie lyrique. — G. Pallissier, Le Mouvement litté-
raire au A'LY*' siècle.
Sur Stendhal : Balzac, Études sur M. Deyle. — Mérimée, //. B., 7îotice
nécrologique. — Sainte-Beuve, Causeries du lundi, IX. — Taine, Essais
de critique et d'histoire. — Zola, Les Romanciers naturalistes. — Bourget,
Essais de psijchologie contemporaine. — E. Rod, Stendkal.
Sur MÉRIMÉE : Sainte-Beuve, Portraits eoiitemporains, 111; Causeries du
lundi, Ml. — Taine, Prosper Mérimée. — A. France, La rie littéraire, 11.
— Faguet, Études littéraires sur le XIX^ siècle. — A. Filon, Mérimée.
Sur Balzac : Sainte-Beuve, Portraits contemporains, II; Causeries du
lundi, 11. — Taine, Xouveaux essais de criticjue et dldstoire. — Th. Gau-
tier, Honoré de Balzac. — Scherer, Études sur la littérature contemporaine,
IV. — É. Zola, Le Roman expérimental ; Les Romanciers naturalistes. —
A. France. La vie littéraire, I. — P. Fiat, Essais sur Balzac; Nouveaux
essais sur Balzac. — E. Biré, H. de Balzac. — G. Pellissier, Le Mouvement
littéraire au XIX'^ siècle.
CHAPITRE X
L'HISTOIRE '
Les grandes écoles historiques. — On a dit inainlos
fois, après Augustin Thierry, « que l'histoire serait le cachet du
xix* siècle et qu'elle lui donnerait son nom, comme la philoso-
phie avait donné le sien au xvui'" ». Il y a toujours de la trahison
dans ces jucrements ahsolus qui prétendent usurj)er le droit à la
vérité: mais on ne dépassera pas la mesure en disant (|ue
jamais le rameau historique de la littérature française n'a porté
des fruits plus précieux et plus variés que de noti'e temps.
La première éclosion des grandes œuvres historiques a coïn-
cidé, au di'iiul de ce siècle, avec le renouveau littéraire du
romantisme. Les causes générales du mouvement littéraire
et du mouvement historique sont les mêmes; il est superllu
de les rappeler. « Les sociétés anciennes périssent; de leurs
ruines soriciil des sociétés nouvelles; lois, mœurs, usages, cou-
tumes, (qiiuious, |iriuci|tes même, tout est changé. Une grande
révolution est accomplie, une plus grande révolution se prépare;
1. l'ai- M. J. (le Cro/.ak, iirofi-ssciir ;i la faculté des LcUres ilc riiiivcrsilc de
Grenoljle.
2. Dix uns (("éludes Itislorii/Kes, Préface, p. 17. — Tliiers a écrit, dans le mémo
esprit : ■• J'ai toujours considéré l'histoire comme roccupation qui convenait
non pas exclusivement, mais spécialement à notre temps... Je me suis livré aux
travaux liisloriiiues dés ma jeunesse, certain que je faisais ce que mon siècle
lait particulièrement propre à faire. •- Ilist. du Consulat et de VEmpire, t. XII,
Averlinseinent de l'auteur. \>. v.
LHISTOiUK 479
la France doit recomposer ses annales, pour les mettre en rap-
port avec les progrès de rintelliirence. » C'est en ces termes
qu'au début de la I^réface de ses Eludes historiques, Chateau-
briand cherche à rendre raison des sympathies secrètes qui
inclinent vers l'histoire tant do g-énéreux et puissants esprits.
On se sent sur la lisière de deux mondes; avec cette exagéra-
tion des sentiments et cette courte vue qui sont le propre des
contemporains, on croit avoir rompu tous les liens avec le passé;
et le calme renaissant, un élan de piété filiale porte à les
renouer, du moins dans l'ordre de l'intelligence et dans le monde
des souvenirs.
Cet acte de piété intellectuelle paraissait sans danger. La
Révolution française avait été « le plus grand elTort auquel se
soit jamais livré un peuple, atin de couper, pour ainsi dire, en
deux sa destinée ». Il fallait peut-être cet excès même pour
rendre possible un retour des esprits. C'était un lieu commun,
dans le quart de siècle qui avait suivi la Révolution, que rien
n'avait survécu du passé. On put en aborder l'étude avec moins
de préventions puisqu'il n'était plus à craindre. La justice,
devenue sans dang-er, fut facile; il se trouva des hommes
capables d'étudier et de jug^er l'histoire du passé national comme
une histoire à jamais close.
Il y eut mieux encore. Les événements merveilleux que la
fortune avait ramassés dans un temps si court étaient pour
l'esprit à la fois un stimulant et une lumière. Si la révolution
philosophique du dernier siècle avait rendu la raison de l'his-
torien plus ferme, la révolution politique l'avait rendue plus
libre; Mignet en a fait la remarque. Les prodigrieux contrastes
des faits contemporains devaient donner le branle à l'imagina-
tion; l'intelligence du passé tirait du présent un secours que
nulle autre époque n'eût pu lui fournir à un égal degré; tous les
horizons de l'histoire s'éclairaient de feux nouveaux. La com-
paraison du passé avec les faits d'hier se faisait, sans qu'on
y songeât, dans chaque esprit; la psychologie des grands
hommes et celle des foules, l'intelligence des guerres, l'instinct
de la conquête, l'ivresse de la victoire et l'amertume des grands
revers, l'œuvre réparatrice ou funeste de la diplomatie, l'action
irrésistible et le tumulte des assemblées, l'orage politique des
480 L lllSToilîK
rues, t<»iit ce (|U(' le pass»'' |i(m\ai[ (tllVir, iit'-lail. scmlilail-il, <|iie
tlii présent refroidi et projeti' dans le lointain du temps. C'est
ainsi, « (|u"inspirés par ces erands sjiectacles », quelques esj)rits
vigoureux purent <( tout à la fois acquérir la connaissance
exacte des faits el reprcnluire avec force les grandes scènes
qui se jouaiciil sur le Ihéàtrc^ du monde ». Mignet pose en ces
termes, avec sa maîtrise ordinaire, les conditions et les éléments
lie succès des historiens, ses émules.
Au lendemain de la Révolution, l'œuvre do la réorganisation
politique de la France était assez grande ](our suffire aux ambi-
tions les plus hautes; on n'en pouvait imaginer qui fût plus
difficile ou ])lus noble. Aussi la politique est-elle la première
inspiratrice de tous ces talents qui s'appliquent à l'étude de
riiistoire. Ceux môme dont l'esprit parut le plus alTranchi des
préoccupations politiques et qui vouèrent plus tard à l'histoire
un culte désintéressé, ne vinrent à elle qu'à travers la politique;
ils traversèrent le Forum pour monter au Temple. Ces condi-
tions communes impriment à tous les historiens de la première
moitié du xix" siècle un commun caractère; ils furent tous, par
l'ambilion de la pensée, des hommes d'action, dont l'énergie se
dépensa, tout entière ou en partie, dans l'o'uvre des lettres. Les
difTérences qui éclatent entre eux relèvent du tempérament intel-
lectuel de chacun; on en chercherait en vain le principe dans le
caractère de leur inspiration, qui est commune. La politique les
a tous touchés; et, chez aucun, cette empreinte de fèu ne s'est
jamais complètement efTacée.
/. — L'Ecole de V Imagination.
Augustin Thierry (1795-1856); un accent nou-
veau. — « II v a déjà sept cents ans «[ue ces hommes ne sont
|)lus. (Jii'imporlr à rimaiiiiiiilioii ? pour rllc, il n'y a point de
passé, et Tavriiir même est du |)réseut. » Quand il fermait sur
ces paroles un de ses livres de Vllistoire de la Cont/ucle de
V Angleterre ', Augustin Thierry ne faisait-il pas, sans y songer,
I. Liv, IV.
LECOLK \)V. l/l.\I,\(".INATl(l.\ 481
](' inaiiir<'sl(' (Tiino écolo liisloi'icjiir nouvelle? — « L"iiim>iir des
hoinnies comme hommes, abslracliou l'aile de leur renommée
ou de leur situation sociale;... une sensibilité assez large
pour s'attacher à la destinée d'un |kmi|)1(^ entier comme à la des-
tinc'e d un seul homnu', |i()in' la suivre à travers les siècles
avec un intérêt aussi attentif, avec des émotions aussi vives que
nous suivons les pas d'un ami dans une course périlleuse...
ce sentiment est l'àme de l'histoire '. » Tout voir et tout repro-
duire avec h^ mouvement (^t les couleurs de la vie, aimer et
animer le passé par l'amour, voilà certes des accents nouveaux
et une méthode nouvelle d'écrire l'histoire.
Augustin Thierry avait de viuiit-cinq à trente ans (luand il
écrivit ces lignes. Dès quinze ans, il avait eu la première révé-
lation de son génie, dans un de ces brusques chocs où les
anciens auraient vu l'invasion d'un dieu. La lecture des Maiii/rs
l'enflamma : « L'impression que lit sur moi le chant de guerre
des Francks eut quelque chose d'électrique. Je quittai la place
où j'étais assis, et marchant d'un bout à l'autre de la salle, je
répétai à haute voix et en faisant sonner mes pas sur le pavé :
« Pharamond ! Pharamond! nous avons combattu avec l'épée!... »
Ce moment d'enthousiasme fut [teut-ètre décisif pour ma voca-
tion à venir ^ »
Mais les efl'ets ne s'en firent pas sentir tout d'abord; la portée
en fut mystérieuse et longue. Ce tlls d'une famille modeste de
Blois, élevé comme boursier au collège de sa ville natale,
admis en 18H à l'Ecole normale, se laissa prendre tout d'abord
aux séductions de la polémique : et son imagination, qui n'avait
pas encore découvert son véritable objet, égara quelque temps
ce foug-ueux adolescent à la suite de Saint-Simon dans des
théories de réorganisation sociale. Ce commerce de deux
années ne fut pas stérile; il fortifia peut-être en lui cette
sympathie pour les foules obscures, ce sens des rapports tout-
puissants et mvstérieux qui lient l'homme à l'homme, les
classes aux classes. L'historien ne fut jamais infidèle à l'esprit
de la secte. L'œuvre de la Révolution était accomplie; mais
le retour des Bourbons avait remis les partis en présence;
1. Première lettre sur l'/dstoire de France (CoiirriLM" fraiii^ais, 13 Juillet 1820).
2. Préface des Récils des tetups mérov'uiglens.
o I
Histoire de la langue. VH. ûi
482 L IIISTOIUK
la résignalidii n'était j)as (N^scoiidiic ilaiis l(>s àincs, cl on eût
(lit, (^11 ISI5, (|uc les ancions privilégiés étaient j»rèts à déjtloyer
|i()iir la revenditatioii de leurs avantages perdus plus d'ardeur
(piils lien avaioni mis, vingt ans auparavant, à leur défense.
Le pam|dil('l de .M. de Montlosier, Dr la Monarchie [ranraise,
était une (K'Tlaralion de guerre à (juiconque datait de 1789 une
ère nouvelle. Au |»reniier rang de ceux (pii relovèrent lo détî se
montra tout à coup, en 1817, l'ancien « fils adoptif » de Saint-
Simon. Le Censeur £'«ro/)e«?n, jusqu'en 1820 et après sa suppres-
sion, le Courrier français;, de juillet 1820 à janvier 4821, ouvri-
rent leurs colonnes à ce publiciste dont la verve poursuivait des
mêmes traits le despotisme militaire, la tyrannie révolution-
naire, l'oppression des consciences. Mais s'élevant d'un vol
hardi au-dessus des disputes journalières, Augustin Thierry se
plaisait déjà à rechercher dans le passé les titres de son parti
et les raisons de sa foi politique. II aimait dans l'histoire la
lumière qui devait éclairer sa conscience politique.
L'idée première de l'œuvre. — Mais, en dépit de lui-même,
un secret instinct le ramène par intervalle à la conception
de l'histoire désintéressée, soustraite aux préoccu[»ations des
luttes journalières. Le xyu!" siècle avait laissé dans son héri-
tage l'admiration des libertés anglaises; et, d'abord docile,
Augustin Thierry y recueillit ce i)rincipe. Mais l'admiration
traditionnelle fit bientôt place à « un certain dégoût », quand il
crut voir (|ue les institutions anglaises « contenaient plus
d'aristocratie que de liberté ». Il lut l'ouvrage de Hume; et tout
à couj», « je fus tVappé, dil-il, d'une idée qui me parut un trait
de lumière et je m'écriai en fermant le livre : « Tout cela date
d'une conquête; il y a une conquête là-dessous. »
N'est-ce jias le lieu de signaler un trait de cet esprit? Il pro-
cède |iar soudaines illuminations, sans que rien l'y ait préparé,
par un heurt inqtrévu et violent; il est tiré des ténèbres par
une main invisible ; la vérité se découvre tout à coup à lui et
sftn imagination charmée jouit passionnément de ce spectacle.
Mais jiresque aussitôt l'esprit critique reprend ses droits; l'ima-
gination et la sci<'nce luttent en lui, et après s'être disputées à qui
dominera sans partage, font un accord et mènent ensemble
un glorieux lriom[)he. Augustin Thierry procède alors en
LECOLH DK L I.MACIXATIiiX 483
histoire comme ces favoris du génie nialli(''malirjue à qui la
nalure a doiiiu'' rinluitioii de ses mystères et qui fondent sur
une hypothèse une série d'immortelles découvertes. Le choix et
le maniement de l'hypothèse classent un esprit; hasardeuse,
elle égare celui qui s'y livre et le discrédite; hardie et féconde,
elle est le plus infaillible comme le plus mystérieux des guides,
et elle exalte son auteur. Elle est la part divine de l'œuvre;
comme le génie du poète et de l'artiste, elle doit tout aux dons
supérieurs de l'imagination. L'hypothèse, qu'il le confesse ou
qu'il le nie, est l'étoile qui, pendant la partie la plus lal)orieuse
de sa carrière, guidera Augustin Thierry vers la vérité.
C'est encore l'hypothèse qu'il posera, dès 1818, au seuil de
l'histoire nationale : « Je crus apercevoir, dans ce bouleverse-
ment si éloigné de nous (vi'' siècle) la racine de quelques-uns
des maux de la société moderne ; il me sembla que, malgré la
distance des temps, quelque chose de la conquête des barbares
pesait encore sur notre pays. » Rien ne prouve mieux la
qualité de l'esprit d'Augustin Thierry que d'avoir échappé
au péril qu'il courait à entrer dans la carrière de l'histoire par
la voie de l'hypothèse et de l'imagination ; il est tel carrefour
oi!i des allées engageantes ne mènent qu'au roman historique
ou au pamphlet. Arrivé là, il sut choisir le sentier aride et sur
de l'érudition et du commerce des textes.
Augustin Thierry publiciste. — Augustin Thierry était
manjué du sceau des grandes destinées; car ses succès de
publiciste auraient suffi à contenter une ambition moins haute
et tout autre s'y fût peut-être borné. Trois quarts de siècle ont à
peine refroidi la verve de ses articles du Censeur et du Cour-
rier. Les rapides pages intitulées Sur V antipathie de race qui
divise la nation française sont le manifeste éloquent d'un parti
qui saura tout sacrifier, la douceur même du sol natal, plutôt
(|ue de perdre les libertés lentement conquises. « La mer est
libre et un monde libre est au delà. Nous y retrouverons nos
âmes, nous y rallierons nos forces. » L'Histoire véritable de
Jacques Bonhomme est d'une facture serrée, vigoureuse; l'éclat
des vieilles chroniques l'éclairé çà et là de sombres reflets et
on a pu dire qu'elle faisait penser à Tacite '. Ce n'est pas une allé-
1. .M. Brunetière, Revue des Deux Mondex, 15 nov. 189o.
iS4 LIIISTdlllK
«ioric; cOl l;i mise en [licil iriiii iicisoniiaiîc vivant. (Inn Ik'tos
• rinrortuiic ilonl les smillVaiu-es séculaires se déroulent d'un
runquéranl ù un conqnéiant, de César à Napoléon. Déjà, dans
la violence même des idf'cs. le < liarnie et la poésie de re.\|)res-
^iiin : >i 11 y a vini:! sircics (pic les pas de la conquête se sont
empreints sur notre sol; les traces n'en ont pas disparu; des
vénérations les ont foulées sans les détruire; le santr des
hommes les a lavées sans les elTacer jamais. Est-ce donc pour
un deslin srnililnlilc (|iir la nature forma ce heau pays (pie
lanl (je vcnlnrc colore, (pic tant t\r moissons (>nricliissenl et
(jii ('nvcl(»ppc un ciel si doux? »
La conception historique d'Augustin Tliierry. — On
fait iori à co génie quand on le re[irésente mis soudainement en
activité jiar le tragique spectacle (Tune conquête particulière et
se limitant étroitement à cette étude, à ce récit. La pensée
mère de l'œuvre d'Augustin Thierry a une tout autre ampleur;
elle a ce caractère de généralité qui séduit les esprits vigoureux,
parce qu'ils croient pouvoir en déduire un ordre de lois et un
système dexplications du monde histori(jue, Thierry voit dès
l'auhe de l'histoire européenne des populations diverses « se
juxtaposer et envahir les unes sur les autres ». Dans ces luttes
obscures, la loi Ao la force exerce souverainement son enijtii'e;
mais les vaimjneurs d'un sic( le sont à leui' louj" les vaincus des
siècles suivants, jusqu'au jour où, de ces chocs pétrie, l'unité
nationale prend sa forme détinitivc dans les cadres fixés par la
nature. DéhIayanI lliiiniusdes siècles, l'historien poète découvre,
à des profondeurs étranges, « les couches de })opulations rangées
dans les dillérents sens oii s'étaient dirigées les grandes migra-
tions des peuples ». Rien ne meurt, au sens vrai du mot, et
la vie n'est qu'une série de transformations; le présent s'explique
par le passé et les générations mortes, même foulées [lar la
conquête, ont laissé d'elles-mêmes d'innombrables vestiges.
Mais l'œuvre du temps atténue les contrastes, fond les variétés,
éteint les ressentiments; sur une base faite d'éléments incohé-
rents s'élève, j)ar le leni elTorl des sièides, le momniicnt de
rnnit('' nationale. De ce svst(''mc, Vlllsloire de In (■(jn//uc/e de
l'Aiit/leleire devait être la pi'cmière Vitrification expérinicniale;
la seconde ïulïEssai su)- Cliisloire du tiers étal.
L EGULK l)K L IMAlilNATKlN 485
A l;i liiriir do cette coiieoptioM, les dillrrentcs classes iriiiie
société se dégageaient du l'oiid Icriic ou «dles avaient été jus-
([u'alors confondues; on les suivait dans leur fortune historique,
à travers les clianiienients multiples de leur condition, de leur
régime de vie, de leur travail, de leur armement, do leur cos-
tume. Comme, do ce qui touche à riiomnio, rien nesl indilïorent
pour le bien connaître, on s'aperçut que cet être collectif, race,
peuple, corporation, resterait toujours à l'état de fantôme, si on
ne lui appli({uait la même curiosité, aussi diverse, aussi rétdle,
s'attachant au détail des choses. Par scrupule d«» vérité, Thierrv
en arrivait donc à chercher la couleur locale, et son imagination
servait avec un rare bonheur ses préoccupations d'érudit. Gom-
ment de sa retraite, au fond des archives, il trouva moyen do
voisiner avec les romantiques, son admiration pour Walter
Scott le dit assez. 11 reçut de lui un ébranlement semblable à
celui que lui avaient donné les Marhjrs. « Ce fut avec un trans-
port d'enthousiasme que je saluai l'apparition du chef-d'œuvre
tVIminhoë. » Thierry était alors dans cette période d'intense
labeur d'où devait sortir V Histoire de la con/jiiete de rAnfjleterre.
Il trouva que dans le roman « tout était d'accord avec les
lignes du plan qui s'ébauchait alors dans son esprit », et il en
conçut un grand ospoii'. Les deux maîtres du romantisme,
Chateaubriand et Walter Scott, servaient ainsi de parrains
intellectuels au nouveau maître do l'histoire.
Quand il eut goûté l'enivrement de la découverte dans ces
régions mystérieuses du passé, le publiciste mourut en lui. Bien
que l'année 1821 et les suivantes n'aient pas manqué d'événe-
ments capables d'exciter sa verve, il semble n'y avoir pas assisté;
il les voit, il y prend de l'intérêt; mais le meilleur de son être
est ailleurs. Dans le silence des bibliothèques, il s'absorbe dans
« l'extase » du vénérable passé. « Je n'avais aucune conscience de
ce qui se passait autour do moi. La table oii j'étais assis se gar-
nissait et se dégarnissait de travailleurs ; les employés de la
bibliothèque ou les curieux allaient et venaient par la salle; je
n'entendais rien, je ne voyais rien; je ne voyais que les appari-
tions évoquées en moi par ma lecture. » C'était le barde chan-
tant sur sa harpe celtique l'éternelle attente du retour d'Arthur,
le roi de mer se jouant dans la tempête qui le porte où il veut
486 L lllSTOIHK
aller, les [»(»|>iil;ili()iis .sur|»risos par les })irales et livré(\s en ])roie,
les terres |>arlai!;ées, le su|trcMiie refuge des vaiiu'us dans les
marais et dans les liois, une immense clameur de joie féroce
dans le camj) des vain(|ueurs, ce murmui'e étoufîé des victimes
(|ue les coii(('ni|turaiiis avaicnl à peine entendu et (ioiii l'écho, à
travers les âges, se répercutait mystérieusement jusqu'à lui.
1821 fut j)Our Augustin Thierry l'année charmante où il conçut
son œuvre; son esprit, lihre encore du souci d'édilier, planait
sur les matériaux innomhrables de l'œuvre et, dans ses jeux
savants, les comhinait de mille manières; puis renversait ce
fragile monument de rêve, pour le relever aussitôt sur un nou-
veau plan. Le labeur véritable commença au choix de la méthode.
Le choix de la méthode. — Devait-il prendre des modèles,
et lesquels? Il écarta loul d'abord h's historiens du xvni'' siècle,
trop préoccupés de la philosophie de leur temps. Comme ils
avaient « traité les faits avec le dédain du droit et de la raison »,
ils pouvaient être d'excellents ouvriers de révolution; mais le
sens de la véritable histoire leur manquait. Le charme des chro-
niques ne pouvait s'emprunter, parce que rien ne confine plus
au pédanlisme que la naïveté voulue. La belle ordonnance
antique (si môme elle pouvait s'imiter) ne satisfaisait plus
l'esprit moderne, plus curieux, plus complexe. Thierry s'inter-
dit dojic limilation d'un modèle; il eut l'ambition de créer un
genre.
Le choix de la méthode est dans un rapport étroit avec la
conception même de l'histoire. Aux yeux de Thierry, « toute
composition historique est un travail d'art autant (|ue d'érudi
tion; le soin de la tonne et du style n'y est pas moins néces-
saire que la recherche et la ciitique des faits ». 11 a défini lui-
même son elïort : « allier, par une sorte de travail mixte, au
mouvement largement épique des historiens grecs et romains
la naïveté de (•(•iileiir des légendaires et la raison sévère des
écrivains modernes. » Le merveilleux est «pie ce triple ])ro-
cédé n'ait amené ni heurt ni disparate. Dans la trame savam-
ment tissée du récit, le jugement de l'historien se teint des
couleurs mêmes du temps; il n'a rien <le la sécheresse du com-
mentaire, qui suspend l'action et découvre l'auteur. Les textes
des documents originaux livrent à ce maître investigateur le
L'KCOLR de i;iMA(îL\ATinN 487
meilleur, le plus pur (reux-mèmos; et cette essence, ég-alement
distribuée par mille canaux secrets, circule comme un principe
(le vie dans le corps de la narration. Rien n'arrête et n'étonne;
dans ce monde reconstitué par rimai^nnation de l'historien on se
sent dans un monde i-éel. On [»énèlro jusqu'aux hommes de
jadis à travers les siècles; mille faits locaux nous les l'ont voir
vivant et agissant; ce ne sont pas seulement les personnages indi-
viduels qui retrouvent une sorte de vie historique; les masses
d'hommes elles-mêmes prennent un corps et s'animent; ainsi,
comme Thierry en exprimait l'espoir, « la destinée politique
des nations otTrira quelque chose de cet intérêt humain qu'ins-
pire involontairement le détail naïf des changements de fortune
et des aventures d'un seul homme. »
La passion qui anime toute l'œuvre d'Augustin Thierry vient
à la fois de son esprit et de son cœur ; elle est du savant et elle est
de l'homme, mais plus encore du second que du premier. Il a
sans doute Tanihition de porter dans l'histoire « la certitude et la
fixité qui sont le caractère des sciences positives ». Il croit à
l'histoire comme à la science ; mais cette science aies hommes
pour objet; et sa passion s'échauffe de principes nouveaux.
L'/iomo sum tressaille en lui. Cette grande pitié est partout
dans son œuvre, et l'accent en est si dominant qu'il suffirait à
en établir l'unité. Dès le début de V Histoire de la conquête, il en
fait l'aveu : « En présence des vieux documents où sont retra-
cées avec détail les souffrances de ceux qui ne sont plus, un
sentiment de pitié s'éveille ef se mêle à l'impartialité de l'histo-
rien, pour la rendre plus humaine... » Avant lui (il en fait
l'observation), les historiens écrivant l'histoire d'une conquête
allaient « des vainqueurs aux vaincus; ils se transportaient plus
volontiers dans le camp où l'on triomphe que dans celui où l'on
succombe ». Par une pente inverse, Augustin Thierry va d'abord
aux vaincus ; la cause opprimée est la sienne, il laisse aux
dieux et à l'aveugle fortune leur complaisance pour le triomphe.
Dans une âme moins forte, cette pitié pouvait devenir un
danger et fausser le sentiment de la justice. Ce fut l'œuvre de
sa volonté de brider toujours la passion ou de ne lui rendre la
main que là où sa fougue était sans danger. On peut suivre chez
Augustin Thierry ce progrès continu de la passion à l'impartia-
.•t88 L IIISTiilUK
liti'-; l'I crllr iiii|i;irli,ilil('', (|ii(' l'on seul ciicorr IVrmissante, est
(rcsscMicc su|t(''riciiro; clic est le prix (11111 clloil de riiilclliiioiico
servi |»;ir iiiif Ionique vcriii.
La n''(larti(Ui «le \ Il/slo/rr (If ht coiit/ iic'/r de l'A iii/h'lciir' dura
lidis ;iiis : lS'i'i-1825. « \a' succrs (jiic jOMiiis passa mes cspé-
iMiiccs. » Mais Tliicrrv n'était |tas de ceux qui se drloiirncnt de
li'iir (l'uvre (|uaiid elle est sortie de leurs mains; loule sa vie',
il rrmania V/Iisloire de la cuiK/uèle et il se fit un devoir d'exercer
l'iivcis liii-iiirmc l(iiil<'s les sév(''rilés <le la (•i'ili(jii(\ 'l'ouïe sa vie
aussi il (•laliiiia celle idée de la race, concejilion fondamentale
de son (cuvrc, cl (|iii. mal com|»rise ou exagérée, menaçai! d'en
fausser l'espril.
La théorie de la race. — Ce n'était |)as en elTet la
moindre nouveauté de c<'t ouvrai^c (juc d<' scr\ ir de démonstra-
tion à une théorie aussi hardie, (^e qu'il y a de vérité dans les
effets de la race est d'ordre essentiellement continj^'^ent ; cette
action, presque souveraine dans les âges barbares, s'affaiblit
insensiblement jusqu'à devenir insaisissable, sous l'inlluence du
progrès des mœurs; c'est le triomphe de la civilisation de
fondre ces différences originelles et de résoudre l'antagonisme
en unité. Séduit par son système, Thierry pouvait ne jamais en
décoiixiir h' vice, s'eiireiiiier dans une doctrine exclusive et
liiniler a jamais son horizon. Sa sincérité le sauva de ce danger.
Plus d'un quart de siècle après son premier grand ouvrage, il
imldiail l'A'.ss^// aur lliistoirc du firrs élut (18.jl{), qui est, en
dt'pil de laiitciir, le plus éclatant démenti donné à la doctrine.
On v V(mI au di'dtut « deux races d'iiommes, deux sociétés qui
n'ont rien de commun (jue la religion, violemment réunies, et
comme en présence, dans une même agrégation politique » ; au
terme, le corps de nation le plus fortement cimenté qui fut
jamais. L histoire du tiers état, «pii commence au lendemain des
temps barhares et dans leur confusion violente, se ferme sur le
mot touchant de lîailly souhaitant la bienvenue au clergé et à la
noblesse : <■ La famille est complète. » h' Histoire do In conquèU'
M pour terme la formation du peuple anglais, et VHistoire du
lif'vs clfil. celle de la ualiiui française. Thierry avait pris son
I. I.r juiir iiii'iiii' (le sa mort, à quatre liourcs du in.iliii, il rt-velllasoii doiiies-
lii|ii.' et lui ilicta un l('f.'or clianfremenl à une phrase lie !a ConquiHe.
L'iOCnLI-: \)K l/lMACINATIiiX 4S'.I
|)oint (le départ dans une conception seiiii-malrrialiste de l'his-
toire ; il aboutit au spiritualisme le plus net.
Spiritualisfe, elle le fui aussi, au sens le plus nohic, celte
existence tout entière, qui de toutes les œuvres de Thierry n'est
pas la moins parfaite et ({ui est dans un rapport si ('-Iroil avec
elles. L'hymne merveilleux que, dès 1831, aveui:le et paraly-
tique, il chantait en l'honneur de la science suflirait àf;loiili(M' un
auteur; on eût dit qu'en publiant alors Dix ans d'études h/sto-
riques il faisait une liquidation du passé et comme son testa-
ment. De 4834 à 18.")G, il devait donner encore les Récils des
temps mérovingiens (1810), les Considérations sur l" histoire de
France et \ Essai sur llristoire du tiers état (1853). La direction
du comité chariré de la recherche et de la publication des
monuments inédits eût suftî à remplir la vie d'un autre homme;
ce ne fut dans celle d'Auiiustin Thierry qu'une excitation à tirer
du fatras des archives une œuvre d'art nouvelle.
Le style d'Augustin Thierry. — La question du style
s'était offerte dès le premier jour à l'esprit d'Aut;ustin Thierry:
il savait mieux que tout autre, que par lui seul vivent et durent
les productions de la pensée. « J'aspirais, un peu ambitieu-
sement peut-être, à me faire un style grave sans emphase ora-
toire, et simple sans afTectation de naïveté et d'archaïsme; à
peindre les hommes d'autrefois avec la physionomie de leur
temps, mais en parlant moi-même le langage du mien. » Décidé
à épuiser les textes originaux et à en distribuer les débris dans
son œuvre, il s'exposait au danger de faire une de ces marque-
teries ingénieuses, dont le papillotage fatigue l'œil et l'esprit.
Le moindre mal pouvait être d'aboutir à la froide mosaïque. Ce
fut un charme de voir comment, au feu de sa passion, ce.s.
innombrables matériaux se fondirent en une matière une, écla-
tante et sonore et coulèrent d'un jet régulier. La traduction
prend sous sa main un air de création ; nul n'a été plus fidèle,
en paraissant ne s'inspirer que de sa propre pensée; les phrases
des vieux chroniqueurs, des hagiographes, des rimeurs pédants
gardent, dans son texte, leur couleur et leur parfum; tel ou tel
texte traduit a pris, sous la plume d'Augustin Thierry, une
personnalité nouvelle et définitive; on ne conçoit plus pour
eux une forme ditTérente : tels le Chant de mort de Lodbrog, le
490 î/lIISTOIlU-:
rh;in[ «lu Ji>ur du (jvdnd coinl/at, le court poème en Thonneur
il'lu-ik ; el maint autre ; car à vouloir choisir, il y aurait embarras
el injustice.
Les |>assaiies où, par intervalle, le style est moins fondu sont
ceux où perce encore dans la pensée de l'auteur ce sentiment de
déliance contre l'Eglise qu'il avait hérité du xvni" siècle. Mais
ils sont rares et altèrent à peine la profonde impression de
l'ensemble.
Tous les mérites de couleur, de réelle naïveté sans artifice, la
reconstitution des [laysages, des costumes, de tout le matériel
de l'homme, la découverte des chemins secrets qui mènent à
l'àme, tous ces mérites qui avaient fait de la Conquête un livre
surprenant, se retrouvent dans les Récils, mais avec un tini qui
ne saurait être dépassé. La rédaction de cet ouvrage tient du
miracle; l'auteur aveugle, paralysé, séparé du monde, porte et
classe dans son esprit les souvenirs des lectures que lui font des
lèvres amies; rien ne se perd du livre à lui; quand il l'évoque,
le souvenir docile se présente et se range à la place assignée par
l'art. Cet historien qui n'a ni ses notes, ni ses impressions
immédiates et directes, dicte comme les aèdes chantaient.
Chateaubriand pouvait écrire : « L'histoire aura son Homère
comme la j»0(''sie '. » Rien de plus surprenant peut-être dans
toute notre littérature qu'un semblable effort de pensée appliqué
à la composition d'une œuvre d'art. Thierry avait fait amitié
avec les ténèbres, et les ténèbres lui ont été bonnes-; au lieu
d'éteindre ses facultés créatrices, elles les ont concentrées et
exaltées, en les réglant-. Jusque dans les ouvrages que l'art seul
semblait avoir inspirés, la pensée politique, mais épurée et
ennoblie par le patri(»tisme, guidait ce généreux esprit. Rien
n'égale l'unité de cette vie et de ce caractère : « 11 nous
manque, écrivait-il en 1820, une histoire des citoyens, l'histoire
des sujets, l'histoire du ]t('U[)le. » C'est à cette ceuvre qu'il a
voué sa vie. Si l'on j)ouvait rendre aux mots leur énergie et
leur simplicité première, en les purifiant de toute trivialité et
<!(' tout souvnn'i' funeste, nous dirions volontiers d'Augustin
1. Eludes hisfori/jucs, préface (ailleurs français), ('le.
2. « J'avance à pas Icnis, bien plus Iciils <|u'aiilrefois, mais en revanilic plus
.sûrs peul-être. » Dix ans d'études historiques, préface.
L ECOLE DE L IMA(;i\AT[ON 491
Thierry quo ce grand artiste fut, et voulut rester avant lout,
Venfaid Ju peuple et Xaini du [teuple.
Brugière, baron de Barante (1782-1866). — « Scri-
bitur ad narrandiim. » — « La parenté <le riiistoire avec la
poésie vient <le ce (jumelles s'adressent toutes deux à Timagi-
nation. » — « Il n'y a rien de si impartial que l'imagination'. »
Barante dé|)loie hardiment son drapeau; l'éclat de la peinlui-e,la
modération dans les jugements, il attend tout de l'imagination
seule. A consulter les dates, il devrait passer chef d'école, avant
Augustin Thierry, puisque la publication des premiers volumes
des Ducs de Dourgofjne (1814-1828) est antérieure d'un an à la
Conquête de f Angleterre. Nous avons renversé les rangs à
l'avantage du génie; mais il faut reconnaître que Barante est
indépendant de Thierry , qu'il a été avant lui théoricien et
artiste d'histoire ; son originalité ne doit pas souffrir de l'ordre
de notre exposition.
C'est par les lettres, non par la politique que Barante est
venu à l'histoire ; il a pris l'avenue droite et large, non les sen-
tiers raboteux; il a donc porté, dès le premier jour, dans cette
étude la sérénité et la belle indifférence de l'homme qui, avant
tout, veut voir et savoir sans préoccupation de juger et de con-
clure. Il n'y avait rien du sceptique en lui; sa raison était
ferme autant que sa conscience était droite et le dilettantisme
littéraire n'était point son fait. Mais à une heure oii on était las
de l'histoire philosophique telle que le xvm" siècle l'avait enten-
due, il lui parut que regarder et juger le passé à travers les
fumées de notre propre esprit était une outrecuidance souve-
raine, et qu'il y aurait plus d'équité envers les morts à les mon-
trer directement tels qu'ils se sont peints eux-mêmes. Alors
s'offrit à sa pensée le projet qui devait renaître spontanément
plus tard dans l'esprit d'Augustin Thierry : extraire des mé-
moires et des chroniques des récits suivis et complets ".
Une théorie n'est jamais que la forme abstraite dont nous
revêtons nos préférences et un artifice pour favoriser nos
aptitudes. Quand Barante réduisait l'histoire à la narration, c'est
1. Histoire des ducs de Bourf/ogne, préface, p. 26 et 3o, édit. de 1839.
2. C'est le projet d'association formé en 1826 entre Augustin Thierry et
Mignet, et rapidement abandonné.
',92 L IIISTOIKE
(lue la i:i'àc(' du rdiiiaii a\ail (t|H'M"t'' cil lui ': le ;^i'aml cxciiii)!!' (\o
Wallcr Scoll Inilail smi iiiiaiiiiialidii. Dans cv cadre tracé |iar un
art acln'V('. ne sultirail-il |ias de suljstiluer aux faits imaginaires
les faits i'(''els |KMir «dIVir une des formes les jdiis vivantes du
iivuvi' /i/sliiln'1 On fausse ru (dl'et la |»('nsr<^ de IJarante quaml
on l'accuse d avoir voulu réduire I liistoire à la narration; on
abuse contre lui de la Pn-facc dans laquelle il plaide, avec une
aimable variété darguments, la cause du g^enre nouveau. Ce
genre littéraire de lliisloirr narrative dont l'antiquité et le
uioven âge avaient donné tantôt des modèles achevés, tantôt de
brillantes ébauches, semblait frappé de mort. On la tenait pour
écrasée à jamais sous le j)oids des idées générales, des juge-
g-ements philosophiques qui faisaient le prix de l'histoire au
xvur siècle. J^a Préface est un jirocès en revendication de titres.
VHisloire des ducs de Bourgogne est la preuve par le fait.
Toute la partie se jouait en quelque sorte sur le choix du
sujet, et ce fut un trait d'inspiration de choisir la tin du xiv" et
le coiumencementdu xv" siècle. Là, il pouvait y avoir harmonie
parfaite entre les faits et la manière de les raconter. Pour que
l'historien put s'efTacer, il fallait trouver une épo(jue agitée de
passions et d'intérêts plus que d'opinions et de croyances, sans
«•onscience d'elle-même, avec une politique sans longue portée et
des gouvernements sans principes. Le cadre chronologique était
solidement lixé par la vie de quatre princes illustres; et cette
histoire particulière, (|ui, par tous ses bords, touchait àFhistoire
générale sans s'y perdre avait assez d'ampleur pour soutenir
une œuvre. Enfin, comni<> il saisissait d'ini travail en com-
mandite, il im|)ortait île bien choisir ses associés. La liste
s'ouvrait par le riom de Froissart et se fermait sur celui de
Commines; ou y voyait briller aussi Monstrelet, le Religieux de
Saint-Denis et bien dautres.
Sainte-Beuve a dit avec infiniment dr raison : « 11 a osé
lutter avec le roman historique alors dans toute sa fraîcheur et
sa gloire; il l'a osé jiresqne sur le même terrain, avec des armes
plutôt inégales, |tuisqur la liclioii lui élail interdite, et il n'a
pas été vaincu. Son Louis XI, pour la réalilt- et la vie, a sou-
I. ■J'ai l.-ii(<' lie rf sliliici' à riiisli)in> clle-nu'iiii' l'aUrail que le roman liis-
tijrii(iic lui a riii]ii-iinli'. ■■ l' ri' fan'. Ji. 'M.
L'ECdLK DI'] L IMACINATION 493
Icmi la coiicui Tciice avec (Jiioi/iji Diirward. » JjC |>Ius siirprc;-
iiaiil 11 est pas d'avoir re|tro(IiHt les roiancs cl le inoiivemi'nt de
la \ ie d'autrefois; riiistorien était [)orté par sus guides; niais
ou ne saurai! trop admirer deux choses, l'art avec lequel les
parties sont foudues et les soudures dissimulées, et cette cons-
tance héroïque dans l'etTacement de soi qui ne se dément pas
un instant et qui met en quelque façon l'auteur à la porte de
son œuvre. « Ce (jue je pense de ce (jui se faisait il y a (puitre
cents ans importe peu » ; ce n'est rien de le dire; mais il faut,
jiour lavoir fait, une surveillance de soi-même (]ui n'est j)as
commune.
On a ahusé contrt' Barante du suct'ès de cette œuvre; on a
fait de lui le prisonnier du genre narratif. A le bien lire, on ver-
rait que, d'après lui, ce genre ne saurait convenir à toutes les
époques et que l'histoire de la Réforme ou des institutions poli-
tiques voudrait être traitée suivant une autre méthode. Il a donc
fait une expérience littéraire et il a tenu contre le roman histo-
rique la gageure de donner, par la seule narration, à telle
époque historique bien choisie, tout le charme de la Action,
tout le mouvement, toute la couleur du réel.
Barante était d'ailleurs convaincu que la narration ne suffi-
sait pas à toute l'histoire, et il en donna lui-même la preuve.
Lorsqu'il publia V Histoire de la Convention nationale (18ol) et
ï Histoire du Directoire (1855), il se fit l'homme d'une autre
méthode; ou du moins il tempéra sa méthode première par un
principe nouveau; le moraliste se montra à côté du narrateur.
Le droit de juger sotTrira dès l'épigraphe de l'ouvrage : Jusque
datum sceleri. Mais en rentrant dans la lice commune, Barante
perdit ses avantages ; les fées bienveillantes (pii l'avaient pro-
mené en triomphe à travers le xiv" et le xv" siècle, lui faussèrent
compagnie. Barante garde du moins l'avantage de rester dans
l'histoire littéraire l'homme d'un genre et d'une œuvre. On lira
longtemps encore V Histoire des ducs de Bourgogne; on la citera
toujours, parce qu'elle marque une date, une expérience et un
succès.
Michaud et 1' « Histoire des croisades » (1767-
1839). — 11 faut faire une place à Michaud, l'historien des
croisades, et la chose n'est point aisée. Il a choisi pour sujet
404 L IIISTIIIUK
uiir admiralili' inaliri'o de description cl de récits, et ce n'est
l>(»iiii un maître dans l'art décrire et de conter. Dans un ordre
de (jucslions où le xvni'" siècle avait déliré, il reste sage, mais
sans élévation ; il redresse la fausse philosophie des Voltaire,
des Robertscin, des Munie, des (lihhon; mais sa propre philoso-
[)hie chemine à ileur de sol et manque d'élan. Il a de l'érudition
et le souci d'écrire; comme savant et comme écrivain, il reste
d'onlre moyen. S'il faut le classer, c'est à l'école narrative qu'il
a |ipa client, de |>réf(''rence à toute autre, ne fut-ce que par l'inspi-
rai inn de son sujet. N'oublions pas, en elTet, qu'il en eut la pre-
mière intuition en écrivant la préface du roman de M™" Cottin,
Muleh-Ailel. Son premier voyage à Jérusalem, il le fit donc par
la pensée sur l'aile du romantisme.
Miihaud publia son premier volume en d8H, le dernier
parut en 1822. Il était donc en avance sur tous ceux qui aujour-
d'hui ont presque éteint sa gloire, et ce fut un novateur. Sans
avoir l'élan qui emportait Augustin Thierry vers les premiers
âges fie notre histoire, il avait du moins, le premier, le mérite
de remonter aux âges héroïques et poétiques de la France et de
s'y établir par la pensée. La part d'invention est peut-être tout
entière dans le choix du sujet, mais il y en eut vraiment. Le
goijt des choses antiques, la vieille gloire, la chevalerie, l'hon-
neur de la vie guerrière dans sa rudesse et sa violence, il a
goûté et fail revivre tout cela. Sans avoir reçu les dons supé-
rieurs de l'imagination, il a eu toutefois l'honneur d'eiiflammer
au spectacle de ces grandes choses l'imagination de son temps.
Peut-être est-il de ceux qui ont olTert aux poètes de la nouvelle
école la clef de l'Orient.
Mais, il faut le dire, ce fut plus ejicore le mérite du sujet que
de l'historien. Hésitant jusqu'à la fin de son œuvre entre la
iiiélliode narrative et la méthode philoso])hique, Michaud dis-
serte autant (ju'il raconte; et sa philosophie n'est qu'un sage
éclectisme. Il prend à tous les jugements antérieurs sui'les croi-
sades ce (pi'ils ont « de modéré et de raisonnable ». Mais l'en-
sciiible ne fait jias coi'ps. 11 en est de même du style, (pii roule
des débris de chroniques; mais les vieilles histoires ne s'y sont
pasfondues.il n'a donc ni la solidité, ni l'éclat qu'eût réclamé
un tel sujet. Toutefois, on n'oubliera pas que VHisloire des Croi-
L ÉCOLK 1)K L I.MAC.IXATliiX 49»
^ades fat une œuvre de luuile [MohiU'' iiilcllccliicllc, un laljeur
sans cesse repris trente années tluranl. « Ma conscience d'histo-
rien n'est pas tranquille », disait Mieliaud avant d'avoir étudié
sur les lieux mêmes le théâtre de son drame. 11 mourut en reli-
sant les épreuves d'une dernière édition.
Jules Michelet (1798-1874). Sa vie; la chronologie
de ses œuvres. — De ces deux derniers auteurs à Michelet,
il y a toute la distance qui sépare l'honnête ouvrier du génie. Il
faut remonter à Augustin Thierry pour trouver, dans la même
école, un nom qui puisse être rapproché du sien sans souffrir du
voisinage. Mais combien ce terme d'école sonne faux, quand
on veut parler de Michelet! Cet esprit d'une allure si libre et si
fougueuse ne saurait se laisser emprisonner dans le cadre d'une
classification : on l'a appelé tour à tour historien, poète, peintre,
comme si la critique hésitait à lui attribuer une place fixe et
craignait de limiter son génie. Lui-même, il s'est appelé un
artiste. Lorsque ïaine s'est appliqué à le « définir » il a dit :
« M. Michelet est un poète, un poète de la grande espèce...
Il écrit comme Delacroix peint et comme Doré dessine... La
prose, ce semble, vaut ici la peinture. » Malgré la variété des
œuvres où Michelet a répandu sa vie, il y a entre elles unité
d'inspiration. Qu'il étudie les siècles écoulés, le temps présent,
les grands types sociaux, les manifestations les plus grandioses
ou les plus charmantes de la nature, c'est toujours l'imagination
qui le conduit dans ces divers mondes qu'elle enchante ; mais
une imagination plus touchée par le monde intérieur que par le
monde des corps, éveillée par les sentiments et les pensées plus
que par le dehors des choses, et que Taine a désignée d'un
mot merveilleusement exact : « l'imagination du cœur ». Plus
qu'aucun autre écrivain, Michelet s'est mis tout entier dans son
œuvre; il a vu le monde, le passé et le présent à travers ses
passions, qui furent toujours nobles et désintéressées, mais qui
projetaient sur les choses comme un éclatant reflet de son
àme. L'homme et l'œuvre se ])énètrent si intimement qu'on ne
peut juger l'un sans connaître l'autre; si on les séparait, on
courrait le risque de manquer de lumières ou de justice.
A ne regarder que les dehors, rien de plus simple que la vie
de Michelet; et, vue d'ensemble, rien de plus noble. Né dans le
490 I, IIISTolUK
jiriipli'. dans lin coin iiîiKin- de |*aris, mais dune ramiilc ipii
avait Liardi' Imilc la srve |ii(iviiicial(' de la Picardie cl des
Anlriiiics. I riiraiil rrriil ses im|)i'e.ssiuns [iremièrcs dans un
militii de tia\ail aiisici'c, dans un cercle de i;ène, de privations,
sans air cl |ircs(|ii(' sans es|térance. Le cauchemar (riiiic lourde
dette contractée par ses |iai'ents pesa longtemps sur cette eiifiince
(pii sut, à ïà'jxe où les autres jouent, ce qu'est une saisie et un
huissier. Elle en resta lon,i:lemps assfuiihrie. Le nohh^ métier
(hi père fui comme nu premier dct:r('' d initiation aux choses de
ICsprit; en vovant composer des livides et en levant des carac-
tères dimpi'imerie, reniant se jtrit de passion pour ces fragiles
et tout-puissants ori^anes d<; Tesprit. La lecture Tahsorha; soit
{•(•nconlre foitiiile. comme il le raconte, soit préférence préparée
par de secrètes aflinit(''S, il lut tout d'alxjrd V Iinitalion de Jcsiis-
C'Iiri^t et Virfjile. Pour la première fois, cet enfant qui ne devait
recevoir le baptême (pTà l'Age de dix-huit ans, « sentit Dieu ».
Viriiile lui découvrit le monde et l'homme, le charme de la
nature et la midancolie de la vie. « Je suis né de Virgile et de
Vico », dira-t-il plus tard.
La condition des siens semblait le destiner à la vie d'un
artisan: rambition de son père, qui pressentait en lui le « con-
s(dateiir >' iiitiir, l'arracha vers (juinze ans à ce milieu obscur
ou il a\ait grandi. J^a vie en conunun au lycée froissa cette
àme d une sensibilité maladive, qui avait besoin de tendresse,
et qu'un orgueil précoce re|dia sur (dle-mème. Miclielet avait
•Ijcsoin d'amis et n'osa en chercher; il vécut solitaire au milieu
(le camarades (|iii tu tirent souvent un Jouet. 11 s'est peint lui-
nu'Mue tel (piil était alors : « J'avais des airs elTarouchés de
hibou en [dein jour ». Mais, dans ce reploiement sur lui-même,
il |irit conscience de sa force; dès 18dG, il était au premier rang
(les ('coliers de sa génération.
Ambitieux, mais d'une ambition contenue et réglée par le
souvenir des misères de son enfance, d'une grande simplicité
de moMirs et d'allure, s'alliant déjà à un certain orgueil intel-
bctind (pii ne blessa jamais, il se détourne des tentations de la
vie (riiomme de lettres; il \('iit un « vrai métier », (pii lui assure
n jamais l'indépendance, la dignité de la vie, les loisirs de la
^icnsée. Professeur au collège Rollin en d822, il goûte avec
l'école dp: L'iMAfîIXATKIN 497
ivresse la joie (rensoigner. Ce coninierce avec de jcMiiies esprits
reiichante; son àme délicate et prompte à refTarouchemeiit s'y
épanouit en liberté. Son enfance avait laissé en lui un forment
de misanthropie ; « ces jeunes générations aimables, dit-il lui-
même, me réconcilièrent avec l'humanité... L'enseignement,
pour moi, fut l'amitié. » Isolé du monde par un mariage précoce
où il s'enferma, dédaigneux des relations mondaines, il ne
vécut que pour la pensée. En 1827, il attire l'attention par la
traduction abrégée de la Science nouvelle de Vico et par son
Précis dliistoire moderne. L'art souverain avec lequel, dans ce
petit ouvrage, l'historien groupait et coordonnait les faits, con-
densait sans sécheresse, animait d'un mot, peignait d'un trait,
révéla un maître. Préparer un manuel et faire un livre, c'est le
secret des forts.
Maître de conférences à l'Ecole normale, Michelet fut en très
peu de temps l'idole de ces jeunes générations qu'il animait de
sa flamme toujours claire et vive. Il fut appelé à la cour de
Louis-Philippe comme professeur d'histoire de la princesse
Clémentine; mais il se raidit contre la séduction de la famille
royale et, devant les princes, se retrouva plus que jamais plé-
béien. La défiance des rois était déjà un article de son Credo.
Le gouvernement de Juillet lui donna cependant la chaire d'his-
toire et de morale au Collège de France (1838) et le titre de
chef de la section historique des Archives; c'était remettre à
l'historien la clef de son royaume. « Lorsque j'entrai pour la pre-
mière fois dans ces catacombes manuscrites, dans cette nécro-
pole des monuments nationaux, j'aurais dit volontiers comme
cet Allemand entrant au monastère de Saint-Vannes : Voici
l'habitation que j'ai choisie et mon repos aux siècles des siècles. »
Avant de se cloîtrer aux Archives, Michelet avait donné dans
son Introduction à lliistoire universelle le programme de son
œuvre historique : l'étude de la grandeur romaine lui semblait
la préface nécessaire de l'histoire de la France. Ses deux
volumes sur la République romaine sont de 4831. Mais le temps
presse; l'étoffe de la vie se resserre et la France appelle son his-
torien. En 1833, paraissent les deux premiers volumes de Y His-
toire de France; le dernier volume est daté de 1867. « Après
mes deux premiers volumes, j'entrevis dans ses perspectives
IIlSTOiriE DE LA LANGUE. VII. 32
498 L'iIlSTdlRE
immenses cette /crrrt incog)l^ta.^c (\i» : « 11 faut dix ans »,...Non,
mais vingt, mais trente. Et le chemin allait s'allongeant devant
moi '. » Mais rien de régulier ni de teire à terre dans la compo-
sition même de cette grande oeuvre ; dans ses sauts hardis et
dans sa démarche capricieuse, l'auteur franchit les siècles; au
sortir du moyen âge, il a hesoin d'air et de lumière; il court à
la Ih'vohilion dont il écrit l'histoire en huit années {1845-1853).
« Fortitié et éclairé par elle », il revient à la Renaissance et à
la Rdvaulé moderne (18o5-18(n). Entre temps, cj\ et là, une
écha|»[>ée : les Mémoires de Luther, par exemple (18.35); les
Or'Kjhœs du Droit (1837), le Procès des Templiers (1812-1851).
Sans parler de cette production inattendue, pleine de surprise
et de charme, floraison poétique du grand monument : VOiseau
(1856), V Insecte (1857), la Mer (1801), la Montar/ne (1868).
La Révolution de 1848 fut pour Michelet ce que 1830 avait
été pour Guizot : le terme marqué par le destin pour l'achève-
ment "l'un evcle historique; mais l'illusion fui courte; plus
éphémère encore le rêve de fraternité entre les nations qui,
après 1867, occupa sa pensée. Le réveil de 1870 fut terrible. De
ce jour, le déclin commença pour le vaillant homme dont le
cœur avait toujours lutté si ardemment pour la France. La
mort le prit le 9 février 1874 à Ilyères, à midi, « en pleine
lumière : il semblait que la nature voulût le récompenser de
son culte passionné pour le soleil, source de toute chaleur et de
toute vie » (G. Monod).
Le caractère de rhomme; ses opinions. — « Ma vie
fut en ce livre, elle a passé en lui. 11 a été mon seul événe-
ment". » Rarement, en eflct, l'identité fut plus complète entre
l'œuvre et l'auteur; l'œuvre a été le reflet animé du caractère
et des opinions de riiomme '. Michelet n'a vécu que jiour penser
et pour aimer; la bonté était le fond même de sa nature, mais
une bonté parfois inquiète et jalouse qui exigeait des autres un
abandon complet d'eux-mêmes et ne soutirait ])oint de partage.
Cette àme tendre était facilement blessée; ses premières décep-
1. Préface de Vllisloire de France, édil. <le ISO'.i.
2. l'réf.ire de Vllisloire de France, cdil. de 1800, p. ".
3. « Housseaii, pour se confesser, raconte l'Iiisloire de Rousseau, et Michelet,
pour se confesser, raconte l'Iiisloire de France. " (Jules Simon.)
L^KCOLE Itl-: L'IMAOIXATION 499
tions accrnront sa (h'fiaiice naturelle; et comme elle se pas-
sionnait toujours pour ou contre, incapable <rin(li(ïerencc, elle
se refusa à l'admettre chez autrui; le monde lui parut divisé en
deux croupes in(\i:aux et tranchés, les amis et les ennemis.
La solituile exalta cette imagination ardente qui vit et juirea
le monde à travers sa passion; la noble pauvreté et la simplicité
de sa vie nourrirent en lui un certain orgueil stoïcien; sa vio-
lente volonté abaissait par avance tous les obstacles. Conscient
de son génie et soutenu par cette force, il n'est l'homme de
personne; il fuit les écoles et les sectes, évite les doctrinaires
et les romantiques : « J'étais mon monde en moi. » Rare
exemple d'un esprit qui se façonne lui-même et met son oreueil
à rester soi. « Je n'avais qu'une seule force, ma virginité sau-
vage d'opinion. »
Ce reclus volontaire n'était point à plaindre; dans le silence
studieux dont il s'enveloppait, toute émotion s'amplifiait et
devenait passion. Nul n'eut plus que lui le don de jouir ou de
souffrir au contact du passé. « Je menais une vie que le monde
eût pu croire enterrée, n'ayant de société que celle du passé et
pour amis que les peuples ensevelis... J'aimais la mort. » Il
entendait le secret des tombes; il jouissait de ce bruissement des
ombres qui semblaient lui dire : « Histoire! compte aAec nous!...
Nous avons accepté la mort pour une ligne de toi. »
« Il se sentait partial, a dit Jules Simon; il s'en faisait eloire.
Etre partial, c'est être un homme. Il était juste en même temps;
il voulait, il croyait l'être. Il croyait que sa partialité consistait
à se réjouir ou à souffrir, comme homme de parti, du juste
jugement qu'il prononçait comme historien. » Parti du peuple,
il en garda toujours, et jalousement, l'empreinte profonde;
l'àme populaire palpitait en lui, mais il était surtout du peuple
de Paris; il en savait les secrets, les instincts, les passions; il
aimait ses préjugés et ses vertus, l'esprit voltairien et le patrio-
tisme.
Venu à la vie sur la limite de deux époques, il grandit et se
forma entre deux révolutions. « L'éclair de juillet » l'éblouit.
ft Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fît, et
j'aperçus la France. » Mais il la vit avec les yeux de son temps.
C'est une chose remarquable en effet qu'avec son tout-puissant
500 h IIISTOIUK
('.s|)rit, sa culture raffinéo el |uofoii(l(\ sa délicatesse et sa dex-
Irrilr de pensées, Miclidet doit demeurer asservi aux formes de
senlii" et de jui^er x diiii j^arde national des trois glorieuses ' ». Il
a l.i li.iiiic des rois, des prêtres : il ne vdil I Anglelej're (jnà Ira-
vers h's souvenirs des pontons et de Sainte-Hélène; les Jésuites
lui ins|(irent de l'Iuimeur et de l'etlVoi. (l'est le Credo d'un
<'nl';uil de I^iris au lendemain de 18."{0. Miehelet y ajoute le
cullc i\i' lAllemagne, « ma chère Allemagne ».
Cette inlransigcaiice ne sera-t-elle pas pour l'historien ui>
principe de faiblesse et d'erreur? Michelet échappe à ce danger
[>ar son inconséquence et ses variations. Son imagination créa-
trice ressuscitait avec tant de puissance à ses yeux les différents
âges du passé que, s'ouhli.inl lui-môme ou se livrant au ( hai'me,
il se faisait le contem[)orain des hommes qu'il étudiait, se fon-
ilait et renaissait et vivait en eux. Ses œuvres les plus jtarfaites
sont du temps oij il savait ne pas résistera cette métamoi'phose
de lui-même, lors(|ue au lieu de se poser loin des événements
comme un juge, il se livrait à leur courant comme un témoin
passionné; lorsqu'il suivait comme un homme du temps les
étapes de la vie de l'humanité et donnait au lecteur l'illusion
que cet historien de trente-cinq ans avait vécu des siècles et
des siècles. II y a de lui un mol profond : « Je me perdis de
vue, je m'absentai de moi. » Admirable sans doute, même alors
qu'il reste lui et subit la tyrannie de ses préjugés, il touche au
parfait quand il oublie le temps où vécut sa chair, pour revivre
en son Ame de |»oète au milieu des morts et animer leur poussière.
L'œuvre historique de Michelet. — « Peut-être dans cin-
fpiante ans, a écrit l'aine, quand on voudra définir l'Histoire de
.Michelet, on dira qu'<dle a été l'épopée lyrique de la France. »
La [>art est égale dans ces lig-nes à la critique et à l'éloge; et,
tout pesé, c'est [)eul-être la vérité même. L'imagination, à un
cei'tain degré de puissance, et ({uand elle est capable de créer,
s'allie mal d'ordinaire avec les mérites sévères du chercheur, de
l'érudit et du ( iili(jue. Il y avait donc, semble-t-il, quelque témé-
rité à tenter d'écrire l'histoire avec un génie créé pour d'autres
tfkhes et qui se trouvait être à lui seul un principe d'erreur.
1. Le mot li^l (le .M. È. Faj;iiel.
Ariiiniul Colin & Cie Éditeurs, Par
MICHELET
D'après un cliché photographique de Meyer et Pierson
Hist. clc In Langue et de la Litt. Fr. T. vu, Cli.
Armand Coliu & Cie, Editeurs. Paris.
LEGOLK UK L IMAOINATKIX 501
Aussi l'œuvre ne rcssemble-t-oUe à aucune aiiti-r: l'auteur
en a le sentinuMit : « (J'avais une force...) la lilu-c allure d'un
art à moi, et nouveau. » — « J'étais artiste et écrivain alors,
lùen plus qu'historien. » 11 parle aussi du « talisman secret qui
fait la force de l'histoire » ; et c'est la sympathie, l'amour, le
sourire. Cet amour (|ui «lonne lintuition de tout et qui est
capable de miracles, nul n'en fut pénétré autant que lui. Armé
de ce talisman, il peut appliquer au passé le mot de l'Evangé-
liste : c< Etinmsl mortuus fuerit, vivef. » Les morts se lèvent à
sa voix, marchent et parlent. « Je ne tardai pas à m'apercevoir
que dans ces galeries (les Archives) il y avait un mouvement,
un murmure qui n'était pas de la mort... Ces papiers ne sont
pas des papiers, mais des vies d'hommes, de provinces, de peu-
ples. D'abord, les familles et les fîefs, blasonnés dans leur pous-
sière, réclamaient contre l'oubli. Les provinces se soulevaient.,
tous vivaient, tous parlaient... Et à mesure que je soufflais sur
leur poussière, je les voyais se soulever. Ils tiraient du sépulcre
qui la main, qui la tête, comme dans le Jugement dernier de
]Michel-Ange ou dans la Danse des Morts. » Ce ne sont point
des fantômes qui hantent sa pensée, mais des êtres réels, créés
à nouveau par lui; il les voit, les touche, les connaît par leur
nom et leur parle. « Doucement, messieurs les morts; procé-
dons par ordre, s'il vous plaît. »
Avec ce don merveilleux, la recherche devient un attrait.
L'historien ne se sent plus en dehors du temps qu'il étudie et,
isolé de lui, il n'en est plus distinct; il se meut en lui, coudoie
ses foules, frémit de ses passions, connaît le secret de ses grands
hommes qu'il voit agir dans leur existence publique et privée.
L'histoire ainsi Aue et préparée est comme un roman per-
sonnel; c'est le passé aperçu à travers une àme. « L'historien
qui entreprend de s'eftacer en écrivant, de ne pas être, n'est
point du tout historien'. » — « En pénétrant l'objet de plus en
plus, on l'aime;... le cœur ému a la seconde vue, voit mille
choses invisibles au peuple indifférent. L'histoire, l'historien
se mêlent en ce regard -. »
Au charme du spectacle, l'œuvre se développa et prit des
1. Préface de 1869.
■2. Ici.
302 I. Il ISTo (!{!•:
|)i-<n>()i'li()iis iii.illcmlut's. ]j'IIis(o/r'' dr France no devait avoir
«|ue ciiKi volumes, et le sixième a pour matière Louis XI. Cette
première partie fait un tout, et bien que dans la pensée de
l'auteur la continuilr ri l.i rèyulai'ité du déveloi)pement fût un
sig-ne de la vie, cl (|iit' V Histoire de France ne pût pas se scinder,
elle forme en vérité unr (i-uvrc à part. Non pas à cause du saut
dans le temps (juo lit alors l'Iiistorien (de la fin du Moyen
Age à la Révolution), et du sans gène avec lequel il laisse sus-
pendue et comme en l'air cette œuvre monumentale; mais
parce que nulle |>art le don de résurrection de Michelet ne
s'appliqua jdus puissamment au passé et ne le reconstitua plus
sincèrement dans sa vérité morale, dans sa forme et dans sa
couleur. A cette partie s'applique sans réserve le mot de l'au-
teur lui-même : « L'histoire, dans le progrès du temps, fait
l'historien, bien plus qu'elle n'est faite par lui. » Plus tard
l'historien fit l'histoire; il se plaça en dehors d'elle, la
jug'ea, non j)lus en contemporain, mais en homme du xix®
siècle; il projeta vers elle, pour l'éclairer, le feu de ses pas-
sions, de ses préjugés et de ses haines. Cela suffit à creuser un
abîme entre les deux parties de l'œuvre; sans doute, tout l'ex-
cellent n'est pas dans cette première partie seule; mais on peut
presque dire qu'il n'y a que de l'excellent.
La vie dans le passé n'absorbait pas Michelet; il restait, au
milieu du plus intense labeur, l'homme de son temps. La stagna-
tion politique des dernières années du règne de Louis-Philippe
(ces années pendant lesquelles la France « s'ennuyait ») alarma
son p.iliioiisiiie ; il craignit une banqueroute de la Révolution,
et il cduiul en volontaire pour la défendre. Pour se justifier
peut-ètie de fausser brusquement compagnie au xvi'' siècle, il
écrit : « Je ne couiprendrai pas les siècles monarchiques, si,
d'abord, av.inl tout, je n'établis en moi l'àme et la foi du
peuple. » La Révolution lui apparaît comme le but fat;il vers le-
quel s'achemine l'histoire à travers la boue et les ronces. « Que
vous avez tardé, grand jour! »
C'est alors seulement, dans sa [)ensée, qu'il est un historien;
jus(pie-là il n'.iviiit été (piiui .irtisle. A la lumière des principes
de la Révolution, il étudieia plus tard les siècles monarchiques;
mais dès lors en lui tout est changé, et les sympathies pour le
l'école de L'iMAdlNATIOX îiO.'i
passé, ot la méthode môme. La grande nouveaulé de son œuvre,
dans sa première partie, est qu'il avait tout aimé et tout com-
pris; d'abord le sol même de la patrie dans sa diversité féconde,
le travail ol)scur des générations mortes, les consolations de
l'Église et son rôle maternel, et les nobles âmes, qu'elles fussent
roi ou peuple, saint Louis et Jeanne d'Arc. A cette rencontre
sublime de l'héroïsme, de la naïveté pojmlaire, du mysticisme
et du bon sens français, Michelet écrit un chef-d'œuvre.
Doctrinaire à rebours, au lieu de chercher dans le passé des
armes pour combattre la Révolution, il condamne, au nom de la
Révolution, ce passé même. Malheur aux rois, à François I'% à
Henri IV même, à Louis XIY, à Louis XV! Malheur aux
prêtres et à l'Église dont il voit clairement enfm les obscures
intrigues et l'œuvre néfaste! Il se prend en pitié de s'y être
laissé tromper. « Ces lignes juvéniles, étourdies, si l'on veut...
elles y sont, et me font rire encore. » Sa méthode s'altère ; la
science exacte de l'archiviste s'affaiblit ou se cache ; plus de ces
citations exactes et curieuses, de ces notes, de ces renvois aux
textes qui rassurent le lecteur; clairsemée çà et là, l'indication
d'un auteur inconnu ou d'un livre étrange; et si l'on vérifie, il
se rencontre souvent qu'égaré par une imagination désormais
sans frein, l'historien y a lu ce qui n'y était pas.
Plus que jamais sensible au détail, il découvre et exagère
l'influence de menus faits qui devraient rester le secret de
l'alcôve ou de la garde robe; par lui, la physiologie envahit
l'histoire. S'il y avait profit à prouver que, jusque dans les
grandes affaires, l'infirmité du corps pouvait avoir de l'influence,
il ne convenait guère à ce grand spiritualiste de paraître à cer-
tains moments tout lui sacrifier. La séduction qu'exerce Michelet
aggrave ses torts; au moment où on le lit, on ne résiste pas;
on se remet aux mains de cet auteur qui a tout vu, tout entendu,
tout surpris, qui a reçu la confidence des portraits et des statues
et pour qui ont été soulevés tous les voiles qui abritent l'intime
de la vie.
Mais « que se dit le lecteur en le quittant? Un seul mot, et
funeste : Je doute. » (Taine.) C'est le châtiment de cette imagi-
nation souvent inspirée, déréglée parfois, pour le moins capri-
cieuse. La bonne foi de l'historien ne saurait être soupçonnée;
:i04 LlllSTdlHK
on se séparant de lui, on ne cesse ni de l'estimer ni de
l'ainicr; mais (in clicrrli»' du regard nii ,unide jdus calme et
|dns sùi".
Le style de Michelet. — Ce senlimenl île malaise serait
insupjiortable si, à chaiiuc [^n'^c, les plus délicieuses surprises
ne le dissipaient |tar fncliantemenl : même quand on l'ait des
réserves sur la lesseniMance, les portraits de Michelet exercent
un irrésistible attrait; ils font revivre ou ils créent; mais la vie
est en eux. Comment résister, d'ailleurs, au charme subtil qui
se dégage de ce style merveilleux, qui prend à la fois, semble-t-il,
l'esprit et les sens? C'est ici vraiment qu'éclate la supériorité
de Michelet; il n'a imité personne et il ne saurait être imité.
Malheur à rim]»rudent qui le prendrait j)Our guide!
La première impression qui se dégage de ce style, c'est peut-
èlre qu'on le croirait parlé })lutôt qu'écrit; il ne s'interpose pas
entre l'écrivain et le lecteur; il est, semble-t-il, la voix même
de l'auteur vibrant à l'oreille de celui qui lit; et il a ce premier
charme de nous introduire, comme de plain-pied, dans la fami-
Iiarit('- de riiomme. C'est alors un subtil plaisir de suivre l'élan
de cette imagination, tantôt souriante, tantôt enflammée, dans
sa lutte avec les mots. Tous les termes de la langue se pliant à
sa fantaisie, langage de cour et argot des halles, poésie et
prose, termes techniques; et français courant, bon enfant. Même
liberté dans l'allure de la phrase; elle est ample, développée;
elle est aussi dialoguée, fragmentée, coupée menu; suivant que
la pensée coule large, abondante et calme, comme un fleuve;
MU se presse jaillissante, à gros bouillons; ou paraît épuisée,
tarie, et ne sort |dn> (pir par jets courts, espacés. Et sur le
tout, la « teinte de p(nir[)re » des plus éclatantes métaphores.
Nul n'a fait du style de Michelet une analyse plus subtile que
M. Gabriel Monod; l'amour lui a donné l'intuition. Quel est à
son sens le cai-actére pio[»re de Michelet comme écrivain? « Il
est un grand musicien. 11 n'est pas à i)roprement parler un
coloriste, il ne cherche pas à peindre jjar le choix cui'ieux et
l'association frajijiante des mots; il n'est pas un logicien, appor-
tant la conviction dans res))rit pai- la justesse des termes et la
forte liaison des idées; il n'est pas un orateur entraînant son
jMiblic par l'amjdeur et la gradation savamment ménagée des
l'école IMlILdSOPHIQUE 305
périodes. Il est un inusiciiMi (jui cherche à oxprimer les senti-
ments et mèmeàdéfrire les ohjels par le son et par le rylhme. »
Michelet en avait hien conscience; faisant allusion à une heure
où, lassé, il se trouvait dans l'impuissance d'écrire : « Ma
phrase, dit-il, venait inharmonifjue. » On a pu même noter,
dans l'histoire de son talent, les premiers signes de l'âg-e, lorsque
à la riche variété des harmonies succède dans son style un
rvthme uniforme, monotone, une tendance à multiplier le
vers ', et comme une même « ritournelle ». Ce don merveil-
leux de l'harmonie, comme épuisé, ne se manifestait plus que
par une monotone cantilène.
Il faut mettre enfin au nomhre des chefs-d'œuvre de Michelet
sa vie elle-même. Il restera comme un parfait exemple de l'iden-
tification d'une vie et d'une œuvre. Quand il met le sceau à son
Histoire de France^ c'est un déchirement; il sentqu'il ferme sa vie.
« Chère France, avec qui j'ai vécu, et que je quitte à si grand
regret'.... S'il a fallu, pour retrouver ta vie, qu'un homme se
donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il
s'en console, te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c'est
qu'il faut te quitter ici. » Cri suprême de cet admirahle écrivain
dont la Muse fut la passion d'aimer.
//. — L'Ecole philosophique.
François Guizot (1787-1874). — Peu d'hommes ont écrit
plus que Guizot. La poésie exceptée, il a touché à tout : philo-
logie, critique littéraire, critique d'art, pédagogie, histoire phi-
losophique, publication de textes, traductions, commentaires,
polémique, biographie, roman historique, morale et religion.
Malgré cette dispersion apparente, il y a dans sonœ^uvre, comme
dans sa vie, une parfaite unité; qu'il écrive ou qu'il parle, his-
torien, professeur, orateur, Guizot n"a en vue que le triomphe
1. Il va toujours eu des vers dans la prose de Michelet. Mais, dans la pre-
mière période de sa carrière, ils se perdent et se fondent dans le texte.
Exemple, entre cent autres dans l'Histoire romaine (Uw 111, chap. vi) : « Le
serpent tour à tour, qui, tout bas, siffle la pensée du mal au cœur d'Adam,
qui nage et rampe et glisse, et coule inaperçu, n'exprime (juc trop bien... etc. »
:J0(') L IIISTOIIIK
il 1111 sysiriiic iiiofal, social, [xtlilicjiio, auquel il a accordé son
adhésion raisonnéc et passionnée. La vie de riiomme explique
Tauleur. Elle nous le nionlre aussi j>eu « homme de letli'es »
qu'il est possilde, et avant tout, h(»mme d'action. Son ambition
n'csl pas d'ordie littéraire, mais politique. « Esprit d'exécu-
tion » avant toiil. il ne se laisse pas détourner par la curiosité du
|>iir lettré; il voit le liut et il y marche d'un pas égal et assuré.
« rsé bourgeois et protestant », a-t-il écrit lui-même. Avec des
variations et des nuances, suivant l'âg-e et le moment, c'est
IticM là le l'oiiil du caradére de l'homme, tel que son origine et
son éducation l'avaient fait. Son père, avocat libéral au barreau
de Nîmes, mourut sur l'échafaud le 8 avril 1794. Qui peut dire
s'il n'y eut pas dans l'obstinée modération du fils, dans son
impétuosité à défendre toujours et en tout les idées moyennes,
quelque chose comme un vœu à une chère mémoire et la fatale
empreinte d'une tragédie domestique? Dès ce moment, François
Guizot, sous la direction de sa mère, traita la vie comme une
chose sérieuse et une œuvre difficile qu'il faut laborieusement
préparer. Il demanda à Genève le secret de ses fortes croyances
et ne se risqua à Paris qu'à dix-huit ans, en 180o. Il y reçut dans
les salons de M""* d'IIoudetot, de Suard et de Morellet le baptême
philosophique; au spectacle des dernières grâces du xvni" siècle,
il s'humanisa et fit fléchir sa raideur genevoise et calviniste.
Son mariage avec M"" de Meulan, en 4812, acheva cette œuvre.
Guizot débuta dans les alTaires publiques par l'administration;
même ainsi limitée, la politique le passionna; et il se laissa
prendre à elle par ce qu'elle peut oITrir de plus noble, par les
princijxs. Il fit presque parallèlement ses débuts dans rensei-
gnement de la Sorbonne; mais on peut dire <|ue, dès 1814, les
grandes questions de la politique; furent comme la trame de ses
pensées. La Sorbonne n'apparaissait à Guizot que comme un
noble et paisible refuge où il se reposait, par d'autres travaux,
des agitations de la vie publi(|ue, où il se consolait de ses
mécomptes. — « Vous gagnez sans nous des batailles pour
nous », lui disait le général Foy en 1820, après raj)parition du
jircmier de ses traités jtolitiques. Ce noble souci des affaires
|iubliques reste comme le centre de rayonnement de toutes ses
[lensées, le pivot de toute sa vie.
LECOLK l'Ilil.OSOPHIQUE 507
Dans les époques où la vie politique est intense, au lende-
main des révolutions qui ont agité les esprits et troublé les
âmes, il est naturel que Ihistorien se refuse à stériliser l'his-
toire, à n'y voir qu'une science exacte, sans rapports avec les
destinées de l'homme ou de la société, matière animée de son
étude. « L'histoire, a écrit Guizot, c'est la nation, c'est la patrie
à travers les âges. L'histoire nous rend le passé; ce n'est pas
seulement un plaisir de science et d'imagination que nous
éprouvons à rentrer ainsi en société avec les événements et les
hommes qui nous ont précédés sur le même sol, sous le même
ciel; les idées et les passions du jour en deviennent moins
étroites et moins âpres. » [Mémoires, i, 28, et m, 1"1.)
On ne saurait affirmer plus nettement le rôle social de l'his-
toire; mais, dans cet immense domaine des faits, tout est-il, au
même titre, matière d'histoire? N'y a-t-il pas des retranchements
nécessaires à opérer? L'histoire peut-elle être réellement le
tableau du passé'i « Le monde est trop vaste, la nuit du temps
trop obscure et l'homme trop faible pour que ce tableau soit
complet et fidèle '. » Mais cette impuissance de tout savoir ne
le mène pas au scepticisme. « L'histoire nous ofTre, à toutes
ses époques, quelques idées domina) des, quelques grands événe-
ments qui ont déterminé le sort et le caractère d'une longue suite
de générations la raison même peut nous offrir ses données
positives pour nous conduire à travers le dédale incertain des
faits -. »
Guizot s'attachera donc surtout à dégager l'idée générale des
événements ; ces idées seront pour lui la vraie matière de l'his-
toire; et pour les combiner, il ne connaîtra pas de plus puissant
instrument que la raison. Son ambition n'ira pas à faire revivre
le passé avec les couleurs et le mouvement de la vie, à le res-
susciter par les paroles magiques du génie; mais à l'expliquer,
à découvrir ses lois. L'imagination abdiquera ses droits devant
la raison ; et tout ce qu'il laissera circuler de passion dans son
œuvre, c'est à son patriotisme qu'il l'empruntera.
Sa doctrine et son œuvre historique. — Guizot a
marqué sa place au premier rang des historiens à un double
1. Première leçon de Guizot en Sorbonne, le 11 décembre 1812.
2. Leçon du 11 décembre 1812.
î)08 L IliSïoiilK
litre, pai" reiiseiancinent ot [);ir les (riivrcs'. Dès sa leçon d'ou-
verliire à la Snrixiiiiie (11 déceinlire 181'2), il se révéla comme
un maître. On n y sent pas la moindre hésitation de doctrine;
à son début môme, il est en jdeine [)Ossession de sa méthode.
De tous les faits de l'ordre historique, Guizot s'attache dès le
in'eniicr jour an [dus comidexe, au |dus immatériel, à celui qui
olTre le moins, au premier ahord, les caractères du fait : la
civilisation elle-même. Il entre résolument dans la mêlée des
faits historiques, pour y porter l'ordre, la règle, l'organisation.
A sa voix, tout se calme et se classe; certains faits grandissent
et dominent la foule; d'autres s'effacent et disparaissent, pour
laisser aux plus importants leur relief.
Tout était nouveau dans cet enseignement, et la méthode et
le sujet. Au lieu d'un sec exposé ou d'une amplification oratoire,
on assistait à la plus délicate analyse; tour à tour, les dilTérents
éléments constitutifs de l'histoire, l'élément royal, aristocra-
tique, communal, ecclésiastique étaient soumis aune inipartiale
critique; on voyait appliquer aux faits historiques des procédés
d'ohservation et d'induction d'une infinie délicatesse et d'une
portée imprévue. En même temps, on sentait ces faits régentés
et comme tenus en bride; jusque-là pressés en cohue, leur
confusion faisait place aune disposition ordonnée, à une marche
régulière et savante, en belles lignes, vers un but entrevu.
Les critiques n'ont pas manqué; cette tentative pour « maî-
triser le désordre dans l'histoire » (Sainte-lîeuve) a paru pro-
céder à la fois de la présomption et d'un manque d'ouverture
d'esprit et d'intelligence de la vie. On a blâmé Guizot d'avoir
fait une histoire tro[) raisonnable, d'avoir inventé « une méthode
artilicielle et commode pour régler les comptes du passé »,
d'avoir tyrannisé les faits, d'être trop logique pour être vrai.
On lui a su mauvais gré aussi d'avoir manjué de traits trop
nets le but vei's le<piel il poussait le bataillon des faits. N'abuse-
t-on pas cependant contre lui des rancunes soulevées par
riiomme d'Ktat, quand on lui re[)roche d'avoir fait en histoire
delà « politique rétrospective »? Le long elTort par lequel, de
riiisloirc antique et de l'histoire du moyen âge, se dégagent des
I. On iionn-.iit (lire ;iiissi, •■ par la direclion cl l'iiTi|iiilsiini (itiruK'o aux travaux
liisloriijui.'S ". Mais ce n'est pas ici le lien d'éliidier ceUe partie de son oMivre.
l'école PlIILUSill'IIIOrK aOO-
classes nouvelles d'hoinmcs, et eu particulier cette classe qui
conquit le gouvernement comme prix du travail et de la probité,
le Tiers-État, Guizot Ta mis en lumière avec un art supérieur;
mais il ne Ta |)oiut inventé. Le vrai but ([u'il a marqué à This-
toire des siècles, ce n'est pas, comme on l'a dil avec malice,
1830 et le gouvernement de M. Guizot; mais le progrès sans
cesse croissant de l'ordre et de la liberté. Ce n'est pas un mince
honneur pour sa mémoire (jue la confusion ait pu s'établir.
\j Histoire de la civilisation en France et en Europe, les Essais
sur VHistoire de France sont les premiers monuments de la
doctrine historique de Guizot; le temps les a respectés; ils res-
tent comme rim[)Osant témoignage d'une méthode, d'un labeur
infini et d'un caractère.
Si, dans la production immense de Guizot, il fallait faire un
choix et mettre à part l'œuvre unique qui dût répondre pour
lui devant la postérité, nous n'hésiterions pas à citer son His-
toire de la Révolution d'Angleterre (1827-28). C'est déjà un signe
que le choix du sujet; on y découvre le tempérament intellec-
tuel d'un historien et la portée de son esprit. Il y a parfois
entre les événements et les esprits des rapports de nature, d'oii
procèdent la sympathie et l'intelligence. Cette secrète affinité
exista toujours entre l'histoire d'Angleterre, prise dans son
ensemble, et le génie de Guizot. Mais si, au cours de ces annales,
une époque vient à s'ofîrir, oiJ la lutte politique se complique
d'une lutte religieuse, où les droits de la conscience menacés
comme les droits de la nation donnent au conflit une majesté
sans égale, aux passions un déchaînement absolu, aux carac-
tères le relief que leur prêtent les grandes révolutions, aux faits
une tragique importance dans la destruction ou le relèvement;
ne sera-ce pas déjà faire œuvre d'historien que d'en saisir les
caractères, d'en dégager l'unité et de la détacher de la série
monotone des siècles pour l'otTrir à l'admiration ou à l'étude
des hommes comme une puissante personnalité où se mêlent
l'action de l'homme et l'action de Dieu, les caprices de la folie
humaine et les lois d'une sagesse supérieure?
Le sujet admis, on pouvait hésiter sur la méthode d'exécution;
livré en effet à des esprits de trempe diverse, il produira les
œuvres les plus difîérentes. Il est de ceux qui semblent récla-
olO I> IIISTOIIIK
nier Idiil tr.iliortl l;i Inrcc de riniagiiKilioii, le don de Vdir ot
<rrx|triiii<'r le |till(tr(>s(ju(', rr'clal cl le inouveinent du stylo.
Lu Miclirlcl, un Carlyle auraient éclairé ces tragiques scènes
<le la fulguration de leur phrase et fait couler dans leurs récits
un torrent de passions. Tout autre a été Guizot.
On lui a reproché d'avoii', d(^ parti pris ou par impuissance,
supprimé le pittoresque de son œuvre, et diminué, jusqu'à
léteindre, l'éclat des grandes scènes de passion religieuse ou
poliliipie. ]*(»ur avoir dédaig-né les ressources de l'imagination
[)ittores(]ue, il s'est condamné à n'avoir qu'un ton et qu'un
stvle; et sur le fond terne de son œuvre, rien ne se détache, rien
ne ressort.
Il convient de ne [loint s'abuser sur la portée de semblables
criticjues. Si c'est la marque d'un ferme esprit de s'en tenir résolu-
ment aux caractères de son sujet, après les avoir fixés, Guizot n'a
rien à redouter de ses juges. Quel est son véritable sujet? La
série des vicissitudes politiques à travers lesquelles sepoursuitun
plan déterminé, l'établissement do la liberté politique. Si l'am-
pleur du développement ou l'éclat de la peinture détourne vers
les scènes secondaires une attention excessive, le vrai rapport
des choses est détruit; cotte g-rande révolution qui doit nous
apparaître comme nu événement de l'ordre [tolitique risque de
n'être plus à nos yeux qu'une époque confuse où tout se môle
et se heurte; res|>rit n'en saisira plus l'unité et la vraie gran-
deur.
Gui/nt ne clierche pas à peindre ; il raconte pou. Ce n'est
.poiiil par i'e\l(''rioiii- qu'il nous invite et nous conduit à deviner
ou à imaginer l'àme des acteurs; c'est de la connaissance intime
de cette àmc même qu'il nous amène à tirer, par voie de consé-
quence, la raison do leur conduite. Il ne va pas du dehors au
dedans, mais (\i\ dedans au dehors; et dans cotte simple dilTé-
rence, il v a toute une opposition de système entre l'historien
descriptif et l'historien philosophe. Celui-ci assigne aux idées et
aux principes un droit do direction sur les faits; il est tout
natund qu'il descende des premiers aux seconds; tandis que
l'historien descri[>tif, sceplicpie peut-être sur les droits de l'àme
et de la [»ensée, mastjuo derrière le voile brillant des événe-
ments l'absence de tout gouvernement moral. On appliquerait
L ECOLE l>lllLOS()l>I[inrK iill
volontiers à Guizot ce (jiril dit lui-inrnic des Indépendants :
« Confiant dans la force de la pensée, fier de son élévation, il
Uii décerne le droit de tout juger, de tout donfiner; il la prend
seule j)Our guide. «
Guizot est avant tout uu historien philosophe. L'histoire n'a
de prix à ses yeux que i)ar li's idées générales qui s'en dégagent;
et dans le maniement de ces idées générales, moisson divine de
son œuvre, il déploie l'aisance et l'habileté d'un grand esprit.
L'historien a pour matière l'homme étudié dans un milieu
déterminé; plus cette élude particulière sera précise, intense,
plus se dégageront avec sûreté et comme d'eux-mêmes les
résultats qui intéressent l'humanité tout entière, l'homme civilisé
de toutes les époques et de tous les lieux.
Le mérite éminent de Guizot est dans la rigueur de la com-
position, l'agencement des parties; il laisse à chaque fait sa
valeur en le mettant à son rang et avec la mesure de dévelop-
pement proportionné à son importance. On est porté par le
courant régulier de la narration, toujours rapide, dont la
simplicité s'élève souvent jusqu'à l'éloquence, où rien d'étran-
ger, d'inutile, de factice ne coupe l'émotion, ne suspend le mou-
vement, n'interpose la vanité de l'écrivain entre le drame his-
torique et le lecteur.
Guizot se donna, dans les dernières années de sa vie, le plaisir
de raconter à ses petits- enfants l'histoire de la France. Cet
enseignement familier a fourni la matière d'un grand ouvrage
qui a rendu le nom de Guizot populaire, dans la mesure oii la
popularité pouvait s'attacher à un tel caractère et à un si haut
esprit. VHistoire de France racontée à mes petits-enfanls offre
un intérêt particulier : on y voit se manifester sous la forme
la plus élevée le patriotisme de l'auteur. Ce patriotisme
est, en quelque sorte, d'essence philosophique; Guizot adopte la
France, parce que la raison reconnaît et salue dans son génie
certains dons bienfaisants dont le monde civilisé tout entier a
tiré profit. Son patriotisme est une idée ; mais il est aussi une
passion; il est fait de reconnaissance et d'amour. Guizot aime
la France pour l'avoir vue grandir lentement dans les souf-
frances du passé, parce qu'il confie à son génie et à sa force les
espérances de l'avenir.
512 L HISTdlUK
Guizot écrivain. — Les adversaires politiques de Guizot
se soiil donné longtemps le |daisir de lui refuser les mérites de
l'écrivain. Pour la première fois, on eût assisté au spectacle
d'une pensée forte et personn(dle (jui ne réussît ji;is à forger son
outil. Sans doule, à n>' jniior (|iio le style, l'oMivro de Guizot est
fort mêlée; dans ses premiers écrits, la phrase est toujours
tendue, souvent lourde, l'expression uniformément abstraite et
sans éclat. Mais à mesure que la pensée se dégage de ses pre-
mières hésitations, le style assouplit sa roideur première; il suit
exactement la pensée; comme elle, ferme, large, clair, un peu
tendu, plein d'élévation et d'autorité. La couleur et la variété
qui lui manquèrent longtemps, lui vinrent plus tard; la langue
senrichil et devint plus maniable; et les images éclairèrent le
fond primitivement un peu terne du style.
Taine a parlé avec admiration de la « solidité majestueuse »
de telle et telle page de Guizot. « Ce sont des statues de déesses
taillées dans le pur granit... Il n'y a plus aujourd'hui d'esprits
de cette tnMupe. Pour lui trouver des pareils, il faudrait remon-
ter jusqu'à Thucydide ou Machiavel. » A l'inverse de ce que
l'on voit d'ordinaire, c'est l'orateur qui, chez Guizot, a formé
l'écrivain. Sainte-Beuve rapporte le mot d'un contemporain
anonyme : « C'est sur le marbre de la tribune qu'il a achevé de
polir son style. » Il a gardé des luttes oratoires un éclat sombre,
une fermeté, une |»ureté de trempe qu'il n'avait pas aupara-
vant. Ses Mémoires (I808-I868) ont découvert, chez ce vieil-
lard respecté par l'âge, une solidité et une variété de style qu'on
n'eut pas attendues de lui, trente ans auparavant; on y sent la
main et le ton du maître; et dans le tracé de certains portraits,
une préoccupation d'artiste étrangère à ses premiers écrits. Du
premier au dernier jour, le talent d'écrire de Guizot, comme sa
pensée et son énergie morale, se développa et tendit au mieux.
Dans cette puissante nature, si admirablement liée, tout se
tenait; et l'écrivain, d'abord inégal au penseur, finit par se
hausser à son niveau ; dans la seconde partie de son œuvre et
de sa vie l'accord est fait; et ce n'est pas un mince éloge de le
reconnaître.
François Mignet (1796-1884). — Rien de plus uni, de
jilus régulier, de plus noble dans sa simplicité que la vie de cet
L KGOLE PIlILiiSDl'llKjrK 513
enfant du ponple, s'élevant par son travail, fixant de itonnc
heure à son activité un but unique, haut placé; s'avançant d'un
pas ferme et sûr dans cette voie droite au terme de laquelle
Tattendaient une gloire littéraire sans tache, une vieillesse à la
Sophocle, le privilège rare d'être salué, de son vivant, comme un
classique dans son pays et à Fétranger. Dès qu'il eut échappé à
la tutelle des maîtres, ce fîls d'un artisan d'Aix alla aux éludes
historiques comme par une pente naturelle; dès 1820, l'Académie
de Nîmes couronna son Eloge de Charles VU; et un an plus
tard, l'Académie des Inscriptions rendait un hommage semblable
à son essai sur les Institutions de saint Louis.
Le jeune lauréat, devançant de trois mois son ami Thiers,
arriva à Paris au mois de juillet 1821; la bienveillance de
Manuel ouvrit aux deux jeunes gens les salons politiques et les
bureaux des revues libérales. Entre les deux camps qui divi-
saient alors la France, ils prirent hardiment parti; et, trois ans
après, en 1824, YHistoire de la Révolution de Mignet était
comme le manifeste de la raison et la voix de l'histoire jugeant
ce passé d'hier. Publiciste actif, résolu, prêt à tout pour défendre
ses idées et son droit, Mignet fut un des ouvriers de la révolu-
tion de 1830. Il lui plut de s'ensevelir dans le souvenir de ce
triomphe, et il mit comme un point d'honneur à dire adieu pour
jamais à la politique, au moment où il en eût connu les profits.
Sa pensée ne se détourna jamais ni des intérêts supérieurs de
son pays, ni des destinées de la cause libérale; patriote et libéral
de réserve, il assista de haut aux faits contemporains, deman-
dant au présent des lumières pour bien voir et juger le passé,
et parfois aussi au passé des raisons de soutenir son courage et
de ne pas douter de l'avenir. Il ne reçut du gouvernement qu'il
avait contribué à fonder que la direction des Archives au minis-
tère des affaires étrangères, lieu d'exil pour un ambitieux, terre
promise pour un historien, qui voulait n'être plus qu'un historien.
Dès lors, les actes de Mignet sont ses œuvres. Il restera
comme une de ces pures images où l'antiquité s'admirait elle-
même; jusqu'à la fin maître de sa pensée et de sa vie qu'il
gouverna noblement, ce grand-prêtre de la Muse de l'histoire ne
connut d'autre regret, au terme de sa vie, que de laisser inache-
vées encore tant de belles œuvres que son rêve avait caressées.
Histoire de la langue. VU. 33
514 h HISTOIRE
Deux grandes époques ont (i.\<'' presque exclusivement Tatten-
lion de Mitrnet : la Révolution et la Réforme. Le choix est déjà
signilicatif ; en présence des bouleversements politiques, sociaux
et moraux amenés par ces deux grands faits, comment ne pas
sentir que raconter n'épuise pas le devoir de Thistorien et que
le récit n'est pas toute l'histoire? Il y a dans ces faraudes secousses
un mvstère ; sont-elles de Dieu ou de l'homme? N'y a-t-il pas en
elles une fatalité secrète qui en a préparé et réglé le désordre,
en dépit des efl'orts des acteurs? La liberté humaine n'est-elle
pas emportée dans la tourmente? La grandeur du spectacle et
la majesté du problème élèvent la pensée de l'historien et
l'égalent aux plus hautes spéculations du philosophe. Il sera
donc amené à analyser et à expliquer plutôt qu'à peindre, à
juger plutôt qu'à raconter, à sacrifier « l'histoire de l'individu à
l'histoire de l'espèce ». C'est le reproche que Chateaubriand
adresse à Mignet; il voit en lui un des représentants du fala-
lisme en histoire. Il le blâme d'annuler fatalement Vindividu.
Ce giief, par sa solennité même et la majesté de l'auteur,
est resté longtemps attaché au nom de Mignet. C'est à tort,
crovons-nous. Mignet enveloppe toujours les destinées indivi-
duelles dans les catastrophes publiques, mais il ne les y absorbe
pas. Il eut dépendu des vertus ou du génie de tel homme qu'une
série de grandes infortunes ne fût pas ouverte; mais cet homme
n'a eu ni vertu, ni génie, et l'enchaînement des résultats s'est
produit. On n'est pas fataliste pour dire : « De telles causes
sortiront nécessairement tels effets », pourvu que l'on recon-
naisse à la liberté le |>ouvoir (fùt-il théorique!) d'agir sur les
causes et de les modifier. « La liberté de l'homme, a écrit
Mignet, se refuse à se laisser enfermer dans des cadres inflexi-
bles. L'humanité ne suit pas une marche dont on puisse calculer
tous les événements. » Dans sa pensée, l'histoire a pour mission
d'accroître et d'étendre l'expérience du genre humain. « Elle le
fait moins encore par des récits qui plaisent ou des peintures
qui émeuvent, que par des recherches approfondies qui pénè-
trent les causes cachées des événements, au moyen de considé-
rations qui en font saisir l'enchaînement et la portée, à l'aide
de jugements honnêtes, d'où sortent des leçons propres à élever
les hommes et ces grandes lueurs qui servent à guider les
L ECOLE PIIILDSOPHIQUE 515
peuples. » Comment récrivain qui ouvro ainsi et réserve l'avenir
au libre ieu des forces humaines aurait-il soniré à leur fermer
le passé? Jules Simon a trouvé la vraie mesure quand il a écrit :
« On la accusé de croire à la fatalité, tout simplement parce
qu'il croyait à la logique. »
Son œuvre. — Mignet avait vingt-huit ans quand il publia
son Histoire de la Révolution (1824). Après deux ans de prépa-
ration, il l'écrivit en quatre mois, dans sa studieuse retraite de
Romégas, en Provence, à l'ombre des oliviers. C'est une de ces
compositions puissantes, d'un art achevé, qui donnent la mesure
d'un esprit. Il fallait une singulière force de pensée pour imposer
à des événements contemporains la discipline d'une ordonnance
que le temps a respectée, et pour donner à la Révolution ce cou-
ronnement logique du Consulat et de l'Empire. Ce n'est pas un
résumé, car le ton du récit met partout en valeur et les événe-
ments et les acteurs; même quand il ne fait que passer devant
les choses, l'écrivain les montre, les décrit, les juge; on sent
qu'il en sait plus qu'il ne dit, par la façon même dont il le dit;
cela seul enlève à cette œuvre, en dépit de ses modestes pro-
portions, l'apparence d'un sec abrégé. Par le tour de son esprit,
nul n'était mieux préparé queMignet à écrire une rapide histoire
de la Révolution; amoureux de logique, il devait marquer
d'une sorte de nécessité l'enchaînement des diverses périodes
révolutionnaires ; dans son œuvre, tout se lie et se tient; et rien
n'égale la majesté de ce spectacle, ainsi ramassé, qui nous
montre, agissant par coups rapides et pressés, sur la limite de
deux mondes, les plus nobles, les plus grands ou les plus
effroyables acteurs. La contexture de l'œuvre est si puissante
qu'on en vient parfois à se demander si l'auteur n'a pas fait vio-
lence aux choses et ne leur a point imposé Tordre et l'harmonie
de sa pensée. Mais comme une lumière égale en éclaire toutes
les parties, on peut juger le juge lui-même, et on admire cette
pensée maîtresse d'elle-même, source de clarté, organe d'une
conscience droite, créant pour se fixer une langue sobre, pré-
cise, d'un éclat métallique, forgée de la matière la plus solide
et la plus pure.
La rapidité héroïque avec laquelle Mignet mène à bonne fin,
en moins de trente mois, son Histoire de la Révolution fait un
SJIG L lllSTillllE
sing^ulier contraste avec sa mardie l(Mile, mesurée à travers
le xvi' siècle. Dès qu'il eut touché à cette époque, le problème
puliti(iueet relijiicux de la lléforme s'oIÏVit à sa pensée et la fixa.
Ce devait être l'œuvre de sa vie de mettre l'ordre dans ce chaos.
Mais coiuiiif il avait le s(mis cl la passion du parfait, le temps
lui a mancjué [)our élever le monument; il n'en a laissé que des
parties, mais d'une exécution si achevée et d'une conception
d'ensemble si bien étudiée que ce sont autant d'œuvres se suffi-
sant à elles-mêmes. En 183i, il publia son mémoire sur la
Réforme à Genève; en 18.35, un article sur Luther à la Diète de
]]orms; Antonio Ferez et Philippe II, en 1845; V Histoire de
Marie Stuart, en 1851; Charles Quint, son abdication, etc.,
en 1854; et au même moment, les fragments du grand ouvrage
(jui tievail paraître en 1875, Rivalité de François F^ et de
Charles Quint. Il a laissé en manuscrit une Introduction en
deux volumes à l'histoire de la Réforme que sa volonté for-
melle a condamnée à ne pas voir le jour.
L'art (le Mignet. — Le talent supérieur de Mignet procé-
dait à la fois des dons de l'esprit et du caractère; il poussait le
respect de soi et de son art à un degré rare. Livrer au public
une ébauche, ou bien, sous le nom d'histoire, une série de
(bjcuiiieiits à peine reliés entre eux ou seri'és d'un grossier lien,
cela lui eût paru et une faute de goût et un manque de probité.
Sa science s'appliquait à tirer avantage de tous les matériaux
nécessaires à son œuvre, et son art, à les masquer. Il pensait que
les documents et les textes doivent être si habilement employés
qu'il soit ensuite inutile de les consulter. Le scrupule de l'iMudit
n'avait d'égal que le souci de l'artiste. Un ingénieux critique,
Saint-René Taillandier, a montré qu'en publiant comme un tout
la première moitié de la Rivalité de François I" et de Charles
(V«/n/, Mignet a obéi à cette loi d'unité d'un drame qui se trou-
vait avoir, dans le court espace de onze années, son prologue, ses
complications, ses épisodes et son dénouement. « Il y a quelque
chose d'analogue à ces grands drames historiques où les théâtres
étrangers ont représenté toute une phase de la vie d'une nation...
La poésie dramatique, en y regardant de près, y reconnaîtra
quelque chose de son inspiration et de son art. »
Mignet gardera dans les lettres françaises une place d'honneur.
L'KGOLE PHILOSOPHIQUE 517
Le souci (récrire fut sa constante préoccupation et l'iionncur de
sa vie; mais il semble que, dès le premier jour, et comme natu-
rellement, il a eu son style. Sa pensée nette, forte, ample,
portée à généraliser et soucieuse de conclure, s'est moulée dans
une phrase aux contours arrêtés, aux replis abondants, qui
s'allonge sans rien perdre de sa vig-ueur, se développe sans
s'ég-arer et se ferme avec précision et avec éclat. La grande
période de Mignet, bien qu'elle rappelle par ses proportions et
son allure la période oratoire, n'en a pas le mol abandon et
les grâces flottantes. Elle n'en a pas non plus le rythme. On
s'impatiente parfois devant cette grande et solide construction;
mais on cherche en vain oii placer le coin pour la disloquer;
tant les matériaux sont puissamment liés, les joints dissimulés
et l'ensemble imposant. Chaque incidente enchâsse une pensée.
Il est de lui une admirable page sur le génie de la France ' ; c'est
une seule phrase; et on y voit dans le déroulement des inci-
dentes comme une revue en raccourci, avec un surprenant
relief, de toutes les épreuves qui, de l'âge barbare au premier
Empire, ont trempé l'âme française. On citerait maint exemple,
nous ne dirons pas du même procédé, — ce serait lui faire
injure, — mais de la même force créatrice.
La phrase ainsi conçue et conduite est en elle-même une
œuvre d'art; et cette surprise attend le lecteur à chaque pas.
Mignet se repose de la période soit par des phrases unies, toutes
de lumière et de simplicité, soit par ces traits rapides qui lancent
une pensée, et ces sentences d'un dessin net et ferme où se con-
dense un jugement. On lui a reproché d'être dessinateur plus
que coloriste et de verser plus de lumière que de chaleur. A
ceux qui auraient souhaité chez Mignet plus d'abandon, Tfiiers
répondait, non sans malice, qu'il était « très sihiple en provençal » .
Mignet excelle à donner à tout ce qu'il touche la grandeur et
la noblesse; c'est ainsi qu'il fait de simples Notices historiques
des pages de grande histoire et de ses Mémoires des chefs-
d'œuvre où l'art d'abréger n'enlève rien à la profondeur de
l'analyse et à l'éclat de la pensée. Il peut affronter le jugement
de la postérité. Ce génie d'essence latine, que l'on dirait formé
1. Notices et portraits, t. II, p. TS.
ol8 l/lllST(l||lE
à Rome, non à Aix, oui l;i passion de la raison, de Tordre, de
la c'iarli'; nul iffiil jamais plus do tenue tlans sa vie, dans sa
ponsôo, dans son stylo. Salkisle eût sans doute fort apprécié son
commerce et ses écrits; on ne saurait mieux le louer et il eût,
lui-même, infiniment prisé cet éloge.
///. — U intelligence et le patriotisme
en histoire.
Adolphe Thiers (1797-1877). — L' » Histoire de la
Révolution française » (1823-1827). — Les deux écri-
vains que nous ra[)j»roclions sous une commune rubrique, Thiers
et Henri Martin, présentent, malgré leurs profondes différences,
quelques analogies décisives : la communauté de la foi poli-
tique, principe de leur vocation d'historien, la vivacité de leur
patriotisme qui soutint leur courage dans un labeur immense,
le mérite d'avoir tenté et mené à bonne fin une œuvre gigan-
tesque, l'ambition de mettre tout dans leur histoire, de tout
étudier et do tout comprendre pour tout dire et tout expliquer.
Henri Martin s'est donné la tâche de faire son Histoire de France
aussi compréhensive et aussi diverse que VHistoire du Consulat
et de V Empire; lui aussi, il a voulu donner comme complément
à l'histoire dra/nafique l'histoire technique; et plus que nul
autre avant lui, dans un ouvrage d'ensemble sur l'histoire de
notre pays, il a fait une large place aux questions d'ordre écono-
mi((uo, lilt( raire, philosophique, artistique. II a tenté un noble
effort j)Our mettre dans son œuvre toute la complexité et le
mouvement de la vîe.
H est à peine utile de rappeler, dans ses lignes essentielles,
la vie du jeune Marseillais que le pressentiment de sa fortune et
comme un instinct de conquête amenait à Paris, à l'âge de vingt-
quatre ans, on septembre 1821, et qui devait arriver à la gloire
par une double avenue triomphale, la politique ot Ihisloire. Le
jouiic jirolf'ijé de Manuel, de Laffitte, d'Etienno, va droit à
l'opposition comme un Provençal à la lumière; le Constitutionnel
l'onrùle dans sa brigade militante. Mais l'article du jour ne
l/l.\TELLIGE.\CE ET LE PATUKtTISME EN HISTOIRE 519
suffit pas à sa brûlante activité; curieux de tout, il v<'ut tout
voir, tout apprendre, tout saisir. Il avait le don inné du journa-
lisme et sentait sa force. Il a dit plusieurs fois de lui-même : « Je
n'ai connu dans ma vie que trois journalistes : Kéinusat, Carrel
et moi. » Mais déjà le journalisme ne lui suffisait pas. Deux ans
à peine après son arrivée à Paris, il publiait les deux premiers
volumes de son Histoire de la Révolution française (1823).
L'entreprise parut tellement hardie aux éditeurs eux-mêmes,
Lecointe et Durey, qu'ils exigèrent l'adjonction d'un collabo-
rateur, piquant exemple de timidité et d'aveuglement chez ceux
que l'on croit des sages! Ce collaborateur fut Félix Bodin,
astre éteint, alors d'un certain éclat; il était l'auteur d'un
résumé de l'histoire de France et de l'histoire d'Angleterre;
Bodin alors se vendait et se lisait. Mais ce porte-respect devant
l'opinion n'écrivit pas une ligne; et dès le m* volume, publié
en 1824, le nom de Thiers paraît seul sur le titre. L'œuvre
entière avait été menée à bien en cinq années (1823-1827).
Il fallait pour la tenter ce grain de témérité que le destin
met au cœur des futurs victorieux. Comment n'être pas épou-
vanté et par la grandeur des événements, et, plus encore, par
l'insuffisance des documents à mettre en œuvre? On n'avait
encore alors sur cette époque que les dissertations de Burke, de
Fichte, de M™" de Staël, quelques rares mémoires, œuvres par-
tiales ou incomplètes; et le Précis de Lacretelle jeune, résumé
violent dont la 2'able chronologique (vol. I) formait la partie la
plus solide et la plus utile * (1801). Restaient les témoins des
événements, anciens Constituants, Montagnards surpris de sur-
vivre, membres des Cinq-Cents, du Corps législatif et du Tri-
bunal, que Thiers voyait chez Manuel et chez Laffitte. Habile à
les faire parler, à les entendre à demi-mot, à les deviner, il
exprimait de leur souvenir tout ce qui pouA'ait documenter et
vivifier son récit. Alors encore il ne s'est pas fait une théorie de
son art; il la porte en lui-même sans en avoir pris conscience ;
c'est le produit spontané de sa foi politique, passionnément
sincère, de sa passion de tout comprendre et de tout expliquer;
1. Ce que Lacretelle jeune appelle la Révolution, c'est exclusivement la
Convention. Son Précis commence le 21 septembre 1792 et se termine le 4 bru-
maire an IV.
o20 L IIISTdlllE
il s'abaiidoiinc à ce sur iiistiiicl. Son esprit est coinine un
liltrc où loiil se clarifie cl s'c[tiin'. <'l les inouvenients de son
Ame sont ((iiilciuis par un elVoil (riiiiparlialilé. « Jo me suis
tour à jour ligure que, né sous le cliauuie, animé d'une juste
ainltilidii, je voulais acqiK'iir ce (pie l'oii^ueil des hautes classes
m'avait injustement refusé; ou hien, (|a'élevé dans les palais,
héritier d'antiques privih-'ges, il m'était douloureux de renoncer
à une possession (|ue je prenais pour une propriété légitime.
Dès lors, je u'ai pu mirriter; j'ai plaint h'S combattants et je
me suis dédommaiié en admirant les âmes généreuses. »
On a dit de Thiers que son llisloire de la Révolution fut sa
<-ampagne d'Italie; même allure rapide, môme veine de
triomphe, même souflle de jeunesse et d'espérance. 11 y a vrai-
ment dans ce livre un charme d'aurore qui, aujourd'hui encore,
lui a gardé sa fraîcheur.
« Il veut que la Révolution réussisse, a écrit M. Anatole
France; il le veut à tout prix » ; et c'est peut-être là toute sa
philosophie de la Révolution; mais ce n'est pas ciiez lui passion
de sectaire; il croit à ses bienfaits; fout mis en balance, il juge
que le bien l'emporte sur le mal, et (jue de cette épreuve son
pavs est sorti régénéré et mieux armé })Our les luttes futures. Il
suit donc cette Révolution avec la sympathie du patriote; il la
pousse, il la presse; il a hâte de la voir aboutir et de l'arrêter
au moment opportun, pour en fixer les Inenfaits.
Dans une matière où la déclamation ' était facile, oii l'on
avait toujours été ballotté du dithyrambe au pamphlet, le public
de la Restauration fut surj)ris de voir un auteur qui ne disser-
tait pas, qui n'avait pas de système, avec lequel on descendait
vivement, sans secousse, le courant des faits. Ce récit vivant
et lucide, monotone |»arfois par sa simplicité môme et l'absence
d'un vif relief, j»ril le lecteur; cela même |>arut de la probité de
lui ménager, avec la responsabilité des conclusions, toutes les
ressources d'instruction nécessaires pour bien conclure, même
contre l'historien.
I. Il est intéressant d'observer que Thiers, qui avait débiilé comme orateur
par un style pompeux et redondant, voisin de la déclanialion, trouva du premier
coup, comme écrivain, cette simidicité et ce naturel qui devaient donner plus
lard tant do prix à son éiorpieuce. A l'inverse de Guizot chez qui la pratique de
la tril.une éleva et purilia le style, chez Thiers l'écrivain dégagea l'orateur.
L'iXTKLLlllKXCr, KT LI-: l>.\Tl!I(iTISMK KX II ISTdlIiK :;21
Il s'est trouvé que cette (riivre (Yww journaliste militant,
écrite presque au lendemain des alTaires de lielfort, de Saumur^
de La Rochelle, Tannée même de l'expulsion de Manuel, a été
de toutes les histoires de la Révolution la plus modérée'. Il
suffit de la comparer à certaines œuvres venues jtlus tard,
apologies impudentes et systématiques des pires héros, pour
apprécier ce haut mérite de calme et d'équité. D'ailleurs
l'œuvre opérait sur l'ouvrier lui-même; des deux premiers
volumes aux suivants, on sent un progrès; l'intelligence des
événements y est de }tlus en plus vive, parce que chez l'auteur
la masse des connaissances techniques s'est accrue. ïalleyrand,
Jomini, le baron Louis lui découvraient les ressorts cachés
de la politique, de la diplomatie, de la guerre, des finances.
L'étude même, comme il est naturel chez uii esprit bien fait, ne
faisait qu'ajouter au scrupule. « Je me serais cru déshonoré,
disait-il longtemps plus tard, si j'avais écrit une seule phrase
dont je n'eusse pas compris le sens et prévu toutes les appli-
cations. »
M. Anatole France a heureusement exprimé le charme qui se
dégage aujourd'hui encore de cette œuvre. « Je viens de rouvrir
ce livre de jeunesse. J'avoue que j'ai été entraîné et qu'il m'a
fallu aller jusqu'au bout. On est emporté comme sur un fleuve
dont le cours est égal, dont les bords sont unis. On ne s'aper-
çoit par aucune secousse des changements de théâtre et de per-
sonnages; car l'historien, toujours rapide, n'est jamais brusque.
Et quels excellents chapitres' sur les finances : assignats, maxi-
mum, emprunt forcé, institution du Grand Livre! Quelles
expositions lucides des faits de guerre! Comme il fait bien
comprendre le point de départ, le nœud, les péripéties, le
dénouement d'une campagne! »
L' <( Avertissement» duxu" volume de Y ((Histoire du
Consulat et de l'Empire » . — Quand il fut devenu maître
en son art et que le succès l'eut sacré, Thiers ne résista pas au
plaisir de faire la théorie de son propre talent. Onze volumes
de YHistoire du Consulat et de CEmpire avaient déjà paru,
lorsque, en I800, fort de l'expérience de l'homme d'Etat et de
sa renommée d'écrivain, il publia un vrai manifeste, sous le
1. Elle partage cet honneur avec celle de Mignot.
o22 LIIISTdllŒ
sim|ilo lilrc iVArertisso/ieiit de f(iiiletir\ V.q iloniinont ouvre
le xu" voliiinc.
Le véritable intérêt de ces pages vient de leur caractère
d'aiiloliio::raphie. Cet historien idéal auquel il pense, Thiers
<'n preml en iiii-nirnic tous les caractères; le portrait est d'ail-
leurs vrai autant que noble.
En premier lieu, la passion de la vérité : « J'ai pour la mis-
sion de l'histoire un tel respect, que la crainte d'alléguer un fait
inexact me remplit d'une sorte de confusion. Je n'ai alors aucun
repos que je n'aie découvert la preuve du fait objet de mes
doutes ; je la cherche partout où elle peut être et je ne m'arrête
4|ue lorsque je l'ai trouvée, ou ({ue j'ai acquis la certitude qu'elle
n'existe pas. » Thiers ne saurait s'en tenir à cette « vérité de
convention «, œuvre de circonstance ou de parti, qu'une géné-
ration lègue à une autre, par négligence ou parti pris; il veut
« cette vérité des faits eux-mêmes » qui se dégage des docu-
ments d'Etats et de la correspondance des grands personnages.
Comme la complexité des faits est infinie, il faut donner
comme préface au labeur de l'historien l'étude des secrets de
l'administration, de la finance, de la guerre, de la diplomatie.
C'est la partie technique de l'histoire. Thiers avait le droit
d'ajouter, en revivant alors par la pensée sa carrière d'homme
«l'Etat : « Ma vie, j'ose le dire, a donc été une longue étude
historique. »
L'œuvre préparée et mise au ])oint, il faut la produire. Y
a-t-il, pour écrire l'histoire, une formule unique, invariable?
Thucydide, Xénophon, Polybe, Tive-Live, Salluste, César, Tacite,
Commines, Guichardin, Machiavel, Saint-Simon, Frédéric le
Grand, Napoléon l'ont écrite; chacun supérieurement, quoique
d'une façon diverse. « Il y a non pas une, mais vingt manières
d'écrire l'histoire... Et n'y a-t-il pas une qualité essentielle, pré-
férable à toutes les autres, qui doit distinguer l'historien...?
Celte (/ualité, cest f intelligence. »
iUors, faisant avec complaisance les honneurs de son propre
talent, Thiers nous présente, comme dans une gloire, cette
faculté à son degré éminenf où elle est comme un rayon
I. Voir la crili(iue que Sainlc-Beuvc a l'aile de cet <■ Avertissciiient », Cau-
series (lu Lundi, l. XII. 1». 108 cl suiv.
l'intelligence et le I'ATRIOTISME en lilSTlllUE 52:{
iilTaibli du génie', suffisant à tout, déniôlant le vrai du faux,
écartant les traditions erronées, étouffant les faux bruits, fixant
le caractère des hommes et des temps, contenant toute exagé-
ration, trouvant les vraies couleurs })0ur peindre. Grâce à ce
sens supérieur qui permet de découvrir Tenchaînement même
des événements, on découvre sans peine l'ordre de narration le
plus beau, parce qu'il est le plus naturel. L'équité elle-même
est son suprême bienfait; car rien ne calme, n'abat les passions
comme la connaissance profonde des hommes.
Poussant jusqu'à l'extrême sa théorie, Thiers ne craint pas
de dire : « Presque sans art, l'esprit clairvoyant que j'imagine
n'a qu'à céder à ce besoin de conter qui souvent s'empare de
nous... et il pourra enfanter des chefs-d'œuvre. »
On voit bien tout ce que « l'intelligence » peut donner. Mais
n'y a-t-il pas, en dehors de ces bienfaits, complaisamment
étalés, quelque chose de plus? Son impartialité ne va-t-elle pas
sans quelque sécheresse et sa faculté d'enregistrement nelaisse-
t-elle vraiment rien en dehors de ses froids rayons? N'y a-t-il
pas des replis des êtres et des choses, que la divination de
l'imagination inspirée est seule capable de découvrir? Ne
manque-t-il donc rien, du propre aveu de Thiers, à ce Gui-
chardin, à ce Frédéric le Grand qu'il nous présente comme les
protagonistes de l'Ecole de V intelligence^. Sans doute; et la
théorie de Thiers est un exemple de plus des limites que
l'égoïsme intellectuel des plus grands esprits fixe à leur horizon.
C'est décidément chose impossible à l'homme, même au plus
sincère et au plus grand, de briser la prison de son moi et de
s'affranchir de lui-même.
Le système de « l'intelligence » en histoire, avec ses prodi-
gieuses vertus et, par endroits, sa sécheresse, c'est Thiers lui-
même. On ne le jugera bien que par son œuvre. Qu'il soit
possible d'imaginer une conception différente de l'histoire,
qu'après avoir goûté les joies de cette analyse si lumineuse on
se prenne à songer à quelque chose de plus ramassé, d'une
pensée plus personnelle et d'une philosophie plus haute, ou
bien encore à chercher vainement cette profonde veine de pitié
I. « Le génie ti'cst, après tout, que l'intelligence elle-même, avec l'éclat, la
force, l'étendue, la promptitude. » Avertissement, p. IX.
524 L IIISTiilIlH
|Miui' la ::iaii(l<' iiifoilimc liuinaiiu' ot ses vicissitudes dans le
lciii[»s; nul n'y coiilrcdil. Mais, |»iiis(|u'il y a, au dire de raufeur
lui-inrmc, vinut inanirres dillV'i-tMites drt'i'ire riiistuire, il serait
nialsi-aul de le chicanei" sur son (dioix. Jui^cons de sa manière
|iar le nu'-ritt' tic laMiMc (le monument élevé par V IntvUujcnce,
c'est y Histoire ihi Consulat et de rEiiipin'.
L' » Histoire du Consulat et de l'Empire » ' (1845-
1862). — Ou raconte i[uv, dans le premier l'eu de son travail,
Thicrs s'écria un jour : « Quelle bonne fortune ! On m'a été
|ircndre Alexandre du fond de l'antiquité et on me l'a mis là, de
nos jours, en uniforme de petit capitaine et avec tout le génie
de la science moderne. » Et, dans un élan de foi patriotique, il
entreprit cette « vaste et majrnifique composition dont les cha-
pitres portent, non les noms des Muses comme les livres d'Hé-
rodote, mais des noms de victoires. »
Thiers reprenait au point où il l'avait laissée quelque treize
ans au|»aravant l'œuvre de sa jeunesse. Il la reprenait mieux
armé, mûri par l'expérience des grandes affaires, avec les faci-
lités de s'informer, de contrôler, de voir, d'accumuler les docu-
ments que donnent la richesse, le crédit d'un écrivain consaci'é
par le succès, l'autorité de l'homme d'Etat. On le voyait à
l'étranger dans les bibliothèques, dans les archives, sur les
champs de bataille ; cartes, manuscrits s'entassaient dans son
hôtel; il mobilisait et groupait à son apjiel ces cent mille faits
qu'il devait ensuite mettre en ligne et pousser devant lui dans un
ordre si lumineux. Il mit dans la préparation de l'œuvre toute
la conscience passionnée dont il était capable; un volume lui
coûta parfois nu an de recherches, et il lui arriva de l'écrire en
deux mois. Sa méthode il l'avait déjà éprouvée dans son pre-
mier ouvrage ; il n'eut qu'à l'appliquer à un objet plus vaste
encore et plus divers.
On a défini ce genre d'histoire « l'histoire des affaires » (Désiré
Nisard). L'anticjuité en avait offert des modèles; Polybe avait
déjà rmlisé l'histoire; et s'il fallait chercher à Thiers un ancêtre,
c'est à Polybe que devrait se fixer le choix. Mais la complexité de
la vie motlerne aggravait inlininuMit la tâche. A ne voir qu'un
I. Elle fut commencée peu après 18U). Les ciiuj premiers volumes ytarurenl
on I84."». VaIU- ^.'randc u'uvre rcmiilil (lonc singt-(lL'ux ans di' la vie de Tliicrs.
L'INTELLICENCE et le patriotisme en IIISTUIHE 52a
aspecl dos choses, lagueri-c, par cxcmiilo, (jnclle difTércnce entre
le temps des Scipions et celui de Napoléon I", dans la variété et
la puissance des unités de combat, dans les progrès de l'arme-
ment, dans la technique savante de la guerre ! Tout cela, Thiers
avait Tainhilion ilo le comprendre, de rilliistrer, de le rendre
intelliiiibh» h tous, comme si chacun de ses lecteurs était du
métier. 11 l'a dit lui-même : « J'ai cru que c'était un essai à faire
que celui de la vérité complète en histoire. » Il entre donc <lans
le vif et dans le menu des choses; qu'il s'agisse de l'administra-
tion, de la diplomatie, de l'ordre civil, il ne laisse rien qu'il ne
touche, qu'il n'expose, qu'il n'éclaire d'une lumière égale et
douce; rien d'éblouissant, comme une fausse clarté de théâtre,
qui souvent n'éclaire qu'un objet, et d'une lueur irréelle; c'est
franc et honnête, comme le jour même.
Prenons un exemple, entre cent autres, de la qualité de
l'elîet produit par cette manière de Thiers. L'armée française est
à Moscou; il faut songer à la retraite. Un exposé détaillé des
forces de l'armée, de ses pertes, des périls et des privations qui
l'attendent précède et prépare l'analyse des sentiments per-
sonnels de Napoléon. Ce sont pour le lecteur autant d'élé-
ments de contrôle et des appuis pour son propre jugement.
L'analyse des hésitations de l'Empereur est traitée avec cette
simplicité abondante qui est un des traits de la manière de
Thiers. Rien n'est sacrifié à l'etTet, et la rhétorique sentimen-
tale, qui eut tenté peut-être un écrivain médiocre, est bannie
comme un indigne moyen dé succès. Tout, dans cette psycho-
logie politique de l'Empereur, est tiré des faits mêmes; aux
considérations de l'ordre politique et militaire s'ajoute cet élé-
ment personnel de l'orgueil d'un vainqueur qui saigne à la
pensée d'un échec. L'orgueil même se trouvait, à ce moment
redoutable, une suprême habileté. « Orgueil à part, et l'orgueil
sans doute avait sa place dans les sentiments qu'il éprouvait, il
y avait un immense danger à ce premier pas en arrière. Ce
pouvait être en effet le commencement de sa chute. »
Il y a dans les situations héroïques une telle puissance d'effet
qu'il est superflu d'emprunter le secours des grands mots et des
phrases développées. Si l'on met en parallèle les pages 443 à
434 du livre XLV de Thiers et le récit correspondant du comte
526 L MISTIURE
(le Ségur [Histoire de Napoléon cl <!'• In Grande Année pendant
f année ISI'i, Hv. VIII, ch. x), on sera fi'apj»é(le ce fail que le récit
le plus saisissant est en mtMiie temps le plus so])ie. Encore ne
faut-il jtas oublier que Ségur avait ici sur Thiers l'avantage
(lavoir vu les cjutses et connu V/ionune. Mais la vivacité de
l'imiiression sYunousse dans le lurnuUe des mots. Les argu-
ments développés pour expliquer la conduite de Napoléon sont
ceux-là mêmes que présente Thiers, et FefTet produit sur le
Icctcui' est pourtant loul autre. Car la simplicité de l'un rassure
notre critique et provoque l'adhésion de notre esprit; le ton
chaleureux et oratoire de l'autre nous met en défiance et décou-
rage notre désir de croire.
La couleur fait défaut chez Thiers. Mais la situation dont il
suit les vicissitudes est tellement tragique, et, grâce à lui,
nous la pénétrons si hien, (pie les jdirases les jdus simples
suffisent à traduire l'émotion de l'historien et à éveiller la sym-
pathie douloureuse du lecteur. « (5 octobre.) Le temps était
superbe, d'une pureté, d'une douceur extrêmes. Jamais automne
plus serein dans nos climats de France n'avait embelli en sep-
tembre les campagnes de Fontainebleau et de Gompiègne...
Une légère gelée étant tout à coup survenue le 13 octobre, sans
(jue le beau temps fût altéré, tout le monde sentit que le moment
était arrivé de se décider. »
Dans cette simplicité de la narration de Thiers, il y a un art
infini. 11 faiidrail l'avoir tenté soi-même pour juger tout ce
qu'une œuvre semblable exige d'expérience, de calcul, de science,
d'habitude des |)roportions. « L'homme est un être fini, dit
Thiers dans une page rapide e( brillante; et il faut presque faire
entrer l'infini dans son esprit. Les événements que vous avez
à lui exposer se passent souvent en mille endroits... Même
(iiiand on a saisi avec intelligence la chaîne générale qui lie les
événements entre eux, il faut un certain art pour passer d'un
lieu à un autre lieu, pour aller ressaisir les faits secondaires
qu'on a dû négliger pour le fait le plus important : il faut sans
cesse courir à droite, à gauche, en arrière, sans perdre de vue
la scène principale, sans laisser languir l'action... Et partout
on est tenu de ménager cet être fini qui vous écoute et qui
aspire toujours à l'infini, cet être curieux qui veut tout savoir
l'intelligence et le patriotisme en histoire :i27
et (|ui lia pas la patience de tout a|ipr<Mi(lre. Que je saclio tout,
et (piil n<' m'en coùti^ aucun effort d'attenticjn, v(jilà le lec-
teur, voilà l'hoinme! nous voilà tous '! » Mais cet art doit se
dissimuler; chez Thiers on ne voit jamais l'artifice. Dans sa
composition comme dans son style, tout est vrai, simple et
sobre. Il n'est pour lui qu'une manière de louer les grandes
opérations qui sont le drame de son histoire, c'est d'en faire un
exposé raisonné, positif et clair. « S'extasier devant le passage
des Alpes, et, pour faire partager son enthousiasme aux autres,
accumuler les mots, prodiguer ici les rochers et là les neiges,
n'est à mes yeux qu'un jeu puéril et même fastidieux pour le
lecteur. Il n'v a de sérieux, d'intéressant, de propre à exciter
une véritable admiration, que l'exposé exact et complet des
choses comme elles se sont passées. Combien de lieues à par-
courir à travers monts, combien de canons, de munitions, de
vivres à transporter sans routes frayées, à des hauteurs prodi-
gieuses, au milieu d'affreux précipices, où les animaux ne ser-
vent plus, où l'homme seul conserve encore ses forces et sa
volonté; le tout dit simplement, avec le détail nécessaire, sans
les particularités inutiles, voilà, selon moi, la vraie manière de
retracer une entreprise telle que le passage du Saint-Bernard,
par exemple. Qu'après un exposé précis et complet des faits,
une exclamation s'échappe de la bouche du narrateur, elle va
droit à l'âme du lecteur, parce que déjà elle s'était produite en
lui, et n'a fait que répondre au cri de sa propre admiration. »
[Avertissement de Fauteur, p. III.)
Thiers écrivain. — Appliqué à d'aussi grands objets, que
sera le style de l'historien? Il devra montrer les choses et rester
invisible comme une glace dont la limpidité parfaite se dérobe
au regard et fait douter qu'entre les choses et le spectateur s'in-
terpose une matière aussi pure. Cette perfection de simplicité,
Thiers l'a presque réalisée. Armand Carrel a pu dire de lui :
« Quand il écrit, on pourrait croire qu'il improvise. » Dans la
bouche du grand publiciste, ce n'était pas un éloge. Il y a en
effet, chez Thiers, de l'incorrection, de la négligence et un cer-
tain laisser-aller auquel un goût délicat trouve aisément à
reprendre. Mais il pensait lui-même que, pour un ouvrage très
1. Avertissement, p. XV.
5-28 LlIlSTdlllK
ilt''\rl<»|>|u''. cette .lisaiii'e, même un |ieii molle, el cette lluidité
V'taieiit une c(iii(Iitifiii |)nur ne |i(iint rehutei' et lasser le let^teur.
Kii cela, son inslincl iv i^uida [)eul-clr<' heureusomenl.
Si on pouvait somler les cœurs et les reins, <»n ilécouvi'ii'uil
|ieiit-ètre ceci : (|uanil un critique, trouvant Tliiers dans son
liori/on et voulant le jui^cr, en lit (;à et là une paiic et lève un
Iriliut de (ju(d(iues jdirases sur celte œuvre immense, l'impres-
sion est fâcheuse, et il en arrive à formuler un verdict de con-
damnation. Hien de jdus aisé que de e^laner dans ces pages
l'apides l'expression impropre, le terme vulg^aire ou banal,
ou même, |»ar accident, — mais, très rare, — prétentieux
et portant sa date, comme un marabout poudreux. Mais si,
<:omme il est nécessaire pour être juste, on se résout à tout lir(;
<le l'écrivain ({u'on lait passer sous l'épreuve d'un arrêt définitif,
riiiimeur cliang"e ]»eu à peu et pour touj(Jurs; l'auleui- aux
allures molles, au dessin incorrect, se hausse insensiblement
aux proportions d'un véritable écrivain.
C'est ainsi que Sainte-Beuve, qu'on ne tiompait pas aisément,
<i [lu répondre à ceux dont la sévérité « l'impatientait » : « Ils
ré[)ètent tous que Thiers ne sait pas écrire... » et c'était là le
préambule d'un plaidoyer décisif en sa faveur. A mesure, en
effet, qu'on avance dans la lecture des Livres de Thiers, on se
laisse j»re)idre à lair de probité de ce style qui ne veut être que
rinlerprète du vrai, (pii répand sur toutes choses « une lumière
d'évidence ». On eût voulu dans son œuvre un certninCai'actère,
un certain cachet à la Tacite. Lanfrey, qui faisait à Thiers ce
reproche, flajïellail en lui le partisan du succès à tout prix et le
iKM'aul officiel lie répo|>ée impéiiale; il a lro|i montré ])ar son
pro(ire exemple ce que l'on perd aujirès du lecteur à vouloir
rester, six volumes durant, tendu, sec et maussade. Que serait-ce
au cours de vingt énormes volumes!
Chez Thiers, au contraire, le courant (\u r(''cil vous [)orte et
vous fait avancer sans fatigue avec lui; on subit le charme
discret de ces pages vives, d'allure si française, où l'on sent,
même dans l'abandon de la dictée, la dilTusion égale d'un talent
toujours maitre de lui. In adversaire |iolitiqiie de Thiers a [torté
sur sono'uvre histori(pie un juj.:ement(|ui donne peutêtre la vraie
mesure de la justice : « l^'art de i-aconler, au degré où il le pos-
L'IXTKLLIGENCE et le l'ATlUOTlS.ME HN llISTdlIlE 529
sèdo, est plus que du talciil ; c'est du iiénie; et sou nom roslera
inséparable do la notion .mémo do lliistoiro ' ». (Emile Ollivior.)
Henri Martin (1810-1883). L' « Histoire de
France ». — Enlro 'riiiors et Henri Martin , il n'y a de
commun qu'un ardent patriotisme et le souci de servir la
France en la faisant connaître et aimer. La volonté, reffort,
un talent honorable, de très [)etit vol, voilà Henri Martin, en
1833, l'année même où une entreprise de librairie le met en
présence de son œuvre définitive, YHistoire de France. C'est
déjà une note fâcheuse que la pensée d'un grand ouvrage de
cette nature ait été, non la conception directe d'un esprit, mais
une combinaison de boutique. Hàtons-nous d'ajouter que, s'éle-
vant d'un mouvement continu, et par un très noble effort, au-
dessus des projets primitifs, Henri Martin a passé sa vie à
effacer la tache originelle. H y est presque entièrement parvenu.
Une pensée de vulgarisation fut le point de départ de cet
immense labeur, vulgarisation par l'image aussi bien que par le
texte. L'idée n'était pas de Henri Martin; et il ne fut choisi
d'abord qu'à titre de collaborateur. C'est en 1833 que parut le
premier volume de cette Histoire de France depuis les temps les
ph(s reculés jusqu'en juillet 18S0, par les principaux historiens.
Cet essai ne fut suivi d'aucun autre, et ce volume in-16, avec
illustrations, qui devait avoir un bataillon de frères, vit seul le
jour. Il fut, pour Henri Martin, qui en avait écrit la Préface,
l'occasion de mesurer, avec l'importance de l'œuvre, son attrait.
Dès lors, sa vie avait trouvé son objet ; un éditeur confiant
accepta de signer un traité pour la publication d'une grande
histoire de France. \\ devait cette fois la siffner seul. L'ouvrasre
parut sous sa première forme de 1833 à 1836 en quinze volumes,
un volume tous les deux mois. Cet immense labeur à peine
achevé, l'auteur le reprit jusqu'à trois et quatre fois, et il ne
mit la dernière main à son œuvre qu'en 1860. Encore devait-il
plus tard donner en appendice à son grand ouvrage un récit
résumé des événements contemporains -.
Le constant souci d'améliorer ce premier essai suffirait à
1. Nous supprimons de coUo citation les noms de Thucydide, Tile Live et
Guichardin, parce qu'ils ne nous paraissent pis les mieux choisis pour carac-
tériser, par analogie, le talent de Thiers.
2. La seconde édition en 19 voUun^s parut de 1837 ta 185 i.
Histoire de la largue. VII. 34
530 L'illSTiiIl'.H
lioïKiror Henri Marlin; mais les coiidilions de ces retouches
n'étaient guère favoraltlcs au caractère artistique de l'œuvre.
L'oiivraû'c était remanié jilulùl que refondu; redresse et corrigé
jdutùt que pensé et écrit à nouveau. A chaque réimpression, il
est mis au courant de hi science; le plan primitif est développé
et cniichi; mais h^s faits nouveaux (jui, à chaque édition, se
font une place dans le texte remanié, gardent toujours les
aUures de nouveaux venus et comme un air d'intrus. Ils ne
lient pas commerce intime avec les anciens hôtes de la maison
et se reconnaissent à leur nouveauté. En outre, si le cadre pri-
mitif s'élargit, ce n'est pas d'une façon régulière et égale : il se
prête surtout à l'accession des idées et des théories chères à
l'auteur; de là, un manque d'haimonie et, en même temps, un
soupçon de partialité et un faux air <le système.
La préface que Henri Martin a écrite j>our l'édition de 1837
nous metdansle secret de ses nohles amhitions et nous découvre
sa méliiode. La France est le pays le plus riche du monde
en matériaux historiques, et cependant la France n'a pas d'his-
toire nationale. L'absence de liberté politique rendait cette
histoire impossible avant 1789; elle ne pouvait avoir de. plan,
n'avant pas de conclusion. Henri Martin subit donc, comme les
plus illustres de ses contemporains, la fascination de la Révolu-
tion de 1830. C'est la borne d'or à laquelle aboutissent les
mille voies, les grandes avenues, comme les sentiers perdus de
notre histoire. « La France des xvn" et xviii" siècles ne se con-
naissait <ju'impai"faitement et marchait sans se rendre compte
du l)ut ni du point de départ; l'avenir était impénétrable... La
lumière a commencé de se faire. »
Pour les époques primitives, il em|)runlera les secours de
toutes les sciences dont Ihcureux concours a renouvelé l'étude
du passé; pour les temps modernes, « il demandera son flam-
beau à cette tradition de politique nationale qui, depuis long-
temps, germe dans le sol de la France, éclôt avec le xvii" siècle
et s'altère par la révocation de l'Edit de Nantes et la Régence,
pour se ranimer dans les préludes de la Révolution ». Car cet
historien est ré[)ublicain, et ne cache pas ses sympathies; mais
il croit à l'o'uvre de la Providence dans l'histoire, et il voit le
plus haut titre d'honneur de la France dans ce fait « qu'elle a
l'intelligence et le patriotisme en histoire 531
représenté dans le monde la doctrine do l'ànie immortelle, avec
autant de i^randeur (jiio la Judée représentait le principe <lc
Tunité de Dieu >'.
Sa foi en rimniort.ilité do ràmc avail tout l'accent d'une
religion; il admirait et révérail dans le druidisinc la doctrine la
plus haute de la spiritualité. La prépondérance de l'élément
celtique et la bienfaisance sociale de son action n'eurent jamais
d'avocat plus convaincu et plus chaud. « Ne craignez pas, écri-
vait-il d'Athènes à un ami, que j'oublie nos druides pour Zeus
Olympien ou pour Pallas xVthéné; je suis un Celte incorrigible. »
C'est la croyance profonde de Henri Martin aux destinées
supérieures de la France qui fait l'unité et le prix de son œuvre.
Elle eût été d'un prix infini si les qualités de l'écrivain avaient
égalé les vertus de l'homme et du citoyen. Mais le stvle a troj)
souvent trahi le défenseur de tant de causes généreuses. Il ne
manque ni de fermeté ni de netteté ; mais son caractère
abstrait et tendu rebute et lasse. On lui a reproché son air
sacerdotal; mais il tient plus encore du prêche que du sermon;
il a toujours l'air de vouloir endoctriner, et il le fait avec séche-
resse, et sous une forme absolue et tranchante. Il faut avoir
grande soif de vérité pour supporter longtemps la lecture
de Henri Martin; ce n'est pourtant pas un médiocre éloge de
rai)peler qu'on peut aller à son livre comme à un monument
d'honnêteté, de patriotisme et de bonne foi.
IV. — L'histoire à thèse et le pamphlet historique.
Simonde de Sismondi (1773-1842). — C'est un péril
pour un esprit de portée moyenne de prétendre traiter la grande
histoire. Soit faiblesse de vue, soit asservissement aux idées
du jour, il s'expose à voir dans le passé seulement ce qu'il v
cherche et à le juger d'après la mode politique d'un moment.
Cette préoccupation étroite est le plus souvent exclusive d'un
talent supérieur; comme ni l'imagination, ni la puissance de
synthèse, ni la vérité scientifique ne dominent dans les œuvres
inspirées de cet esprit, il convient de les mettre à part : c'est
532 L lllSTdlUH
riiisluirc à Ilirsc, cl, à un raiii^ iiilV'iicuf [)()ui' le iiu'-iitc et la
diiinité de la |mmis(''(\ le |i;iiii|ilil('| liislorique.
Sisnioiiili rcprésciilc liî-s cxacIriMeiil le premier ty[>c. Son
Jlisluire (1rs Fraïtrnia (I8'21-18i'}) es! di» res œuvres qui restent
I honneur d une vie; mais ((imnie il \ manque ce |uinci|)e
(1 (''Icrnili' (|ui est le si vie, Vllisloirc ilrs Fraiirais aura vécu à
peine une vie d'Iiomme. Partagé entre le désir de raconter et de
peindif el la salisl'action de juger au nom de ses principes, il
oscille entre deux systèmes et n'atteint qu'au médiocre dans les
deux geni'es. C<' fut un noMe esprit et un écrivain effacé.
L'histoire du peujde, qu'il a systématiquement mise en reg'ard
et comme en conllit avec l'histoire des rois, lui doit une bonne
part de la fav(M)r dont noli-e siècle Ta coml)lée; les lettres
françaises ne lui doivent rien, siiuui peut-être d'avoir une fois
encore rappelé que Vllisloirc de France est par la variété et la
portée de son drame la matière réservée d'un chef-d'œuvre his-
torique. Lorsque à défaut de génie, on a mis dans cette entre-
prise un laheur intense, une conscience droite, une ])réoccupa-
tion ohslini'i' du hien, on laisse un nom, même quand l'ieuvre
somhre ; el <• est là rinuineur de Sismondi.
Louis Blanc (1811-1882). L' « Histoire de dix ans » .
Un pamplilet éloquent. — Rien de plus dilTérent de la grisaille
de Sismondi (pie l'éclatante rhétorique de Louis Blanc. Il avait
trente ans (juand il publia, en cin(j volumes, sous le titre d'Histoire
de dix ans (1841), le récit passionné des origines et- de la pre-
mière moitié du règne de Louis-Philippe. Des pages d'histoire
contemporaine jetées ainsi en [làture à la curiosité publique^
môme écrites sans art, sont assurées de trouver des lecteurs.
Que sera-ce donc si l'éloquence les anime, si elles sont l'ex-
ju'ession passionnée d'une (b^ctrine décevante, mais généreuse,
r^'uvre d'ini îiomme (]ui aspire à diriger un parti et qui a quel-
ques-uns des dons nécessaires pour y réussir? Il y avait d'ailleurs,
dans le plan de l'ouvrage, une ampleur faite pour séduire et,
dans le ton, une hauteur quasi prophéti(|ue capable de sub-
juguer.
tf In |)fuple déchaîné, victorieux et maître de lui; trois géné-
rations de rois fuyant sur les mers; la bourgeoisie apaisant la
foule, réconduisant, se donnant un chef; les nations qui s'agi-
L'iilSTiillU': A TllKSK ET LK l'A.M l'Il LKT II ISTdIilUl R ^33
tent troni|ié<'.s dans loiir espoir et rci^ardaiil du ((M/- de la
France iniiiiohile sous un rui nouveau; rcsjuil i<''\ (dutioii-
nairc flatté d'abord, comiirinK' ensuite, cl finissant par ('clator
en elTorts prodii;ieu.\ ou en scènes teii'il)les; des complots,
dos ég-orgements ; trois c(miIs rt'puljjicains liMant bataille
dans Paris à toute une arnK'e; la pro|)riél('' atla<|uée par de
hardis sectaires; Lyon soulevé deux fois et inondt'' de sang-;
la duchesse de Berri ressuscitant le fanatisme de lu Vendée
et flétrie j»ar ceux de sa famille; des procès inouïs; le cho-
léra; au didiors, la paix incertaine, quoique poursuivie avec une
obstination ruineuse; rAfri(pie dévastée au hasard, l'Orient
altandonné; au dedans, nulle sécurité; toutes les révoltes de
l'intelligence et des essais fameux; l'anarchie industrielle à
son comble; le scandale des spéculations aboutissant à la
ruine; le jiouvoir décrié; cinq tentatives de régicid<^; le
peuple sourdement poussé à de vastes désirs; des sociétés
secrètes; les riches alarmés, irrités, et à l'impatience du
mal joignant la peur d'en sortir... tel est le tableau que
présente l'histoire des dix deiaiières années. » (II, 1.)
A ces traits, un lecteur de bonne foi hésitera |ieut-ètre à
reconnaître les débuts du règne de Louis-Philipjie; mais qui ne
serait séduit })ar la grandeur, la variété des objets, le mvstère
des problèmes, les divers aspects du drame entrevu? C'est sans
doute le suprême de l'art du pamphlet de se dissimuler sous les
dehors du vrai et de faire illusion. L'auteur a réussi; sans
doute l'expérience de la vie et de la politique éveille immédia-
tement la défiance dans les esprits modérés et bien faits; ils
soupçonnent d'instinct que les (dioses ne se sont jioint passées
comme l'auteur croit le voir, et l'étude des faits contirme leurs
}tressentiments. Mais combien il est puissant sur les esj)rits
faibles cet esprit de so})liisme dilTus dans tout l'ouvrage? Qu'elle
est lumineuse, semble-t-il, cette explication de la politique : les
rois représentants d'un passé mort, dig^nes encore de quelque
jdtié dans l'infortune, méprisables quand ils tiennent leur pou-
voir d'une révolution triomjdiante et qu'ils n'usent de leur
force que pour l'écraser; le peujjle, principe de tout droit,
source de toute force, ex]tression de toute vertu, magnifique
dans ses colères, magnanime dans ses victoires, lion et agneau;
:i3t L lllSTdlUK
entre les deux, la lioiii'i:(M»isie, inoiislic liyliride, (|iii a perdu
les \erhis du |ieii|de, iiira |ia Ide d'a((|iH''rir ctdtes do la iiohicssc,
(•()iroin|>ue |)ai' le jjoùl du lucre et corru|ilrice de tout |>arli
(juelle soulii'ul; I Europe enlière, encore secouée du frisson des
i;ueri-es de l'Empire, alfeiilivc au moindre mouvement de la
l'^iance: la frontière entr'ouvertc pour laisser passer à la Fois les
arnK'es de la r«'vanclie nationale et les légions révolutionnaires
volant au secours des nations opprimées; dans le fond, la
rumeur sociale du monde des travailleurs agité de problèmes
nouveaux, rêvant de fraternité et de paix universelle jusque
dans riiori'eiii' lies combats de rue. Tout cela est faux; c'est la
parodie héroïque du règne de Louis-Pliilij)pe ; mais avec un
éclat, un mouvemc^nt, une éloquence qui ne laissent aucun lec-
teur indillérent. L'impartialité est sans nul doute dans les
vo'iix de l'auteur; mais son àme tumultueuse ne la connaît
pas. 11 se fait illusion à lui-même quand il écrit : « J'ai le
désir sincère de ne pas mêler une amertume trop gi'ande à ce
récit lies soulTrances et des humiliations de mon pays; car les
devoirs de l'historien sont austères et l'on exige de lui qu'il
commande le calme à son cœur. » (II, 402.) Une im|»ression
étrange se dégage de cette lecture; on est haletant, on se
demande par quel miracle un |>ays accablé par un tel régime
politique a pu vivre, on expiation de quels forfaits le ciel lui
avait infligé le gouvei'uement Ao la bourgeoisie et les tristesses
du parlementarisme. On sent d'instinct «pion <>st en dehors du
vrai. Mais s'il était permis, en 4841, de douter qu'un historien
fût né, on ne pouvait refuser au jeune auteur <le V/l/s/oire de
dix a»s quelques-uns des dons supérieurs et les mérites les j)lus
variés de l'écrivain.
L' « Histoire de la Révolution française » . — Un pro-
grès signah' se fait remar(|uer dans sou Histoire de la Itévolution
française, dont les deux |)remiers volumes parurent en 1847,
comme pour sonner le glas d'un régime (jui s'(djstinait à durer.
Le reste de l'ouvrage (vol. IIÏ à XII) parut de 1852 cà 1802. Par
l'amideur des proportions, l'étude j)atientedes textes, la critique
de> oriiiiiiaux, la suite dans le développement rigoureux du
système adojité, le courant du stvie, cet ouvrage se place tout
il fait au pi'emier rang des études d'ensemble sur la Révolution.
L'HISTlIIllK A THÈSE ET LK l'A.M l'il I.KT II ISTiiHIOlE b3a
C'est une surpriso |>our le Icctcin- de voir aux |)remières pages
(lu tome premier le nom de JeanHuss, cet apôtre delà « doctrine
de la fraternité ». Nul en effet n'a donne plus d'ampliMir que
Louis Blanc à l'étude des orii^ines; « ce sci'ait méconnaître la
Révolution, sa portée sublime, que d'en confondre l'explosion
et la date. Ils ne sauraient être nés de qu(d(|U(>s accidents vulgai-
res, de je ne sais quels modernes embarras, ces événements dont
le souvenir palj)ite encore. Ils résument plusieurs siècles de
souffrances... Toutes les nations ont contribué à les produire ;
toutes vont leur aviMiir eniiagé. » (Préambule.) h'auieur montre
alors, sur le vaste champ de l'histoire du monde, trois prin-
cipes en lutte, et devant triompher à leur heure : Vavtorité,
Vindiindualisme, la fraternité.
Il y a sans doute des longueurs dans ce premier volume, qui
suit à travers quatre siècles la genèse de cette grande œuvre de
justice sociale; mais l'impression de majesté en est accrue. Quel
est donc cet événement prodigieux pour lequel il a fallu l'en-
fantement des siècles? L'histoire de la Révolution proprement
dite s'ouvre dans une sorte de gloire.
Le récit en est suivi avec un développement égal, sans défail-
lance, jusqu'à la fin de la Convention; toutes les parties en sont
traitées avec d'exactes proportions et un effort visible de ne rien
sacrifier et de faire aux événements, même pour l'étendue du
récit, la mesure de la justice. Mais deux choses rendaient
impossible à Louis Blanc ce haut ministère d'impartialité :
l'étroitesse de son système social et la conviction qu'en dehors
de lui il n'y avait ni vérité, ni justice. Il a ses dieux et il leur
sacrifie; il sacrifie Voltaire à Rousseau, Turgot à Necker, les
Girondins à la Montagne, Danton à Robespierre. Ce froid vani-
teux séduit l'historien, qui en fait l'incarnation de la Révolu-
tion, le prophète du socialisme, un de ces hommes qui suffisent
à l'honneur d'un siècle.
On peut relever dans cet immense ouvrage des erreurs nom-
breuses de détail, en réprouver l'esprit; mais on se sent en
regard d'une œuvre. « Je plains, dit l'auteur en fermant le
dernier volume, je plains quiconque, en lisant ce livre, n'y
reconnaîtrait pas l'accent dune voix sincère et les palpitations
d'un cœur affamé de justice. » Ce fut le secret et le principe de
536 L IIISTIIIUK
son l.iU'iit (rrorivîiiii. L !i courant (["(''lixiiiciicc circule à travers
CCS pages, toujours égal, |>leiii d ia|ti(le. La plirasc, le jtlus
souvent rythmée, d'un nomltre large et sonore, se rainasse
parfois tout à coup, se presse et se condense, et jaillit en une
image éclatante». Parfois, un long" dével()|)penieiit aux i'ej)lis
abondants se i-\n\ sur iiiir phrase couile où la pensée se
résume : « Séparé du peuple par ses fautes et de la nohiesse par
ses vertus, Louis XVI resta seul, étranger à la nation sur le
trône, étranger à la cour dans un palais, et comme égaré au
sommet <le ILlat. « In portrait de Marie-Antoinette se fermera
sur ces mots : <<■ Et |»uis, comme un Haniheau poui' é(dairer sa
vie, la gloire de sa mère la suivait ! »
On pourrait prendre à pleines mains dans ces douze volumes;
les pages où 1 écrivain a mis son empreinte ne se comptent |)as.
Le culte de Louis Blanc pour Rousseau lui a porté boiiheiu';
s'il a jtris (|U(dque chose de son illuminisme, il a reçu de lui
une part plus précieuse de son héritage : le mouvement, l'éclat,
le rvthme du style jusqu'à la déclamation et au paradoxe. C'est
de Rousseau (piil procède et en maint endroit, il fait |ienser
à lui.
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18 juin 1885. — Jules Simon, Mignet, Michelet, Henri Martin, 1889,
reproduit une notice déjà insérée au tome CXXIV des Comptes rendus de
VAcadémie des sciences morales et politiques. — Edouard Petit, François
Mignet, 1889. — Albert Sorel, Fatalisme et liberté i Journal le Temps,
7 juin 1897).
Thiers. — Sainte-Beuve, Causeries du Lundi, I, XII, XIV, XV (1849
à 1801). — Jules Simon, Notice sur Thiers, Comptes rendus de l'Académie
des sciences morales et politiques, tome CXXIl; reproduite dans le volume
Thiers, Guizot, Rémusat. — Schérer, Études sur la littérature contempo-
raine, 1885. — P. de Rémusat, A. Thiers, 1889. — E. Zevort, Thiers, 1892.
Henri Martix. — Hanotaux, Henri Martin, sa vie et ses œuvres; son
temps, 1885. — Jules Simon, Mignet, Michelet, Henri Martin, 1889.
SiSMONDi. — Mignet, Notices et portraits historicjues et littéraires, 1854,
vol. II. — Schérer. Nuuvi'llrs études sur la l'ittérature contemporaine, 1870.
Louis Blanc. — L. Reybaud, Réformateurs et socialistes (1840-43 et 1864).
— Ch. Robin, L. Blanc, sa vie, ses œuvres, 1851. — Fiaux, L. Blanc, 1883.
CHAPIÏKE XI
ÉCRIVAINS ET ORATEURS RELIGIEUX
PHILOSOPHES'
/. — Lamennais.
Première partie de la vie de Lamennais (1782-
1817). — Premiers ouvrages. — Certes il n'esl pas, dans
riiisloire de notre littéralure, Ijeaucoup de dates plus impor-
tantes que celle de rapparitioii du Génie du christianisme de
Chateaubriand, et, en deiiors des livres de Bossuet, la contro-
verse reliiiieuse en France n'a pruère produit d'ouvrage qui soit
supérieur au Pape de Joseph de Maisire. Mais ce n'est ni dans
riiii ni ilaiis l'autre de ces deux livres qu'il faut chercher l'origine
du grand mouvement catholi(|ue dont l'histoire a été si profon-
dément mêlée à toute l'histoire intérieure de la France elle-
même au XIX'' siècle : le Génie du christianisme ne s'adresse qu'à
la sensihilité et au jugement esthétique; quant au livre ànPape,
il .1 pli rr;i|i|ier quelques intellig^ences d'élite; sur les volontés,
on n'aperçoit pas qu'il ait eu aucune influence immédiate. Le
livre, dont la publication fut vraiment un acte, le livre qui tira
les volontés de leur torpeur, et, en la renouvelant, restitua à la
conlr<jV('i'se rrdigieuse, dans la vie de la nation, la [dace ipi'f lie
avait perdue depuis plus d'un siècle, c'est le premier volume
de V Essai sur l" indifférence de Lamermais (1817). — Tj'aj)pari-
I. l'.ir M. Albert Calien, professeur au lycée Louis-le-Gr.ind.
LA.MKXN'AIS Îi31^>
linii (le l'ot oiivraiie révélait au grand pulilir le nom de laiiltMir
rt son talent d'écrivain; mais la doctiine n'en avait rion qui put
surprendre ceux qui connaissaient par ses livres antérieurs l'abbé
de La ^lennais,
Félicité-Robert de La Mennais * est né à Saint-Malo le
i'.l juin 1182. Il était le quatrième des six enfants d'un arma-
teur, Pierre-Louis-Robert de La Mennais. Tous les membres
de cette famille étaient sincèrement et profondément reliirieux;
mais la piété de Félicité, de « Féli », pour parler comme ses
parents et ses amis, paraît n'avoir pas été exempte d'une exal-
tation d'autant plus inquiétante qu'elle était sujette à des retours
de doute et de découragement. C'est ainsi que, lorsqu'il dut faire
sa première communion, il souleva, contre l'enseignement qui
lui avait été donné, certaines objections qu'il avait retenues de
ses lectures précoces, et le prêtre charg^é de l'interroger ne
l'admit pas au sacrement. C'est à vingt-deux ans seulement
qu'il accomplit ce premier grand acte de la vie chrétienne, ce
qui suppose sans doute à ce moment, comme l'indique un île ses
biographes, un triomphe marqué du sentiment religieux sur le
respect humain, mais ce (jui laisse entrevoir aussi, dans l'inter-
valle, bien des doutes et des hésitations.
Nous savons du moins que le jeune passionné eut à cette
époque deux aventures : il se battit en duel et il éprouva, pour
une femme demeurée inconnue, un amour ardent auquel elle ne
répondit pas. Quelle influence ces événements eurent-ils sur sa
destinée? Il est diftîcile de le déterminer. Du moins le peu que
nous savons de cette partie de sa vie nous permet-il de reconnaître
en lui tous les traits d'une de ces âmes tourmentées qui sont
plus capables de passer d'un extrême à l'autre (jue de demeurer
jamais dans la modération, et il semble que nous ayons déjà la
clef de ces bouleversements profonds qui signaleront la carrière
de Lamennais en laissant sa personnalité subsister toujours
identique.
En effet, même à cette époque de sa vie, les résolutions de
Féli peuvent varier; ses sentiments profonds sont déjà fixés.
Il est le compagnon intime, assidu, et le collaborateur de son
1. Telle est la véritable orlho!.'rai)lie du nom; c'est après sa ru])lure avec
l'Église que Lamennais la modiliera.
o40 KCHINAINS KT (lUATKlUS llKLlC.IKrX. — l'IlILllSOl'HKS
frriT Jr.tii, son aîné «le tlciix ans, (|ui, lui, riail ciitic' tout nalii-
n'Ilfiuciil dans les ordres, par l'i^Ti'l diinr \(d<)nt('' lran(|uill(',
dès longtemps arrêtée, cl (|iii navail |i(iiiil coniiii de délaillaFice.
Denx livres sont le frnit de celle collahoralion : les Jir/lexiûns
,^iir l'ctiit de l'Eijlisc cm France pcndanl le xvni* siècle et sur sa
si/iialioii achtelle {\SOS) et la Tradition de CÉ()lise sur r Institu-
tion des ccèt/iies (1814).
Nous savons par une lettre de Féli la \yàrl «lui lui revient
dans le second de ces ouvrages : il l'a rédigé tout entier sur des
documents recueillis par Jean. Nous sommes moins renseignes
sui- la iiiaiiirie doiil fiirenl coiiiitosées les Iléjlexiuns. Mais il
est remaiijuable que Lainemiais, (jui n'admit pas dans la collée
tion de ses- œuvres complètes la Tradition de lÉ<jlise, y a tou-
jours fait figurer les lir/lexions, qu'il semble ainsi avoir vrai-
menl regardées eoinnie son premier ouvrage. Et, de l'ail, le
ra[)port est si étroil entre ce livre et celui (jui, neuf ans |ilus
tard, fera lagloirede Lamennais, le mal conlre lequel, en 1817,
il dirigera ses coups redoutables y est déjà si clairement distin-
gué, on y reconnaît si bien les traits de sa polémique ultérieure,
qu'il est impossible de ne pas le regarder comme le seul ou, à
tout le moins, comme le principal auteur des Réflexions. L'ou-
vrage ' n'est pas seulement d'un chrétien convaincu, mais d'un
homme (pii démêle rop[)o?ition foncière des enseignements du
clirislianisnie et des prcdenlions de la société moderne.
Le livre de la Tradition de lÉylise sur C Institution des
érétjues, (jui était achevé en 181*3, mais qui ne parut qu'après la
chute de l'empire, en 1814, est d'un intérêt [diilosophi(|ue bien
moindre- ; 1(> sujet ne romjiorte pas d'ailleurs d'autre compo-
i. En voici à peu près le résumé. Le mal dont soiilTre la société, rlit Lamen-
nais, ce n'est plus, comme au xvr, au .wii", ou au xviii" siècle, l'Iiérésie cl la
menace iln schisme : c'est l'indinVrencc. On ne lutte plus contre la relifrioii, on
x'(;n (létaclic. On ne se soucie plus que des intérêts matériels; une insurnion-
talile barrière s'élève en conséquence entre le pauvre et le riche et <livise le
giiirc humain en deux classes : ceux qui jouissent et ceux qui soulTrent. Le
clergé même s'est laissé gagner à des sentiments si bas. Le Concordat en a fait
une armi'e de fnnctionnaires, (|ui ne demandent qu'à jouir de la trancpiillité.
C'est contre cet état de choses, <|ui met le clergé sous la dépendance du gouver-
m-mcfit moderne, que Lainctinais cnnvic prêtres (;t évêques à réagir, à force de
cohésion, de supériorité itilellectuelle et d'autorité morale.
2. A rencontre du gallicanisme, ou, pour mieux dire, des deux gallicanismes,
«le raïuicn. sur les maximes duquel s'apiiuient nombre de partisans du con-
cordat, et du nouveau, celui de la •■ petite église », celui de ces adversaires irré-
LAMKXNAIS 541
sili(tn (jiic l'onlrr jiurcinciil liist(M'i<|ii(\ d le sfvlr de l'oiivrajïe
est nécessaircmont assez terne : il n'y adoncrieii là (jiii intéresse,
à proprement jiarler. Hiistdire (l(^ l;i littérature. Il n'en est pas
tout à fait (le même d un (tpnscnie injuste et déclamatoire, mais
passionné, que Lamennais i-é'di^c. imm<''diatemenl après la chute
de rEmj)ire, sur Y Université impériale, et qu'il conclut, après
avoir lancé <-ontre cette institution les attaques et les impréca-
tions les plus violentes, par un nouvel appel (à la liherté.
C'est donc bien là le mot d'ordre, si InHireusement tr')uvé,
au nom duquel l'Ealise va. au xix" siècle, lutter contre ses adver-
saires; c'est bien dans la broiduire de 1814, dans la brochure de
Lamennais encore inconnu ', qu'il faut chercher le point de
départ de la campagne vigoureuse poursuivie, pendant plus de
trente ans, par le parti catholique tout entier et qui devait
aboutira la loi de 1850 sur la liberté de l'enseionement.
Les sentiments que Lamennais nourrissait à l'égard du Con-
cordat et de l'Université ne lui permettaient pas d'envisager
avec indifférence, après la Restauration, le rétablissement de
l'Empire : au début des Cent-Jours, il partit pour l'Angleterre.
Avant la lîn de l'année 1815, il était de retour en France :
mais il avait rencontré à Londres un homme qui devait avoir
sur lui, à ce moment critique de sa vie, la plus jouissante
influence, l'abbé Carron, du iliocèse de Rennes, prêtre émigré*,
qui, depuis 1792, avait séjourné dans cette ville.
Jean de La Mennais, comme il est naturel, avait toujours
espéré que son frère, son collaborateur, entrerait, comme lui,
dans les ordres. Dès 1809 Féli avait reçu la tonsure et les ordres
mineurs. D'ailleurs une autre personne, l'abbé Teysseyrre,
ductihlcs du Concordat, qui prétendent dénier au pape le droit de destituer et
d'instituer les évêques, les frères de La Mennais entreprennent de défendre la
souveraineté pontificale, non par des raisonnements, mais jiar des preuves his-
toricjues : ils établissent ce qu'a été, à leur avis, la trailition constante de
l'Église sur l'institution des évèques tant en Orient qu'en Occident. Ils défen-
dent donc, sur un point particulier, la thèse que, d'un point de vue ]»lus général,
défendra Joseph île Maistre. Mais, mieux que de Maistre, ils nous permettent, pour
peu que nous nous souvenions des Bê/lexions, de saisir le lien qui unit la
thèse de la vieille théologie ultramontaine, rinfaillibilité pontihcale, avec les
revendications de l'école nouvelle, qui réclamera surtout la liberté de rr.glise.
1. Dès 180S, il avait adressé à un conseiller de l'Université une lettre pour la
défense d'un collège fondé par son frère Jean {Œuvres inédiles : Correspo7t-
dance. n" 2\
2. Chateaubriand (.Uewoi/'e'v doulre-to<nhe. 1, iv) l'appelle •< le Krani^ois de Paule
de l'exil ».
o42 KCItlVAlNS KT (iliATKlltS HKLK'.I Kl\. — l'Il ILdSItPIl KS
aiicirii |H(lvl(Mliiii('h'ii. .nui de Jean do La Mennais, secondait
tle ses conseils les |u-(>jels de celui-ci. Mais, ni l'un ni l'autre
n'étaient venus à bout de vaincre les résistances d(! Félicité; il
senilde (|ne seul l'aldié ('arivui ait lini i)ai' en trioniplier.
'J'i-i(MU|die en un si'us d(''|»l(u-aldc, |Miis(|ue, dès le nionicul même
<|u"il s'eni'a^'cait sans iclour, Lamennais avait le sentiment de
lerreur décisive (ju'il C(Mumellail ou (ju'on lui faisait commettre.
En déceml>re ISI"), il était ordonné sous-diacre; puis diacre,
<'n lévrier; itrétre enlin, le !) mars, à Vannes. Peu après, il célé-
lirail sa }n'emière messe à Paris, dans la < lia|»(dle de V Institut des
nobles orphelines, espèce de communauté de femmes et déjeunes
filles recrutées dans l'ancienne émiii ration, (jue l'abbé Carron,
revenu de l'exil, avait établie impasse des Feuillantines et qu'il
dirigeait. Cette messe, « il fui longtemps à la dire. Un des assis-
tants, M. Ange Carron, rapporta plus tard que le malheureux
ofliciant était d'une pjileur livide et qu'à un moment, son visage
parut se couvrir d'une sueur froide '. »
Mais nous avons un témoignage plus certain encore et plus
ilouloureux de l'état <res|)rit de Lamennais. Il faut ici rapporter
les lignes (pi'eii 181 (i. il adressait lui-même à son frère^
« nuoifiue M. (larron ni'ail plusieurs fois recommandé de me taire sur
mes sentiments, je crois pouvoir et devoir m"e.\pliquer avec toi une fois
pour toutes. Je ne suis et ne puis qu'être désormais extraordinairement
mallieureux. Qu'on raisonne là-dessus tant qu'on voudra, qu'on s'alambique
l'esprit pour me prouver qu'il n'en est rien ou qu'il ne tient qu'à moi qu'il
en soit autrement, il n'est pas fori difficile do croire qu'on ne réussira pas
sans peine à me persuader un fait i)ersonncl contre lévidencc que je sens.
Toutes les conclusions que je puis recevoir se bornent donc au conseil
banal de faire de nécessité vertu... Je n'aspire qu'à l'oubli dans tous les
sens, et plût à Dieu que je pusse m'oublier moi-même. La seule manière
de me servir véritablement est de ne s'occuper de moi en aucune façon.
Je ne tracasse personne; qu'on me laisse en repos de mon côté; ce n'est
pas trop exiger, je pense. 11 suit de tout cela qu'il n'y a point de corres-
pondance qui ne me soit à charge. Ecrire m'ennuie mortellement et, de
tout ce qu'on peut me marquer, rien ne m'intéresse. Le mieux est donc, de
part et d'autre, de s'en tenir au strict nécessaire en fait de lettres. J'ai
trente-quatre ans écoulés, j'ai vu la vie sous tous ses aspects, et ne saurais
dorénavant être la dupe des illusions dont on essayerait de me bercer
encore. Je n'entends faire de reproche à qui que ce soit : il y a des deslins
1. ?piillcr, Ldtninmait, livre I, v.
1. A 1.1 siiilo d'une li-Urc ccrila ji.ir l'.ildir C.irroii h Jc.nn ili; La Mennais, et que
Fcli était cliart-'i; 'le tr.insmottrc. [Hùivrcx inihliles, Correyiondance, 116.)
LAMENNAIS 543
inévitables; mais si j'avais été moins coudant on moins rail)lc, ma position
serait diiïérenie. Endn, elle est ce qu'elle est, et tout ce qui me reste à faire
est de m'arrangcr de mon mieux et, s'il se peut, de m'endormir au pied
du poteau où l'on a rivé ma chaîne, heureux si je puis ohlcnii' qu'on ne
vienne point, sous mille prétextes ratifiants, troubler mon sommeil. »
Qu'est-ce donc qu'il faut eutendi'c par celte douloureuse con-
fession? Que Lamennais a perdu la foi? Nullement : Lamennais
n'a pas cessé d'être chrétien et d'aimer passionnément l'Eglise;
il ne lui en coûte pas de consacrer à sa défense toutes les
réserves de son énergie. Ce qui sans doute lui ai)paraissait dès
lors et causait sa tristesse, c'était une douloureuse contradiction
entre l'essentielle A-ertu d'un état, dont la première règle est
l'esprit d'obéissance, et ses sentiments profonds de jalouse, et,
si l'on veut, d'orgueilleuse indépendance. Ce champion île la
liberté de l'Eg-lise qui, dans la cause de l'Eglise, voyait surtout
celle de l'alYranchissement de la conscience, ne se sentait
capable de la défendre lui-même qu'en toute liberté. Ainsi, dès
le moment que Lamennais entre dans la carrière ecclésiastique,
on peut prévoir, il prévoit peut-être, d'oii surg-iront les diffi-
cultés qu'il trouvera sur son chemin.
Il faut ajouter toutefois que cette crise de dépression n'était
pas chez Lamennais chose nouvelle. Plusieurs fois déjà, nous le
savons, il avait passé par des alternatives d'exaltation et de
désespoir. Il n'y a pas de raison de croire, si profonde que soit
dans son âme la racine des sentiments qui lui ont dicté sa lettre
à son frère, que l'état d'abandon moral dans lequel il se trou-
vait alors ait persisté longtemps : moins d'un ans après, il
faisait paraître le premier volume de Vl'Jssai sur f indifférence.
L' « Essai sur l'indifTérence en matière de religion ».
— Depuis plusieurs années déjà, Lamennais avait conçu le projet
d'un grand ouvrage d'apologétique, Y Esprit du cJirislianisme*.
Cet ouvrage n'a jamais été écrit; aussi voudrait-on savoir si
YEssai n'est pas tout simplement V Esprit du christianisme sous
un autre nom. A cette question, nul document ne nous permet
de répondre; mais on peut faire une conjecture vraisemblable.
Tous ceux quiontlu d'un bout à l'autre YEssai sur l" indifférence
ont dû être d'abord frappés du peu de convenance de ce titre. De
1. Œuvres inédiles : Correipo7idance, passim, d'octobre ISli à décembre ISlo.
;;i4 KCllI NAINS I:T (iUATKIIIS llKLKlIKrX. — lMIILi)Sn|>lll':S
riiidilTérctice, un simiI Vdliimc cti traite, ot c'est le j)remior. Ce
n'es! pas la seule (lisliii(li(»n <|ii"<»ii [tciil t''lal)lir entre ce volmne
et les autres, ou. [huii- jtarier avec plus de précision, entre ce
vdlunie et le volume suivant. D'altord entre la publication du
premier et celle du second, près de trois ans se sont écoulés'.
Le ton aussi est fort dillV-i'eiil dans la preniièi-e et dans la
seconde }>arti<' de louvrace; il est dans la ]»i'emière Iteaucoup
plus oratoire, beaucoup plus passionné, beaucoup plus fait pour
frapper le prrand ])ublic. Aussi bien, les contemporains eux-
mêmes eurent-ils le seutiinrut de ces diflërences dans le ton et
dans le sujet, et l'on en a la preuve dans l'espèce de surprise
et d'appréhension qu'après l'enthousiasme soulevé par le pre-
mier volume, la publication de la suite causa dans certaines
parties du clerpré. Ces sentiments nouveaux furent tels, qu'avant
d'achever la puidication de l'ouvraiie, Lamennais en rédig'ea
une Ih'fcusf ajtrès raj)|iarition de ce second volume.
Aussi est-on fondé à considérer le premier volume, suivant
les paroles mômes de Lamennais dan^ son Avertisse)nent , comme
un livre de « circonstance ». C'est le premier acte par lequel
Lamennais prêtre, après la crise de découragement qui suivit
son ordination, se ressaisit et satisfait au devoir que lui créent
sa profession, son zèle et son talent. C'est un appel à l'opinion
publique et à la vigilance du gouvernement, dans lequel on
retrouve quelques-unes des pensées qu'il avait exposées dans
\gs Réflexions surf état de rÉfjlise; mais elles sont cette fois heu-
reusement groupées autour d'une idée essentielle et frappante,
et cette idée elle-même se l'clie, pai- un lien plus ou moins étroit,
à ces théories sur l'esprit <lu christianisme, (jui occupaient
Lamemiais depuis ([U(dque temps déjà et sur lesquelles il se
réservait de méditer encore à loisir : le fruit de ces médita-
tions, c'est précisément le second volume de VEssni. C'est ce que
monticra sans doute une analyse ra[)ide de l'ouvrage.
On a beaucoup parlé de Bossuet à j>ropos du livre de Lamen-
nais; c'est, en un sens, faire tort à Bossuet, qui n'emploie
jamais plus de mots qu'il n'a d'idées. Mais il est vrai que la
pensée de Bossuet a dû être toujours présente à l'esprit de
\. Le preiiiier volume est de décembre ISl"; le s"cond, de juillet 1820. En
juin 1S2I, parut l,i Défense de l'Essai.— Pour l.i suite, voirci-dessous. |). 548, note.
LAMKNNAIS 545
Lamennais; car il jtrciiil la iinc^linn (|iril Ir.iilc |ir(''ris('Mii('iit au
point où Bossuet l'avait conduite dans la conlrovci'sê C(jntre les
protestants et contre le libertinage do l'esprit. Jîossuet, on le
sait, avec infiniment de sagacité, avait hicn vu, avait mieux vu
que ses adversaires protestants eux-mêmes, ce qui faisait le
fond de l'esprit de la réforme et il avait préilit (|ue le système
de rindilTérence en matière de religion était celui auquel
devaient nécessairement aboutir les variations des sectes réfor-
mées. Or, les temps sont venus, suivant Lamennais, où les
prédictions de Bossuet se sont réalisées : le fléau moderne que
l'Eglise a désormais à redouter, c'est rindifîérence, l'indiffé-
rence systématique, qui consiste, pour les particuliers et pour les
gouvernements, à ignorer la religion et toutes les choses de
l'àme; car c'est bien là la disposition d'esprit d'où est née la
pratique du gouvernement moderne, qui, en lui accordant un
salaire insultant, consent à tolérer la religion. Tolérer la
vérité! tolérer Dieu! c'est cet abus monstrueux, ce comble
de déraison, si préjudiciable au bon ordre de la société, que
Lamennais va s'efforcer de combattre. Or, si on laisse de
côté les ennemis déclarés de la religion qui ne sont pas de
vrais indifférents, et les chrétiens fidèles, mais tièdes dans la
pratique, qui ne sont pas des indifférents systématiques, on peut
ramener à trois tous les systèmes d'indifférence : celui du
•déisme utilitaire, qui ne voit dans la religion qu'une institution
politique bonne pour contenir le peuple (et c'est là, en dépit de
l'hypocrisie qui le recouvre, un Aéritable athéisme) ; — celui du
théisme sentimental, qui admet Dieu en niant la révélation ; —
•celui du protestantisme, qui admet la révélation, mais laisse
chacun libre de décider de ce qui, dans cette révélation, est, ou
non, essentiel. L'analyse de ces trois systèmes et la démonstration
i\e leur fragilité forment la première partie, et à beaucoup près la
plus intéressante et la plus personnelle, du premier volume de
VEssai. Dans la seconde, Lamennais répond longuement, et en
suivant, sans les modifier, les théories de Bonald, à une objec-
tion fondamentale, que peuvent également faire valoir tous les
systèmes d'indifférence, à savoir que la religion est chose de
peu d'importance. Il établit le contraire et démontre l'importance
de la religion par rapport à l'homme, à la société, à Dieu.
Histoire de la langle. VU. 35
546 ÉCRIVAINS KT OUATKl'US HKLKHKIX. — IMllLdSOPIIES
Restcrail à it''[i(iii(Ir(' ;V une sccoiido objection également
essriiticllc : parmi toutes les religions en existe-t-il une dont
on puisse dire qu'elle est vraie et pouvons-nous la reconnaître?
Mais c'est ici que l'ouvrage s'interrompt. En effet, avant qu'on
|>uisse prouver la vérité de la religion, il est une rechejche
|U'éalald(' (pii [laraîl nécessaire : comment, dans sa condition
présente, l'homme parvient-il à connaître la vérité? Telle est la
(juestion <jui, sans aucun doute, arrête momentanément Lamen-
nais. ^Manifestement, c'est sur ce point (pi'il ne veut rien livrer
au hasard, et la suite de V Essai ne paraîtra (ju'en 1821.
Le second volume de 1' « Essai ». — Celte deuxième
[)artie est en elTet |)liilosoj)lii(piemcnt la plus importante de tout
rouvrag:e. Encore une fois, s'il y a un lien entre Y Espril du chris-
tianisme et V Essai surf Indifférence, c'est ici qu'il faut le chercher,
et la deuxième partie de V Essai représente, sans aucun doute, le
résultat du grand elTort fait depuis six ou sept ans par Lamennais
pour trouver dans le christianisme le caractère essentiel, fonda-
mental, par lequel il s'impose victorieusement à la raison do
rii()u>m(% et s'oppose à toutes les autres doctrines, même à
celles qui paraissent à l'esprit moderne les plus satisfaisantes.
Ce caractère essentiel, c'est par l'examen de la (juestion de la
certitude que Lamennais est conduit à le découvrii'.
Comment connaissons-nous la vérité? La sensation, disent les
disciples de Condillac, est l'orig-ine de toutes nos connaissances,
— et, il est inutile sans doute de le dire, Lamennais ne s'arrête
pas à cette réponse. — Le sentiment intérieur ne lui ])araît pas
offrir à l'édifice de nos connaissances une hase plus solide, et l'on
ne s'en ('loiincrait pas, s'il ne songeait ici qu'au sentiment tel que
Rousseau l'a conçu. Mais, sous ce nom, il comprend également ,
ce sentiment de l'évidence, dont Descartes a fait le critérium de
la cfilitude. Car, enfin, qu'est-ce que l'évidence? Comment la
déliiiir? Ou rafliruialiou de l'évidence est une prétention insup-
portable d'une intelligence pai'ticulière, à laquelle je n'ai nul
motif de soumettre la mienne, ou elle implique quelque chose
d'antérieur, un acte de foi initial, une adhésion à certains prin-
cipes, sans lesquels l'esprit ne peut faire son œuvre, mais sur
lescpiels il na pas de prise. Ces principes, qui sont le véri-
taide romleiiient de toute connaissance, ne sont pas en nous; ils
LAMENNAIS 547
ne nous soni pas |)roj)res et nous nvn (lis|iosoiis pas : ils sont
donc liors de nous et nous viennent du dehors. Mais, si nous
y acquiesçons, c'est sans doute qu'ils nous sont garantis par
une autorité que nous reconnaissons comme supérieure à notre
esprit et comme s'imposant également à tous les hommes. Cette
autorité, elle a un nom : c'est le .sens commun. Entendons par
cette expression usuelle, mais qui doit être prise dans toute sa
force, qu'il est vrai que tous les hommes s'accordent à affirmer
certaines vérités, de sorte que celui qui, s'appuyant sur son
propre sentiment, s'oppose à ce sens commun, est considéré
comme un fou.
Il y a donc, dans le consentement universel de l'humanité, une
force, une autorité qui garantit à la raison individuelle les
principes sur lesquels elle s'appuie. En d'autres termes, au-
dessus de la raison individuelle, il est une raison universelle,
qui ne s'oppose pas à elle en nature, mais qui ne se confond pas
avec elle, et chercher à connaître la vérité, ce ne sera pas se
livrer de prime abord aux déductions de son propre raisonne-
ment, ce sera admettre avant tout l'autorité de la raison uni-
verselle.
Si par conséquent nous pouvons trouver une idée très géné-
rale, sur laquelle toute l'humanité, en dépit de déformations ou
de préjugés éphémères ou locaux, ait été d'accord dans tous les
temps et dans tous les pays, cette idée sera la vérité fondamen-
tale qui servira de base nécessaire à toutes nos autres connais-
sances.
Comment Lamennais montre que cette idée est celle de l'exis-.
tence de Dieu; comment de cette idée de l'existence de Dieu il
déduit, en suivant de nouveau Donald, celle des rapports néces-
saires qui unissent l'homme à Dieu, c'est-à-dire celle de la reli-
gion, nécessairement révélée à l'homme avec le langage, puis,
par l'homme, à toute l'humanité, et toujours identique à elle-
même; comment de ce principe il conclut qu'il ne peut v avoir
plusieurs religions, mais qu'il ne peut en exister qu'une seule,
qui, adéquate à la réalité, doit absolument, pour notre salut, être
connue de nous; comment, conformément à son système, il éta-
blit que cette religion ne peut être discernée ni par le sentiment,
principe de tous les fanatismes, ni par le raisonnement, principe
r.iS KCIUVAINS KT dllATKrilS UKLIGII'IX. — IMII LdSdPH 1-:S
lie (lisciissiuii cl tl iiKcililudc, mais seulement par le moyen de
l'autorité, « de sorte que la vraie religion est incontestablement
(•elle t|ui l'rjtnse sur la plus grande autorité visible » ; — ce sont
autant de |>oinls (juil nous suffira d'avoir indiqués sans entrer
dans le détail dune analyse [)lus étendue. Ce qui importait,
c'était de montrer jtar quel lien s'unissent, mais comment se
distinguent ce premier et ce second volume ', tous deux égale-
ment importanis, mais pour des raisons diverses.
Le premier, qui nous lasse un peu aujourd'hui par sa rhéto-
rique, enchanta les contemporains |)ar son éclat et sa vigueur
oratoire, par la [tassion surtout ipii anime ce style mmibreux et
brillant. — Quant au second, qui est d'un tissu plus serré, il fait
peut-être, par la sobriété relative du style, plus d'honneur à
Lamennais écrivain. Mais ici le fond imjiorte plus que la forme.
Nous n'avons pourtant pas à discuter les théories de Lamennais
relatives à la certitude, à rappeler les objections qu'on peut
élever contre la prétendue autorité du sens commun et du
consentement universel, à demander à notre auteur en vertu
de quelle irrésistible intuition, ou de quelle expérience assez
complète, ou de quel dénombrement parfait il a découvert que
la crovance à l'existence de Dieu était, de toutes les idées
des hommes, la seule qui fût universellement répandue et,
par là, la seule qui put servir de fondement à toutes leurs
connaissances. Il est du moins nécessaire de marquer ce qu'il
V a d'original et de radical dans sa polémique.
Certes, Lamennais n'est pas le premier qui ait dénoncé les
abus et l'orgueil de la raison. Combien de fois les théologiens,
et, pour en demeurer à nos hommes, combien de fois Bossuet et
De Maistre se sont-ils élevés contre les égarements du sens
propre! Mais à qui Bossuet jiense-t-il? Aux libertins; et à qui
De Maistre? Aux philosoi)hes du xvni" siècle, c'est-à-dire à des
1. Pour la ilernière partie de VEssai (troisième et quatrième volumes), il n'y
a lifii «luf «l'en signaler l'aiiparition en 1823. Lamennais y montre que cette
rrlipion unique et vraie qui repose sur la plus grande autorité visible est le
christianisme, dont il établit ensuite les caractères essentiels, unité, universa-
lité, sainteté, perpétuité. Il termine par quehiues chapitres où sont ex|tosées
certaines preuves accessoires tirées do la C(msidération de l'Écriture sainte,
des [)rophéties, de la vie de Jésus, de l'histoire de l'Kgiise. Mais il n'y a rien
dans tout cela (jui mérite de lixer si)é(ialement, i)ar l'originalité des vues ou
la perfection de la forme, l'attention du philosophe ou du criticpie.
LAMKNNAIS 549
hommes que ropinioii publiquo de leur temps, dans sa j^énéra-
lité, est d'accord avec eux pour condamner, (pi't lie reg-arde
comme des bizarres ou des coupables, à qui elle dénie, en tout
cas, toute autorité. Mais Descaries! Qui donc avait sérieusement
attaqué, je ne dis pas telle ou telle partie de sa doctrine, mais
cette doctrine elle-même dans ce qu'elle a de plus fondamental?
Des isolés, un Pascal, un lluet. Mais pour Bossuet, pour Port-
Royal, autant que pour La Fontaine ou La Bruyère, Doscartes
est une Jiloire consacrée et, quoi qu'on en ait dit, ils s'inspirent
de son système plus qu'ils ne s'en défient. La philosophie du
xvui" siècle contribue à favoriser cette opinion chez ses adver-
saires, avant elle-même moins reconnu les liens qui l'unissaient
à Descartes, qu'insisté sur les difTérences qui l'en séparaient.
Aussi quand De Maistre veut faire son procès, sous un nom
unique, à toute la philosophie subversive des modernes, ce n'est
pas à Descartes qu'il pense, c'est à Bacon, et à Bacon par oppo-
sition avec Descartes. De ce dernier, il ne parle qu'avec respect .
C'est de nos jours seulement qu'on a reconnu dans un Des-
cartes, autant et plus peut-être que dans un Bacon, le père de
toute la pensée moderne; qu'on a, sous toutes les différences
extérieures, rétabli l'analogie, le lien de filiation qui unit, non
pas le système de Descartes, mais l'esprit de sa méthode et celui
de la philosophie du xvui" siècle. Cartésianisme, c'est le nom le
plus fameux et c'est le premier en date dont se soit appelé chez
nous le rationalisme. S'attaquer à Descartes dès 1821, c'était
passer par-dessus tous les préjugés d'un respect mal fondé, pour
dresser nettement, en face du principe essentiel du catholicisme,
le principe essentiel de toute opposition au catholicisme.
Que ce soit bien là le sens du livre de Lamennais, que la
deuxième partie de ce livre en soit bien par conséquent la plus
importante, c'est ce qui ressort de la Défense de l'Essai, uni-
quement consacrée à défendre contre les objections cartésiennes
les théories de Lamennais, et, suivant lui, de l'Eglise, sur le
fondement de la certitude.
1. yoir, par exemple, Philosophie de Bacon, I, o : « Je ne me permeUrais pas
(le tourner en ridicule une pensée de Descaries ou de Malebranche... Bacon, qui
leur est opposé en tout, inspire aussi un sentiment tout opposé « : et. II, 7 :
« Descartes, qui ouvre le xvii* siècle, et Malebranche, qui le ferme, n'ont point
eu d'égaux parmi leurs successeurs. »
550 KCUIVAINS KT (lUATErilS liKLKi 1 KIX. — l'il IL(IS()I>1IES
I/lidininc (|ui;ivai( couru celte manière, l'orl daiifforcusc j)Oul-
èli-e. mais (l(''cisivo, de poser la (iiiestioii, avait liicii le dcoit dOp-
jioscr sa lenlalivc aux apolog-ies traditionnelles et vieillies dont
les auteurs semblaient croire « que rien n'avait ehani;é dans le
monde depuis un demi-siècle » '. Son système était aussi nou-
veau ipi il (''tait liardi.
Il est vrai (jue cette nouveauté, par elle-même, avait déjà de
quoi inquiéter, non pas sans doute tous les catholiques, ni surtout
les j)lus jeunes, les plus ardents, mais les esprits prudents, les
eccléslasliijues foi-més de longue date à la discipline et à la
dogmatique traditionnelles; une originalité trop marquée chez
un déliutant peut faire mal augurer de sa docilité.
D'ailleurs il y avait ici plus à dire, et les théologiens avaient
hien raison de secouer la tête. C'était d'abord une témérité
bien dangereuse que de faire reposer toute l'apologétique sur un
argument jihiloso|>hique, unique, fondamental — et peut-être
légitime, mais assurément contestable, comme tous les argu-
ments de cet ordre. — Que dire maintenant de cet argument lui-
même? Laissons toutes les objections que les philosophes peu-
vent élever contre lui. Mais les théologiens mêmes peuvent-ils
l'accepter? Peuvent-ils s'associer à cette réfutation radicale du
cartésianisme, et consentir par là à nier la validité de la raison
individuelle, en n'y voyant ([u'un sentiment, un instinct vague
et [)eu sur, en la dépouillant même de ce nom de raison, qu'on
veut n'accorder (pi'à la « raison générale », au consentement
universel de 1 humanité? N'y a-t-il j)as là une espèce de scepti-
cisme contre laquelle un Dossuet aurait protesté avec force?
La foi elle-même permet-elle de douter du prix de la raison, par
laquelle l'homme se distingue essentiellement des animaux?
D'ailleurs, si la raison individuelle n'a aucune autorité, comment
la raison universelle, qui n'en dilï'ère que comme la somme des
unités diflere de l'unité, en aurait-elle davantage? — D'autre
part, Lamennais, qui combat le rationalisme dans ce qu'il a
de fdus légitime, semble en même ti-mps, et par une sorte de
contradiction, s'associer à sa prétention la ])lus int(dérable :
faire dépendre en effet la reconnaissance île la vérité de la
i. I.i.'ltrr au comte de Maisire «lu 2 janvier 1821.
LAMENNAIS odI
roli2ion du c(Uis(-iil(Mnont «les lidinmes, n'est-co pas, comme lo
(liiM |tliis tard Lacorclaire *, ouvrir la |)(>i-te au plus vaste pro-
lestautismo qui ait jamais paru?
Les politiques, s'ils se fusseut intéressés au livre de Lamennais,
eussent pu également en tirer quelques inquiétantes inductions,
et deviner dès lors, chez ce nouvel apologiste de la foi, le par-
tisan d'une théocratie démocratique et égalitaire. — Mais c'est
dans les ouvrages qui succédèrent à VEssai ([ue ces sentiments
devaient s'affirmer avec plus de force et de clarté.
Lamennais depuis 1823 jusqu'à sa rupture avec
l'Église. — Signalons toutefois comme une sorte de diversion
à ces helliqueuses préoccupations la publication d'une traduc-
tion de Y Imitation de Jésus-Christ -, qui mérite de ne pas passer
inaperçue (1824).
Mais ce n'est là (ju'unc sorte de pieuse récréation. Rien ne
peut lui faire oublier la lutte qu'il a entreprise, et, pour répondre
plus victorieusement à ses adversaires, il part pour Rome.
Quoique les témoignages soient ici contradictoires, il semble
bien que l'accueil que lui fit Léon Xlt ait été très bienveillant :
Lamennais, au retour de Rome (début de 1825;, ne put que se
sentir atTermi dans ses sentiments. Aussi les aspirations qu'il
n'avait encore qu'indiquées dans son œuvre vont-elles se pré-
ciser, et, puisqu'il lui faut un principe de certitude et d'autorité,
c'est vers Rome qu'il se tournera désormais, c'est à elle que
s'adresseront tous ses appels, éclatants ou tacites.
Dès lors, il peut parler plus hardiment au gouvernement et
du gouvernement de la France, et prendre, par ses écrits et par
ses actes, une attitude plus décidée. Déjà il attire autour de lui
ses premiers disciples, l'abbé Gerbet et l'abbé Salinis \ Le
domaine familial de La Chênaie* ne suffit plus à sa pieuse ambi-
tion. Il ne l'abandonne pas, et c'est à La Chênaie que viennent
se grouper autour de lui tous ceux, laïques ou ecclésiastiques,
que ses écrits ont enflammés de son zèle; mais en même temps
1. Coîisidéralions sttr le si/s(ème p/iilosopliii^ue de M. de La Mennais, XI.
2. En 1820 avait paru une traduction de {'Imitation, jiar M. de Genoude. qui
était précédée d'une pré/ace et accompagnée de réflexions de Lamennais. Celui-ci
reiiroduisit cette préface et ces réflexions dans sa projtre publication de 1824.
3. Gerhet (l"98-186i) est mort évèque de Perpignan. Salinis (1 "98-1800), arche-
vêque d"Auch.
4. Près de Dinan.
olii i:i.l(l\AlNS HT (lIlAÏKlItS HKI.Ki IKI X. — l'H IIJISIU'IIES
Laint'iiiiais l'oinN' à Malestroit. |tirs «le Vannes, une sorte do
séniiiiaiiT piivr, à la lèlc (lii(|ii('l il nid son ami rahlié Hohrha-
clicr ', cl (|n il a|i|»('II(' du non) siiiiiilicalif de congi'égation de
Sainl-PiciM'e. D'autre part il i'ontinu(î son action j>ar la plume
et lance, en 1825-1820, sa Relifiion considérée dans ses rapports
(iVf'c l'ordre politique et civil.
11 y diMumcr l'inconséquence de la monarchie suivant la charte,
de ce jj;ouveiiiemcnf qui cherche à se défendre à la fois contre
la Révolution et contre l'Ep^lise. Vains efforts, pense Lamennais :
il est iMM-essairc (pi'tni princijx' dév(doppe toutes ses consé-
quences. On ne peut s'arrêter indéfiniment à des demi-mesures.
De deux choses Tune donc : ou ce sera l'esprit anti-social de la
llévolulion, ou ce sera celui de l'I'lijlise qui triomphera. Au gou-
vernement de \(»ii- la(jMelle des deux causes il entend favoriser:
si c'est celle (le r<'sprit chrétien, il est temps pour lui de renoncer
à un système (jui, sous prétexte de gallicanisme, prétend asservir
l'Eglise pour s'en servir.
Le livre De la religion est assurément l'une îles o'uvres les
plus rig-oureuses et les plus serrées de LanuMinais. Ce n'est plus
seulement la thèse ici tjui est hardie, c'est le ton. On sent que
l'auteur n'est plus un déhutanl; il a mesuré la gravité de ses
paroles et il en acce[>te la responsahilité. La netteté de la com-
|)()silinn r/qmnd elle-même à la fermeté du dessein, et la con-
clusion ressemhle à un ultimatum.
('ettefois le gouvernement s'émut. Par un elTet, justement, de
celte ancienne alliance du trône et de l'autel, que Lamennais
semMail (l('ii(inc(.'r au nom de l'Eglise, mais de la solidité de
laquelle la majorité des prélats français et des amis du gouver-
nement n'avaient pas encore appris à douter, il semhle que la
magistrature et le pouvoir aient cru voir, dans le livre de
Lamennais, une incartade, un excès de zèle, plutôt qu'une décla-
ration de guerre. Quoiqu'il eût attaqué la déclaration de 1G82,
considérée, à tort ou à raison, comme loi d'Etat, et vivement
criliijué les doctrines de Frayssinous, alors ministre des alTaires
ecclésiastiques et de l'instruction puhlique, l'arrêt de condamna-
lion releva toutes les circonstances qu'on put invocjuer en
1. Ilolirl.aclicr '1780-lSriO), nii.rl dirL-clciir du graml s(Miunairo dy Nancy, auleur
d'uni; lltslijire unircrselle de lErjUse citliolir/ue |lS42-|S4Sj.
LAMENNAIS od3
faveur (I lin homme que son zèle rolig-ieux faisait encore reiiarder
coniMic un soutien jjuissanl de l'ordre de choses établi, et
Lamennais s'en tira avec M) francs d'amende.
Ceux qui avaient espéré lui donner ainsi un avertissement
salutaire furent sans doute bien déçus, lorsqu'après l'avène-
ment du ministère Martignac et la promuli;ation des ordon-
nances de 1828 il publia un nouveau livre : Des prorjrès de la
Jiévolution et de la guerre contre PEglise. Il y soutenait encore
la même thèse, dirigeant contre Feutrier les mêmes attaques
(|u"il avait dirigées naguère contre Frayssinous. Mais, outre
que l'ouvrage est plus bref et plus véhément, Lamennais pro-
nonce cette fois le mot délînitif qui va devenir le mot d'ordre
de son école. Egalement opposé au gallicanisme et au libéra-
lisme révolutionnaire, il ne peut s'empêcher de remarquer
cependant (jue le premier système ne peut jamais être qu'une
forme du despotisme; le second, au contraire, a, en fait, le tort
de substituer à l'action de Dieu dans la société l'action de quel-
ques hommes, et, par là, il conduit à l'asservissement du plus
grand nombre; mais il a du moins la prétention de s'appuver
sur un principe qui, en lui-même, doit être retenu : car le chris-
tianisme est essentiellement une doctrine de liberté et d'affran-
chissement ; il a paru dans le monde pour émanciper Fàme
humaine de tous les pouvoirs oppresseurs. C'est ce que les
Français ont compris jadis quand, menacés de voir monter sur
le trône un roi huguenot, ils ont opposé la Ligue à cette entre-
prise sur leur conscience.
On imaginera sans peine la conclusion d'un ouvrage dans
lequel le seul exemple allégué avec faveur par ce prêtre, sujet
d'une monarchie, est celui de l'unique essai qui ait été fait en
France d'une démocratie théocratique : cette conclusion, c'est un
appel au clergé et surtout à lépiscopat, qu'on presse de renoncer
à la protection et au salaire outrageants du gouvernement pour
recouvrer leur indépendance en s'unissant autour du Saint-
Siège : « Soyez prêtres, leur dit Lamennais, prêtres et évêques, et
rien de plus. Aucune fonction n'est plus compatible avec votre
ministère. »
Cette fois, ce ne fut plus le gouvernement seulement, mais le
clergé qui s'émut. La théorie de Lamennais sur le christianisme
î>54 KClilWMNS HT (lIlATKrilS llKLKilKlX. — I>I11L(IS()1'1IES
(•i-imi|i(' ilr liluM-h'' iTrlail s.uis ddiilc pas nouvelle. Mais c'était
I <'iii|il(.i i|iril en laisail ijiii paraissait inattendu. Viw une
inanuMiNic liardic, le \ ii^omciix pdlrniiste jetait par-dessus
1m»i-(1. en 1rs (Ic'Monranl ((Miinx' des rnnomis non moins dange-
reux ipir les adversaires les jdus violents et les plus déclarés,
des alliés coniproineltaiits et déiiiles, et tout ensemble il
retournait contre les adversaires de TEiilise le ])rincipe même
<pi ils avaient invo(jné contre elle; certes, il y avait là de quoi
jeter (|ii(d(pie tionlde parmi les ecclésiastiques, de quoi rem-
plir les uns (renlhousiasme et déconcerter les autres. Les uns,
<• était plnt(~)t, eoniine il est nalund, le jeune clergé; les autres,
c'étaient tous ceux qui étaient attachés à l'état de choses établi
non seulement par les liens que le Concordat avait créés entre
eux et le pouvoir civil, mais encore par respect de ce qui avait
été la doctrine de la majorité du clergé sous l'ancien régime,
par fidélité à l'égard d'un prince dojit la foi religieuse ne pouvait
être suspectée.
Ce sont les sentiments de ces derniers (|ue rarchevè(jue de
Paris, M'"' de Quélen, exprima dans un mandement (pii était
une censure formelle {\v<. doctrines de l.amennais. (^(dui-ci
répondit i)ar deux lettres tout à fait dépourvues d'humilité et
pres(jue méprisantes. Il y prenait hardiment sur lui d'identifier
la doctrine du Saint-Siège avec la sienne et, pour juger le
déhal, en appelait au pape. — Puis, de la théorie, il passe
décidément aux actes par la création de deux entreprises, qui
suivent de près la révolution de 1830 : c'est, d'une part, la fon-
dation d'un journal; d'autre part, celle d'une sorte de comité
ilaction. Ijo journal, (jui s'appelle V Avenir, j>orte en épigraphe
le mot de lihcrié avec c(dui de Dieu; le comité s'appelle Af/ence
f/éiiéraP' pour la défense de la lihertr religieuse. Enfin le sujet du
premier article de Y Avenir, dont le premier numéro parut le
16 octobre 18.30, c'est encore la liberté : l'auteur, qui est Lamen-
nais, y exhorte l'Eglise cà la revendiquer.
A|)rès ce pn'mier article, Lamennais en publia encore vingt-
sept autres ' : il y prédit l'avènement fatal de la Ré[)ublique, y
réclame la séparation de l'Etat et de l'Eglise, c'est-à-dire, pour
1. Ils ont ('Ir- rf'-iinis dans ses u-uvres sous le lilre géiu-nil de Questions poli-
liques et /ifii/osoi)/iif/urs.
LAMENNAIS 555
celle-ci, ratrranchissenient : mais on même tein[ts il invite lo
clergx' à s'en rendre (ligne, d'abord en devenant savant, en se
faisant, comme au moyen âge, le dépositaire de la science aussi
bien que de la foi, puis en se rapprochant du peuple.
Le dernier numéro de V Avenir est du 15 novembre IS.'U. Le
journal avait diin- un an ef un mois '. A vrai dire Lamennais et
ses amis ne pensaient pas en clore, mais en interrompre la
publication. Deux fois traduits devant la cour d'assises pour
délits de presse, violemment attaqués par une partie de Tépis-
copat et du clergé, ils décidèrent de se rendre à Rome pour
s'assurer des dispositions du souverain pontife à leur égard.
Ils y arrivèrent à la fin de l'année 1831 et, en juillet 1832,
Lamennais, fatigué des mesures dilatoires par lesquelles la
curie romaine essaya sans doute de lui faire comprendre que le
Saint-Siège eût mieux aimé n'avoir pas à se prononcer et à
prendre parti, quittait la ville éternelle.
Il revint par l'Allemagne, et c'est à Munich qu'il reçut com-
munication de l'encyclique Mirari vos, en date du 15 août 1832,
qui, sans nommer ni le journal ni ses rédacteurs, portait con-
damnation des doctrines de Y Avenir. — Le 10 septembre
Lamennais et ses amis publiaient une déclaration par laquelle
ils annonçaient la disparition de VAve7iir et la dissolution de
Y Agence pour la défense de la liberté religieuse. Lui-même il
entendait dorénavant rester à La Chênaie, ne demandant plus,
disait-il, que le repos.
Une nouvelle attaque lancée contre lui par l'archevêque de
Toulouse dans un mandement qui condamnait 150 propositions
extraites de ses ouvrag-es, et le bref que le pape adressa à cette
occasion au prélat (8 mai 1833), le firent de nouveau sortir de
son silence. Il envoya au pape une lettre de justification
(4 août). Le pape répondit par un bref adressé à l'évèque de
Rennes (5 octobre), dans lequel il exprimait son mécontente-
ment de ce qu'il y avait, à son gré, d'insuffisant dans la sou-
mission de Lamennais. Celui-ci, quand le bref lui fut commu-
niqué, répondit à l'évèque qu'il était forcé de partir pour Paris,
et qu'il se voyait dans la nécessité de ne s'occuper qu'après son
1. Ce qui donne par conséquent 395 numéros.
556 ÉCRIVAINS Kï (IHATKIUS IIKLIOIKIX. — PHILOSOPHES
vovajï»^ '!•' I'» suite (riiiic alTairo aussi i:iavo. M«'content à son
hiur. IrviMjuo inlcnlil alors Laïucuuais jus(|u'au luonicut où il
aurait ilonné les preuves d'une docilité complète.
Ce fut un nioniont péniMe. Les disciples abandonnent La
Chênaie, (|ue Lacordaire avait (juittce dès 1832. L'établissement
de Malestroit est fermé; Lamennais se Itrouille avec son frère.
I)"aulr(> part, il éci'it j)()ur e\pli(piei- sou altitude, à la date du
."■» novembre 1833, une lettre au ]>ape, bientôt suivie d'un
miMuoire justificatif (G décembre). Ni la lettre, ni le mémoire ne
lurent ap[»rouvés à Rome.
C'est alors cjue, résolu à toutes les concessions pour conserver
la seule chose qu'il put encore attendre de l'Eglise, la paix,
Lamennais se décide à signer une déclaration d'obéissance
telle <|u"on la lui demandait, « simple, absolue, illimitée ». Cette
déclaration est du 11 décembre; quelques semaines plus lard,
il recevait du j»ape un bref de satisfaction en date du 28. Tout
paraissait fini. C'est à ce moment, au contraire, que la plus
i^rave des crises, la crise décisive, allait se produire.
Dès l'époque qui \i\ de son retoui* de Rome jusqu'à ses
démêlés avec l'évèque de Rennes, c'est-à-dire dans les derniers
mois de 1832 et la première moitié de l'année 1833, Lamennais
avait commencé à composer les Paroles cVun croyant. Chose
étrange : il n'avait pas encore, à ce qu'il dit, au moment oii il
rédigeait ce petit livre, l'intention de le publier ' ; et ce fut après
(|u'il eut signé la déclaration d'obéissance absolue, après qu'il
eut fait à la paix ce complet sacrifice, qu'il sentit davantage
« la nécessité d'un acte de sa part qui fixât clairement aux
veux de tous la position (pi'il avait voulu prendre en cédant
aux exigences de Rome- ». Il y a là une contradiction manifeste,
qu'il n'est sans doute pas difficile d'expliquer, pour peu qu'on
se représente l'état d'esiu-il dans lequel devait alors se trouver
Lamennais, mais dont il n'a pu rendre compte avec assez de
netteté, (^ar on ne peut nier (|u"il en ait eu conscience : il avoue
en «'ITet qu'on ne pouvait guère rien publier qui fût plus com-
plètement (jue les Paroles d\in croijant « en opposition avec le
I. Aljdires di' Home, un i>eii a|»rés la leUre à l'aiTlievèquo de Paris du
2'J mars is:!'». — 2. If/id.
LAMENNAIS oo7
système |)oliti(jU('' « du Saint-Siùiri'. Quoi (jii'il eu soit, le
23 avril 1831-, rarclievcque Je Paris, infôi-nié des j)rojets de
Lamennais et redoutant d'avance, sans lo connaître, l'ouvrage
qu'il fait imprimer, lui demande un «''claircissement par une
lettre pressante, mais afîectueuse. Lamennais lui répond, mais
passe outre aux inquiétudes que cette lettre laissait apercevoir,
et, la semaine suivante, publie son livre.
Le lo juillet, le pape lançait contre l'ouvrage la bulle Singu-
lari nos et, en condamnant formellement les Paroles d'un croyant,
« livre petit par son volume, immense par sa perversité » -,
revenait du même coup, sans nommer l'ouvrage, sur la doctrine
<le V Essai sur rindi][('rence et la condamnait également.
Lamennais républicain. Les « Paroles d'un croyant » .
— Cette condamnation ne put surprendre Lamennais. D'autre
part l'attitude qu'il crut dès lors pouvoir prendre n'eut elle-
même rien dont le public pût légitimement s'étonner.
Dès l'époque de la Restauration, Lamennais, nous le savons,
eut placé volontiers son idéal dans l'établissement d'une démo-
cratie théocratique, demandant à Rome le principe d'autorité
dont toute société constituée a besoin pour subsister. Rome
trompe ses espérances et repousse, avec son système, le pouvoir
qu'il prétendait lui conférer. Force lui est donc, s'il persiste dans
sa pensée, de chercher ailleurs son point d'appui. Et là est en
effet l'unique changement qui se produisit chez Lamennais. La
diversité des circonstances et de ses dispositions sentimentales
explique sans doute les différences qui distinguent, quant au ton
et à la forme, ses divers ouvrages. Mais, en somme, l'encyclique
Singulari nos donne une très juste idée des choses quand elle
unit dans la même réprobation VEssai sur Vindif]erence et les
Paroles rCua croyant. Le théoricien de la certitude fondée sur le
consentement universel, l'apologiste de la Ligue, le polémiste
de Y Avenir, le prédicateur enflammé des Paroles d'un croyant,
tout cela c'est bien un seul et même homme, et, si Lamennais
s'est trompé lorsqu'il a cru qu'en suivant sa voie il aurait
pour lui Rome et l'Église, les disciples qui se sont d'abord
1. Affaires de Rome, pou après la lettre du 29 avril 1834.
'2. Mole qiddem exiquum, pravitate tamen ingentem.
558 ECRIVAINS ET OHATEIIIS UHLKilEl'X. — PHILOSOPHES
all.iclu'-s à lui |K)iir se moiilrcr ciisiiilc siii'|iris de l'évolution
(le son lîôiiic iToiil pas été moins avoii^les.
Il t'iail ([(MIC tout à-fai! nalin'cl (juc, i'('j(!té par l'Eglise, Lamen-
nais, s'il ne se repliait pas sur lui-niùnie et ne se retirait pas
uiii(pi(Mnent dans la méditation solitaire, entrât dans les rangs
(lu parti républicain. Ce parti comptait dans son sein à la fois
(les mystiques, des utopistes et des politiques; mais tous pro-
fessaient également la haine de la royauté et de tout pouvoir
absolu, de quelque ordre qu'il fût. Or Lamennais venait de
rompre avec Home, et la royauté ne lui avait jamais inspiré que
de l'indilTérence ou de l'aversion. On voit assez, d'autre part,
quels liens l'unissaient plus particulièrement aux utopistes et
aux mystiques; et, quant aux politiques, aux républicains
« libéiaux », il avait du moins le même mot d'ordre qu'eux, le
mot de « libe«'té », quoiqu'ils n'y attachassent pas sans doute,
eux et lui, tout à fait le même sens. D'ailleurs l'illustration de
Lamennais, la popularité de son nom depuis la juiblication des
Paroles cCun croijant, devaient faire de lui, pendant les années
de lutte, l'ornement du parti, en attendant qu'il devînt, pour
quelques-uns de ses nouveaux amis, une gêne après la victoii'e.
Pour notre part nous n'avons pas à le suivre dans les divers
incidents de sa carrière j)olitique '. Mais autant qu'à ceux de la
1. Fixons seulement quelques dates. En 1835, Lamennais ligure, avec Jean
Reynaud, avec Carnot, avec Armand Carrel, au nombre des treize défenseurs
des accusés du proci-s d'avril (relatif aux événements qui s'étaient déroulés
à Lyon en avril 1834, ce procès fut jugé à Paris devant la chambre des pairs,
en mai 183j) et publie sa brochure Du procùs (P Avril et de la Hépi/hlique, pre-
mière manifestation en faveur du parti auquel il s'était rallié. — L'année
suivante, il donne ses A/fnires de Rome (voir ci-dessous). H revient en 1837 à
la polilifiue démocratique et sociale avec son lAure du peuple, suivi un peu
plus tard d'un recueil d'articles de Journaux puldiés sous le titre ule Puiitiquc-
à l'usa;/!' du peuple (1839). lin I8i0 sa brochure le Pays et le (gouvernement lui
attire une condamnation en cour d'assises à un an de prison et deux mille francs
d'amende. Il date de Sainte-Pélagie et dédie «au peuple » deux nouveaux opus-
cules inspirés du même esprit que les i>récédents : Du Passé et de l'avenir du
peuple et De tEsclavar/e moderne. C'est en i)rison également qu'il composa un
autre opuscule, qui rappelle les Paroles d'un crm/ant, et qu"il intitula Une voix de
prison; mais il le publia en l'insérant dans un livre médiocre, sorte de satire peu
claire, les Amschaspands et Dc»T««r/.v(génit;s du bien et du mal dans la mytholo-
gie zoroaslrienne). (pii jiarut en 1843. Signalons en 184(1 une traduction des Evan-
giles accomftagnée de Hé/lexions, dont le rajtport est étroit avec les autres publica-
tions de l'auteur dans la même période. Eiihn éclate la révolution de 1848: Lamen-
nais se fait élire représentant du |)eu|de ]tar h- dê])artement de la Seine; mais
il ne joua dans l'assemblée qu'un nMe |teu éclatant, tandis que, dans son
journal le Peuple constituant, (|ui dura jusqu'après les journées de juin, il
|)rêtait l'apiiui de sa popularité au parti le plus avancé. Il renon(;a à la politique
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VII, CH. XI
:^:-*tSïï^-
Armand Colin & €''•>, Edite^iis, r.i;i
LAMENNAIS
D'APRÈS UNE PEINTURE D'ARY SCHEFFER
LAMENNAIS 5o9
première partie de sa vie, nous devons nous arrrtei' aux {)liis
célèbres de ses derniers ouvraiies et tout d'aboiil aux Parofea
dnn croijant elles-mêmes.
Elles se composent de 42 ]>araura[)hes, coupés en versets à
la manière des chapitres de l'Evangile, qu'elles ra[)pellent encore
j)ar l'usag-e fréquent des paraboles et de certaines formules de
langage {en vérité, je vous le dis; la conjonction et servant de
constante transition entre les versets). La ressemblance est
même si manifestement et si continûment voulue qu'on ne
saurait plus dire seulement que la forme des Paroles est inspirée
de y Evangile : le mot de pastiche a été prononcé', et vraiment
il n'en est guère d'autre qui convienne.
Comment Lamennais a-t-il été amené à donner cette forme à
son livre? D'abord par la conception même qu'il se faisait de
l'Evang^ile. Quoiqu'il n'ait publié ses Réflexions sur le livre
divin qu'en 1846, on ne peut douter qu'il n'y ait vu de tout temps
le « livre du peuple » par excellence, celui dont la doctrine doit
présider à la transformation de la société et fonder le royaume
de Dieu. Or c'est bien de cette doctrine qu'il pense expressé-
ment s'inspirer et c'est aussi pour le peuple qu'il écrit, au
peuple qu'il s'adresse. Aussi bien, quoi que les lettrés puissent
penser de cette forme, qui, littérairement, a l'inconvénient de
tous les pastiches, qu'ils l'approuvent ou qu'ils s'en irritent, on
ne niera pas au moins qu'elle ne soit saisissante; par son appa-
rence fragmentaire, et par ce qu'elle comporte tout ensemble
de grandeur et de simplicité, elle doit séduire ceux pour les-
quels le livre est fait plus sûrement que la forme classique
du traité, du discours ou du poème -. Enfin le romantisme
lui-même ne fut sans doute pas sans exercer sou influence sur
active après le coup d"Klat de 1851 et se mit à travailler à une traduction de
Dante. — 11 meurt, sans avoir voulu se réconcilier avec l'Église, le 27 février 1834.
1. Voir SpuUer, Lamennais, livre 111, i.
2. 11 en est un peu des Paroles, comme des Chansons de Béranger. On a dit
avec raison que celles-ci ne pouvaient être assez biea jugées à la froide lecture:
il faut se les imaginer chantées par les jeunes gens et par les gens du peuple,
]iassantde i)ouche en bouche grâce à la musique qui aidait à les retenir, et répan-
dant partout, jus(iue dans les rangs les plus humbles de la nation, leur simple
et redoutable philosophie. De même le prodigieux succès des Paroles, dont les
ouvriers imprimeurs, au rapport de Sainte-Beuve, ne purent composer la pre-
mière édition sans en être « soulevés et comme transportés ». nous permet de
reconnaître jusqu'à quel point Lamennais avait l)ien calculé en rédigeant, sous,
la forme qu'il adopta, ce livre qu'il destinait au peuple.
560 KCllhAINS KT lUlATHIUS llKLICIF.rX. — PllILOSOPIl KS
lVs|uit lie LaiiH'iiiiais. 11 est ccrlaiii que ra<l(»|»li()ii de celte
Inriiic. ([iii raiipclli' celle de lEvaiitiile et coiilrasle, }>ar sou
allure [H'iuiitive el sa uiMiiidonie \uiilue, avec la variété que les
écrivains moderues reiheiilieuL ui'diuaireiueul dans le style,
contribuait à donner au livre celte couleur caractéristique dont
la génération roiuanliijiic s'est nuiutrée si avide'.
D'ailleurs, celte uKuioloiiie dans la forme est compensée par
la variété (|ue Lamennais inlnjdnit à dessein dans la succession
des dillérenls j)araj^raphes de son livre. Lamennais, comme
jadis La Bruyère, s'est épargné le souci des transitions : bien
plus, il semlde avoir rei lu'rclié l'effet (|ui résulte naturellement
de l'opposition des scènes violentes et des scènes idylliques.
A propos d'un pareil livc, il ne saurait donc être question de
plan et de composition liien nette. On peut du moins établir
entre les idées essentielles (jui y sont exprimées une suite
satisfaisante.
Que doivent être les hommes? Le « croyant » l'aperçoit dans
une vision. Fils d'un même père, les hommes sont essentielle-
ment des êtres égaux et des frères. Ils doivent donc s'aimer en
frères et cet amour ilnit se manifester par l'aide mutuelle qu'ils
se prêteront et que rend nécessaire l'infirmité même de leur
nature. Egalité et par conséquent liberté, justice, amour, telle
est la loi. Que nous présente en regard la réalité? Des maîtres
et des esclaves; des hommes et des peuples chargés de chaînes
|iar d'autres hommes et d'autres peujdes, quoiqu'ils n'aient
commis d'autre crime que celui d'avoir voulu servir les hommes
et les peuples; l'organisation du salariat, qui contraint le plus
l'aildr, s'il ne vent pas mourir de faim, à accroître de son
labeur les richesses du plus fort; enfin, pour assurer la perpé-
tuité du svstème, le militarisme, ces tyrans oppresseurs prenant
dans chaque famille les jeunes gens les jdus robustes, et les
instruisant dans le métier des armes, séduisant leur esprit par
les mots d'honneur, de fidélité, d'obéissance passive, afin de
1. On notera cnrorc ecUc iléclaralinn «le Lamennais dans ses Lflfrea à Monln-
Ipmbert. Il venait de lire le Livra rfes pèli'rins jKiionm's de MicUiewicz, traduit
par .Monlaleinhert, et il conseillait à ce dernier de le répandre le i)lns possible :
- f"est, disait-il (;j mai IS33), le livre de riiiimaiiitt' entière. » Puis, le 16 mai,
parlant des Paroles, ilont il ne sait pas eneore, dit-ij, s'il les achèvera, il les
désigne par ces mots : - un petit ouvra^'e fort analogue à celui de .MicUiewicz ■■ .
LAMENNAIS bOl
dresser ces enfants du peuple àcnchaînor, à égorger leurs frères
et leurs pères.
Comment cette alTreuse société a-t-elle pu s'établir? Par la
ruine de la doctrine du Christ. Mais, pour détacher le peuple
de la doctrine du Christ, ce sont les prêtres du Christ qu'il a
fallu (Mnph»ver : pour (pi'ils séduisissent le peuple en lui [)résen-
tant couime la doctrine la dérision de la doctrine, les oppres-
seurs les ont gagnés eux-mêmes avec des biens, des honneurs
et de la puissance. Ainsi a été fondée la cité de Satan, j)erver-
sion totale de la cité de Dieu.
C'est la cité de Dieu, oh ne régneront d'ailleurs, Lamen-
nais l'affirme, ni le communisuie, ni l'intolérance, qu'il faut
maintenant travailler à rétablir, en dépit des excuses ou des
atermoiements des hypocrites, des aveugles et des timides. En
attendant toutefois que la société nouvelle se réalise, puissent
les âmes souffrantes se consoler par la méditation de celle
qui est réalisée dans le ciel : qu'elles oublient ce monde
d'apparences et cette terre d'exil où elles passent solitaires,
et que l'œil intérieur contemple, à travers les voiles qui les
cachent aux yeux du corps, les merveilles du monde réel et
les douceurs de la vraie patrie.
Quelles réserves il y a lieu d'apporter, au nom de la poli[i(pie
ou de la philosophie, aux théories des Paroles d'un croijant, c'est
ce dont il ne nous appartient pas de discuter ici. On voit d'ailleurs
assez quel lien unit ce livre aux œuvres antérieures de Lamen-
nais. Qu'on oublie sa rupture avec l'Eglise, et qu'on essaie de
se figurer ce que pouvait être, le jour oii il voudrait la formuler,
la philosophie sociale de l'homme qui, depuis qu'il avait com-
mencé à écrire, depuis 1808, n'avait cessé de protester, au nom
des droits de la conscience, contre toutes les formes de l'ojjpres-
sion temporelle, qui n'avait cessé de dénoncer, comme autant
d'atteintes au droit, c'est-à-dire, à Dieu, la mainmise de l'Etat
sur l'éducation par l'Université (et c'est ce qu'il fait encore
dans les Paroles, § xx), sur la religion par le budget des
cultes (voir encore les Paroles, § xni, à la fin), qui n'avait
cessé de proclamer l'opposition de l'esprit individualiste et du
véritable esprit social (voir les Paroles, § iv, vu, et bien
d'autres encore), de gémir sur l'abîme de plus en plus g-rand
Histoire de la langue. VU. 3G
:'.C.2 HCllIVAl.NS ET nllATKrUS itHLIC.lKl'X. — PlllLdSdPIIES
qui se créait ciilrc les riches et les pauvres, entre ceux (jui
jouissent et ceux qui soutïVenl, dans une société uniquement
préoccupée d'intérêts matériels, et où la religion n'est plus, aux
yeux des oppresseurs, qu'un instrument de domination (et c'est
là, enfin toute l'inspiration des Paroles), — qu'on essaie, disons-
nous, de se représenter ce que sera la philosophie sociale <l un
l(d homme : en quoi di(Térera-t-elle de celle qui est exposée dans
le livre de 18'îi? En un point seulement : avant la rupture, cette
autorité, qu'il veut arracher aux tyrannies prévaricatrices pour
leur substituer le règne de Dieu, Lamennais l'eût confiée au
représentant visihle de Dieu sur la terre. Après la rupture, cette
autorité suprême, il n'a plus personne à qui la confier; c'est en
lui-même, dans sa conscience, que chaque homme trouvera cette
loi de Dieu dont il faut rétablir le rôp^ne ; au milieu, au-dessus des
tyrannies temporelles dont on attend la ruine, nul symbole res-
pecté ne s'élève plus, vers lequel les hommes mortels puissent
tourner les regards comme vers le centre visible de la société
future. La lacune est d'impoi'tance sans doute et c'est par elle
que se marque la différence (hi Lamennais d'autrefois et de celui
d'aujourd'hui. Mais elle ne saurait nous empêcher de reconnaître
les liens multiples qui les unissent.
De même, en se rappelant ce qu'il y a toujours eu d'un peu
déclamatoire dans le talent de Lamennais, en se souvenant de
sa prédilection pour Dante et Milton,' prédilection que sa voca-
tion explique assez, mais qui, quoi qu'il en soit, le rapproche
encore des romantiques, on reconnaîtra que le sujet même et
la forme des Paroles d'un croi/ant devaient favoriser les ten-
dances de son génie. La tension est surtout sensible dans les
passages qui maudissent ou qui prétendent inspirer l'effroi :
il est dans les Paroles telle scène dont on a dit qu'elle rappe-
lait y Enfer de Dante, et dont j'ai peur qu'elle ne produise plus
aujoiud'liui, à beaucoup près, tout son effet.
Bien plus durable est, dans ce livre, le charme des paraboles
et des exhortations familières : la simplicité elle-même n'en est
sans doute pas exempte de recherche : mais un tel art n'est guère
sensible qu'aux yeux d'une critique informée et chicanière ; les
esprits très simjiles,eux aussi, pour lesquels ces pages sont écrites
sont conlr.' lui sans défiance et il n'est pas possible qu'ils n'en
LAMENNAIS o63
soient pas touchés et pénétrés. C'est l'iiléal méinc de rcnsciiine-
ment et de la prédication populaires. A ce point de vue, l'Evan-
gile seul, modèle de Lamennais, est supérieur à ces excellentes
])arties de son livre.
Les <( Affaires de Rome » et ï « Esquisse d'une
philosophie ». — Dans leur ensemble pourtant, les Paroles,
livre en prose avec des tours poétiques, livre moderme aux
formules antiques, livre de prêtre et de révolté, n'en gardent
pas moins, qu'on envisage ou la forme ou le fond, quelque
chose d'équivoque, ilh) bride, de peu naturel. Tout autre
est le jugement qu'on portera sans doute sur les Affaires
de Rome. Parmi tous les ouvrages de Lamennais, il n'en est
peut-être pas un qui fasse plus d'honneur à son talent d'écri-
vain. D'abord, il n'en est pas de plus sincère, de moins
déclamatoire. Par une exception bien digne d'être notée, le seul
des livres de Lamennais dans lequel il parle de lui, et défende
non plus une doctrine, non plus un parti, mais sa propre cause,
est aussi le seul dans lequel il s'abstienne de toute violence à
l'égard des hommes; pas un mot de récrimination non seule-
ment contre ses adversaires, mais contre les amis qui, plus tôt
ou plus tard, ont cru devoir se séparer de lui. Nul procédé d'ail-
leurs dans la composition de l'ouvrage : dans ce récit sincère et
sans division, l'auteur ne suit pas d'autre ordre que celui même
des événements; ainsi la description des lieux, le portrait des
personnes, les jugements politiques, la narration des événe-
ments, la discussion des doctrines se succèdent sans qu'à aucun
moment les angoisses de son cœur, dans cette crise doulou-
reuse, troublent la noblesse et la simplicité de son attitude, la
lucidité de son intelligence. Il y a là, sur la route parcourue par
les rédacteurs de Y Avenir, de Lyon en Italie, puis sur l'admi-
nistration pontificale, sur le monde romain et sur Rome elle-
même, et un peu plus loin sur le Tyrol et la Bavière, oii séjourna
l'auteur après son départ d'Italie, des pages admirables, aussi
pleines de pensées que de sentiment, dont le style paraît natu-
rellement égal à tout ce qu'il veut exprimer, et qui ne le cèdent
en rien aux récits de voyage les plus fameux, quoiqu'elles n'en
rappellent et nen imitent aucun.
Entin on ne peut pas ne pas dire un mot du grand efTort dont
564 KCRIVAINS ET (lUATKIHS IlKLKiiHlX. — 1>II1L0S0PIIKS
la |»rnst''e i'fiu|tlit |>i'es(jiio loiilc la vie île Lamennais, de cette
Esquisse cliuic pliilosoplu'f, qni (lr\ail contenir ti'ois parties,
Dieu et l'Knivei's, Chomme, la société, et dont il n'eut le temps de
|)ublier que les deux ])remières (1811-1846). Notons d'abord le
titre de l'ouvrag'e. Il nous fait voir ipie Lamennais ne se targue
pftini d/'lcvcr véritabb'mcnt le monument délinitil" dont l'édifi-
calion doit être le bu! de l'ai-tivil»'' intellectuelle de l'humanité :
mais c'est bien de ce monument qu'il veut du moins tracer le
dessin; c'est une philosophie totale qu'il prétend instituer.
Ses rivaux ne sont pas nombreux dans l'histoire de la philo-
sophie française, et l'on ne jteut guère citer (pie deux de nos
philosophes qui aient conçu et exécuté un dessein analogue :
c'est Descartes, et c'est, à la même époque que Lamennais,
Auguste Comte. On ne peut nier d'ailleurs que l'œuvre de
Lamennais ne soit très loin d'occuper flans Ihisloire de la phi-
losophie la môme place que le Discours de la Méthode ou le
Coxirs de philosophie positive. Il est vrai de dire cependant que
l'organisation des matières et la position que prend Lamennais
dès le début de son œuvre témoignent d'autant de hardiesse que
le dessein même qu'il a conçu, puisqu'il prétend non pas prendre
pour point de départ l'analyse de la conscience ou robservation
du monde extérieur, mais fonder la science totale sur l'étude do
l'idée dêtre, et mettre ainsi l'ontologie au début même de sa
philosophie. Mais nous n'avons point à suivre l'auteur dans
toutes les parties de son ouvrage : ce qui importé, c'est que
nous sachions comment cette œuvre dernière se rattache à ses
conceptions antérieures ou s'en distingue.
Or, tandis que nous avons retrouvé jusque dans les Paroles
d'un croyant le Lamennais du temps de l'Empire et de la Res-
tauration, YEsf/uisse d\me philosophie, cette œuvre de presque
toute sa vie, celle qui, plus que toute autre, devait contenir la nette
exposition de sa doctrine, si cette doctrine eût été susceptible de
se fixer, est précisément celle qui nous ofl're les traces les plus
visibles des hésitations de son esj)rit.
UEst/uisse est-elle chrétienne? Oui et non. Sur l'idée de la
Trinité, Lamennais vacille : une note ajoutée, en 1846, au der-
niei- volume de VEs'/Kisse dr\ru\i sur ce point, sans l'avouer, la
théorie qu'il avait précédemmeiil conçue et exposée. — Quant
LAMENNAIS b65
à la ci'éaiioii, il y voit le passage de l'idée (|iii est en l)i(!U à sa
réalisation, et il ify a sans doute rien à conclure de cette con-
ception ni pour ni contre l'orthodoxie de Lamennais. Mais
regardons la suite. La création, dans sa continuité, équivaut à
une évolution par laquelle tout ce qui est dans l'intelligence de
Dieu se déroule, se manifeste de plus en plus pleinement. Cette
évolution est donc progressive. Le progrès, voilà la loi essen-
tielle de la nature. — Mais, s'il en est ainsi, le bien, le bonheur,
la perfection de l'humanité, ce n'est pas dans un lointain
passé et à l'origine des choses qu'il faut le chercher, c'est dans
l'avenir. Et que devient dès lors la doctrine du péché originel?
Sur ce point Lamennais est très net. Il repousse absolument
cette doctrine, d'abord comme inintelligible, puisqu'il n'y a
d'autre mal moral que celui qui est dans la volonté et que la
volonté est le fond même, le fond incommunicable de l'indi-
vidu, puis comme contraire à la loi du progrès. La connais-
sance du bien et du mal a été sans doute la condition de toutes
les défaillances de la volonté, car la créature est nécessaire-
ment imparfaite; mais elle a été aussi la condition de l'affran-
chissement définitif et de tous les progrès de l'humanité.
C'est ici qu'il faut bien avouer que le travail qui s'est fait
dans l'esprit de Lamennais demeure en partie mystérieux. S'il
pensait jadis du dogme fondamental du péché ce qu'il en pense
dans Y Esquisse , comment a-t-il pu rester dans l'Église? Et
s'il pensait tout le contraire, comment, par quelle suite vrai-
ment insaisissable de réflexions est-il passé de l'une à l'autre
conception?
A vrai dire, l'illumination, si le mot est juste, a dû se faire
plus rapidement. Il est impossible de ne pas remarquer la
parenté des opinions de Lamennais sur le progrès avec celles
que défendaient alors tous les théoriciens mystiques, généreux
et superficiels, du parti républicain, les Bûchez par exemple et
les Pierre Leroux. Nous avons dit quel lien les unissait naturel-
lement, en dépit de tant de différences, à un homme comme le
Lamennais d'après 1832. Il ne paraît pas douteux qu'il faille
chercher de ce côté les influences qui s'exercèrent alors sur la
pensée de notre auteur et qui ne nous permettent pas de recon-
naître assez pleinement dans ï Esquisse (V une philosophie ce que
566 KHRIVAINS KT (lUAïKlUS IIKIJCIEl'X. — IMIILOSOPIIKS
nous souliailfM'ioiis d'y trouver, ce que le livre devait être, le
résultat des etlorts continus d'une intelligence indépendante qui
se dével(»|>|ie par ses propi'es l'orres.
On croira d'ailleurs aisément qu'aussi bien qu'à Bonald, qu'il
suivait jadis, Lamennais est, par la magnificence aisée de
l'expression, bien su[)érieur à Bûchez ou à Pierre Leroux.
Quelques-uns oui même regardé comme un vrai chef-d"(i;uvre
la partie de V Esquisse d'une philosophie relative aux beaux-arts.
L'esthétique de Lamennais repose tout entière sur ce principe,
«|ue, comme le beau dans la nature est la manifestation essen-
tielle de Dieu, de môme le beau dans les arts est la manifestation
essentielle de l'idée de Dieu; tous les arts ont donc leur origine
dans le temple. Sur ce fondement, assurément contestable, la
science qu'il élève ne peut être qu'assez superficielle et hasar-
deuse. Et cependant la pensée relig-ieuse qui domine toute sa
théorie lui inspire quelquefois des vues de détail tout à fait origi-
nales et l'éloquence naît naturellement de l'émotion dont on sent
Lamennais pénétré au souvenir des nobles jouissances qu'il a
dues aux grandes œuvres de l'art*.
Résumé. — L'éloquence d'ailleurs, c'est le mot auquel il faut
toujours revenir en parlant de Lamennais et qui caractérise le
mieux son talent. Il a eu des parties du poète, et tout d'abord
l'imagination qui anime toute chose et ti"<insforme les idées en
vivants symboles. Mais les défauts et les qualités qui se font
remarquer surtout dans le style de cet homme d'apparence ché-
tive, qui ne j)rècba pas et ne jtrononça pas de discours, sont des
qualités et des défauts d'orateur. De l'orateur, il a la vigueur et
l'àpreté ; mais il est prolixe et souvent déclamateur. Il ne l'est pas
toujours et nous avons vu que certaines pages de lui sont remar-
quables ou par le tissu serré de la discussion, ou f»ar une simplicité
délicieuse, ou par une aisance pleine de noblesse; mais ce n'est
peut-être pas à celles-là qu'il dut sa gloire et l'influence qu'il
exerça sur une partie de ses contemporains. Or, c'est sur la
portée de cette influence qu'il faut juger Lamennais.
Il n'est pas un de ses ouvrages en cfTet — à l'exception peut-
1. On vante gi-néralcment ses pagos sur la iiuisiqiie. Nous recommanderions
plulôl la lecture rie celles qu'il consacre (chap. viii) à la comédie et à la tra-
gédie : la distinction qu'il y établit entre les deux genres est originale et pro-
fonde.
LACOHIIAIHK 567
être des Affaires de Rome et de VEs(/uissc (l'inir jiliilosoplue —
par lequel il \\o se propose, je ne dis pas seulement de convaincre
les lecteurs, mais de les pousser à l'action. Que sont les disciples
les plus illustres de Lamennais? Des hommes qui n'ont écrit et
parlé que pour agir. Et que sont ses livres à lui-même? Des
œuvres d'art peut-être, assurément des actes.
Aussi faut-il en revenir à notre point de départ. Les livres de
Lamennais ne retrouveront plus le succès qui les a salués à
leur apparition. Les uns ne sont que des œuvres de circonstance,
les autres ne répondent plus entièrement à notre g"0Ùt, devenu
plus simple que celui des contemporains de ce grand homme.
— jMais, dans l'histoire des idées, on se saurait exagérer son
importance. L'Eglise s'est montrée, non sans raison, sévère à
l'égard de Lamennais ; il lui a cependant infiniment plus servi
par ses leçons, qu'il ne lui a nui par l'exemple de son indocilité.
Quand il en est sorti, il en est sorti seul, sans entraîner avec
lui aucun de ses disciples; durant le temps qu'il lui est resté
fidèle c'est lui qui a réveillé d'une longue torpeur le zèle et le
talent de ses défenseurs, lui qui, par des arguments décisifs, a
ruiné ce qui, après la révolution, pouvait subsister de gallica-
nisme dans le clergé français, lui qui a fourni le mot d'ordre
auquel elle a dû, depuis, ses victoires dans la société nouvelle,
ou par lequel elle a justifié toutes ses revendications.
II. — Lacordaire.
Vie de Lacordaire: ses œuvres diverses. — Nous
n'avons pas ici à suivre dans leur carrière tous les disciples de
l'école menaisienne. Ni Gerbet, ni Salinis, qui moururent
évêques, ni l'abbé Rohrbacher ne tiennent, quoi qu'ils aient
écrit, de place dans l'histoire de notre littérature. Il n'en est
pas de même de Lacordaire et de Montalembert '. Le premier
surtout passe communément pour le plus grand des orateurs
de la chaire que la France ait produits depuis le xvii" siècle.
Sa vie et son œuvre doivent donc nous arrêter.
1. Sur Montalembert, voir ci-dessous chapitre xii.
dG8 KCIUVAINS KT ORATEURS RELIGIEUX. — l'IllUOSOPIIES
Henri Lacordaii-e osl né à Recev-siii-Oiircc, pi'rs de Dijon, le
l.'î mai 1S()2. Il perdil son père à (jualre ans; el, (pi(>ii|iio sa
mère fût très pieuse, sa jeunesse l'ut celle d'un écolier, puis
(l'un étudiant sérieux et zélé, mais nullement religieux. Il se
destinait au barreau et était déjà, à Paris, secrétaire d'un avocat
à la Cour de Cassation quand, vers l'àue de vingt-deux ans, il
se convertit; peu après il demanda à sa mère et finit par
obtenir l'autorisation de se faire prêtre. 11 entra au séminaire
d'Issy le 12 mai 182i.
On a pu saisir dans sa correspondance plus d'une confidence
sur les sentiments qui l'aj^itaient alors et (jui l'amenèrent à
cette résolution délinitive. Et sans doute ce qui l'entraîna
d'abord ce furent ces aspirations ordinaires à toutes les âmes
ardentes et élevées, que rien de mortel ne saurait satisfaire,
et qui se sentent, dans le monde, isolées et inquiètes. Mais le
raisonnement n'eut pas moins de part que le sentiment à sa
détermination. « Je suis arrivé à mes croyances catholiques,
écrivait-il dans une lettre du 14 mars 1824, par mes croyances
sociales... ; rien ne me semble mieux démontré que celte consé-
quence : la société est nécessaire; donc la religion chrétienne
est divine; car elle est le seul moyen d'amener la société à sa
perfection, en prenant l'homme avec toutes ses faiblesses et
l'ordre social avec toutes ses conditions'. »
Cette confidence est intéressante. Car s'il est vrai, comme le
dit un de ses biographes ■, qu'il y a du René — un René devenu
chrétien — dans le Lacordaire de cette époque, le lien n'est pas
moins frappant, qui l'unit, sans aucune entente préalable, à
tous les grands penseurs chrétiens du premier quart de ce
siècle. Comme Joseph de Maistre, comme Lamennais, Lacor-
daire unit invinciblement la question religieuse à celle de
l'ordre social. Société et religion sont liées l'une à l'autre
comme une conséquence à son principe, et s'il faut que la con-
séquence subsiste, c'est donc, à défaut d'aulre |)reuve, que le
[•rincipe est aussi nécessaire.
Quoi qu'il en soit, quand il sortit du séminaire, il se montra
1. Lrltrc h M. Lorain, cilce par Foissct, Vie du B. P. Lacordaire, I.
2. D'Haiissonville, Lacordaire, p. 19.
HIST. DE LA. LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VII, CH. XI
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LACORDAIRE
d'après un dessin D'HIPPOLYTE FLANDRIN
LACOIIDAIUI-: :)69
peu désireux de |tr('ii(lr(ï place [lanni les iim'IiiIiics du ( lerj^é
séculier, lr<)|> docile à son gré. Tour à lour ( liajK laiii du cou-
vent de la Visitation et aumônier adjoint au lycée Henri IV, il
songea un moment à se rendre en Améri<|ue. Là l'Eglise était
libre, sans lien aucun avec l'Etat, subvenant à ses propres
besoins, et, du j)ouvoir civil, u'alleudaul rien que la liberté.
Quel contraste entre cette indépendance et l'asservissement de
l'Eglise en France ! Certes, dans cette question des rapports
<les deux |)Ouvoirs, l'idéal, aux yeux de Lacordaire, ce serait
la soumission du |)Ouvoir civil à la religion. Mais, puisqu'il
ne saurait être réalisé en France, la liberté, l'indépendance
absolue était du moins préférable à ce qu'il a})pelle Vent/rène-
ment ', c'est-à-dire ce système qui fait de l'Eglise comme un
des rouages de l'Etat.
Telles étaient les dispositions de Lacordaire lorsqu'avant de
prendre une détermination et de partir avec l'évêque de New-
York, M. Dubois ^ qui était alors en Europe, il se rendit à La
Chênaie, pour y chercher les conseils et la direction de celui
que son génie destinait sans doute à devenir en France le
« fondateur de la liberté chrétienne et américaine'^ ».
Quels furent exactement les sentiments qui inspirèrent cette
démarche à Lacordaire? On ne le sait guère que par ce qu'il
en dit lui-même plus tard, après sa rupture avec Lamennais.
Si on l'en croit, il alla à La Chênaie « sans enthousiasme »
quoique « volontairement » '\ Mais, quand il y fut arrivé, tout
l'y choqua, et les doctrines du maître, qui lui auraient paru
dès lors absolues et hasardées, et l'idolâtrie dont il était l'objet
de la part de ses disciples. Et en effet Lacordaire nous trace
de l'attitude de Lamennais et de la cour qui l'entoure un tableau
qui n'est pas sans rappeler celui que traçait autrefois Platon
du petit lever d'un Protagoras ^ D'autre part Lamennais lui
lut, dès le premier jour, les pages sur la Trinité et la Création
qui devaient ])lus tard entrer, plus ou moins modifiées, dans
\. Lettre du 19 juillet 1830, citée par Foisset, Vie de Lacordaire, II.
■2. Mort en 18i2.
3. Lettre à M. Lorain du 2 juillet 1830, citée ])ar Foisset, Vie de Lacordaire, III.
4. Ce sont les termes mêmes de la Notice dictée par Lacordaire sur son lit
de mort (chap. n). — Cette notice a été insérée en tète du premier volume des
Lettres de Lacordaire à Ch. Foisset (Paris, 1886, in-8°).
0. Protagoras, VI.
570 KCIUVAI.NS KT (illATKrilS HKLKlIKrX. — PIlILUSOlMIKS
VEsf/iiissi' (l'une philosopliit'. Ell(\s panirciil à Lacordaii'C nou-
velles plus (jue coiivaineanles. En somme, un esprit épris de
nouveauté et avide de domination, voilà ce qu'il lui sembla
reneontrcr d'abord cbez Lamennais. On ne saurait donc
s'étonner que l'àmc de Lacordaire, très docile aux enseigne-
menlsde l'Eg'lise, très indéj)eiidanle à l'égard des liommes, ne se
soit pas sentie entraînée dès le ])remier moment vers Lamen-
nais; et il n'y a pas lieu de révoquer en doute l'exactitude de
ses souvenirs lorsqu'il parle des mouvements qui l'agitaient lors
de sa visite à La Chênaie. Mais si peu que l'homme l'eût séduit,
il comprenait qu'auprès de lui, sous la direction de ce chef
éneri:i(jue et célèbre, de ce simple prêtre, dont son génie et son
activité faisaient alors le plus grand personnage de l'Eglise de
France, il trouverait enfin l'emploi de ses propres forces, si
longtemps inactives, et l'on conçoit qu'il ait aisément sacrifié
ses préventions personnelles à l'espérance de servir désormais
d'une manière efficace la cause sacrée qui lui était si chère.
Aussi lorsque la révolution de 1830 eut en partie réalisé les
prédictions de Lamennais et (jue celui-ci, par l'intermédiaire
de Gerbet, eut fait demander à Lacordaii-e de collaborer au
journal qu'il se proposait de fonder pour la défense de leurs
idées communes, Lacordaire renonça-t-il à quitter la France
pour devenir le premier, après Lamennais, des rédacteurs de
Y Avenir.
Nous avons dit plus haut quelle fut la destinée de V Avenir :
ce fut Lacordaire qui ouvrit l'avis de partir pour Rome afin de
soumettre au pape lui-même la doctrine du journal; lui qui
rédigea « presque en entier » le mémoire justificatif ' destiné
à Grégoire XVI; lui enfin qui comprit lé premier le vrai senti-
ment du Saint-Siège. Quand, à la fin de février 1831, le cardinal
Pacca remit aux pèlerins la réponse par laquelle le pape leur
faisait entendre, avec des réserves, qu'il ne les approuvait pas,
et, en attendant qu'il fît examiner leurs doctrines, les engageait
à retourner en France, Lacordaire insista auprès de ses amis
poijr les déterminer à obéir au conseil du Souverain-Pontife;
n'ayant pu les persuader, il se sépara d'eux et quitta Rome le
1. Co mémoire a été inséré par Laiiieiiiiais dans les AfJ'aires de Rome. 11 ne se
trouve pas dans la collection des œuvres de Lacordaire.
LACORDAIRI': H71
la mars, plus do (jiiatre mois avant Lamennais et Monta-
Icinhert.
Ce départ précipité était le présage d'une rupture définitive.
Quand Lamennais et Lacordaire se retrouvèrent à La Ciiénaie,
il est vraiseinl)lal)le que, si la résolution de ce dernier n'était
pas arrèti'c, elle n'attendait, plus ou moins inconsciente encore,
qu'une occasion de se manifester. Une discussion insig-nifiante
fut le prétexte qu'il saisit pour s'enfuir (11 décembre 1832).
Quelques semaines après, sans qu'il faille voir peut-être entre
ces deux événements autre chose qu'un rapport de succession
fortuite, Lacordaire était présenté à M"" Swetchine. On sait ce
que cette grande dame russe, convertie au catholicisme en partie
par les enseignements de Joseph de Maistre, et qui vint s'éta-
blir à Paris dès 1818, fut pour le parti catholique, et queljes
pensées, quelles espérances communes s'agitaient dans l'àme de
tous ceux qui fréquentèrent chez elle. Mais sur personne sans
doute son influence n'a été ])lus profonde que sur Lacordaire.
En 1833, M""" Swetchine avait cinquante et un ans; avec une
foi ardente, elle avait du monde une expérience autrement pro-
fonde et déliée que celle du jeune prêtre : sachant quelle force
était en lui, elle en devint la modératrice; elle fut la confidente
de ses sentiments, et surtout l'inspiratrice de ses démarches.
C'est à l'influence de M"*" Sv^etchine qu'il faut, par exemple,
attribuer, après la soumission expresse de Lacordaire, la décla-
ration solennelle que, pour la renouveler encore, il remit à
l'archevêque de Paris, le 13 décembre 1833.
Dès lors du moins, il semble qu'aux veux de l'Eglise et du
monde, Lacordaire pouvait passer pour tout à fait détaché des
doctrines que Rome avait condamnées. Il faut croire cependant
qu'il ne fut pas lui-même satisfait de ses affirmations répétées :
car il se mit à la composition d'un ouvrage dans lequel, avouant
son erreur passée, il se proposait de réfuter les enseignements
de son ancien maître. Les Considcrafions sur le système philoso-
phique (le M. de La Mennais parurent à la fin du mois de mai 1834,
au moment même où Lamennais déchaînait contre lui, par la
publication des Paroles d'un croyant, la plus terrible tempête qu'il
eût encore soulevée : le zèle de Lacordaire devançait de plus
d'un mois l'encyclique Singulari nos.
572 KI'.IUVAINS ET OHATKlltS HKLH'.IEIX. — IMIILOSOPHES
En (Irjtit (lo SOS elTorts cependaiil, il cul hioiitùl la preuve que
les ju'éventions de cerlaius membres du clergé à son ég-ard
n'étaient pas entièrement dissipées.
Le 19 janvier 183t, Jjacoi'daire, sur la demande qui lui en
avait été l'aile par l'ablié liuquet, préfet des études au collège
Stanislas, commenç;ail, dans la chapelle de cet établissement, une
série de conférences religieuses qui se prolongea jusqu'au
printemps. — Quels rapports en fit-on à l'archevêque de Paris,
M*"' de Quélen? Nous ne savons. Quoi qu'il en soit, ce prélat,
attaché aux méthodes aussi bien qu'aux sentiments politiques
de raiicicn clergé, s'émut sans doute d'un certain air de nou-
veauté que ces conférences paraissaient présenter ; quand elles
durent recommencer, ce fut une occasion de tiraillements
entre le timide archevêque et le jeune prêtre impatient des
entraves qu'on voulait lui imposer. C'est alors que, par un
revirement qu'explique sans doute le pou de fermeté de M^' de
Quélen, mais dont les causes immédiates et précises ne sont pas
très faciles à déterminer, ce prélat chargea Lacordaire de prê-
cher le carême à Notre-Dame.
Nous reviendrons |»lus loin sur ces conférences; disons seu-
lement ici <jue l'expérience ne se prolongea pas au delà de
deux ans. Après le Carême de 183G, Lacordaire, qui savait qu'on
l'avait attaquée Rome môme, partit pour cette ville. Puis, afin
de donner une nouvelle preuve de ses vrais sentiments, il rédige,
pour répondre aux Affaires de Borne, qui viennent de paraître, une
Lettre sur le Saint-Siège, qui est d'ailleurs l'occasion d'un
nouveau malentendu entre son archevêque et lui.
Mais déjà Lacordaire méditait le dessein le jtius hardi qu'il
eut encore conçu. Ses démêlés avec M^' de Quélen lui avaient
montré combien il lui serait difficile de déployer toute l'activité
dont il se sentait capable, s'il entrait définitivement dans les
rangs du clergé séculier. Aussi bien, dès le début de sa carrière,
la vie monastique lavait-elle séduit. Le talent d'orateur (|ui
s'était révélé chez lui ressemblait à une vocation. L'ordre des
Frères prêcheurs devait l'attirer. L'ordre, il est vrai, avait été
aboli en France. La pensée lui vint de tenter de l'y rétablir au
iHMM de la libeii(''. C'est pour y préparer l'opinion qu'il publie,
le o uiars 1839, son Mémoire jJOiir le rétablissement en Finance
LAf^OHDAlilK 573
des Frères prêcheurs. Puis, le 7, il part de iiotivcaii [.om- I{<,iiic
et, le 9 avril, y prend l'habit de Saint-D()iiii(ii(pH'.
H employa en partie raniK'e de son noviciat à écrire une
Vie de saint Dominique : c'est une biog-raphie rpji ne saurait
satisfaire les historiens. Les amis de l'auteur n'eurent [)as tort
cependant d'y voir counnc une tentative de renouveler en
France un genre délaissé depuis la lin du moyen àg^e, celui de
l'hag-iographie. Mais, le g-enre môme une fois admis, le livre
de Lacordaire est loin d'être un chef-d'œuvre.
C'est ég-alement à son entrée dans l'ordre de Saint-Dominique
qu'il faut rattacher le sermon qu'à son retour en France il
prononça dans la chaire de Notre-Dame sur la Vocation de la
nation française : c'est à cette occasion, en eflet, qu'il parut
pour la première fois en public sous son habit nouveau
(14 février 1841).
Mais autre chose était une manifestation isolée et jusqu'à
un certain point individuelle, autre chose la consécration que
l'autorité diocésaine et l'autoi-ité politique pouvaient accorder
ou refuser aux revendications de Lacordaire. La question se
posa lorsqu'après que le nouveau dominicain eut prêché,
applaudi par les uns, blâmé par les autres, à Bordeaux et à
Nancy, M-^ Affre, successeur de M""" de Quélen, lui offrit de
reprendre à Paris les conférences de Notre-Dame. Il ne s'agis-
sait plus d'ailleurs, comme autrefois, de la prédication du
Carême, dont un éloquent Jésuite, le P. de Ravignan avait été
chargé dès 1837 et dont il continuait à s'acquitter avec succès,
mais de celle de l'Avent. Quoi qu'il en fût pourtant, il fallait
prendre parti au sujet de l'investiture officielle à accorder ou à
refuser, pour ainsi dire, au costume des Dominicains. Lacor-
daire parlerait-il en froc? Sur cette question tout le monde
s'émut, les Chambres, le roi, l'archevêque, le maître général
même des Dominicains. Ni les menaces, ni les conseils ne
purent ébranler la résolution de Lacordaire. Tout ce qu'on
obtmt de lui ce fut, comme il avait été nommé chanoine hono-
raire de Notre-Dame en 4835, qu'il revêtirait par-dessus son
froc les attributs de cette dignité.
Cette prédication de l'Avent se poursuivit jusqu'en 1846.
Puis, le P. de Ravignan ayant été forcé par la faiblesse de sa
o74 KCHIVAINS ET (lUATKlUS RKLKllErX. — PHILOSOPHES
s;uil('' iriiil('i'rnin|ti"e ses prédications en 1847, Lacordaire ne
l»rrclia pas celte aiim''c-là cl il fui convcMiu (jifil reprendrait le
carême rannée suivante. La station devait s'ouvrir le 27 février.
Elle s'ouvrit. Depuis trois jours le roi était en fuite et la répu-
blirjue proclamée. Le prédicateur n'eut pas une parole de
regret pour le pouv(jir déchu; il iléhula au contraire en féli-
citant le peuple de Paris de son respect pour la religion, en lui
rendant grâce « d'avoir discerné des choses qui passent celles
qui demeurent ». — Il entrait ainsi du premier coup et de plain-
picd dans la république. II avait pourtant inséi'é dans sa Lettre
sur le Saint-Siège, en 1836, avec quelques paroles aimables
pour le roi, qu'il s'agissait alors de se concilier, certaines lig-nes
assez dures pour les républicains.
On pourrait dire, écrivait-il, qu'il n'existe pas en France d'autres partis
que le parti de la monarchie régnante et celui de la monarchie préten-
dante, si l'on ne découvrait à fond de cale de la société je ne sais quelle
faction qui se croit républicaine et dont on n'a le courage de dire du mal
que parce qu'elle a des chances de vous couper la tète dans l'intervalle de
deux monarchies.
Quels événements décisifs avaient pu, en douze ans, non pas
atténuer, mais changer du tout au tout les sentiments politiques
de Lacordaire? Aucun, sans doute; mais nous saisissons ici la
plus forte marque que Lacordaire ait donnée de son inditîérence
foncière à l'égard de toutes les affaires purement humaines ;
il n'a de passion que ]»our le service de l'Église; à cette consi-
dération unique, toutes les autres se subordonnent. Il a suivi
Lamennais, quand Lamennais était une force pour l'Église;
(juaiid le niènic homme est devenu dangereux pour l'Eglise,
il ne s'est pas contenté de l'abandonner en gardant le silence;
il l'a combattu sans ménagement, avec dureté, avec insis-
tance. Même conduite envers les gouvernements : son atti-
tude à leur égard n'est dictée (jue [»ar le souci des intérêts de
l'Eglise. Quant à la forme politique de ces gouvernements, elle
lui est en elle-même indifférente. Il est donc vraisemblable que
le désir de frapper vivement l'opinion publique au profit de
l'habit (luil [)ortait et de la cause qu'il servait eut plus de part
qu'une conviction profondément réiléchie dans le mouvement
qui h- porta non seulement à poser sa candidature à l'Assemblée
LACnKIlAllU'] ^17o
constiliiantr, mais encore, quand il eut «Hé élu, à aller s'asseoir
sur le Ijanc le |)lus élevé de lextrèuie gauche. — Au reste, sou
attitude à l'Assemblée fut assez indécise; sans jouir d'une
influence individuelle considérable, il n'arriva pas à se classer
définitivement dans quelque parti que ce fût. A l'égard du gou-
vernement issu du coup d'Etat de décembre, ses sentimenls
furent certainement moins favorables que ceux de beaucouj) de
ses amis; mais il ne crut point devoir rechercher les occasions
de les exprimer. Aussi bien avait-il renoncé à ces conférences
qui avaient été son grand moyen d'action sur l'opinion ])ublique.
Celles du carême de 1851 avaient été les dernières. Il faut cepen-
dant mentionner un sermon prononcé à l'église Saint-Roch
en 1853 sur ce texte : Eslo vir, et qui, contenant quelques
allusions politiques, fit à cette époque un certain bruit. —
L'année suivante, Lacordaire quittait Paris pour aller prendre
la direction d'une école secondaire que les Dominicains fon-
daient à Sorèze (Tarn). Avant d'occuper ses nouvelles fonctions,
et à la demande de l'archevêque de Toulouse, il donna dans
cette ville une série de six conférences. Puis, il se consacra tout
entier à sa tâche d'éducateur. C'est à ces occupations de la der-
nière partie de sa vie qu'il faut rattacher ses trois remarquables
Lettres à nn jeune homme sur la vie chrétienne (1857), ouvrage
très supérieur au second essai de Lacordaire dans le genre de
l'hagiographie, cette T7e de sainte Marie-Madeleine, qu'il publia
en 1860. Cette même année, la politique impériale lui inspira
une lettre vigoureuse sur la liberté de l'Italie et du Saint-Siège.
C'est à la même époque qu'il entra à l'Académie française, non
sans avoir de nouveau, par sa candidature, soulevé les critiques
d'une partie du clergé. Il mourut à Sorèze, le 21 novembre 18G1.
Avant Lacordaire : les « Conférences » de Frays-
sinous. — La prédication de Lacordaire. — Les discours
religieux de Lacordaire sont, non des sermons, mais des confé-
rences. Le titre n'était pas nouveau. Déjà Frayssinous avait
senti la nécessité de modifier la forme de l'ancienne prédication.
De 1803 à 1809, puis de 1814 à 1822, il avait prononcé à Saint-
Sulpice plusieurs séries de conférences méthodiquement ordon-
nées, et dont la suite forme un ouvrage dont l'unité est sensible
et qui porte ce titre : Défense du christianisme.
o76 l-ClllVAINS V/r OllATHlRS UKLIOII' LX. — PHILOSOPHES
Il faut le (lire, Frayssinoiis uiaïKjue de génie; son slylo a peu
(le mouvement, d éclat, de variété, et sa pensée est sans profon-
deur. Mais son désir du bien, la modération de ses sentiments,
sa loyauté dans l'exposition des objections auxquelles il cbercbe
à répondre, sont infiniuient dii^nes d'estime. Nulle part l'orateur
ne cbercbe à brilb'r, pailout il veut convaincre; et, pour y
arriver, il entend proportionner exactement son effort au degré
de culture et à l'état d'esprit de ses auditeurs. Ses discours
s'adressent, non sans doute à des auditeurs bostilcs, mais à des
hommes, à des jeunes gens surtout « appartenant aux classes
éclairées de la société ' » et (pie le rationalisme a plus ou moins
séduits. « Il faut bien, dit-il -, que le médecin approprie ses
remèdes aux besoins, au tempérament du malade. » Et c'est jtar
là qu'il s'excuse de la forme nouvelle qu'il donne à des discours
prononcés dans la cbaire chrétienne.
C'est cette forme même que Lacordairc devait reprendre
en 1835. Lui aussi il entendait approprier son discours à son
auditoire. Lui aussi il établit entre les diverses séries de ses
conférences une suite, sinon nécessaire, du moins assez sensible,
de manière que l'ensemble en formât une sorte de démonstra-
tion méthodique. Mais l'ordre des matières est bien différent de
celui auquel Frayssinous s'était arrêté. Celui-ci partait des
vérités les plus générales, l'existence de Dieu, la spiritualité et
rinuuortalité de l'àme, pour arriver ensuite à Jésus-Christ,
prédit dans les livres de Moïse, raconté dans les Evangiles. Puis,
de l'établissement du christianisme, il passait à l'étude de ses
dogmes, de sa morale, de sa politique et de son influence sur
la société. Lacordaire suit une marche toute contraire : son point
de départ c'est la nécessité d'une Eglise enseignante dont l'auto-
rité soit infaillible. Et c'est quand il aura prouvé ce premier
point ' qu'il exposera les doctrines de cette Eglise % puis qu'il par-
lera des effets de cette doctrine sur l'esprit % sur l'àme ", sur la
société \ — De l'Église ainsi étudiée dans sa constitution néces-
saire, dans sa doctrine, dans son influence, il passe à l'auteur de
l'Eglise, à Jésus-Christ, dont il défend riiistoire terrestre contre
les négations qu'y oppose le rationalisme, ou contre les modi-
4. Averlisscinenl. — 2. Discours d'ouverture.
3. Année 1833. — 4. Année 183G. — 5. Année 1843. — C. Année 1844. -7. Année 1845.
LAcnniiAiiiK :j77
lications et los explications ([uil [n-éleiid y apporter '. C'est [)ar
Jésus-Christ ([u il arrive à l'idée de Dieu, du Dieu créateur du
monde, créateur de llioiiune -. — Puis, passant à l'exposition
des rap[)orts de l'homme avec Dieu ^ il s'arrête jiarticulière-
ment sur le dogme de la chute et de la réparation '. C'est ainsi
qu'il est amené à l'exposition du dogme le plus profond de la
doctrine chrétienne, celui de l'incorporation du fils de Dieu à
l'humanité et de l'homme au fils de Dieu ^ Toutefois, avant
d'étahlir ce dernier point, il renversera la dernière objection
qu'il rencontre sur sa route, et, contre ceux qui s'étonnent que
le salut du monde ait une date et que la réparation salutaire
n'ait pas suivi iminédiateiment la faute de l'homme primitif, il
justifiera ce qu'il appelle « l'économie providentielle de la répa-
ration » ^
Sur la justesse ou sur la rigueur de ce plan on pourra dis-
cuter; peut-être semhlera-t-il notamment que cette longue suite
de soixante-treize conférences s'achève d'une manière un peu
brusque et inopinée; si, dès le début de la station de 18ol,
Lacordaire prévoyait qu'elle serait la dernière, comment, sur
sept conférences, en consacre-t-il six à réfuter une objection
préalable et une seule à établir, de tous les dogmes du chris-
tianisme, le plus important et le plus profond? Il s'est évidem-
ment produit là quelque surprise. Mais la disposition des
matières n'en reste pas moins intéressante dans les conférences
de Lacordaire : car sait-on par quoi véritablement çlle diffère
de celle de Frayssinous? C'est que Frayssinous garde encore
l'ordre traditionnel, l'ordre de l'école; Lacordaire suit, dans
sa démonstration, la marche même que, spontanément, avait
suivie sa propre pensée, lorsqu'il était passé jadis de l'indiffé-
rence à la foi. On s'en souvient. C'est de la nécessité d'une
autorité infaillible sur laquelle reposât tout le reste qu'il était
lui-même parti; c'est cette affirmation première qui l'avait
entraîné à reconnaître dans l'Eglise cette autorité, puis à étudier
la doctrine de l'Eglise.
En d'autres termes, c'est fort de sa propre expérience que
1. Année 184G. — 2. Année lSi8. — 3. Année 1849. — 4. Année IS.JO.
5. Année 1851, soixante-treizième et dernière conférence.
6. Année 1831, conférences 67-72.
Histoire de la langue. VII. 37
578 KCmVAINS ET (lltATKlllS RELIGIEUX. — IMI ILilSdl'IlES
Laconlaire, ontroprcMiant ses conférences, se met à rœiivrc. Et
c'est là sa première orig-inalité. Quel (juc soil Télat (l'<*sprit de
ses auditeurs, Frayssinous parle en homme «pii, pour sa part,
semble n'avoir jamais connu le doute. Lacordaire, pour con-
vaincre ses auditeurs, n'a presque qu'à leur raconter l'histoire
de son espril. « J'étais l'un de vous, semble- t-il leur dire; voyez
d'où jr suis jiarli, où je suis arrivé, et rc^connaissez dans mes
paroles l'expression plus nette des pensées indistinctes qui vous
agitent comme elles m'ajïitaient. »
Aussi bien ces jeunes gens, auxquels s'adresse Lacordaire et
dans les rangs desquels il se trouvait hi(M' encore, ne ressem-
blent-ils plus déjà aux auditeurs de Frayssinous. Ceux-ci étaient
les derniers disciples de la philoso|)hie du xvnf siècle; ce sont
des raisonneurs et c'est à leur raison seulement que l'orateur
s'adresse : « Nous chercherons à vous convaincre, dit-il, non à
vous entraîner '. » Les contemporains de Lacordaire, ce sont
ceux qu'a touchés le sou file brûlant de Lamennais et que l'in-
différence et le scepticisme voltairiens ne sauraient plus satis-
faire, ce sont les disciples ou les héros inquiets du romantisme.
A ceux-là, écoutons quel langage inconnu jusque-là dans la
chaire va parler Lacordaire : « Je vois bien l'objection, avoue-
t-il après avoir montré l'utilité de la prière.
i .Je vois bien rotjjeclion : est-ce que pour prier il ne faut pas la foi? et,
s'il faut prier pour avoir la foi, n'est-ce pas un cercle vicieux? Ah! oui,
Messieurs, un cercle vicieux! Je crois l'avoir déjà dit, le monde est plein
de ces cercles vicieux! Mais voyez comment Dieu se tire de celui-ci. Pour
prier, j'en conviens, la foi est nécessaire, au moins une foi commencée :
mais savez-vous ce que c'est que la foi commencée? La foi commencée,
c'est le doute; le doute est le commencement de la foi, comme la crainte
est le commencement de l'amonr. .Je ne parle pas de ce scepticisme qui
affirme en doutant, mais de ce doute familier peut-être à beaucoup de mes
auditeurs, de ce doute sincère qui leur fait se dire : « Mais peut-être,
après tout, être imparfait et chélif, je suis l'œuvre d'une Providence qui
me gouverne et veille sur moi! Peut-être ce sang qui, tout à Cheure, a
coulé sur l'autel, c'est le sang d'un Dieu qui m'a sauvé! Peut-être pnis-je
arriver à la connaissance, à l'amour de ce Dieu! » Peut-être! ce doute-là,
Messieurs, est celui qui est le commencement de la foi, et cette foi com-
mencée, vous ne l'arracherez pas aisément de votre cœur; Dieu l'y a rivée
avec le diamant... Tous, Messieurs, nous pouvons donc prier parce que tous
nous croyons ou nous doutons. Insectes d'un jour, perdus sous un brin
1. Discours d'ouverture.
I
LACdllItAlIll': 579
(flieibe, nous nous épuisons en vains raisonnements, nous nous deman-
dons d'où nous venons, où nous allons; mais ne pouvons-nous pas dire
ces paroles : « 0 toi, qui que tu sois, qui nous as faits, daigne me tirer de
mon doute et de ma misère! d Qui est-ce qui ne peut pas prier ainsi? Uui
est excusable s'il n'essaie pas de fonder sa foi sur la prière ' ;' »
C'estle thème même que, deux ans plus tard, Alfred de Musset
développera dans son Espoir en Dieu.
Or c'est par là, c'est par ce qu'il a mis dans sa prédicntion de
son âme propre et de celle de ses contemporains, cpie Lacor-
daire, après s'être fait admirer de ceux qui l'ont entendu, peut
encore nous intéresser : ses conférences symbolisent ]tour nous
un nioinent de l'hisloire des âmes dans notre siècle.
11 faut cependant avouer que ces discours n'excitent en nous
aujourd'hui ni l'émotion qu'ils provoquèrent jadis, ni l'admira-
tion réfléchie qui s'attache à jamais aux vj-ais chefs-d'œuvre.
l^acordaire a tout fait pour proportionner son discours à
l'esprit de ses auditeurs. Le succès de ses conférences s'explique
par là; mais il en a fallu payer la rançon. Quel est le but de sa
prédication? C'est de j)rouver surtout que les diftîcultés qu'on
élève contre la foi en général ou contre tel ou tel dogme du
christianisme n(> sont pas fondées. S'adressant à des hommes
(jui sentent l'impuissance du pur rationalisme à satisfaire leurs
instincts les plus profonds, mais qui ne veulent pas, qui ne
peuvent pas renoncer à suivre les impulsions de leur raison,
il s'efforce de prouver non seulement que le désaccord qu'on
prétend établir entre la raison et la foi n'existe pas, mais que
les difficultés qu'élèvent des esprits chagrins ne sont pas de
vraies difficultés, que c'est un jeu de les résoudre : ici une
comparaison ingénieuse; là, une légère correction de texte y
suffira .
Eh bien ! avouons-le : à pratiquer une telle tactique, tout
devient clair, sans doute, mais tout se rapetisse : objections et
discussion'-. Cette discussion, mieux vaudrait refuser même de
1. Auiioc 183o, dernière conférence.
2. Voir par exemple la douzième conférence (J836). Lacordaire, après avoir
montré que, dans les sciences mêmes, nous commençons par un acte ûe foi et
iiue les principes ne se ilèmontrent pas, en vient cependant à se demander:
" Pourquoi lu foi divine est-elle i)lus difficile que la foi naturelle? » C'est mer-
veille de voir alors comment, après avoir essayé de transformer la question,
afin d'en atténuer la portée, il échappe à toute discussion serrée et termine la
:i80 KCKIVAINS HT OKATKIHS IIKIJCI Kl \. — PII I IJISIIPII KS
rcnliH'iireiidre, cl, laissant à dauli-es le suiii de ic'-rulci' exégèlos
«'t philosophes, se renfermer uniquement (hms la théolog^ie.
Mais c'est justenKMit ce (pie Lacordaire ne veut pas et ne [)eut
|)as faire. C'est ici que La Bruyère aurait pu dire comme il
disait des prédicateurs de sa génération : « Il faut savoir très
peu de chose [tour hien prêcher ». Nulle théologie, nulle science
d'aucune es[)èce, la idiilosophie la plus superlicielle, c'est, aux
veux du lecteur il aujounllnii, l(»iit le fond de la pi'(''dication de
Lacordaire.
La forme n'échappe pas davantage à la critique. Ne parlons
pas du stvle sduvciil iiiipn»pi'(! et médiocre. Mais les moyens
mêmes par lesquels l'orateur altiiail sans aucun doute l'atten-
tion de ceux (jui l'écoutaicMit nous |iaraissent aujour<l hui man-
quer de simplicité et de modestie. Les allusions contemporaines
à forme déclamatoire ', les anecdotes et les récits historiques à
allure mélo<lramatique - ou plaisante^ y ahondent; les développe-
ments en forme de causerie \ les mots piquants^ même n'y sont
pas rares. Les citations d'auteurs profanes ne se comptent pas,
quoiqu'elles soient loin d'être toujours utiles au raisonnement
dans lequel elles sont enchâssés ". Que ne trouve-t-on pas dans
ces conférences? la critique littéraire elle-même y a place".
Aussi bien tous les contemporains n'ont-ils pas été séduits
sans doute par l'éloquence de Lacordaire, qui dut rencontrer
dans le clergé plus d'un adversaire. Ge|>endant le public fut
]»our lui. ('ette éloquence nouvelle, (jui roiupait avec les
anciennes règles du genre, et successivement familière et décla-
matoire, artilicielle et sincère, mais toujours pleine de mouve-
ment, n'est pas sans rapport avec le goût qui inspirait à la même
é[toque les productions de l'école romantique. En même temps,
par ses allures raisonneuses sans témérité, elle donnait satis-
faction à l'esprit qui triomphait alors dans la politique et dans
la [diilosophie. On s'explique donc aisément son succès, auquel
contribuaient d'ailleurs les dons extérieurs de l'orateur, la voix
conférence sans avoir répondu a l'nlijrclinn d'une niaiiiore un peu forte. — Dans
un .inlre ordre de difficidlés, signalons la niédiocrilé de la qiiarantc-lroisiènic
conférence (I8i6), qui est une réponse à David Strauss.
1. Voir, par exemple, tome lil de l'édition in-12, papes 2.)'; et l."J2. — 2. Tome II,
page 'J"; tome III, pnf.'e 366. — 3. Tome I, liages 228, 209, :M8; tome IV, page 231.
— 4. Tome 1, page 181. — o. Tome II, page o7 ; tome III, pages 34-3o; tome IV,
pages 283-28 i.— 6. Tome III, page 189; tome V, page 31. — 7. Tome I, page 338.
LA l'IllUiSiil'lllK 581
très sou|il<' <'l Iniii' à Idiir li'rs douce cl très vilir.inli'. le g-eslc
ample et varié. — Notre goût est devenu |diis si'vèrc; nous ne
soniuios plus disposés à nous exai^érer les mérites pro|tn'meiit
littéraires de Lacoi'daii'e. l{ieu,en elVetjdans son œuvre ne donne
ridée de quelque chose d'achevé. Il n'en faut pas moins dater
de son apparition (hms la chaire le renouvellement île notre
éloquence relii^ieuse : depuis la mort de Massillon on n'aperçoit
pas dans l'Kglise de France un seul orateur qui puisse sérieu-
sement lui disputer le premier rang '.
///. — La philosophie.
Philosophes divers. Ballanche (1776-1847). — Tandis
que l'école menaisienne, par une initiative hardie, empruntait
au libéralisme son mot d'ordre et entreprenait de défendre la
cause du catholicisme et de la suprématie de l'Eglise au nom
de la liberté, un protestant travaillait à rétablir la vraie doctrine
de la liberté religieuse. Comme à Joseph de Maistre nous avons
pu naguère opposer M""^ de Staël, il serait juste d'opposer ici
Benjamin Constant à Lamennais et à ses disciples'. Son ouATage
1. Aux conférences de Lacordaire, il faudrait Joindre ses oraisons funèbres
de Forbin-Janson (1844), du général Drouol (1841) etd'O Connell (1848). Non plus
que les conférences, elles ne révèlent une gramb^ force de doctrine; on n'y
retrouve rien non plus de la profondeur dont Bossuet faisait preuve dans
l'appréciation des hommes et des événements. Elles sont cependant intéres-
santes : la dernière surtout nous fait voir avec quelle sympathie et quelles
espérances Lacordaire et ses amis suivaient le mouvement catholique en Angle-
terre. — L'éloge de Forlnn-Janson, évèque démissionnaire de Nancy, était
délicat : Torateur sut faire la part des vertus du iléfunt sans blesser aucun îles
nombreux adversaires que l'exagération de ses sentiments légitimistes lui avait
suscités. — Dans Foraison funèbre du général Drouot, le jilus connu de ces
trois discours, Lacordaire a réussi à tracer un portrait assez vivant du soldai
brave et fidèle, de l'honnête homme, de l'humble chrétien.
2. De même il pourrait paraître à propos d'opposer à Lacordaire. ou du
moins d'étudier après lui, les plus connus des prédicateurs protestants, Athanase
Coquerel (n95-1868) et Adolphe Monod (1802-1856). l'un représentant le protes-
tantisme le plus libéral, l'autre le plus orthodoxe. Mais quelque succès qu'ils
aient obtenu l'un et l'autre, et si châtiée, si « classique », comme on l'a dit, que
soit la langue du second, ils ne peuvent être mis au nombre de ces très grands
écrivains qui s'imposent à l'attention par ce qu'il y a en eux d'exceptionnel;
on ne peut pas dire non plus qu'ils représentent, comme certains auteurs de
second ordre, comme Lacordaire lui-même par exemple, un moment important
dans r ■■ évolution » d'un genre. Aussi semble-t-il que leur œuvre, dont il
faudrait tenir compte dans une étude sur la prédication chrétienne ou dans
une histoire du protestantisme français, ne puisse revendiquer une grande place
382 KCIIIVAINS HT OUATKUUS HKl.HilEUX. — IMIILOSOPHES
D<' la religion considérée dans sa sonvce, ses formes et son déoe-
lopjjemenl (^\S'2i-\S3\), aïKjiid il faul joindre, comme une sorte
(l'annexe, son Pol(/théis)ne romain considéré dans ses rapports
avec la philosopliie grecque et la religion chrétienne (1833, post-
hume), est, sous la forme d'un livre d'histoire, un livre de
doctrine. Ce ^\yu^ l'auteur A'eut établir, c'est qu'il est deux
manières de concevoir la religion : si, pour les uns, elle est
avant tout constituée par un ensemble de dogmes et de prati-
ques invariables et qui s'impose à tous les hommes, pour les
anires l'essence de la religion, c'est un sentiment que tous les
hommes sont susceptibles d'éprouver, mais dont l'expression
varie avec les individus et les époques. Malheureusement l'ou-
vrage a bien des défauts : et tout d'abord, il est prolixe et mal
composé. Si donc il convenait de le signaler, nous n'avons pas
à nous y arrêter : c'est à d'autres titres que Benjamin Constant
mérite de figurer au nombre de nos grands écrivains '.
A plus forte raison ne pouvons-nous [larler ici ni de Maine de
Biran, ni d'Auguste Comte -, si grande que soit la place qu'ils
occupent dans l'histoire de notre philosophie. Mais il en est
tout autrement de Ballanche. Celui-ci est, comme Auguste
Comte et comme le réformateur Saint-Simon, préoccupé de
l'organisation de la société nouvelle telle qu'elle est sortie de
la Révolution; comme Maine de Biran et comme Benjamin
Constant, il se sent attiré sans cesse par le problème religieux
comme par le plus important et le plus j)assionnant de tous les
problèmes. Mais c'est en historiens, en politiques, en logiciens,
en psychologues, que les autres ont parlé ou prétendu parler :
Ballanche est d'abord uu poète.
dans l'histoire générale de nuire liltéralurc. — On consultera avec fruit, sur
Adolphe Monod, Tinléressanle étude de M. Paul Stapfer : La grande prédication
chrétienne en France : Kossuct, Adolphe Monod (Paris, in-8, 1898).
i. Sur Benjamin Constant, voir ci-dessus, chapitre ix et ci-dessous, chapitre xii.
2. Sur Auguste Comte, voir ci-dessous, chapitre xn. Quant à .Maine de Biran
n7riG-i82'i , si la profondeur et la sincérité du sentiment suffisaie.ot à faire d'un
livre une O'uvre vraiment littéraire, s'il n'y fallait pas encore ce bonheur de l'ex-
pression qui traduit le sentiment d'une manière exacte et vivante, son Journal
intime, à défaut de ses divers mémoireu, mériterait ici une place d'honneur.
Nul dans notre pays, depuis Pascal, n'a été au même degré le maître de la vie
intérieure; nul ne nous a légué de méditations plus instructives et de confi-
drncos plus attachantes (jue ce penseur profond, qui, du sensualisme, passa au
spiritualisme, puis, du spiritualisme, au mysticisme chrétien, dans lequel il se
rejjosa.
M A LL ANC 11 H 583
Il est né à Lyon en 1770. On sait, à combien d'esprits portés
vers le mysticisme et la méditation religieuse Lyon a donné
naissance, au moyen àj^Cjauxvi" siècle et à notre é|)oqiie même.
On n'oubliera pas, à la lin du xvni" siècle, le séjour que Saint-
Martin, le philosophe inconnu, fit dans cette ville auprès des
mystiques adeptes de la philosophie de Martinez Pasqualis, à
laquelle il avait commencé de s'initier à Bordeaux. Et c'est éga-
lement à Lyon que Joseph de Maistre lui-nième, curieux dès
cette époque de toutes les doctrines et de tous les mouvements
de l'opinion, se rendit pour connaître la secte des illuminés. Par
les tendances de son esprit comme par son origine, Ballanche
appartient donc bien à ce groupe des « Lyonnais », qui, de place
en place, peut être distingué dans l'histoire de la littérature et
de l'esprit français.
Comme à beaucoup d'hommes de sa trempe et de son temps,
la Révolution, qui engendra à Lyon, on le sait, des luîtes parti-
culièrement terribles, dut lui ajiparaître non seulement comme
un grand événement politique de l'histoire de notre pays, mais
comme un événement providentiel, comme le signe ou le point
de départ d'une période de renouvellement moral pour l'huma-
nité tout entière.
C'est là une idée à la De Maistre; on en trouverait d'autres
dans Ballanche, qui feraient penser à un rapprochement du
même genre : l'idée de faute et d'expiation, par exemple, qui
joue un si grand rôle dans le système de l'un et de l'autre. Ce
n'est pas que Ballanche aime De Maistre, qu'il attaque à plu-
sieurs reprises, en qui il ne veut voir que l'homme des doctrines
anciennes, le prophète du passé ', et dont les assertions dures,
ironiques et tranchantes convenaient si peu à son esprit à lui,
tout de douceur et de conciliation. Mais il semble que l'âme de
Ballanche ait été ouverte à toutes les idées très générales et à
la fois nuageuses et nobles, qui, dans ces temps extraordinaires,
affluèrent des directions les plus opposées. Disciple, et cette
fois disciple avoué-, de Yico, il croit avec lui que l'humanilé
évolue suivant une loi et que cette loi est le progrès, et par la
\. Palinr/éuésie sociale, Prolégomènes. Début de la troisième partie. — Cf.
deuxième partie, § 4.
■2. Palingénësie sociale. Prolér/omànes. 11, III.
384 ÉCHIVAINS HT oHATKURS RELIGIEIX. — IMIILOSOPHES
il csl l(tul piès de s'entendre avec nos partisans français du
système de la [terfecliltilité, philosoplies et [)rotestants, une
M'"" de Staël, un Benjamin Constant; — à Charles Bonnet de
Genève, il emprunte l'idée et le mot de Paliiir/énésie; — comme
Saint-Maitin, qu'il n'a jicut-cMre pas lu, et comme les mysti-
ques, il rèvc d'un accord final des volontés dans la religion
parfaite; — mais catholique fervent et fidèle, il ne pense pas
que la forme de cette relii^ion soit encore à trouver : la doc-
trine parfaite, la doctrine définitive de l'émancipation et de
l'union des âmes, c'est le christianisme, et le christianisme
intégral ; et par là, c'est à Chateauhriand, au Chateauhriand des
Éludes litstori/jues et des dernières années, qu'il ferait songer
par avance, de même qu'avant Chateaubriand il avait conçu
quel(|ues-unes des idées (|ue celui-ci devait exprimer dans le
Génie du Chi istianisnie.
Ainsi, bien des théories diverses se sont rencontrées et fon-
dues dans l'esprit de Ballanche. qu'il est aussi difficile de ratta-
cher par sa doctrine à un groupe précis de philosophes, que,
par la forme de ses ouvrages, à un genre précis de littérature. Il
apparaît, dès la première vue, comme un esprit modéré, mais
ardent, plein de confiance dans l'avenir, mais aussi de respect
pour un passé qu'il ne regrette pas, original, quoique aucune
de ses idées ne lui appartienne en propre, un de ces hommes
enfin qui pourraient prendre pour devise le beau vers de So-
phocle :
Je munis à l'amour cl non pas à la haine ',
et qui ont passé leur vie à tenter de concilier en eux les doc-
trines les plus diverses, en n'en retenant que ce qu'elles ont de
plus généreux.
Son premier ouvrage fut un traité Du sentiment considéré
dans son rapport avec la iitléralure cl les beaux-arts (1801). Bal-
lanche y oppose à la raison le sentiment, qu'il exalte comme la
vraie source de l'inspiration dans les lettres et les arts. C'est
donc en somme à Rousseau et à la dernière partie du xviii® siècle
qu'il semble par là se rattacher. Faisons attention cependant
1. Anlif/one, 523 (tradurlion de Paul Meiirire cl Aiifriislc Vacquerie).
HALLA.NCIIK 'àS'ô
(|vio ce (jiie Ballanche ajtpcllc djibord lo « soiitiiiioiil » devient
ia|iidcnient pour lui le seulimcnt relif^icux, et celui-ci à son tour
le sentiment chrétien. Et c'est ainsi que ce traité du sentiment
est comme un premier Génie du Christianisme : mais l'ouvrage
de Chateaubriand, sans parler de la nouveauté, ni du chaime de
son style, a pour lui son titre éclatant, lumineux ; il a la netteté
du dessein. Celui de Ballanche se présente avec son titre |)hi-
losophique, à la Montesquieu, à la M""" île Staid ; il ne frappa
]»ersonne, et quand Ballanche, en d8.30, donna une édition com-
plète de ses œuvres, il n'y fit pas entrer sa première publica-
tion.
Vers la môme époque, l'esprit incertain de Ballanche le pous-
sait à s'essayer dans le plus périlleux et le plus indécis des
genres, l'épopée en prose. Dans un ouvrage de cette espèce,
dont le manuscrit, à l'en croire* s'est perdu depuis, il repré-
sentait l'insurrection de Lyon en 179-3 : mais il reculait l'évé-
nement de quinze siècles dans le passé, et trouvait sans doute
ainsi le moyen d'unir ensemble la représentation des malheurs
de la période révolutionnaire et l'évocation du Lyon gallo-
romain.
Perdue également, une réfutation du Contrat social, qui ne
porta point atteinte d'ailleurs à l'admiration que Ballanche
avait vouée à Rousseau, maître du sentiment.
Perdue encore, une nouvelle écrite vers 1808, et dont Inès de
Castro était l'héroïne. — D'une épopée sur Jeanne d'Arc, dont
l'inspiration devait se rapprocher de son livre sur l'insurrection
lyonnaise, il ne conçut que le projet. Et ce ne fut encore qu'un
projet, que cette idée d'une épopée sur un sujet analogue à
celui que traite Chateaubriand dans les Martyrs, le christianisme
naissant, la foi promise aux gentils.
Toutefois, de cette dernière épopée, Ballanche a rédig-é un
fragment : c'est le récit de la mort d'un philoso})he platonicien
qui s'éteint en annonçant le réparateur dont un de ses amis va
bientôt, en rentrant à Athènes, entendre prêcher par saint Paul
la vie et la doctrine. — Un tel fragment fait songer au Phédon
tl'une part, et, de l'autre, à la Mort de Socratc de Lamartine, et
1. Préface générale en tête do l'édition des Œuvres (1833).
58G KCHIVAINS ET IIUATEUIIS IIHLIC.IEUX. — l>lllL()Sm>ilKS
nous permet en même temps de mesurer la distance qui eût séparé
le poème de Ballanche, s'il eût été achevé, des Martyrs de Cha-
teaubriand. Ce qui fait le prix des meilleures parties de cette
dernière épopée, c'est l'artistique reconstitution d'un monde
disparu. Mais ce n'est pas au pittoresque que vise Ballanche,
c'est au symbolique. Le recul dans le passé est surtout pour lui
un moyen poétique d'ennoblir, de spiritualiser, d'universaliser,
en la détachant du présent, l'image par laquelle il exprime
et voile tout ensemble sa pensée.
C'est ce qui apparaît nettement dans le premier ouvrage, par
lequel il se révèle enfin tout à fait au public. Antigone (1814)
est une épopée en prose en six livres, suivis d'un épilogue. Le
sujet est le récit que le devin Tirésias fait devant le roi Pria m
des malheurs d'Œdipe. Ces malheurs d'ailleurs ne sont pas tout
à fait immérités. Ils sont la punition de la double concupiscence
qui pousse Œdipe, c'est-à-dire l'Homme, à arracher au Sphinx
son énigme etàs'enorgueillirensuitedecette science, — si insuf-
fisante pourtant, puisqu'elle ne lui a pas permis de connaître sa
destinée. — • Mais à côté d'Œdipe est Antigone, son soutien, et
celle dont les malheurs et la mort, causés par son dévouement
sublime, achèveront l'expiation des erreurs de son père.
Retenons cette idée d'expiation : elle est chère à tous les
mystiques. Saint-Martin en a fait usage; elle est fondamentale
dans le système du comte de Maistre; elle est, tout soupçon de
plagiat tombant de lui-même', une des pièces essentielles de
celui de Ballanche '.
1. Rappelons que la Uiéorie iic prend tout à lait corps dans deMaislrc qu'avec
les Soirées de Sainl-l'élersbour;j el VEssai sur les sacrifices, qui sont de 1S21.
2. C'est elle qui inspire encore le poème en prose de ïHomme sans nom (1820).
Un jour une petite maison située à l'écart d'un village des Alpes a attiré les
regards de Tau leur : qui l'habile? Un honnête homme, dit-on, mais nul ne sait
son nom; on l'appelle le « régicide ". IJallanche va le voir, l'interroge, et le
" régicide ■■, qui est en efl'el un ancien membre de la Convention, lui fait
confidence «le son état d'esprit : chaque fois qu'il se remémore le passé, qu'il
revoit en imagination les séances dans lesquelles fut condamné Louis XVI, il
n'arrive pas à comprendre lui-même comment il a pu se laisser entraîner à son
vote criminel : c'est à un vertige qu'il a cédé. Mais, depuis, toute paix a fui de
son cœur en proie au remords; nulle vie n'est comparable à cette vie qu'il traîne
dans une douleur sans consolation. Cependant celte vie trouvera sa fin, et
c'est quand il sera près de mourir que « l'homme sans nom » connaîtra le mot
de sa destinée. — Celte destinée, c'est, aussi bien (jne naguère la destinée
d'Œdipe, celle de l'humanité tout entière. El c'est pourquoi il est Vhomme sans
nain, étant non pas tel ou tel homme, mais l'homme, type de l'humanité. Comme
(^Hidipe, il s'est d'abord heurté au S|diinx : le sphinx, celle fois, c'était cet
J5ALLANC1IE JiST
A ses yeux trois termes i-ésument toute l'histoire de I huma-
nité considérée dans riudividii ou dans hi société : Tépreuve,
Texpiation, raffranchissement. C est ainsi par ex('m|»h' que la
France elle-même a connu l'épreuve et y asuccomhé (les crimes
de la Révolution); et, après l'épreuve, elle a connu le remords :
mais crimes et remords, épreuves et expiation, ce sont les
conditions nécessaires, providentielles, de TalTranchissement,
qui est le but vers lequel elle marche.
De cette idée du progrès s'opérant dans la société, par renou-
vellement, palingénésie ou renaissance, Ballanche s'était déjà
inspiré dans un Essai sur les institutions sociales dans leur
rapport avec les idées nouvelles (1818) , qui, de son aveu même,
est une véritable introduction à la Palingénésie sociale, qu'il
commença à publier en 1827.
L'ouvrage entier devait se composer d'une suite de trois-
épopées, Orphée, la Ville des expiations et ÏEléyie, destinées à
représenter, comme dans un cycle immense, l'histoire palingé-
nésique des sociétés humaines : celle d'autrefois, celle d'aujour-
d'hui, celle de l'avenir.
Mais ce grand dessein ne put être entièrement exécuté. Après-
les Prolégomènes, dans lesquels Ballanche expose tout l'en-
semble de son plan, il n'a pu rédiger que le poème i^ Orphée. Il
y prête à son héros deux existences successives : pendant la
première, Orpltée est un civilisateur; pendant la seconde, il est
à son tour initié par les prêtres égyptiens aux doctrines de la
religion, qui fait le fond commun de toutes les choses et qui en
révèle l'essence '. C'est ainsi qu Orphée, à lui seul, symbolise
ensemble de circonstances morales au milieu desquelles « l'homme sans nom ■■
s'est trouvé jeté et qui l'ont entraîné, épreuve semblable à celle à laquelle le
premier homme, lui aussi, a jadis succombé. De sa première épreuve, OEdipe
était sorti triomithant; il s'est heurté à la seconde et n"a pas résisté à l'orfiueil.
L'homme sans nom a succombé dès les premiers pas. C'est une dilTérence,
mais tout extérieure, toute contin<;entc, on le voit. En voici une autre qui n'est
pas plus essentielle; la faute d'OEdipe, c'est Antigone qui l'expie; " l'homme
sans nom » expie lui-même : ses remords sont le rachat de son crime. Mais
enfin, éclairé sur son sort, il meurt consolé, et pour lui, comme pour Œdipe
et pour Antigone, la mort, c'est l'affranchissement.
1. Voici d'ailleurs une analyse rapide de ce poème en prose, qui est divisé
en neuf livres. Il met eu scène le chantre Thamyris, aveugle comme tous les
chantres et les devins de l'époque préhistorique, comme tous ceux qui ont vu
la vérité de trop près: Thamyris raconte les aventures d'Orphée à Evandre.
roi du Latium. Le nom même de ce pays, on le sait, a quelque chose de symbo-
liipie; il évoque le souvenir de Saturne, le dieu victime d'une révolution célestcr
588 KCIUVAINS KT (lUATKLRS UELIGIKIX. — IMlILOSdPIIES
liiiili.itioii (les sociétés los unes par les autres. L'humanité, en
elTet, s'est, à la suite d'une première faute, divisée en nations,
puis en classes. Mais la rédemption est, dans l'ordre éternel,
contemporaine de la faute, et elle s'opérera par l'inilialion
mutuelle et successive des classes, iiiilinlion doul l'effet sera de
les alTrancliir les unes des aulres, jus(|u au jour oii l'humanité
sera revenue à Inuilé morale, Inil snpi'ème de ses }ierfection-
nemenls.
Au reste, n'est-ce pas là, encore une fois, l'enseignement que
<lonne riiisloire? Kl l'histoire de Home, avec ses luttes de classes,
avec l'initiation graduelle, puis l'affranchissement des plébéiens,
jusqu'au jour où plébéiens et patriciens arriveront, unis dans
le christianisme, à l'émancipation définitive, n'est-elle pas, elle
aussi, le symbole de l'histoire de l'humanité tout entière et de
chacune de ses parties?
Ainsi le mythe se joint, ou, si l'on veut, s'applique exacte-
ment à riiistoire. C'est d'ailleurs ce que devait démontrer une
sorte de traité servant d'appendice à Orphée et intitulé For-
mule générale de V histoire de tous lespeiiples appliquée à F histoire
du peuple romain. Mais ce traité, Ballanclie sans doute n'a pas
eu le temps de l'écrire. C'est à cet ouvraire du moins qu'il faut
(|iii vint sur la lerrc civiliser les hommes. El, (luanl à Evandre, c"osl, lui aussi,
un civilisaleur, venu de l'Orient, berceau de toute civilisation, après s'être
rendu coupable d'un meurtre, puisijue c'est une condition que tout progrès
commence par un crime, que toute [lalingénésie s'achète au prix d'une destruc-
tion. Ainsi les préliminaires mêmes du poème sont symboliques, comme les
aventures du héros lui-même. De ces aventures, la première est l'amour bien
connu d'Orphée pour Eurydice, et la mort de la Jeune femme. Cette morl
devait se produire; car Orphée est l'initiateur, le missionnaire de la civilisation,
et la mission que sa raison lui impose n'eût pu s'accomplir s'il n'avait hii-même
renoncé au désir, dont l'impulsion est contraire â celle de la raison. Or, Eury-
dice, c'est le désir d'Orphée : elle ne peut donc l'accompagner dans toute sa
carrière. Mais son passage sur la terre n'aura pas été inutile; car c'est elle, la
vierge élue et pure, qui auia la première enflammé et inspiré Orphée, et elle
lui aura fait connaître ainsi la force de la grâce et de la beauté pour l'accoui-
))lissement d'une mission à laquelle la raison toute seule n'eût pas suffi. Quant
à Orphée, il visitera d'abord la Samothrace, dont les populations pélasgiq\ies
représentent l'humanité dans son universalité antérieure à la division par
nations et par langues; puis la Thrace, son pays d'origine, qui représente la
seconde phase de l'humanité. Ici se termine la mission d'Orphée considéré
comme civilisateur, comme initiateur. — C'est à ce moment qu'une ménade
impure, Erigone, dont le caractère contraste avec celui d'Eurydice, cherche à
entraîner Orphée dans son délire. Orphée résiste, et, suivant la tradition, est
mis en pièces par les ménades. Mais cette tradition iloit être interprétée. Celte
prétendue morl d'Orphée cache en réalité une transformation du héros, qui,
•Iransporlé en Egypte, va, d'initiateur, devenir initié.
liALLA.NCIIK 58»
vniisoinblablemciit ratlaclicr un rraiiiuciil siii- A/ejynidi-ic ', daii.s
l(M[uol notre autour roganlo avec justesse coinnie une marque
essentielle du aiMii*^ d'Alexandre la fondation de cette i;ran<le
ville, destinée à ilevenir le j»oinl d'attache et de fusion de l'Orient
et de l'Occident.
De la Ville des e.rpialioiis IJallanche n'a puMi»'' (jur deux
fragments. Lun - est composé de trois é[»isodes tirés, dit l'auteur,
du cinquième livre. Ce sont trois récits mélodramatiques, dont
chacun nous présente un ou plusieurs personnages acceptant
l'expiation pour une faute (juiis (inl commise ou pour le crime
dont un de leurs ascendants s'est rendu coupable. I/autre est
une espèce de légende syml)olique% dont il est diiicile de dire
comment elle se rattachait à l'ensemble du poème. De même
on ne peut guère se faire une idée bien nette de ce qu'eût
contenu ÏEléfjie, ce dernier poème de la Palinf/cnésle, dont
Ballanche nous dit seulement qu'elle devait être une « pein-
ture de la chrysalide sociale actuelle » '. Mais, il n'est pas
jusqu'à cet état d'incomplet achèvement des œuvres de Bal-
lanche qui ne soit une marque caractéristique de la nature de
son esprit, au même titre que ce qu'il y a d'insuffisant, de non
définitif, d'exceptionnel dans cette forme du poème en prose, à
laquelle il s'est attaché avec prédilection.
Et pourtant, cet écrivain et ce penseur imparfait mérite une
place non seulement dans l'histoire des idées, mais dans celle
de la littérature de ce siècle. Il faut lui reconnaître d'abord des
mérites en apparence contradictoires : quoiqu'il fasse elTort en
elTet pour penser fortement, cet effort n'exclut pas la grâce, et
son style n'a rien de tendu. Il sut unir la hardiesse des vues
1. Publié dans le Correspondant, n" dn lU .utùl 18i.j.
2. La Villu (Ins expiations, Paris, iii-S. IS32.
3. Vision d'Hébal. Paris, in-8. ISiil. — Un cliel' de clan, llébal, s'est endormi
au moment ou l'horloge allait sonner neuf heures et le carillon jouer un air
adapté aux paroles de l'".li'P Maria. Quand il se réveillera, la mélodie ne sera
pas encore achevée. Son sommeil n'aura donc pas duré un temps appréciable;
et cependant, dans ce court intervalle, l'élernité se sera manifestée à ses yeux
en neuf phases diverses, depuis la contemplation de Dieu et des possibles
antérieurs à toute création. Jusqu'à l'airranchissement iléiinilif. Jusiiu'au grand
réveil, qui doit marquer la hn du monde créé. — Cet Hébal symbolise ici
l'histoire de l'humanité qui s'écoule dans le temps, mais qui,' par son origine
et sa fin. rejoint l'élernité : car sa vision n'a été que la crise suprême de sa
propre vie: quand il s'éveillera, ce sera dans la lumière de Dieu : sa vie mor-
telle aura cessé.
i. Palingénésie, Prolégomènes. II. vi. dernière ligne.
oOO i:r.in\AINS et nllATKrilS ItKLIllIKIX. — l>lllL(iS(ll>IIES
philos(»|ilii(|ii<'s v\ le plus vif soiilimiMit ilc rin(l('"|KMi(l;m('0 de
Tespi-il à la docilili'' tMitlioiisiasto dti cr^iyaiil. A la vérité, |>our
remplir tout, son dessein, il lui eût fallu être tout ensemble un
^rand poète, un grand érudit et un iîrand philosophe. Le génie
de Ballanche n'était pas assez puissant pour suffire à cette tâche
«•(unplexe. Mais il a su la concevrMr. Il est le premier, et, si
nous ne nous trompons, Edgar Quinet sera le second, qui
ait essavé d'exjirinKM'. non [tour un petit nombre d'initiés,
mais pour le grand public, quelques-unes de ces idées rela-
tives aux origines, aux mythes, aux sentiments profonds et
populaii-es qu'ils révèlcul. à la philosophie qu'ils enveloppent :
à l'expression de telles idées, la langue françjaise du xvn" et du
xvni" siècle ne pouvait g'uère suffire. Elle est faite surtout de
précision et de clarté. Or, il est d'autres vérités cjue les affirma-
tions précises de la tliéologrie, de la science, et de l'histoire. Car,
toute la foi n'est pas enfermée <lans la connaissance exacte du
catéchisme, ni toute l'idée de la science dans les lois que les
savants ont pu formuler jusqu'à ce jour, ni toute riiistoire dans
les manuels exacts ([ue l'étude des pièces d'archives a permis de
dresser. Au-delà s'étend le domaine infini que la raison elle-même
ne peut se résoudre à ignorer, mais où elle ne peut s'aventurer
que si elle permet au sentiment et à l'imagination divinatrices
de la gruider, de léchautTer, de la soutenir. Rien de plus dange-
reux que l'expression des vérités ainsi conquises ou présumées :
elle peut prêter à toutes les déclamations, à toutes les médio-
crités, à toutes les sortes de mauvais goût. Mais, elle aussi, elle
comporte une espèce de perfection à laquelle il est possible que,
par des voies différentes, Renan et llug-o aient quelquefois
atteint. On n'oubliera pas qu'instruit par des exemples étran-
gers, ceux de Vico, de Ilerder et de Creuzer, mais cédant sur-
tout aux suggestions de son génie original, généreux et doux,
Ballanche a pu, le premier, donner au public français, par des
livres estimables et qui n'ont rien de vulgaire, l'idée et le goût
d'une certaine manière d'écrire et de concevoir les choses dont
l'ancienne titfératui'e n Ofirait point de modèle.
Victor Cousin et l'éclectisme. — Victor Cousin n'est
|fas, comme Ballanche, un rêveur et un isolé. C'est un philo-
so()hc di' profession et un ( hef d'école. Mais, tandis que Maine
VlCTOll (KHSIN KT I/KCLHCTISMI-] 591
<l(' IJiraii <'l Auguste (loiiilc, <loiil l<'s (m'-rilcs |ir(»|ii('mciil |>liil<t-
sophiquos dépassent sans doiilc ((mix de (ionsiii, oui à jM'iiic de
|)lacedansrhistoire do la littérature, Victor Cousin a été regardé
avec raison comme un dos mcMllonrs écrivains do son temps.
Sa vie se distingue tout luituiollomont en trois périodes.
Né à Paris, d'une iuunhle origine, en 1792, il entre à l'École
normale, après de hrilhuilos éludes, en 1810; il est (diai-gé, à
titre de suppléant, de renseignement du grec en 1812, devient
maître de conférences de philosophie en 1813, et, en 1815, va
suppléerRoycr-Collard à laFaculté des lettres. Son enseignement
se poui'suil avec succès, coupé par deux voyages en Allemagne
(1817-1818), jusqu'en 1820. La réaction ultra-royaliste qui fut la
conséquence de l'assassinat du duc de Berry (février 1820)
entraîna la fermeture du cours de Cousin, qui consacra alors
son temps à publier une édition de Descartes, une édition de
Proclus et une traduction de Platon. En 182i-, il retourne en
Allemagne avec le lils du duc i\v 3Iontehello, dont il était le
précepteur, y est arrêté et emprisonné six mois sous la fausse
inculpation de carbonarisme, puis, rendu à la liberté, renoue
avec Hegel les relations cordiales et si fructueuses pour son
esprit qui s'étaient établies entre eux lors do son premier vovage.
En 1828, le ministère libéral de M. de Martignac lui rou\Tit
les portos de la Sorbonne. Le cours de 1828 {Introduction à
Vhistoire générale de la philosophie), très éloquent et très
applaudi, marque le point culminant de la carrière du profes-
seur. En 1829, Cousin s'occupa de Y Histoire de la philosophie
au XVIII" siècle, les douze premières leçons traitant dos carac-
tères géjiéraux et des origines de cette philosophie, les treize
dernières de la philosophie de Locke. Il devait, l'année suivante,
étudier les systèmes qui en étaient sortis : la révolution de 1830
modifia ses projets et mit à ses leçons un terme imprévu et pré-
maturé. Telle fut la première période de la vie de Cousin.
La seconde va de 1830 au coup d'État de 1851 : elle est
l»resque entièrement remplie par les efforts que fit Cousin, con-
seiller d'Etat (1830), membre du conseil de l'Instruction
publique et directeur de l'Ecole normale (1832), pair de France
(1833), ministre (mars-novembre 1840), [)our affermir l'ensei-
gnement universitaire, et particulièrement l'enseignement de la
o92 I-CIUVAI.NS ET (iltATKIItS UKLKilKlX. — l»lll IJISOPHES
|)hiloso|)hic, contre les .iliaques de ses adversaires et les impru-
dences de (|uel<jues-uns de ses sei'vihnirs.
La troisième période dure jusqu'à la mort de Cousin (18G7),
périoile de loisirs forcés et de recueillement littéraire. En 1812,
il avait puldié, sur la nécessité d'une nouvelle édition des Pensées
de Pascal, un rapport à r Académie française, qui est resté
célèbre. La [)réface, qui Test moins, était, dans la pensée de
l'auteur, à peine moins importante : c'était, en réponse aux
atla(jues qu'on avait dirij^ées, au nom de la religion, contre sa
philosophie et son administration, une sorte de protestation, qui
marquait moins d'indignation à l'égard de ses adversaires que
de déférence envers les vérités religieuses. Quoi qu'il en soit,
Biaise Pascal l'amena à Jacqueline. Dans l'introduction du livre
qu'il consacra à cette dernière (1814), il trace en très beau
style le projet d'une sorte de galerie des femmes illustres du
xvu'^ siècle. C'est ce projet qu'il reprit à partir de 1852, en
écrivant coup sur coup ses études sur M'"" deLongueville (1852-
1859), de Sablé (1854), de Chevreuse (1855), de llautefort
(1856), enfin sur la Société française au XV IP siècle d'après le
Grand Cijrus (1858)'. En môme temps, il donne une édition
corrig-ée de son livre du Vrai, du, Beau, du Bien, qui, publié
pour la première fois en 1840, n'était déjà à ce moment qu'un
remaniement prudent du cours de 1818.
Ces remaniements successifs et toujours poursuivis dans le
même sens font comprendre i)ourquoi ceux qui n'ont connu que
le Cousin des dernières années et son livre le plus célèbre ont
dû concevoir de lui une idée tout autre que ses auditeui's du
tem[)s de la Restauration.
A ceux-ci il apparaît, au sortir des leçons de l'exact Laromi-
guière, comme le révélateur d'un système obscur, mais g-ran-
diose, tout inspiré de la philosophie allemande jus([ue-là
presque inconnue : le propre de ce système, c'est de rendre ses
droits à la métaphysique en prétendant la fonder désormais sur
une étude approfondie de la psychologie, et de ramener ainsi
dans la philosophie la notion de l'absolu. A ce moment la phi-
losojihie est, aux yeux de Cousin et de ses auditeurs, une sorte
1. Son dernier ouvrage csl la Jeunesse de Mazarin (180o).
VICTOR COUSIN
D'APRÈS UN PORTRAIT DESSINÉ ET GRAVÉ PAR AMBROISE TARDIELT
(1828)
Hist. de la Langue et de la I.itt. Vr. T. vii Cli. xi.
Armand Colin et Cie. Editeurs, Pari»-
VICTdU CmsiX HT L KCLECTISME 593
de religion laïque, la r('lii;i(Mi des ('S|»iils rclairés, comme le
chrislianisnie est la philosophie des masses : le cliiisliaiiisme
présente la vérité aux fidèles dans le « demi-jour du svnihole » ;
la philosophie élève la foi jusqu'à la « grande lumière de la
pensée pure' ».
Douze ans plus lard, c'est encore <"on)ine une philosophie
dangereuse par son apparence de profondeur, comme un spiri-
tualisme indépendant et inclinant au panlhéisme,que le svstème
de Cousin est dénoncé et attaqué dans deux intéressants opus-
cules : VEssai s?/r le jjanlhéisme de l'abbé Maret et les Consi-
dérations sur les doctrines religieuses de M. Victor Cousin de
l'Italien Gioberli -.
Un tout autre adversaire, Pierre Leroux, avait cependant
mieux vu, dès 1833 % la médiocrité du système.
L'année même oii il revendiquait si noblement les droits de
la philosophie opposée à la foi. Cousin vantait la méthode
essentielle à laquelle il entendait réduire la sienne : cette
méthode, c'est l'éclectisme ; elle prétend unir dans une vaste
synthèse toutes les vérités que renferment les grands systèmes
de philosophie de tous les temps, en laissant tomber les parties
de ces systèmes qui se repoussent les unes les autres, et en ne
retenant que celles qui se concilient. Pierre Leroux a très bien
démêlé dans cet éclectisme, qui commence par supposer que
toutes les vérités ont été exprimées, une sorte de philosophie
paresseuse qui est la négatioa de toute vraie philosophie. En
dépit de ses affirmations éloquentes, une telle philosophie
n'implique aucune croyance profonde : si elle ose être consé-
quente avec elle-même, elle n'est plus qu'un pur scepticisme.
11 V a dans ces reproches une grande part de vérité, et, si la
philosophie de Cousin échappe h l'imputation de scepticisme, ce
n'est, comme le pense Pierre Leroux, que par une sorte d'in-
conséquence, de divergence entre le principe du système et les
intentions dont est animé l'esprit du maître qui l'enseigne.
La philosophie de Cousin n'est pas constituée, en effet, par une
1. Cours de 1828, première lec^nn.
2. Traduit en fratK^ais par i'al>bé Tourneur en 1814.
3. La Réfutation de l'éclectisme fut publiée en 1839; mais cet opuscule n"élait
que la réimpression de deux articles de la Reine encyclopédique (1833).
Histoire de la langue. VU. 38
594 KCIUVAINS HT (lUATHrilS IIHLICIKUX. — PIIILOSOI'UKS
sorte (riii(lin'i''r(Mic<' runcièrc» à Triiaid de tous les systèmes. Elle
les ;i(lmel. .ui t'oiitraire, précisément dans la mesure où ils se
coiu'ilicnl eux-mêmes ;ivec une sorte <le spiritualisme platoni-
cien, (|u'il faut enleudre d.uis h» sens le |dus vague qu'on puisse
donner à ces mois. Kl le malheur (iii la logique des choses a
voulu que, taudis (|ue htiis les grands philoso|)hes ont consacré
leurs elTorls à préciser de plus en plus les théories qu'ils avaient
conçues, Cousin, pi'ofessour de philosophie plus que philosophe,
homme d'action plus que de méditation. Cousin, moins éj)ris
de la \(''ril<'' pour elle-même que souci(Mix d'assurer dans l'Etat
une autorité raisonnahle, mît tous ses soins à estomper, du
moins d'un côté, les arêtes de son système : il arrive ainsi à
donner à son spiritualisme, de l'aveu même d'un de ses histo-
riens*, « une forme de lieu commun j)opulaire » aussi contraire
que possible au besoin qui commençait dès lors à se manifester
« d'aitpliquer à la philosophie le même esprit de désintéresse-
ment abstrait (|ue Ion apporte dans toutes les autres sciences ».
Il faut reconnaître d'ailleurs que, dans ce genre mixte de la
jdiilosophie oratoire, qui est en lui-môme aussi légitime que
toutes les tentatives fait(?s par tel ou tel de nos |)lus grands écri-
vains pour introduire quelque science particulière dans la con-
versation des « honnêtes gens », le livre du Vrai, du Beau, du
Bien, par la netteté de l'ordonnance et la n(d)le aisance de
l'expression, est resté et restera probablement classique.
On a reproché aux études de Cousin sur la société au
xvn" siècle, de manquer de couleur et de vie. Il y fait preuve
du moins de deux mérites (ju'on ne trouve pas toujours unis,
le souci de l'exactitude et la passion. Et nous ne parlons pas
seulement de l'espèce d'ardeur avec laqu(dle il se fait le cham-
pion rétrospectif d'une duchesse de Longueville et qui donna,
Iors(|ue le livre parut, matière à mainte plaisanterie. Mais nous
pensons à la sympathie qui unil Tàme de l'historien à celle de
l'époque même dont il essaie de faire revivre quelques figures.
C'est par l'elTet d'un goût naturel et fortifié par la réilexion,
(ju'entre toutes les épo([ues de l'histoire de la France, Cousin a
choisi, jtour l'c-ludier, non pas le tem[»s de Louis XIV, mais
1. l'aiil J.inol. Victor Cousin cl son œuvre, xv.
I
JOUFFROY o95
celui (le Louis XIII; car c'csl alors, lui seml»le-l-il, (|ue r('S|irif,
français a douné la mesure de sa force av<M: une s|)Oulaiiéil('',
une liberté, une variété que l'intluence de Louis XIV amoin-
drira, en « elTaçant les caractèrc^s », en « polissant la surface
des âmes ». De cette espèce de beauté qui précède et qui sur-
passe celle de l'art proprement classique, Cousin a eu le senti-
ment à un haut degré. Et c'est pourquoi le tableau qu'il trace de
la société dans laquelle il la trouve réalisée paraît peut-être
parfois trop favorable au modèle; mais c'est pourquoi aussi ces
livres bien documentés, — un peu compacts, — et qui restent
instructifs, se laissent encore lire avec intérêt, quoiqu'ils
n'aient ni la couleur ni le mouvement, on a eu raison de le
remarquer, des reconstitutions historiques d'un Michelet.
On ne peut [)as ne pas mentionner encore, parmi les œuvres
littéraires de Cousin, le petit écrit qu'il consacra à la mémoire
de son ami le comte de Santa-Rosa, l'un des chefs de l'insurrec-
tion piémontaisc de 1825. Renan le citait avec éloge, et il est
vrai que, par la mâle émotion dont il est empreint, il ajoute
quelque chose à l'idée que laisse dans notre esprit la lecture des
autres ouvrages de Cousin.
En résumé Cousin demeure, suivant une distinction que nous
lui empruntons à lui-même *, un bon écrivain plutôt qu'un grand
écrivain. Il faut lui faire, en effet, au nom de la littérature, des
reproches analogues à ceux que lui adressent les philosophes :
il a manqué de cette sincérité profonde, de cette habitude de
descendre en soi-même qui assure une sorte de supériorité à
deux hommes dont la réputation fut moins bruyante que la
sienne : l'un est Maine de Biran, qu'il reconnaissait volontiers
pour son maître, que nous avons mentionné plus haut: l'autre
est son disciple JoufTroy.
Jouffroy. — Né en 1796, mort en 1842, JoufFroy entre à
l'Ecole normale en 1814. Il a raconté lui-même- dans (juel état
d'esprit il se trouvait au moment où il s'apprêtait à suivue les
leçons de Laromiguière, celles de Royer-CoUard, celles enfin
de Cousin, à qui une conférence avait été tout récemment
1. Mot rapporté par M. Paul Janet. Yictoi' Cousin et son œuvre, x.
2. De rorf/anisnlion des sciences p/iilosopliiquesj deiixièiiie partie (dans les Nou'
veaux mélanges philosopinques, piii)liés \Y,\r Pli. Damiron, Pari?;, in-8°, 1842).
•590 KCIUVAIXS ET IHIATEI'IIS RELIGIKUX. — 1>IIIL(»S(I1>11ES
confiée : né et élovc dans lo sriii du cliristianisino, il venait de
rccoiiiiaîlic ([uil iTv avait pins au tond de lui-inùme « rien qui
fût dolxtut » des doctrines qu'on lui avait enseii;n(''es depuis
l'enfance. Le moment de cette découverte, dit-il, fut affreux. Mais
le jeune homme n'était pas de ceux cpii peuvent « s'endormir
dans le sccqtlicisme » ; il attendit avec angoisse de la philosophie
la réponse que la relii^ion ne pouvait plus lui fournir « sur
l'énigme de la destinée humaine ». Quel fut son désenchante-
ment! La seule question que traitassent ses professeurs était
celle de l'origine des idées, comme si dans cette <|uestion toute
la philosophie eût été comprise, ou si de la solution qui devait
intervenir il pouvait attendre lui-môme, sur le mystère qui
l'inquiétait, la certitude et l'apaisement!
Son respect du devoir im[)Osé aux élèves de l'Ecole triompha
de son dégoût, en attendant ({u'il conçût à son tour que la philo-
sophie, comme toute science, devait procéder par une série de
recherches méthodiques et patientes.
Bientôt remarqué par Cousin lui-même, il fut, dès 1817,
nommé répétiteur à l'Ecole. En 1828, il était chargé, comme
suppléant, du cours de philosophie ancienne à la Faculté des
lettres; en 1830, on le nommait professeur d'histoire de la philo-
sophie moderne à la Faculté et maître de conférences à l'Ecole
normale, et, deux ans plus tard, [)rofesseur de philosophie
grecque et latine au Collège de France. Pendant la même
périod(\ il avait donné à diverses puhlications libérales' des
articles d'une grande éloquence : ce sont les meilleurs, les plus
hrillants d'entre eux -, ([u'il a, avec divers discours et leçons
d'ouverture, réunis sous le titre de Mélanges philosophiques {IS33).
Après sa mort, Damiron publia^ ses Nouveaux mélanges, qui
contiennent encore, avec un nouveau discours* plein tout
ensemble de grandeur morale, de simplicité et d'émotion, son
remar(|uable opuscule de COrganisation des sciences philoso-
phiques. Par sa forme, ce travail rappelle le Discours de la
i. Nolainment au Journal le Glohe (lS2i-l.S31). — Rapiicloiis d'ailleurs que
JoulFroy fut dopulé de Pontarlier de lS3i à 183S.
2. Signalons surtout le célèbre article : Comment les dot/mes finissent.
:i. Non sans y laisser insérer, à la demande de Cousin, une correction peu
importante, mais dont les ennemis du chef de récleclismc menèrent alors
grand bruit.
4. Discours prononce' à la dislribulion des prix du Collège C/tarlemaf/ne, 1840.
JOUFFUOY 597
méthode : l'auteur cii effet y donne à la fois un (rjiilé d nue sorte
d'histoire de son [)ropre esprit.
Aussi bien, est-ce précisément par ce qu'il y a de personnel,
de sincère, de pénétrant dans tous ses écrits, qu'on ressent
encore, à le lire, une sym|)athie qu'il n'a jamais été donné à
Cousin d'exciter, malgré l'éclat et la diversité de son talent
dominateur. Renan raconte ' qu'on parlait beaucou[) en lSi2, au
séminaire d'Issy, des ouvrages des philosophes modernes :
« M. Cousin, rapporte-t-il, nous enchantait. » Mais, en j)arlant
de Jouffroy : « Les belles pages de ce désespéré de la philoso-
phie nous enivraient, dit-il; je les savais par cœur. »
Cet enthousiasme n'a rien qui puisse nous surprendre, encore
que notre goût soit devenu plus sobre que celui des jeunes gens
d'alors et que certaines de ces « belles pages » nous semblent
aujourd'hui peut-être un peu trop oratoires. C'est que partout
sans doute, sous l'écrivain, sous le philosophe, sous l'orateur,
on sent l'homme chez Jouffroy.
Mais il y a plus, et c'est encore un intérêt de ses écrits, qu'on
ne peut les isoler de l'époque à laquelle ils ont paru et qu'ils
nous sont, eux aussi, un lion témoignage de l'état des âmes les
plus nobles dans le second quart de ce siècle. Le chemin qu'a
[tarcouru Jouffroy est précisément l'inverse de celui qu'a par-
couru Lacordaire. Comme celui-ci est allé de l'indifférence à la
foi, Jouffroy est allé de la foi à la philosophie. Et, [)ar la néces-
sité des choses, Lacordaire devait, plus que Jouffroy, trouver
la paix dans la doctrine qu'il embrassait définitivement. Mais
le souvenir du moins des inquiétudes qui avaient précédé
sa conversion ne fut point absent, on la vu, de l'esprit de
Lacordaire lorsqu'il commença à son tour à enseigner les
autres. Et, de même, Jouffroy ne se libéra jamais du regret de
cette paix profonde à laquelle il avait volontairement renoncé.
Rien ne ressemble moins à un épicurisme tranquille, à un scepti-
cisme satisfait de lui-même, que cette austère mélancolie qui
reste le caractère dominant de l'éloquence de Jouffroy ; et ceux-là
n'ont pas beaucoup forcé sa pensée, qui nous le représentent
dans son âge viril comme plein non seulement de « respect »,
I. Souvenirs cVenfance et de jeunesse. IV.
598 ÉCRIVAINS ET OUATI-l-RS RELIGIEUX. — PHILOSOPHES
mais de « s\ inpalhie » et de « tendresse' » pour la religion
même aux enseignements de laquelle il avait cessé d'être soumis.
BIBLIOGRAPHIE
Li»iiiciiuai!a(. — Indépendamment des œuvres diverses qui ont été
publiées aux dates indiquées dans le corps du chapitre, Lamennais a
donné une édition de ses Œurrcs complctes en 18i{6-18;i7, Paris, in-8, et une
autre en 1844, Paris, in-Ki. Il faut y ajouter, outre VEsquisse d'une philoso-
phie, Paris, i8U-18i-6, in-8, les Œiirres posthumes, Paris, 4863, in-8, et les
Œuvres inédites, Paris, 1800, in-8; la Correspondance avec le baron de
VitroUes, Paris, 1888, in-8; les Lettres à Montalembert, Paris, 1898, in-8; les
Lettres à Benoist d'Azi/, Paris, 1898, in-lG.
A coNst'LTEn : Sainte-Beuve, Portraits contemporains, t. I. — Janet, La
philosophie de Lainciuiais. Paris, 1889. in-10. — Spuller. Lamennais, Paris,
18(1:2, in-18. — A. Roussel, Lamennais, Rennes, 189.), in-16. — R. P. Mer-
cier, S. J., Lamennais, d'après sa correspondance et les travaux les plus
récents, Paris, 1894, in-12. — A. Roussel, Lamennais intime d'après une
correspondance inédite, Paris, 1897, in-l:2. — Ricard, V école menaisienne,
Paris, 1883-1884, in-12.
Liacor<laii*e. — Œuvres complètes, Paris, 1872-1873, in-8 ; Correspondance
inédite, Paris, 1870, in-8; 2<^ édit., 1876; Lettres à des jeunes gens, Paris,
1862, in-8; Lettres à la comtesse de la Tour du Pin, Paris, 1863, in-8; Corres-
pondance avec il/™'^ Swetchine, Paris, 1864, in-8; Lettres à J/"^" de Prailly,
Paris, 1885, in-8; Lettres à Foisset, Paris, 1886, in-8; Lettres nouvelles, Paris
et Lyon, 189.j, in-8; Lettres à la princesse Borghèse, dans Le Correspondant
du 10 janvier 1897; Lettres à un ami du séminaire, Paris, 1898, in-16.
A ciiNsrLTEK : Montalembert, Le P. Lacordaire, Paris, 18C2, in-8. —
Foisset, Vie de Lacordaire, Paris, 1870, in-8. — Le R. P. Chocarne, Le
R. P. H. D. Lacordaire, Paris, 1873, in-8. — Ricard, Vécole menaisienne :
Lacordaire. Paris, 1883, in-12. — D'Haussonville, Lacordaire, Paris, 1895,
in-16.
Biilla.iiclie. — Œuvres, Paris, 1832, in-18. Nous avons, "au cours de
l'article, indiqué la date d'apparition des ouvrages qui ne sont pas contenus
dans ce recueil.
A CONSULTER : Faguet, Bullanche {Revue des Deux Mondes, l"^'" janvier 1893).
Nous n'avons pas k dresser ici une bibliographie étendue de l'œuvre de
Cousin et de JouflFroy ou des ouvrages qui leur ont été consacrés et dont
quelques-uns ont été cités dans le cours de l'arlicle. Rappelons seulement
ici les plus importants de ces derniers : Paul Janet, Victor Cousin et
son œuvre. Paris. ISS.i. in-8. —Jules Simon, Victor Cousin, Paris, 1887,
iQ.jg. — Barthélémy Saint-Hilaire, M. Victor Cousin, sa vie et sa cor-
respondance, Paris, 1895, in-8. — Sainte-Beuve, .louffroy {Portraits lit-
téraires, t. I). — Lair, La jeunesse et la mort de Th. Jouffroy {Corres-
pondant, janvier-février 1!
1. Damiron, Notice en tète des Nouveaux mélanges philosophiques.
CHAPITRE XII
ÉCRIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
De 1814 à 1852.
/. — La Restauration.
LES ÉCRIVAINS POLITIQUES
Deux grandes écoles de publicistes sont en lutte sous la Res-
tauration, l'école théocrati(]ue, l'école libérale. A la tète de
l'école théocratique se place Joseph de Maistre. A la tête de
l'école libérale, M'"" de Staël. Un peu à l'écart, libéral tout
ensemble et traditionnaliste à sa façon, isolé par l'originalité de
ses vues comme par l'orgueil de sa pensée. Chateaubriand. Je
ne dirai rien de Chateaubriand, ni de Joseph de Maistre, ni de
M"*' de Staël, puisqu'il a été parlé longuement, dans ce volume,
de chacun d'eux. Il reste, d'ailleurs, dans l'école théocratique
et dans l'école libérale, des écrivains qui, tout en ayant beau-
coup emprunté, méritent de n'être pas oubliés.
Les tliéocrates. — Le nom de M. de Donald - a été grrand,
ce qui surprend aujourd'hui. Tl apparaissait aux contemporains
comme le vainqueur, comme le « tombeur » du xvui" siècle.
1. Par M. Henry Michel, docteur es lettres, chargé de courri à la faculté des
Lettres de l'Université de Paris.
2. Bonald (l"oi-1840). Émigré en 1791, conseiller de l'Université en 1810. député
de ISlo à 1822, puis, pair de France, quitte la vie puldique après la Hévolution
de 1830. Il a écrit un grand nombre d'ouvrages de philosophie pure. 11 a été
membre de l'Académie frani-aise.
600 KCIIIVAINS HT dUATKLUS l'IlLITIOTES
Voltaire, Rousseau, la Hrvolulidii iToMt |>as connu d'adversaire
jtlus infatigable. 11 est toujours j)rèt à monter à la tribune, ou à
prendre la plume du polémiste — c'est le polémiste que je con-
sidère ici — pour dénoiu'er dans les institutions, les mœurs, les
lois, les idées dues aux pliilosopbes, un |iéril de mori, à com-
battre par tous les movcns. Ge[)endant, il (;st un moyen que
Donald préfère aux autres : la discussion. 11 a confiance dans
la controverse, sans avoir confiance dans l'esprit humain,
puisque ses prémisses sont tirées de la révélation. Comme les
scolastiipies, dont il rajeunit les procédés, il met une dialecti(jue
serrée, ingénieuse, souvent subtile, quelquefois redoutable au
service de théories (|ui n'ont rien à voir avec les données natu-
relles, ou avec l'acquis expériinental de la pensée.
Pour Bonald, la Société n'est pas l'œuvre du vouloir,
comme le prétendaient les {)hilosophes. La société est un vivant.
L'être social se développe suivant des lois posées par le Créa-
teur; il est doué, comme tous les vivants, d'un pouvoir interne,
(pii maintient en cohésion les éléments dont il se compose, et
en dirige l'évolution vers une fin commune. La Société forme
les individus, non pour eux, mais pour elle-même. D'oîi cette
conséquence : il n'y a pas place pour un droit naturel, anté-
rieur et supérieur aux arrangements locaux et particuliers, pour
le droit de l'individu, considéré à part du tout dont il est
une fraction. L'individualisme, avec toutes ses applications
morales, juriditjues, politi(|ues, est une absurdité compliquée
d'un blasphème. (Vest Dieu même qui a ordonné la Société, qui
assigne à chacun de ses membres une place immuable, un lole
obligatoire. La politique n'est ni un art, ni une science dont le
génie humain juiisse pénétrer le secret. Elle est l'application aux
relations des hommes entre eux d'un décret divin. Lire dans la
volonté de Dieu, c'est tout ce que l'homme peut se promettre.
11 y réussit, grâce au concours de cet interprète des volontés
de Dieu sur la terre : le Pouvoir.
Le Pouvoir (c'est Bonald qui met des majuscules à tous
ces mots. Pouvoir, Société, comme pour les grandir, et les
élever, en quelque sorte, au-dessus de la prise des hommes) est,
lui aussi, un vivant. 11 se révèle sous des aspects divers. Dieu,
le .Médiateur, le Chef d'État, le Père de famille. Les décisions du
LA KKSTArUATIDN 601
père (le famille, du chef d'Etat sont celles mômes de Dieu, l'allés
requièrent une obéissance absolue et sans n''|)li(|iie. L'hilal liien
organisé, l'Etat selon la Vérité, constitue une « grande famille »
qui absorbe toutes les petites, et recueille dans son sein,
pour les secourir, les former, tous les « délaissés ». Cet Etat
sera très puissant, comme Ta été l'Etat de Napoléon, Singulier
compromis, et (jui donne sa date au système de IJonald : il
ne tarit pas quand il loue l'ancien régime, ce qu'il appelle, et
ce qu'on appelait volontiers autour de lui, pendant la Hes-
tauration, par un abus de termes que les recherches histoii-
ques les plus récentes n'ont pas confirmé, « la Constitution de
l'ancienne France ». Mais cela ne l'empêche pas.de témoigner
l'admiration la plus vive pour l'Empire. Il voudrait que
Louis XVIII, dépositaire de la Légitimité, eût aussi la Force,
comme l'usurpateur.
Telles sont les idées essentielles de M. de Donald en politique.
Elles se distinguent, on le voit, des idées de Joseph de Maislre,
et elles y ressemblent. C'est, au fond, la même aspiration, servie
par une méthode différente. Le docteur, en Donald, fait tort
à l'écrivain. Il abuse des divisions, il pousse jusqu'à la manie,
jusqu'au tic le culte de la trinité. Les mots, les idées, tout
marche par trois chez lui, et il croit avoir vraiment rendu
compte du mystère des choses, quand il l'a ramené, avec une
intrépidité un peu puérile, à son système ternaire. La lecture
des écrits de M. de Donald fatiguerait vite, si l'effort dialec-
tique n'était intéressant par lui-même. La langue qu'il parle est
très terne, mais très ferme. On s'expliquerait mal qu'il ait été
à ce point admiré de ses contemporains, si l'on ne tenait
compte de l'attitude qu'il a fort habilement, quoique peut-être
fort naïvement choisie. Il plane au-dessus des contingences. Il
a lu dans le livre de Dieu, et il dicte à son parti ce qu'il y a lu.
Le penseur — on l'appelait ainsi — possédait un prestige, dont
l'écrivain a bénéficié. Le prestige dissipé, médiocre paraît le
talent.
Les libéraux. — Les théocrates ont eu pour eux la hauteur
des formules, et la majesté de l'effort. Ils veulent ramener
l'homme à Dieu, détruire la société moderne, pour la refaire.
C'est une très grande entreprise, qui requiert des gestes amples,
CO-2 ÉCHIVAINS HT ORATEURS POLITIQUES
ot (les mots magnifiques. Los libéraux se proposent un ohjet j>lus
ukmIcsIc. Ils veulent consolide!" (|uel(|ues-uns des résultats de la
Hévolution française, et en retrouver d'autres, que la Terreur
et l'Empire ont compromis, ou aliolis. Leur attitude est infi-
niment plus simple, et leur verbe, moins sonore. Ils disent pour-
tant des choses intéressantes.
Benjamin Constant. — Quelle existence extraordinaire,
que celle de IJcnjanuM Constant '! Voilà un étranger, qui entre
en amateur dans la politique d'un pays où le fixent une aventure
de jeunesse et la facilité qu'il y trouve à satisfaire ses goûts de
plaisir. Il sert le Directoire, il accepte le 18 brumaire, il est,
en 1S13, l'une des cymbales qui annoncent à l'univers étonné la
chute prochaine de l'Empereur. Il est, en 1814, l'une des
colonnes de la Charte, et, quelques semaines plus tard, il se fait
la caution de l'Empire libéral, et rédige l'Acte additionnel. On
aurait pu le croire déconsidéré à jamais. Point : le voilà qui
devient « le maître d'école de la liberté », et, en un temps où ne
manquent ni les hommes de mérite, ni les politiques dont l'exis-
tence a de la tenue, il meurt, après une révolution nouvelle,
président du Conseil d'Etat. La jeunesse des écoles porte à bras
son cercueil. Elle réclame pour lui les honneurs du Panthéon!
Les premiers écrits politiques de Benjamin Constant sont
d'un élève du xvin'^ siècle, qui répète ses maîtres. Ces écrits
sont oubliés aujourd'hui, et quand on parle de Constant, on cite
d'abord le pamphlet célèbre de 1813, C Esprit de conquête et
Vnsurpalion. C'est, en effet, un ouvrage qui marque. Je crois bien
qu'il faut aller jusqu'à Tocqueville, pour trouver quelque chose
de comparable, soit pour la valeur de la pensée, soit pour l'in-
térêt et la vigueur de la forme. Certaines jiages de cet écrit ren-
ferment des idées qui ont fait fortune, et d'autres qui mérite-
raient d'être mieux connues. On y voit apparaître, notamment,
la (listiiiction trop négligée d'habitude entre la liberté moderne
et la liberté antique, distinction féconde et lumineuse, qui
I. Benjamin Constant (1"6"-1880). Né à L.'uisnnno, il réclamera plus tard la
nationalité française, comme descendant d'une famille réfugiée en Suisse, Ji la
Révocation de l'Édit île Nantes. Membre du Tribunaf. exclu par Napoléon, il
séjourne en Allemagne cl en Italie avec M"' de Slaél. Il est conseiller d'État
pendant les Cent-Jours, et député en 1819. 11 meurt, après la Révolution de Juillet,
président du Conseil d'Ktat.
L.\ ItKSTArilATloN 603
éclaircrail, si l'on s'y i-cporlail plii^ somciil, hicii des (jiioslioiis
oliscui'cs, cl Iraiiclicrail liicii des ([iiestions litigieuses,
La liberté, pour les anciens, c'est uniquement la participa-
tion à la souveraineté, le droit de décider, sur la place j)ul)lique,
des affaires communes. La liberté, pour les modernes, c'est (et
ici je cite un texte postérieur à CEsprit de conquête, mais
Constant est revenu sur cette idée, et il en a perfectionné l'ex-
pression), c'est « le droit de n'être soumis qu'aux lois, de ne
pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité
d'aucune manière par l'etlet de la volonté arbitraire d'un ou de
plusieurs individus. C'est, pour chacun, le droit de dire son
opinion, de choisir son industrie et de l'exercer ; de disposer de
la propriété, d'en abuser même; d'aller, de venir sans en obtenir
la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses
démarches. C'est, pour chacun, le droit de se réunir à d'autres
individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer
le culte que lui et ses associés préfèrent. Enfin, c'est le droit
pour chacun d'influer sur l'afhninistration du g-ouvernement,
soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires,
soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que
l'autorité est plus ou moins obligée de prendre en considéra-
tion*. » Quelques traits ont vieilli : ils correspondent à des
institutions abolies et dépassées. Mais l'ensemble garde sa
valeur. Le citoyen des temps antiques, libre comme membre
du souverain, consent à l'être très peu, ou même à ne pas
l'être du tout, comme individu. L'homme moderne tient par-
dessus tout à l'indépendance individuelle. C'est d'abord qu'il
trouve son plaisir dans l'exercice de cette indépendance. Puis,
elle lui est indispensable pour professer la croyance qu'il juge la
plus vraie. Les écrits politiques de Benjamin Constant déter-
minent les conditions de la liberté politique. Son grand ouvrage
sur la religion, trop peu lu, très pénétrant par endroits, atteint
la racine même de tout individualisme.
Revenons à la politique. Benjamin Constant a montré (ju'un
peuple ne peut pas vivre heureux sans la liberté. Et il a montré
aussi comment le pouvoir doit être organisé, pour que la liberté
1. De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (OKuvres. Ed. Laboii-
layp. t. 11. j). .'iil.)
604 ÉCIUVAIXS ET (iHATHlltS POLITIQUES
polili(jue existe. Nul na inieiix coniiu (|iie lui, ni démonté avec
plus de dextérité tous les ressorts de la monarchie constitution-
nelle. Nul n'a plus contribué à la réaction modérée contre les
idées de liousseau. Constant n'invoque pas les arguments des
théocrates. Mais il n'aime pas plus cpi'eux « l'éternelle métaphy-
sitjuc du Contrat social », et il souhaiterait (ju'on ne la recom-
meni^àt j)oint. Le peu|)le, selon lui, est souverain en un sens
seulement, en ce sens que nulle fraction du peuple, nulle asso-
ciation, nul individu n'est fondé à opposer sa souveraineté à celle
de la masse. Mais le peuple en corps ne jouit de la souveraineté
que pour la déléguer. Et sitôt qu'il l'a déléguée, il l'a perdue. Au
surplus, il n'est pas de forme de souveraineté qui n'expire devant
les droits « imlépendanls de toute autorité sociale ou [)olitique »
(juc liiidividu possède. Un seul individu est-il menacé dans son
droit? « La nation entière, moins le citoyen qu'elle opprime, est
usurpatrice et factieuse. »
Benjamin Constant a exercé une grande inlluence, non seu-
lement parce qu'il a posé avec décision, avec précision, des
principes très nets; mais aussi parce qu'il a été constamment
sur la brèche. De 1817 à 1831, il n'est pas une circonstance
importante oii il ne paye de sa personne, orateur écouté, mais
surtout publiciste très lu et très goûté. La forme de ses écrits
est rapide, nerveuse, éloquente parfois, mais éloquente sans
phrase. La langue de Constant est franche, simple; son style,
sans autre éclat que celui de l'acier qui coupe et pénètre dans la
chair de l'idée. Les écrits de Constant n'ont })resquc pas une ride,
malgré tant <le changements qui se sont produits dans l'ordre
social et }tolitique. Et c'est un rare mérite, car rien ne A'ieillit
jdus vite qu'un pamphlet, ou même un traité de philosophie
politique. 11 a mis dans les siens un bon sens, une mesure, un
discernement avisé, un sens des vérités éternelles du libéralisme
qui les ont préservés à miracle de la caducité et de la mort.
Courier et Béranger. — Paul-Louis Courier et Déranger
ont-ils été, ù pi'oprement parler, des publicistes? Non. Et bien
que leurs écrits aient largement contribué à aflaiblir le gouver-
nement de la Restauration, et à en préparer la chute, une his-
toire des idées les mentionnerait à peine. L'histoire de la litté-
rature leur doit une place, en raison du talent qu'ils ont déployé.
LA HKSTArilATIIiN 605
Confier' a servi, el mal servi, (•(iiiinie olfirier sons l'Empire.
Il mène, sons la lUvslanration, la \ie (rnii ijeiilillidnime cam-
pajiiianl. iJans ce réj^ime. il ih'lesle ce (|ni en l'orme l'essence
même : rnnion étroite «le la relii^ioii el de la lég^itimité. 11
entreprend contre l'autel et le trône une petite guerre, dont ils
se sont tous deux mal tr(»nv(''s. Courier demande une monarchie
bourgeoise. 11 a été l'un des fauteurs de l'orléanisme. Et il a
donné, le premier, la formule de ce libéralisme bonapartiste qui
fut la grande erreur, non reconnue et inolTensive au début,
de beaucoup d'adversaires de la Restauration, et même,
plus tard, de la monarchie de Juillet. La difTusion dans le
peuple de cet état dame, après 18'i8, a rendu de nouveau pos-
sible l'avènement d'un Napoléon. Courier porte avec Déranger,
mais à un degré moindre , sa part de responsabilité dans
l'aventure.
Ecrivain, Courier possède toutes les qualités les plus rares,
gâtées par la manière. Il apporte une finesse nanjuoise et
paysanne au maniement d'une langue très savoureuse, très
savante aussi — trop savante, — parfois un peu tendue, le plus
souvent nette, et rapide, et gracieuse. Il a puisé abondamment
dans l'antiquité grecque. Il se vantait de lire chaque jour Aris-
tote, Plutarque et l'Evangile dans l'original. Courier est une
apparition charmante et imprévue, à cette date, dans les lettres
françaises.
Plus encore que les pamphlets de Courier, demeurés aux
mains des délicats, les chansons de Béranger ■ ont fait du mal à
la Restauration. Elles ont pénétré partout, ces chansons, n'étant
pas d'intelligence difficile, et offrant aux moins exigeants l'attrait
de leurs légèretés. Partout, elles ont insinué le mépris du régime
établi. Nul rapport, à vrai dire, entre la manière de Béranger et
celle de Courier, sauf une certaine sobriété classi(|ue. Mais le
but visé par les deux écrivains est le même, et, quelquefois, les
moyens se ressemblent. Béranger, lui aussi, mêle l'éloge de la
1. Courier (1"72-1825). Il est lieutenant en l"'J3, il démissionne en 1809, puis
reprend du service, el quitte de nouveau l'armée, pendant la guerre d'Allemagne.
Il a vécu, sous la Restauration, retiré en Toiiraine.
■2. Béranger (1780-185"), d'abord apprenti imprimeur, puis employé de banque,
el liancjuier, enfin expéditionnaire dans les bureaux de l'Université. En 1848, il
est élu représentant du peuple, mais démissionne presque aussitôt.
I
600 ÉCUIVAINS ET ORATEUUS POLITIQUES
o-loirc militaire à réloiic de la liberté. Très avisé, très prudent
trailleurs, il est bien avec tout le monde, surtout avec les préfets
(b' police des régimes (juil cbansonne. J^es libéraux le regardent
comme un libéral, les républicains, comme un ré[)ublicain, et
lorsqu'il meurt, en 18ol, le g-ouvernement de Napoléon III lui
rend des lionneurs ])ublics, parce que ses chants « consacrés au
culte de la patrie, ont aidé à perpétuer dans le cœur du peuple
le souvenir des gloires impériales ». Déranger mérite, en somme,
le bien que les partis qu'il a servis ont dit de lui, et beaucoup
du mal (jurn oui dit b'S partis (piil a c(jmbattus.
LES ORATEURS
Le milieu. — Les Chambres de la Restauration ne ressem-
blaient guère à celles que nous avons sous les yeux, et il est
besoin d'un ellort d'imagination pour se les représenter, avec
leur tribune solennelle, où Ton montait en costume, avec les
« opinions » écrites qui s'y débitaient, avec leur personnel
généralement assez âgé. Rares étaient les orateurs qui ne
lisaient ni ne récitaient. Les premières improvisations de M. de
Serre allèrent aux nues. Pour apprécier les hommes et les
œuvres, il faut nous fier aux témoignages contemporains, plus
qu'à notre goût, si nous ne voulons pas nous montrer trop
sévères.
Les hommes. — Outre Donald, compli(jué dans ses dis-
cours comme dans ses écrits, et meilleur écrivain qu'orateur,
il faut citer un La Rourdonnaye, toujours prêt à célébrer en
termes emphati(iues, mais non dépourvus de chaleur, sa foi
légitimiste; un Ilyde de Neuville, qui détend le roi comme un
chevalier sa dame; un Marcellus, barde médiocre, mais élé-
gant ; un Villèle, déjà orateur d'affaires, et qui réussit à se
dégager de la phraséologie à la mode, poin- traiter les (juestions
sobrement et avec une certaine force; un Martignac enfin, disert
et mélodieux. Du côté des libéraux, Denjamin Constant, qui,
comme Donald, parle après avoir écrit, mais parle aussi bien
qu'il écrit; Manuel, le général Foy, Camille Jordan, de Serre,
iinyti-Collanl. Et toujours, en dehors, au-dessus, parfois au
milieu des partis, Chateaubriand, qui, tandis (jue les autres
LA RESTAI IIATION 607
militent pour la lilirrli' ou pour raul(»ril('" royale, Iravaillc, vir-
tuose (le légoïsme, à laj^loiie de ("Jialcauliriauil.
Les orateurs crextrèuie droite (N'fcudenl, sans ari;uinents ori-
ginaux, le trône et laulel. Us tonnent contre les audaces du
siècle, contre les crimes de la Révolution. Les libéraux, qui
atta([uenl, au lieu de parer les coups, ex|)riment les besoins, les
inquiétudes, l(>s alTections de la France nouvelle. Us le font
souvent en beau laniiage; parfois, dans les formes convenues
de rép0(|ue, (pii paraissent intolérables aujourd'bui. On trouve,
en vérité, peu de plaisir à lire Manuel, ou le général Fov, ou
Jordan. L'élo(juence de Royer-Collard, celle de M. de Serre résis-
tent mieux à l'épreuve. La raison en est sans doute ipie de
Serre possède un véritable tempérament d'orateur, et que Hover-
Collard est un philosophe politique, dont la pensée, plus mobile
qu'elle ne passe pour l'être, intéresse par ses évolutions.
De Serre. — « De Serre ', écrit Cormenin, dans un livre
méchant, mais curieux — là surtout oîi il donne, au lieu d'un
jugement, un coup de crayon, — de Serre était long et maigre
de corps. Il avait le front haut et proéminent, les cheveux plats,
l'œil vif, la bouche pendante, et la physionomie inquiète d'un
homme passionné. Il ànonnait, en commençant à parler, et l'on
voyait à la contraction de ses tempes, que les idées s'amassaient
lentement et s'élaboraient avec effort dans son cerveau. Mais,
peu à peu, elles s'arrangeaient, elles prenaient leur cours, et
elles sortaient dans un ordre pressé et merveilleux. Il pliait,
il palpitait sous leur poids, et il les répandait en magnitiques
images, en expressions pittoresques et créées. » De toute cette
éloquence, il reste surtout un grand souvenir, et (iuel(|ues for-
mules, d'ailleurs belles.
Royer-Gollard. — Royer-GoUard -, cà la tribune, professe.
Mais s'il a eu quel([ues-uns des défauts, il a eu les (jualités
essentielles du professeur. Et d'abord l'art de concentrer son
effort sur le [)oint qu'il veut mettre en lumière. Royer-Collard
1. De Serre (lTi6-1824). Émifrre au début de la Révolution, rentre en France
en 1802, et accepte les fonctions de magistrat. Député en 1815, ministre en 1818
et en 1820; puis ambassadeur à Naples en 1822.
2. Royer-Collard (1";G3-1846). Secrétaire de la Commune de Paris, en 1"92.
Membre du Conseil des Cin(] Cents en 1797. Professeur à la Faculté des Lettres
de Paris sous TKmpire. Député en 1815. Président de la Chambre en 1827, il
fait parlie du parlement jusqu'en 1843. Membre de l'Académie française.
608 KCIUVAINS HT (UlATKrUS POLITIOIKS
a aussi la rigueur dans rcnchaînemcnl des propositions, le don
des formules, l'accent impérieux et décisif. Lisez-le : il semble
qu'il ait raison en tout ce qu'il dit. Etudiez-le, et sous la majesté
des mots, vous discernerez souvent la faiblesse des vues; sous
la contexture serrée de l'arg-umentalion, des idées vacillantes,
fuyantes môme. Cela tient à ce que Royer-Collard est un Doc-
trinaire, le i)rototype des Doctrinaires, ainsi nommés par anti-
phrase, sans doute, et parce que le propre de leui- polili<|ue est
de subordonner, en toute rencontre, la doctrine aux faits. « Au
lieu de dominer les circonstances de la hauteur des théories, a
dit (|U(d(ju'un (|ui le connaît bien', Koyer-Collard élève à l'état
de théorie l'inspiration môme des circonstances. » Il faut
renoncer à mettre de l'unité dans la pensée politique de Royer-
Collard, comme l'ont tenté, sans succès, quelques amis trop
zélés. Entre la théorie du gouvernement consultatif qu'il expose
en 181 G, et le rôle qu'il joue dans les événements de 1830, aucun
raccord n'est possible.
Si l'unité n'existe pas dans les idées de Royer-Collard, elle se
trouve, au |)liis haut point, dans ses sentiments. Il en est deux
qui, chez lui, n'ont jamais varié, jamais fléchi, qui ont toujours
dirigé sa conduite, et qui ont bien servi son élo(juence. Le pre-
mier, c'est l'horreur de la souveraineté populaire, telle qu'il l'a
vue s'exercer aux heures mauvaises de la Révolution. Et le
second, c'est l'orgueil bourgeois. Royer-Collard ne comprend
pas le peuple; mais il a, contre les privilégiés de l'ancien
régime, contre la noblesse, toutes les préventions d'un légiste
de 1789. On connaît son mot à un ministre, qui lui parlait du
désir exprimé par le Roi de le faire comte : « Comte vous-
même! » répliqua-t-il.
Le double sentiment dont je note ici l'induence man|ue les
limites de la pensée politique de Royer-Collard, en même temps
(ju'il ex|di(|ue son r(Me sous la Restauration. Légitimiste, il s'est
toujours défendu de faire la moindre concession à la Révolution.
Jiourgeois dans l'àme, il a contribué, autant que pas un, quand
il a vu en péril la Charte, et les libertés bourgeoises, au renver-
sement d(! Charles X.
I. Le .lue .1.- BruL'Iie.
LA MONAItClllK llK .IIILLKT 609
//. — La îuonarchie de Juillet.
LES ORATEURS
La monarchie de Juillet est née des luttes de la tribune. Et
c'est à la tribune que les questions essentielles ont été d'abord
traitées. En plaçant les orateurs avant les écrivains politiques,
nous suivons, dans nos divisions, l'allure de l'histoire. Mais,
ici encore, il faut simplifier, élaguer. Quelques pag-es seule-
ment pour tant de noms! Choisissons les plus représentatifs.
Casimir Perier, le duc de Broglie, ïhiers, Guizot nous servi-
ront à comprendre le régime qu'ils défendent ; Mauguin, le
général La Fayette, Odilon Barrot, Lamartine, à comprendre
l'opposition qui combat ce régime. Et il faudra parler à part
de Berryer, qui n'est de cœur ni avec le pouvoir, ni avec ses
adversaires. Mais, d'abord, il convient de rappeler, pour l'intel-
ligence de ce qui va suivre, les traits dominants de la situation
politique au lendemain de la révolution de 1830.
La première question débattue à la Chambre est celle de savoir
ce que deviendra le régime de Juillet. L'avènement du peuple,
disent les Mauguin, les La Fayette, quelques autres encore.
« Un 1688 français », répond le duc de Broglie ; « un minimum
de révolution », corrige Guizot; « un expédient pour remédier
aux difficultés nées d'une incompatibilité d'humeur entre la
France elle roi », insinue Thiers. De belles joutes se livrè-
rent sur ce thème. Puis, quand Thiers, Guizot et de Broglie
eurent cause gagnée, on entra dans la période médiocre et
morne dont Tocqueville a fait une si vive peinture. N'importe,
l'objet des discussions avait beau être mesquin : la liberté
politique régnait, et elle ennoblissait toutes choses.
Casimir Perier. — Casimir Perier ' a été l'homme d'action
dont la monarchie nouvelle s'est servie quand l'émeute grondait
encore, pour renier et dompter l'émeute. Chef du gouvernement
pendant quebjues mois, il défend avec une énergie passionnée
1. C. Perier (17'77-1S32). Officier du génie, pui^ l^nnqiiier. Député en 1817. Pré-
sident de la Chambre après la Révolution de 1830, président du Conseil en 1S31.
Histoire de la langue. VII. 39
610 ÉCRIVAINS ET ORATEURS PiiLITIiJlES
l'orilit- au (lodaiîs, ot. au dehors, la paix. Casimir Porier n'est
ni un iti'ofesseur, ni un avocat, ni un |)ur politicien. Il a été
oflicier. 11 a dirigé une grande maison de banque. C'est un
homme [tratique, qui a le sens et le ton du commandement. La
parole de Perier a je ne sais <|uoi de net, de (Hrect, de prime-
sautier à la fois et de réiléclii, (|ui force l'attention. Mais on
n'y sent pas circuler la llamme des idées générales. Quelques
sentences très brèves, très sèches, tombent comme autant de
couperets sur les illusions, les ambitions de ce peuple de Juillet,
encore chaud de la bataille et de sa victoire. « Il faut en finir
avec l'anarchie. Il faut réserver le sang- des Français à la
France. » Ce sont là les maximes favorites de Perier. Il les
pose sans éclat, mais avec vigueur, avec une certaine rudesse,
avec une obstination lètue, qui impressionne.
Victor de Broglie. — Le duc de Broglie * tranche, lui
aussi, sur la banalité des hommes de 1830. Il a été ministre de
la monarchie de Juillet, mais sans se faire de g-randes illusions
ni sur le rég"ime, ni sur le roi. La lecture de ses Souvenirs
explique son attitude. C'est, avant tout, un esprit critique,
jaloux de son indépendance, jaloux de son impopidarité. Il ne
se donne jamais tout entier, car il réserve pour lui-même le
meilleur de lui-même. Il n'était pas né serviteur. Notez qu'il
a épousé la fille de M'"" de Staël, et qu'il a vécu auprès de ce
grand professeur d'individualisme. Le duc de Broglie a l'esprit
philosophique. Il va droit aux principes, il les expose avec
lucidité, les analyse avec pénétration, et déroule assez libre-
ment, sans trop se demander s'il jdaît ou s'il choque, la série
de leurs conséquences. Il attirerait par la sincérité de la pensée,
s'il n'était, <à la tribune comme dans ses écrits, très froid,
volontiers guindé, et moins préoccupé, semble-t-il, de conquérir
les svmpathies, que de prévenir les familiarités.
Guizot. — Thiers et Guizol ont autant parlé, à eux deux,
que tous les autres « parleurs » de la monarchie de Juillet
réunis. Et ils svmbolisenj; à merveille la tribune d'alors, bien
1. Victor (II- Rroglie (1"8o-1S70). Aiidiler.r ;iii Conseil iTÉtat sons rciiipin", pair
(le Franco en l«lo ministre de l'InsU-uclion pul)li(iue et des AlVaires étran-
gères sous la monarchie de Juillet. Membre de l'Assemliléi' Constituante en 1848.
Après le 2 décemlire. il quitte la vie publique. Membre de rAca<lémie française.
I
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VU, C. XII
Armand Colin A C' = , EJiteurs, Par
GUIZOT
D'APRÈS UNE PEINTURE DE PAUL DELAROCHE
LA MdXAHCIlll'; l)K .11 ILLKT 611
différente de celle de la Restauration, i)icii dilTri-onle aussi de
celle que la troisième République nous a fait connaître, et à
laquelle, d'instinct, nous rapportons comme à un i/islnimcnt
de mesure, les hommes et les talents.
Guizot ' tient de Royer-Collard, son ami, et, malgré la diffé-
rence des âges, son compagnon de lutte sous la Restauration.
Il a, comme lui, une disposition naturelle ou acquise à ériger
les faits en théorie. Comme lui, il est bourgeois et entiché de
bourgeoisie. Mais ce qui n'était qu'un sentiment chez Royer-
Collard, devient chez Guizot, professeur d'histoire, une
théorie.
Le pouA'oir doit appartenir, appartient nécessairement, et en
quelque sorte naturellement, aux classes moyennes. Vers cette
solution, toute la civilisation moderne est orientée. Guizot,
esprit généralisateur, s'est fabriqué une philosophie de l'histoire
sous la Restauration. Il Fa développée dans ses cours, dans ses
livres. Sous la monarchie de Juillet, qui lui ap|)araît comme le
couronnement logique et bienfaisant de « l'histoire de la civi-
lisation », il prêche cette philosophie de l'histoire à la tribune,
et l'applique au gouvernement. Renversé par la démocratie, il
ne comprend rien à sa chute, et, jusqu'à la fin d'une vie très
longue, il demeure le prisonnier des vues qu'il exposait, avec une
complaisance juvénile, à la Sorbonne, en 1821.
11 n'empêche que, pris à sa date, replacé dans son milieu,
Guizot a été un orateur. Cet orateur possède des dons précieux :
l'art de composer avec élégance et solidité, la force, et parfois
une réelle beauté d'expression, l'aptitude à se servir des idées
générales, et à tirer parti du lieu commun. Quand on lit les
débats parlementaires de la monarchie de Juillet, on est étonné
de la pauvreté des intérêts (jui mettent les passions aux prises,
et l'on admire la stérilité d'un tel effort d'éloquence, soutenu
pendant tant d'années. Guizot a beaucoup contribué à masquer
aux contemporains cet aspect de la vie publique. C'est ipi'il
\. Guizot (17S7-18"4). Professeur à la Sorlioune, dès 1812; secrétaire général
du ministère de l'Intérieur lors de la Restauration, puis du ministère de la Jus-
tice, puis membre du Conseil d'État. Député en 1836, et plusieurs fois minisire,
il reste au pouvoir de 1840 à 1848. 11 n'est pas élu à l'Assemblée Législative, et
se consacre, sous l'Empire, à ses travaux de littérature et d'histoire. Membre de
l'Académie fram^-aise.
612 ÉCRIVAINS ET OUATHURS POLITIQUES
excelle à mettre de grands mots sur de petites choses. Il défend
les monopoles commerciaux ou industriels comme il défendrait
la cause même de l'esprit humain. Il trouve des paroles flores,
quand il prcMid, à l'égard de l'étranger, une altitude plutôt
conciliante. La ])ompe du langage, celle du geste ont beaucoup
servi Guizot. Il est vrai f|u'à présent, elles lui nuisent. Le con-
traste entre les réalités mes(|uines de sa politique et le décor
verbal dont elle s'enveloppe, nous choque.
Mais nous ne pouvons plus l'entendre, ni le voir, et il fau-
drait l'avoir vu, l'avoir entenihi, pour être tout à fait équitable
envers lui. Une tète expressive, un regard enflammé, je ne
sais quel accent dogmatique, un maintien austère, reflet d'une
pensée souvent tournée vers les grands objets de la médita-
tion morale ou religieuse, ajoutaient à l'effet de sa parole. Il
était très admiré d'un grand nombre de députés qu'il avait fait
élire, et dont il tenait la fortune entre ses mains. Il se sentait
admiré. Il leur savait gré de lui communicjuer cette impression
agréable, et, d'autre part, il se jugeait, avec raison, fort au-
dessus d'eux. On croit, en plus d'une occasion, discerner chez
Guizot cet état d'àme, et l'on ne doit pas être loin de la vérité,
en y rapportant quelques-unes des particularités de son élo-
quence, la hauteur, le ton tranchant et impérieux, l'absolue
confiance en soi, le dédain de l'adversaire, de ses raisons ché-
tives, de ses menaces impuissantes.
Thiers. — Thiers', qui, lui aussi, est « classe moyenne »
jusqu'au bout des ongles et, de plus, Marseillais, journaliste;
Thiers, qui n'a pas été tenu sur les fonts par M. Royer-Collard,
offre comme orateur un contraste absolu avec Guizot. Thiers
et Guizot, ce ne sont pas deux politiques différentes — ils ont
eu cette illusion, que nous ne saurions partager, — mais ce
sont deux tempéraments incompatibles.
Thiers, à la tribune, est copieux, presque bavard. Il ne com-
pose pas son discours, qui, souvent, coule amor[)he et divers,
sans jamais devenir obscur, tant cha(|ue partie du discours.
1. Thiers (1197-1 STIj. Journalislc sous la Heslaiiration, (lépiilé, puis plusieurs
fois ministre sous la monarchie de Juillet. Memhre des assemblées de la seconde
République, proscrit au 2 décembre l^ol. Député de nouveau en 1863. Chef du
pouvoir exécutif, de février 187 1 au 2i mai 1873. Membre de l'Académie française.
LA .MiiNAUClllK DK .IIH.LKT 613
rlia(|UO développement dans cli;u|iic jjarlic, (•lia([U(,' phrase dans
tlia({ue développement recèle ou plutôt dég-age de clarté. Clarté
qui naît, en général, du caractère |)rali(|ue, positif, du terre à
terre de la pensée. Thiers paraît faible, quand il se hasarde à
traiter les questions morales, les questions philosojdiiques. Il
lui arrive même d y être d'une platitude qui fait sourire. En
revanche, quand il expose — et c est ce (ju'il fait le plus volon-
tiers— une qu(^stion technique, il est merveilleux. 11 comprend
tout, fait tout comprendre, ou. ce qui revient au même, fait
croire que Ion comprend et qu'il a compris. Thiers n'est pas,
comme Royer-Collard, comme (luizot, un professeur qui déve-
loppe, devant un public choisi, de hautes idées. C'est un institu-
teur primaire, un admirable instituteur pour enfants ou adultes
mal dégrossis, un maître qui sait mesurer le savoir aux aptitudes
de ses élèves, leur dit tout juste ce qu'il faut leur dire, et de la
façon dont il faut le leur dire, pour qu'ils s'assimilent la vérité
utile. C'est là sa méthode, sauf dans les cas où il ne dédaigne
pas d'éblouir son monde. Et comme la vanité ne lui est pas
étrangère, Thiers, à l'occasion, s'y emploie.
La langue qu'il parle ne ressemble pas non plus à celle de
Guizot. Elle est négligée au possible, quelquefois imprécise,
mais surtout molle, et peu faite pour l'impression. La lecture
des discours de Thiers suscite bien rarement une sensation d'art.
Pourtant, elle n'ennuie pas, ni ne donne une idée médiocre de
l'homme qui a prononcé ces discours. Elle n'ennuie pas, car
on s'instruit à le lire; on recueille un savoir léger, portatif,
immédiatement utilisable. Elle ne nuit pas à l'opinion qu'on
s'est faite d'abord de l'homme d'Etat, parce que son discours
est admirablement approprié à la fin qu'il poursuit.
Avec Thiers, il faut se rappeler l'état de la discussion. S'il
parle, c'est pour obtenir un résultat, faire voter un article de
loi, repousser une manœuvre de l'opposition. Peu d'hommes ont
eu, à la tribune, au même degré que Thiers, le sens de l'utile,
du possible. Il en est qui se laissent entraîner, et dont le talent
nuit à leur cause. Ce mécompte risque d'arriver aux orateurs
à idées. Thiers ne l'éprouve pas. Il sait ce qu'il fait, où il va,
et il y va toujours par le chemin le plus sur, sinon le jdus
direct et le plus court.
614 ÉCRIVAINS ET ORATKIRS POLITIQUES
Tliicrs a judirtaiil, lui aussi, son cheval de bataille, comme
Guizot. Ce n'est |>as la jtrépondérance des classes moyennes.
C'est l'honneur militaire de la France. Il est patriote, et môme
chauvin, et même cocardier. Nous retrouverons ce trait de son
caractère, quand nous parlei'ons du rôle qu'il a joué après la
guerre do 1870. Mais déjà sous la monarchie de juillcl, la haute
idée qu'il se fait de la dignité de la France, de ses droits et de
ses devoirs dans le monde, communique à sa ])arole, en cer-
taines circonstances, une gravité, une noblesse imprévues. îlors
de là, il est simple, ce qui est un très grand mérite, et rare à
cette date. Il prépare, dès lors, cette transformation de l'élo-
quence politique en éloquence d'affaires, qui s'accomplira sous
la troisième République. Mais surtout, Thiers a de l'esprit, du
plus adroit, sinon toujours du plus fin. Il amuse en inlruisant,
il séduit, convainc, entraîne une assemblée. La volubilité natu-
relle et voulue tout ensemble de son débit est telle, dit Cor-
menin, que « l'intelligence de la Chambre ne peut ni le précéder,
ni mémo le suivre ». La Chambre s'en remet à lui. C'est ce
(juil a voulu. Il exercera, en 1871, la dictature de la capacité.
Dès la première partie de sa vie publique, il s'y est préparé par
beaucoup d'études, par le continuel exercice de rares facultés, et
par le sentiment vif, — qui perce un peu trop souvent, — de
sa supériorité.
Autres orateurs. — Je voudrais peindre encore — s'il ne
fallait courir — quelques autres figures d'orateurs, le général
La Fayette, Mauguin, Odilon Barrot. OdilonBarrot a la gravité,
le goût des idées générales, la modération calculée et la solen-
nité naturelle de la parole. Mauguin a la vivacité, la llamme,
l'ardent patriotisme, la prétention de se connaître aux choses
militaires. Il s'est rendu célèbre, dans les premières années de
la monarchie de Juillet, par l'assurance avec laquelle il rema-
niait à la tribune la carte de l'Europe, non sans avoir fait
manœuvrer bataillons et escadrons, sans avoir livré des
batailles, et les avoir invariablement gagnées. La Fayette, glo-
rieux débris, excite l'enthousiasme chaque fois qu'il paraît à la
tribune. On applaudit les grands souvenirs qu'il évoque, et
peut-être aussi le flegme spirituel de sa parole, un je ne sais
quel air xvui'' siècle, l'élégance morale avec laquelle il a fait
l.A MO.NAIICIIIK m: .ini.LKT Olo
le don (le sa vie ù la lilMM'Ié. Le J<mii' de rciilrrrciiiciil du
général J^amar(|iie, un groupe de (.•(jiis[)iratcur.s avaicul eu
l'idée, pour « corser » les événements, de tuer La Fayette. Ils
auraient ensuite promené son cadavre sanglant dans Paris.
La Fayette fut mis au courant. Il sourit, comme s'il eût trouvé
l'idée toute naturelle, et le stratagème ing-énieux. Ce désinté-
ressement de soi-même, qui n'excluait pas une vanité naïve,
paraissait dans l'attitude du vieillard, chargé d'histoire, et frayait
à sa parole le chemin du cœur.
Lamartine. — Lamartine ' a préludé, sous la monarchie de
Juillet, au rôle d'orateur national qu'il devait remplir le jour où
cette monarchie vint à disparaître. Avec une décision et une
suite dans les vues qu'on n"a pas assez remarquées, mais que sa
Correspondance atteste, il a désigné de bonne heure le but oîi il
tend. Entré à la Chambre en 1834, il a, dès le premier jour,
son « plan », son « système » — il emploie indifféremment les
deux mots, — et il y reste lidèle. Lorsqu'en 1843, il passe net-
tement à l'opposition, les contemporains l'accusent d'avoir
trahi par ambition déçue, par vanité exaspérée. Ce sont ces
jugements, très suspects, vu la date, vu leur origine, qui,
accueillis, propagés par des critiques superficiels, ont fait
l'opinion sur la politique de Lamartine. L'opinion, comme il
arrive, a été trompée. Il se peut que Lamartine ait nourri
des espérances auxquelles les événements n'ont pas répondu.
Ces espérances nous paraissent aujourd'hui plus que justi-
fiées, à voir ce que Lamartine a su faire, dans les circonstances
extraordinairement difficiles où il a pris le pouvoir. Mais ce
qui est sûr, c'est que la ligne de conduite qu'il adopte en 1843,
il se l'est tracée, il l'a définie bien des années auparavant.
On a ri du mot que Lamartine répondit, lorsqu'on lui demanda
où il irait siéger : « au plafond! » Ce mot est très vrai, très
expressif. Même quand il était considéré encore comme un
député ministrable, Lamartine a siégé au plafond, c'est-à-dire
en dehors, au-dessus des partis constitués. Et cela, parce qu'il
1. Lamartine (1"91-1869). Garde du corps, puis diplomate sous la Restaura-
tion. Député en 1834. Membre du gouvernement provisoire et minisire des
affaires étrangères après ia Révolution de 1848, puis membre de la Commission
executive jusqu'aux Journées de Juin. U n'est pas élu d'abord à la Législative,
où il n'entre qu'à une élection partielle de I8o0. Membre de l'Académie française.
616 KCIUVAINS KT (IRATRrilS I>(ILITI0URS
sentait et comprenait ([iic ravcnii- ira|t|>artenait pas à ces partis,
mais aux masses. II a, pendant quatorze ans, comme il disait
aussi, « parlé par les fenêtres », c'est-à-dire non pour ses
collèprues, mais pour les « masses ». Ce n'est pas dans la gri-
serie de 18iS (|u"il a compris le p(Mi|)l(', et déclaré que la poli-
tique de l'avenir devait iMre tout entière tournée vers la recon-
naissance de ses droits et la satisfaction de ses intérêts; c'est
avant, bien avant.
Dès 4831, il parle de la « charité puliti<jue et civile » comme
de l'idéal à viser. Dès 1834, il demande (jue « Tamoar du peuple,
le zèle du bonheur des masses » inspirent uni(juement le légis-
lateur. Dès 1842, il donne à la tribune cette belle définition :
« Une société démocratique veut dire une société où tout le
monde a intérêt à moraliser, à agrandir, à dignifier la condition
du peuple ». L'injustice des partis — et leur légèreté — voilent
ces préparations lointaines et graduelles d'une politique à
laquelle ils sont hostiles. Mais l'histoire — même l'histoire (h^ la
littérature — est tenue de les relever, pour présenter les hommes
sous un jour vrai.
Lamartine a eu de la peine à se faire écouter dansles Chambres,
plus encore à se faire accepter. On lui reproche de n'être qu'un
poète égaré dans l'action. Et ce poète se plaît à développer des
idées dont il a annoncé d'avance qu'elles vont « faire cabrer »
les partis. Il n'est pas de ceux qui manœuvrent pour se con-
cilier des sympathies, ou, tout au moins, se ménager des indif-
férences. Il n'est pas davantage de ceux qui atténuent leurs
opinions, pour les rendre incolores, partant tolérables à tous.
Les idées qu'il expose à la ti"il)une dépassent — et heurtent —
l'intelligence moyenne de l'assemblée. La forme dont il revêt
ces idées, toujours élo(|uente, toujours grandiose, estquel([uefois
cruelh.» en sa concision dédaigneuse. 11 a planté certains mots,
comme autant de poignards, dans le cœur du régime de Juillet.
« La France s'ennuie... La Révolution qui se prépare sera la
Révolution du mépris... Pas n'est besoin d'un homme d'Etat
pour pratiquer votre politique, une borne y suffirait. » Lamar-
tiiif aura encore de ces trouvailles, en 1848, pour désarmer la
foule grondante et l'abattre, docile, à ses pieds : rappelez-
vous la phrase sur le drapeau rouge, et le drapeau tricolore.
LA Md.XAUCIIIK l)K .IIILLKT 617
On avait raison, soninic louto, de l'apix-lcr |>(irl(>. Parce qiril a
été poète, il a su voir de haut, de loin, à fond ; deviner les événe-
ments qui se j)r(''[iaraient, n'en pas avoir peur, et vraiment,
durant une courte période, mais combien oraucuse! les conduire.
Berryer. — lîerryer ' est à peu j)rès à lui seul tout le jiarti
légitimiste, dans la chambre. En tout cas, il est le seul à [)ailer
avec éclat et autorité au nom de ce i)arti. A celte; date, où les
mœurs politiques, sans être irréprochables, étaient beaucoup
plus humaines qu'elles ne devaient le devenir par la suite, la
solitude, loin de nuire à Berryer, assura, au contraire, un
accueil plus respectueux à sa parole. Puis, s'il est un légiti-
miste intransigeant, Berryer est un libéral fervent. La cause
qu'il défend le plus volontiers, sous des formes diverses, en
toutes occasions, c'est la cause de la liberté. Tactique d'op-
posant, qui crée sans regret des difficultés au pouvoir : soit.
Mais aussi sentiment profond et vrai d'honnête homme. Il arri-
vera à Berryer de glorifier la Convention, parce qu'elle a
sauvé la patrie. Et quand les ministres de juillet et les minis-
tériels lui crieront : « Vous êtes cyniquement révolution-
naire », Berryer répondra qu'il préfère « le cynisme révolu-
tionnaire au cynisme des apostasies ».
Beau talent, que celui de Berryer, mais talent d'avocat.
L'éloquence politique, chez lui, sonne toujours la plaidoirie. Elle
en produit les grands effets; elle en emploie les petits moyens.
Il y a trop d'habileté dans cette parole. On s'en aperçoit à le
lire. Ceux qui Tant entendu furent frappés surtout de l'am-
pleur, de la beauté de la phrase. Berryer avait, d'ailleurs, une
voix admirable, une diction élégante et noble; une action émou-
vante. « Le plus grand des orateurs français, après Mira-
beau », écrit Gormenin, qui n'est pas fâché d'élever Berryer,
pour rabaisser quelques-uns des émules de Berryer. L'éloge est
outré. Mirabeau a eu plus d'idées politiques, et les idées d'un
orateur sont un élément de son génie. Mais (jue cet éloge ait
pu être donné à Berryer, cela suffit pour lui assigner une place
exceptionnelle parmi les orateurs de 1830.
1. Berryer (1790-186S). Avocat, puis dcinilé en 1830, reste dans les Chambres
durant toute la monarchie de Juillet et la seconde République. 11 rentre dans la
vie publique en 1863, et combat au Corps Législatif la politique de l'Empire.
Membre de l'Académie française.
618 ECRIVAINS ET nUATEUIlS POLITIQUES
LES ÉCRIVAINS POLITIQUES
La presse politique de 1830 à 1848 mériterait une étude. Elle
<(»mpte (les talents délicats ou vigoureux, et des noms : Armand
Marrast, Emile de Girardin, Louis Blanc, Genoude. Mais
trois hommes lemjjortent k Icd [loint, comme écrivains politi-
ques, sur tous ceux qui les entourent, que force est bien de
négliger les autres, pour s'attacher à eux.
Cormenin. — La monarchie de Juillet n'a peut-être pas
eu d'adversaire plus implacable que M. de Cormenin'. Si elle
n'a jamais été respectée dans notre pays, si l'opinion a pris
envers elle et gardé jusqu'au bout, malgré les services réels
«lu'ollc a rendus, le ton du persiflage et du dénigrement, si elle
a été en butte, dans son personnel, son cérémonial, sa poli-
tique, à tous les brocards, à tous les lazzi, comme à toutes les
imputations injurieuses ou désobligeantes, accusez-en d'abord
les petits pamphlets répandus à des milliers d'exemplaires, sous
le pseudonyme de Timon.
Pourquoi Timon s'est-il donné comme tâche de harceler, à
la manière d'un taon, la monarchie nouvelle, alors que rien,
dans le cours antérieur de sa carrière, ne paraissait devoir faire
de lui Tailvcrsaire systématique de cette monarchie? On s'est,
comme toujours, posé la question, et la passion des partis n'a
pas manqué d'y faire les réponses que l'on peut deviner. Le plus
simple, le plus vraisemblable est que Timoi>, ayant trouvé une
forme d'écrire — et d'agir — ({ui convenait merveilleusement à
son naturel et à ses aptitudes, s'en est servi, excité, d'ailleurs,
par le succès croissant de l'entreprise.
Aussitôt qu'une question délicate ou diiiicile se })Ose devant
ro|)inion. Timon publie un de ses courts pamj)hlets. Et l'on
peut être sur qu'il y traite la question dans les termes les plus
propres à ridiculiser le pouvoir. Oh! les pamphlets de Timon
n'ont pas la saveur littéraire des pamphlets de Paul-Louis Cou-
riei-. Mais ils ne se destinent pas au même public. Ils sont faits
I. Cormenin (17S8-1868). Conseiller d'Étal, député sous la Restauration et la
iMonarcliie de Juillet, memlire de lAsseinblée Constituante en 1848. Il se rallie
au second Eui])irc.
LA MONAHCIIIK IIK .IIILLIOT 619
pour être lus de tout le monde. Les arguments ne luillciil pas
toujours par rélégance, ni même par la bonne foi. K\\ rcvaiiehe,
on en chercherait vainement d'autres, (pii fussent j)his capables
de piquer la curiosité, d'aviver la malice narquoise du [)etit
bourgeois. Le petit bourgeois est exclu du « pays légal ». Il est
donc l'ennemi-né du régime établi. Timon chauffe à feu doux
et continu les colères, les défiances, les jalousies de cette
catégorie de lecteurs. Il fait sourire aussi les « capacités »,
tenues, comme le petit bourgeois, à l'écart du droit politique.
Car Timon a de l'esprit, et, souvent, à la chute d'une phrase, il
épingle le mot décisif. La liste civile, les apanages, les dota-
tions sont ses sujets de prédilection. Il a soutenu là un corps-
à-corps prolongé avec la dynastie, et il en est sorti vainqueur,
puisque c'est à lui que le gouvernement provisoire devait
confier, au lendemain de la Révolution, avec le soin de rédiger
le décret instituant le nouveau régime électoral, celui d'infliger
le suprême démenti à un gouvernement qui avait nié, quelques
semaines auparavant, qu'il put jamais y avoir de jour pour le
suffrage universel.
Timon ne s'est pas borné à ce duel de plume avec le Roi.
Membre des Assemblées, il y voyait à l'œuvre tous les orateurs
du temps, et il s'est complu, caustique et malveillant comme il
l'était en son fond, à tracer leurs portraits. De là, le livre des
Orateurs, auquel j'ai emprunté, dans ce chapitre, une ou deux
citations. C'est encore un pamphlet (je parle surtout de la
seconde partie, car, la première, consacrée à une sorte de
théorie de l'éloquence, est, quoique spirituelle, un peu longue,
un peu pénible à suivre), un pamphlet très méchant et très amu-
sant. On a beaucoup lu ce pamphlet, et il n'est pas rare de
trouver, chez d'autres critiques, sur Thiers ou Guizot, Dupin
ou Laffitte, les formules à peine modifiées de Timon. Tel de ces
portraits a été pris et repris, retouché, ajusté jusqu'à trois ou
quatre fois. Il y a, pour le moins, trois « variantes », comme dit
Timon, de son Lamartine, — avec les dates, et il est superflu
d'ajouter que les dates ne sont pas inditTérentes. Le livre des
Orateurs n'est pas une source où il faille puiser de confiance,
mais c'est un document sur l'époque oîi il a paru, et, dans
l'œuvre totale de l'auteur, un élément d'importance.
620 KCUIVAINS ET OUATELUS POLITIQUES
Le style de (lonnciiin est Irt-s inrli', très inégal surtout. Il a
(lu tro|i cl (lu nKin(|ue. On s'est ainus('', non sans motifs, de ses
iiii''ta|>liores, (jui chevauchent les unes sur les autres, avec un
parlait niéiu"is de la logitjuc, cette condition supérieure de l'art
d'écrire. Mais quand on ne cherche pas dans Timon ce qu'il ne
peut pas donner, et n'a pas iiromis ; ([uand <»n le prend tel qu'il
est, qualités et défauts, on doit conclure que, polémiste redou-
tahle. il a eu aussi des parties de l'écrivain.
Armand Garrel. — Je me ferais scrupule de parler
d'Armand Carrel ' tout de suite après avoir parlé de Cormenin,
si un seul de mes lecteurs pouvait être induit à penser que le
voisinage des deux noms symbolise un rapport quelconque entre
les deux esprits. Armand Carrel, c'est l'écrivain politi(|ue, dans
toute la force et le sérieux du terme. Il a, lui aussi, aj)rès une
courte période de bienveillance, attaqué la monarchie de Juillet.
Mais il ne s'est servi contre elle que des armes les [)lus cour-
toises. 11 l'a combattue en chevalier, en paladin de lettres. Ce n'est
pas seulement sa mort, survenue dans des circonstances tragi-
ques, avant qu'il eût donné sa mesure et rempli sa destinée, c'est
sa vie tout entière, loyale et pure, qui le désignent au respect.
Carrel a été frappé, pendant les journées de juillet, de la tenue
du peuple de Paris. Le courage, le désintéressement que les
insurgés font paraître, le sens de la légalité dont ils s'inspirent
jusque dans la révolution, le frappent d'admiration, autant (jue
de sur[)rise. Le 30 Juillet, en pleine bataille, il exprime ce double
sentiment, qui, dès lors, ne le quittera plus. Il demande aussi,
à la même date, que, le peuple ayant vaincu, les résultats de la
lutte soient pour lui. Avec la décision d'esprit qui le caractérise,
et la franchise que ses adversaires mômes ont saluée chez lui,
Carrel pense que ce peuple, « condamné jusqu'alors à l'ilotisme
politique », doit entrer en y>artage du droit électoral. Et il écrit,
le21 septembre: « La Révolution de 1830... a émancipé les classes
inférieures, comme celle de 89 avait affranchi la classe moyenne ».
Cependant, il fait crédit au pouvoir nouveau, tant qu'il se croit
I. Carrel (1800-1836). Sous-lieulciiaiil, l)ii'nir)l déinissionnaire, il commence à
écrire en i82o. La fondation du National (en 1830), dont il partage la direction
avec Thiers el Mignet, le met en pleine lumière. 11 a été tué en duel par Emile
de Girardin.
LA MONAIICIIIK DK .IllLLKT 621
fondé à penser r|ii'entre le pouvoir cl lui, (''est une simple tliné-
rence d'allures, mMiscpion finira par se rejoindre dans la voie
du pi'Oi:rès. Il faut (pie les fails eux-mêmes se charg'ent <le le
détromper. La Fayette est mis à l'écart; on adopte, pour parler
aux cabinets européens, un ton humble. Casimir Perler barre
énergiquement la route aux [)arlis (pii voudraient tirer de la
révolution de Juillet les conséquences polifi(|ues ou sociales
qu'elle semble comporter. Le mécontentement de Carrel, dis-
cret et retenu d'abord, s'exprime plus vertement. En janvier
4832, il écrit le mot « république », et il démontre que « la chose
serait possible, même dans un pays où la Convention et la
Terreur ont laissé des souvenirs encore si présents et si faciles
à exploiter ». Dès lors, tout lien est rompu entre Carrel et ses
anciens amis. Tandis cpie ceux-ci s'appliquent à faire subsister,
dans le régime nouveau, le plus possible de l'ancienne monar-
chie, Carrel, librement, avec une belle audace spéculative,
cherche à quelles conditions une république serait acceptée en
France. Sur quelques points essentiels, il développe des idées
que nous ne saurions toujours, à distance, approuver -
car nous les jugeons à la lumière d'événements survenus depuis,
et qui auraient peut-être modifié la façon de penser de Carrel,
— mais qui n'en ofîrent pas moins le plus haut intérêt.
Les théories américaines de Carrel. — La République
à laquelle Carrel demande des leçons et des exemples, c'est la
république des Etats-Unis. Non qu'il cherche, comme Tocque-
ville, à y prendre sur le fait les conséquences dune forme
sociale nouvelle. Carrel est préoccupé de politique pure. Et ce
sont les institutions politiques des États-Unis — l'une surtout
de ces institutions — qui l'intéressent, lui font envie pour la
France. x\ux Etats-Unis, le pouvoir exécutif est, à la fois, élu et
responsable. Or, si la France n'a pas tiré de la révolution de
Juillet tous les fruits qu'elle en pouvait attendre, ce n'est pas
tant la faute des hommes que des institutions. Quand on va au
fond de la pensée de Carrel, on s'aperçoit qu'il jalouse les Etats-
Unis, parce qu'il admire Bonaparte — non l'empereur, mais le
premier consul. Il a rêvé, pour la France, d'un 18 brumaire qui
se fût terminé à l'élévation d'un chef unique , responsable, élu
à temps. Il voit Bonaparte, réélu en 180 i, déposant glorieuse-
622 ECRIVAINS HT iilîATKl I{S l>()LITIOUKS
inciit 1(^ pouvoir on 1808, « coinmcuii autre Washington ». Ce
rt've, Carrcl y aurait cortaincmcril renoncé, s'il avait vécu jus-
qu'en 18o'2. H aurait compris alors (j-ue la France n'est pas,
comme les États-Unis, une fédération; et que, sans parler de
maintes autres raisons, un nom propre, pour peu qu'il soit
illuniiiK' duii rrllct de ;L:l()irc militaire, même emprunté, v a
trop (le prestii:e, pour ne pas menacer bientôt et supprimer la
liberli'' politi(pie.
Sa théorie du droit commun. — Outre ses « théories
ami'ricaines », Carrel a exposé une théorie des « droits com-
muns », (pii fit grand bruit en son temps. C'est, sous un autre
nom, la revendication des « garanties » de la liberté politique.
La monarchie de Juillet a eu recours aux lois d'exception. Pour
un régimo né de la protestation contre l'arbitraire, et des barri-
cades, il était grave de manquer ainsi à son principe. Carrel a
soutenu, de 1832 à 1836, un combat incessant en faveur de
toutes les libertés, liberté individuelle, liberté de la presse,
liberté de la discussion sous toutes ses formes ; et il a, dans cette
lutte, payé de sa personne, généreusement, allant au-devant des
amendes, de la prison même, jetant de fiers défis à ses adver-
saires, se séparant de ses amis, au moment oii s'établit dans
le parti démocratique la théorie du « pouvoir fort ». Pour
lui, la liberté passe d'abord. A ce titre, il est un des plus Aail-
lauts défenseurs de l'individualisme, en ce siècle. Les polé-
mistes qui avaient assumé la tache de défendre les lois d'excep-
tion ne manquaient pas de les présenter comme des moyens de
défense indispensables à la monarchie. Et ils prenaient Carrel à
témoin. « Si la République existait en France, vous ne lui refu-
seriez pas les lois nécessaire à sa sauvegarde; vous la défen-
driez contre nous, absolument comme nous défendons contre
vous la monarchie. » Carrel répliquait, d'un ton dont la
sin<'érité ne l'ut jamais mise en doute : « Si l'on me donnait
demain à choisir entre la République sans la liberté de discus-
sion, et la monarchie avec une demi-liberté de discussion,
j'opterais pour la seconde combinaison, comme présentant plus
de garanties (|ue la première ».
Les questions sociales. — Enfin, Carrel a eu des vues
intéressantes sur les questions sociales. 11 ne pense pas que tout
LA MdNAUCIIir. III-: .iriLI.KT 023
soil (lil, fjiiainl om a invocjut' le |triii(i|M' de la liltcrli'- du travail,
ou réédili? le célèbre « laissez faire, laissez passer. » Il m'csI
pourtant pas tenté par les systèmes socialistes en «Mlosion ou
en épanouissement autour de lui. Il combat la tlièsc de IKlal
unique })ropriétaire et unique [iroducteur ; il combat limpot
prog^ressif; il pense que le progrès des idées et des mœurs
amènera la diffusion croissante dr la petite propriété. Mais à
une condition : c'est que le crédit soit mis à la portée de tous
les travailleurs . Il proclame cette nécessité, ou plutôt cette
obligation, en termes remarquables. « Il n'y a plus aujourd'hui
d'inégalité entre tous les hommes qui travaillent que par l'apti-
tude ou l'inaptitude à jouir du crédit. C'est cette dilTérence qui
doit disparaître. Les esprits éclairés, les âmes généreuses, les
amis de la liberté qui croient que la liberté n'aurait jamais
existé en France, sans le dévouement des classes populaires, se
portent de toutes parts à la découverte du meilleur mode de
commandite pour le travailleur à la journée. C'est là la traduc-
tion positive du principe d'égalité de 89 '. » Les circonstances
n'ont pas fourni à Carrel l'occasion de poursuivre l'application
de cette idée; mais il l'a émise, et elle lui fait honneur.
Carrel écrivain. — C'est dans la collection du National
que les amis de Carrel ont été rechercher les meilleures pages
qu'il ait écrites. Voilà donc une réputation grande et méritée
tpii repose sur de simples articles de journal. Je ne pense pas
(jue personne puisse lire ces articles sans être frappé de la valeur
de la pensée chez Carrel, et des dons de l'écrivain. L'article de
Carrel n'est pas le iilet court et brillant auquel nous sommes
habitués, pâture bien faite pour un lecteur inattentif et pressé.
C'est un morceau de résistance, qui remplit parfois dix ou
douze pages in-8°. Le raisonnement y est serré, la doctrine très
dense. L'auteur ne se hâte pas de conclure. Il promène aupara-
vant la lumière sur toutes les parties de son sujet. Il n'essaye
pas non plus de surprendre l'acquiescement du lecteur })ar un
artifice de style, ou de forcer le sourire par un mot d'esprit.
Carrel a de l'esprit, et il a du trait. Mais le trait, le mot font
corps avecle développement. Ils naissent du mouvement naturel
1. Œuvres, t. Y, p. 425.
624 ÉCRIVAINS ET OllÂTEUIlS POLITIQUES
«le l'article. Ils ne sont ni hahileniont rapportés, ni sertis avec
la complaisance un peu puérile qu'y mettent beaucoup de jour-
nalistes, même spirituels.
Quant à la lanprue de ('arrel, elle est d'une fermeté, d'une plé-
nitude, d'une vij^ueur admirable. Et très pure, et nullement
livresque, sans ces miiuilies, ces gentillesses auxquelles se lais-
sent aller, quand ils ne s'y complaisent pas, presque tous ceux qui
écrivent beaucoup et souvent. S'il y faut, à toute force, trouver
quelque taclie, on peut noter, par endroits, un peu de tension, et
un rien de solennité, imputable à la mode, et au goût du temps.
Alexis de Tocqueville '. — L'auteur de la Démocratie en
A)>i('ri</ue n'est ni un pbilosoplie, ni un bistorien, bien qu'il ait
étudié l'bistoire et qu'il ait pensé. C'est, avant tout, un écrivain
politique, et qui, à ce titre, nous appartient. Je ne crois pas
diminuer son livre, en le considérant de ce biais; lui-même,
d'ailleurs, dans les confidences qu'il nous a laissées, il nous
avertit de ce qu'il a voulu faire en écrivant ce livre.
Dès sa première jeunesse, la pensée de Tocqueville, déjà
grave et ardente, se porte vers la politique. C'est, écrit-il à un
ami, anxieux comme lui de s'armer pour la vie, « l'homme
l)oliti(|ue qu'il faut former en nous ». Gustave de Beaumont, qui
a écrit une bistoire de l'esprit de Tocqueville, nous le montre,
de très bonne heure, avant vingt-cinq ans, préoccupé du pro-
blème auquel la Démorratie en Amérique a pour objet de
trouver une solution, le [)roblème des rapports de la démo-
cratie avec la liberté politique. Tocqueville aurait compris, dès
lors, que le principe de l'égalité tend à pénétrer de plus en
pins profondément dans les sociétés modernes, et se serait
demandé comment concilier l'égalité avec la liberté, comment
trouver une force pour lutter contre le despotisme, « là où il n'y
a que des hommes, tous égaux, il est vrai, mais également
faibles, isolés et impuissants »?
Tocqueville a vu venir la révolution de Juillet. îl ne s'en est
ni alarmé ni enthousiasmé, et à peine était-elle faite, il a quitté
I. Tocqueville (1805-1859), magistrat sous la Restauration, puis député sous
la moiiarchiedeJuillel.il fait partie de l'Assemblée Constituante et de l'Assem-
blée Législative. 11 est ministre des Aiïaires étrangères sous la présidence de
Louis-Napoléon. Mcmljre de l'Académie française.
LA MD.NAUCIIIK HH .IIILLKT 62o
la Franc»', jiour aller en Amérique étudier la vie |iiil)lii|ue et les
mœurs des Etats-Unis. La raison officielle du v(jya^e qu'il
entreprend avec son ami Beau mont est une enquête sur le
régime pénitentiaire aux Etats-Unis. Mais la correspon<lance
de Tocqueville ne laisse aucun doute sur la raison véritable.
« Nous partons dans l'intention d'examiner en détail, aussi
scientifiquement que possible, tous les ressorts de cette vaste
société américaine, dont chacun parle, et que personne ne con-
naît '. » Quelques mois plus tard, il écrit d'Amérique une lettre
où son dessein apparaît mieux encore. Il ne veut plus étudier,
pour eux-mêmes, les Etats-Unis : il veut les étudier pour tirer
de cette étude des conclusions applicables à la France-.
Tocqueville s'acquitte envers le gouvernement qui lui avait
donné une mission, en rédigeant un traA^ail sur le système péni-
tentiaire; puis, démissionnaire de ses fonctions au tribunal de
Versailles, libre de tout son temps, il s'enferme tout le jour, dans
une mansarde mystérieuse, pour travailler au livre dont le plan
avait mûri. Tocqueville met deux années à préparer les deux pre-
miers volumes de la Démocratie, qui paraissent en janvier 1835.
« La Démocratie en Amérique » : première partie.
— Le succès est considérable, immédiat. Succès de vente,
succès auprès des connaisseurs. Royer-Collard demande à voir
l'auteur; Chateaubriand et Lamartine le couvrent d'éloges. Il
est « tout étourdi des louanges qui bourdonnent à ses oreilles ».
Il se demande « si c'est bien de lui qu'on parle ». Il est très
confus, et très heureux, car Tocqueville n'a jamais, au fond,
pensé médiocrement de lui-même.
Qu'y avait-il donc, dans cette première partie de la Démo-
cratie, qui ait pu, à ce point, surprendre, émouvoir et charmer
les bons juges?
L'auteur jette un coup d'œil sur le sol des Etats-Unis, et la
description qu'il en fait rappelle Chateaubriand. Il détermine
alors, sur ce sol, le point précis qu'il va étudier. Ce sont les six
Etats de la Nouvelle-Angleterre, germe de la confédération
future. Il y trouve des colons aisés, cultivés, tous égaux les uns
aux autres, tous puritains, et n'ayant quitté leur patrie (|uc
1. Lettre du 21 février 1831, Œuvres, t. V, p. il2.
2. Lettre du 24 janvier 1832, Œuvres, t. VII, p. 110.
Histoire de la langue. VII. 40
626 ECIUVAI.N'S KT ORATEURS PdLlTIOl'ES
|»()ur |irali(]iior librement leur foi. Ces colons ont donc apjtorto
avec eux, en Amérique, l'esprit religieux, la haute moralité,
l'esprit lie liberté, l'esprit d'égalité. Le principal facteur de leur
développement social et politique, c'est précisément cet esprit
d'égalité. ïocqueville montre alors comment il pénètre toutes
les institutions de la Nouvelle-Angleterre, et comment il se fait
que l'égalité, là-bas, n'ait pas engendré le despotisme. La
liberté de la presse, la liberté d'association, le suffrage uni-
versel ont ofiert à l'individu de précieux moyens de défense.
L'absence de centralisation, l'esprit légiste, le sentiment reli-
gieux ont fait le reste.
Sans doute, tout n'est pas irréprochable dans l'analyse de
Tocqueville. Il a passé un peu légèrement sur certains traits.
Il a reçu, et sur des points de conséquence, le démenti des faits.
Pour ne citer qu'un de ces points, le développement des Etats-
Unis ne s'est pas comme il le croyait, et comme il l'avait prédit,
continué dans le sens de la paix. Mais si quelques parties de la
Démocratie ont vieilli, si d'autres comportaient déjà des réserves,
lors de la publication, le livre n'en est pas moins de premier
ordre. Écrit par un homme de trente ans, après un an de séjour,
il atteste des facultés d'observation, une puissance de déduction,
un art de ramener le multiple détail à l'unité, qui sont d'un
maître. Au surplus, la Démocratie, nous le savons, n'a pas
pour oitj<M principal de nous faire connaître l'Amérique, mais
(le nous renseigner sur les moyens de maintenir la liberté dans
la démocratie française.
Les idées maîtresses de Tocqueville. — Tocqueville
nous a montré, en effet, le progrès constant de l'égalité des
conditions dans notre pays, et quil ne s'arrêtera pas à la pré-
pondérance des classes moyennes. — « Pense-t-on qu'après avoir
détruit la féodalité et vaincu les rois , la démocratie reculera
devant les bourgeois et les riches? s'arrête ra-t-el le, maintenant
qu'elle est devenue si forte, et ses adversaires si faibles? Oii
allons-nous donc? Nul ne saurait le dire *. » Mais ce n'est là
qu'une façon de parler. Tocqueville sait parfaitement oii va la
France de son temps : elle va vers l'avènement d(> la démo-
1. Itihnocralie en Amérir/uc, Introduclion. Œuvres. I. I, p. 7.
LA MdXAUCIIIK l)K .iril.LKT 627
cratie pure. Au lieu do s'on effrayer, coniMio taiil d'autres esprits,
mémo distinguos et sincères, Tooquovillo acoepte l'inévitable.
Il cherche seul(MTient à s'y hion prendre, pour tirer le mcillenr
parti j)ossihle de cette situation. C'est un devoir, et un devoir
facile à remplir, pour qui n'épouse pas les préjugés régnants
contre la démocratie, pour (pii n'essaye pas <U; rhumilicr sous
les souvenirs de 1793. Uien ne serait plus injuste, d'ailleurs.
Ecoutez Tocqucville : « La démocratie a été abandonnée à ses
instincts sauvages : elle a grandi comme ces enfants privés des
soins paternels, qui s'élèvent d'eux-mêmes dans les rues de nos
villes. On semblait encore ignorer son existence, quand elle
s'est emparée à l'improviste du pouvoir. Chacun alors s'est
soumis avec servilité à ses moindres désirs : on l'a adorée
comme l'image de la force. Quand ensuite elle se fut affaiblie
par ses propres excès , les législateurs conçurent le projet
imprudent de la détruire, au lieu de chercher à l'instruire et à
la corriger ; et sans vouloir lui apprendre à gouverner, ils ne
songèrent qu'à la repousser du gouvernement ', »
Or cela constituait un dessein absurde. Il faut précisément
instruire la démocratie, lui apprendre à gouverner, et, tout
d'abord, car c'est l'essentiel, lui signaler le péril du despotisme,
et les moyens de l'éviter. Ces moyens existent, et Tocqueville
les énumère : de fortes institutions communales, le suffrage
universel, mais à plusieurs degrés; la décentralisation admi-
nistrative, la responsabilité des fonctionnaires organisée par la
loi, la liberté d'association. Il faudrait dépasser le cadre de ce
chapitre, pour faire voir avec quelle vigueur Tocqueville déve-
loppe cette idée, qui est l'une de ses deux idées maîtresses. La
seconde, complément indispensable de la première, c'est la
nécessité pour toute démocratie qui veut demeurer libre, d'un
fort sentiment religieux. Tocqueville n'est pas moins pressant
ici que tout à l'heure; cependant, il est plus sobre dans l'indica-
tion des moyens propres à ramener à la religion les démocraties
qui s'en sont écartées.
Telle est la riche matière de cette première partie du grand
ouvrage de Tocqueville. Les idées, il est superflu d'en souligner
1. Bémocralie en Amérique, Inlroduclion, OEiivros. t. I. p. 0.
G-28 ECIUVAINS KT DIIATKIUS l>(»LITl(jrKS
rititôrèl. Loin de païaîlrc vieilles de ciiniiiaiile ans, elles ont
encore la nouveauté des choses qui n'ont pas servi. Ni la res-
ponsabilité des fonctionnaires n'est organisée par la loi dans
nttlre démocratie, ni la liberté d'association n'existe, ni la
décentralisation adniiiiishalrive n"a été obtenue, ni la com-
mune ne constitue un organisme solide, et, dans une certaine
mesure, autonome. Quant au droit de sufTrage, il a bien été
accordé à tous, mais le gouvernement provisoire de 1848, emporté
par un noble élan, n'a pas eu le temps de se demander s'il
n'aurait pas mieux valu instituer le suffi-age universel indirect,
non pas pour prendre des précautions contre le vote du peuple,
mais pour donner au peuple lui-môme plus de sécurité dans
l'exercice du droit de vote. Le sentiment religieux, enfin, n'a
pas pénétré davantag"e la démocratie française, car on ne saurait
considérer comme une preuve de ses progrès, les tentatives
faites pour mêler aux querelles des partis les questions confes-
sionnelles. 11 ne dépendait pas de ïocqueville d'assurer la for-
tune de ses idées.
La deuxième partie de l'ouvrage. — Quelques années
après que ces deux volumes eurent paru, Tocqueville publia la
seconde partie de son ouvrage. Elle ne rencontra pas auprès
du public la même faveur que la première. Plusieurs raisons
expliquent ce fait. D'abord, l'auteur est trop préoccupé de ne
pas demeurer au-dessous de l'attente qu'il a excitée. Il n'a ni
la même spontanéité d'allures, ni la môme indifférence au
succès, condition indispensable du succès. La première partie a
, été écrite en deux ans; la seconde en cinq ans. La vie de Toc-
queville est plus compliquée, moins libre qu'idle ne l'était à son
retour d'Amérique. Il ne peut plus s'enfermer dans sa man-
sarde. Mais surtout, il lit trop, et l'influence de ses lectures se
marque dans son travail. Il lit les maîtres de la pensée politique,
Platon, Machiavel, Rousseau. Il II! les moralistes, Plutarque,
Montaigne, Pascal. Il a môme un Joli mot à ce sujet. « J'éprouve,
en lisant ces ouvrages qu'il est honteux d'ignorer, et que, hier,
je connaissais à peine, le même plaisir que ressentait le maré-
chal Soult, en aiijirenant la géogra]»hie quand il était ministre
des Aflaires étrangères. » Le malheur, c'est qu'il y a trop sou-
vent, dans la deuxième partie de la Démocratie, du Montaigne
LA MONAitClllK l)K .IIILUIT 629
OU du Roussoau, du Platon ou du Pascal, mèlrs au Toc(|ii('vill('.
Et cela refroidit l'intérêt, cela donne un .lir d'.i|i|)irl à une
pensée, déjà trop sévère par (die-mème j)our supporter, sans
un réel inconvénient, ce poids additionnel. Il faut dire aussi que
le sujet n'est jdus le même, et (pie Texécution était ici beau-
coup plus difficile.
Tocqueville cesse de considérer la démocratie américaine ou
la démocratie française. Il considère la démocratie en soi, et il
recherche quels elTets elle doit produire sur le mouvement
intellectuel, sur les mœurs, sur les sentiments. Ce n'est plus
de l'observation politique : c'est une sorte d'algèbre politique.
Etant donné qu'un pays est en démocratie, comment doivent
s^y comporter les lettres et les sciences, et les arts, et la
famille, et les relations du monde, et la religion? A ces ques-
tions, Tocqueville fait tantôt des réponses un peu raides et dog-
matiques, qui ne sont pas d'une évidence incontestable; tantôt
des réponses un peu vagues et flottantes dans le fond, quoique
toujours exprimées en un langage très ferme. Il lui arrive d'être
obscur, ou subtil. Il lui arrive, en revanche, de faire des trou-
vailles, et si je souligne les défauts, je n'ai garde d'omettre les
qualités, qui sont grandes. Que de pages pénétrantes! Que de
pages charmantes, sur la jeune fille américaine, sur les milieux
politiciens! Ce sont là des thèmes qui ont été, depuis lors, plus
d'une fois traités. On peut lire Tocqueville avec confiance,
après avoir lu ses modernes ou récents imitateurs : aux bons
endroits, qui ne sont pas rares, il les dépasse de la tète. Mais,
enfin, l'impression que laisse cette seconde partie est une
impression mêlée. Tocqueville s'en est parfaitement rendu
compte. Il parle du « péché originel » de son sujet, et il y attribue
« l'effet comparativement moindre >' qu'a produit la fin de
l'ouvrage. C'est une vue très sage, et une formule très mesurée,
qui rend avec exactitude la déception qu'on léprouve , non
lorsqu'on compare Tocqueville à quelque autre, mais lorsqu'on
le compare à lui-même.
Tocqueville écrivain. — J'ai déjà, chemin faisan!, relevé
quelques-uns des mérites de Tocqueville écrivain. 11 convient
d'y insister pour finir. Un spirituel auteur dramati(|ue a voulu
faire de Tocqueville le modèle du genre ennuyeux, ou du
630 ECRIVAINS KT UUATEL'RS POLITIQUES
genre prétentieux. Et il est d'usage de sourire, lors(|u'on cite ce
propos de comédie : « Gomme dit M. de Tocqueville... ». Le
j)ropos ne prouve qu'une chose : c'est qu'on peut être un homme
de beaucoup d'esprit, et se tromper lourdement quand on parle
de ce qu'on ignore. Tocqueville n'est ni ennuyeux, ni, à propre-
ment pai-lcr, prétentieux. Un peu guindé, seulement, par endroits
— je l'ai déjà noté — et un peu tendu vers la formule. Mais que
d'élévation vraie, que de force sans outrance, que de souplesse
même dans cette force, et d'agrément solide dans ce sérieux!
Les « Souvenirs ». — Tocqueville est, par surcroît, un
observateur des choses ambiantes et des hommes; un peintre
de portraits qui, loin de flatter ses modèles, rend avec un mor-
dant singulier leurs tares visibles et leurs secrètes faiblesses.
11 y a là tout un aspect de son talent qui ne s'est révélé qu'avec
le volume des Souvenirs, publié il y a quelques années. La
politique forme le fond de ce volume trop court, trop peu com-
plet, mais, tel qu'il est, infiniment précieux. Je n'oserais dire
que l'homme ait beaucoup gagné à cette publication. 11 a une
façon de déshabiller ses amis, les meilleurs, les plus intimes,
et de faire lire au fond de leur cœur, qui ne laisse pas d'être
troublante. On préfèie ne lavoir pas connu. Mais la lecture de
ces pages est tout à l'honneur de l'écrivain. 11 en est quelques-
unes qui, dans une manière autre, plus froide, mais aussi bril-
lante, pourraient être placées à coté des pages les plus réputées
de Saint-Simon.
///. — La deuxième République.
La révolution de Février. — Sans qu'il y ait eu beau-
coup de républicains en France, le 24 février, la République
|iaraît alors à tout le monde, adversaires, indifférents, le régime
le j)lus naturel, le seul gouvernement possible. Et cette répu-
bli(jue devait être, tout le monde encore l'admet, au premier
moment, une république soc2«/<?. Je m'autorise ici du témoignage
de Tocqueville'. 11 est, certes, le plus intelligent des hommes
qui aient [tubliquement déposé sur ces événements. Et il déclare
1. Souvenirs, p. 102 et suiv.
LA DKl XIK.MK llKl'IlHJni I-: 031
comprendre à la fois le mouvement (jui ;i [)oit('' le; [)eii|tle à
espérer un changement dans les lois de la propriété, et la rési-
gnation passive avec laquelle les privilégiés semblaient admettre
cette éventualité. 11 faut dire que l'idée démocratique et l'idée
socialiste avaient été abondamment, éloquemment exprimées
pendant les dix-huit années du règne de Louis-Philippe, et que
l'avènement de la première des deux, beaucoup [)lus facile à
réaliser, était dans la logique des choses. Quant à la seconde,
je ne prétends pas que la bourgeoisie n'en eût pas peur : je
prétends, au contraire, avec ïocqueville, qu'elle en avait peur
au point de la croire également réalisable. Aussi se conduit-elle,
d'abord, de la manière la plus propre à flatter, à amadouer le
nouveau maître.
Comment évolue la révolution. — Le premier émoi
passé, l'espérance revenue qu'on n'allait pas assister à un bou-
leversement subit de l'ordre social, la bourgeoisie se dit qu'il
lui reste de la force, et, dès lors, ne songe plus qu'à employer
cette force au mieux de ses intérêts. Les imprudences, les fautes
des partis avancés — dont quelques-unes très graves, par
exemple, l'envahissement de l'Assemblée nationale au 13 mai
— précipitent la réaction. La province accourt à Paris pour
défendre l'Assemblée qu'elle croit menacée, et la propriété,
que les journaux lui représentent comme en péril. La réaction
est commencée. Elle ne s'arrêtera plus. Les journées de Juin
en décuplent la puissance. Il est, dès lors, certain que, pour
une longue période de temps, le socialisme demeurera hors de
combat. Délivrée de cette terreur, la bourgeoisie ne songe plus
qu'à en iînir avec la République, naguère si aisément acceptée.
L'élection à la présidence du prince Louis-Napoléon est le
témoignage non équivoque des sentiments de la portion du pays
qui mène l'autre; et l'on peut dire sans exagération que, dès le
10 décembre 1848, la deuxième République a vécu.
LES ORATEURS
La courte période révolutionnaire, qui sépare la chute de
Louis-Philippe et la réunion de l'Assemblée constituante, a vu
se produire un phénomène digne des temps anciens. Il s'est
632 Hr.lUVAlXS KT (HIATEUUS l'l)LlTI(jri<S
(idiivr un luimnio — Lamartine — dont la parole, à elle seule,
a iiîouvernc la France, et, dans une certaine mesure, décidé des
destinées de l'Europe. Je ne rappellerai ni les innombrables
discours, ni les formules géniales de Lamartine. C'est le plein
épanouissemoni, à la chaleur des sympathies populaires, d'une
éloquence dont j'ai essayé plus haut de marquer le caractère et
d'analyser les moyens. Il faut nous hâter, d'ailleurs. La tribune
de l'Assemblée constituante et celle de la Législative ont vu
surgir, à côté des orateurs déjà célèbres, qui y ont ou confirmé
ou agrandi leur réputation, des talents nouveaux. Je désigne
ainsi, soit les hommes qui avaient siégé dans les Chambres du
régime précédent, sans y donner leur mesure; soit des hommes
appelés à la vie publique par le suffrage universel. Ce sont sur-
tout ces tard venus que je dois étudier. Il va de soi que Lamar-
tine, Thiers, Berryer, Odilon Barrot ont plus d'importance
politique. Mais l'histoire de la littérature ne se pose qu'une
question : celle de savoir quels sont les talents ignorés jus-
qu'alors, et que la période oui nous entrons a révélés.
Ledru-Rollin, Louis Blanc, Michel (de Bourges) peuvent être
considérés comme les orateurs qui expriment l'esprit de 1848.
Dufaure, Montalembert et de Falloux le combattent. Victor
Hugo se dresse un peu à part, tel Chateaubriand sous la Res-
tauration. Ce ne sont pas les seuls qui comptent. Quelques
autres, dans des camps opposés, les Jules Favre, les Rouher
attirent déjà l'attention. Mais c'est plus tard seulement qu'ils
marqueront leur vraie place, et nous les retrouverons dans le
chapitre qui continuera celui-ci. Entre ces débutants distingués
et les vétérans illustres, le petit groupe que j'ai signalé fait
honorable ou p-rando fif^uro.
La salle des séances. — Les conditions matérielles
ont leur imp(trlancc, quand il s'agit des deux assemblées de la
seconde r/'pnblique. Celles de la Restauration, celles de la
monarchie de Juillet, avec le nombre relativement peu élevé de
leurs membres, formaient un salon, par comparaison avec la
Constituante et la Législative, qui ressemblent à une réunion
|)ublique. La disposition des lieux, jointe au nombre énorme
des députés, modifie l'éloquence politique du temps. Elle sera
moins académique, plus populaire, et les premiers rôles se trou-
LA IIKUXIEMK ItKI'l IflJUl K G33
vuronl assez iiaturcllciiieiit (Icvolus aux hommes (jui [xjssèdciit
Fampleur de la voix et du geste, et qui cherchent à dire forte-
ment des choses propres à soulever une émotion facile.
Ledru-Rollin. — Ledru-Rollin ' s'était acquis déjà, comme
avocat, une réputation l)ruyante. Il la soutient et l'éteud dans
les dernières années de la monarchie de Juillet. Il monte sou-
vent à la trihune, infatigable dans l'expression d'une idée tou-
jours la même. Que l'on fasse la réforme électorale! Que l'on
prépare le règne du suffrage universel! Non content de défendre
par la parole cette cause qui lui est si chère, il fonde un journal,
la Réforme, spécialement destiné à la propager.
La révolution de 1848, qui est née dans les bureaux de la
Réforme, et qui a pour conséquence première l'établissement du
suffrage universel, se serait montrée ingrate, si elle n'avait porté
Ledru-Rollin au pouvoir. Il fait [)artie du gouvernement pro-
visoire. Il le compromet, et il le sert. Il le compromet par ses
circulaires, relatives aux élections, par l'entourage qu'il groupe
autour de lui, par les légendes qui circulent sur sa vie privée.
Il le sert par sa conduite au 16 avril. Membre de la commission
executive jusqu'aux journées de juin, Ledru-Rollin reprend son
poste de député, quand le général Cavaignac est investi du pou-
voir exécutif. C'est alors, de juin 1848 à juin 1849, date où il
gagne, après l'échauffourée du Conservatoire des Arts et Métiers,
le chemin de l'exil, que Ledru-Rollin a le plus parlé, et le
mieux parlé. Il se sent stimulé par le péril que court la Répu-
blique. Et il ne ménage ni ses forces ni son zèle. Soit qu'il se
défende, et, avec lui, le gouvernement provisoire tout entier,
contre les imputations contenues dans l'enquête sur les événe-
mentsd'avril,mai et juin 1848; soit qu'il traite de la Constitution
ou des affaires d'Italie — il les prend très à cœur — soit, enfin,
qu'il dénonce les menées du prince-président, et dépose contre
lui un acte d'accusation sur le bureau de l'Assemblée, Ledru-
Rollin est l'orateur toujours écouté, toujours vibrant, du parti
qui veut garder la République , et barrer la route à l'Empire.
1. Ledru-Rollin (180"-I87i). Avocat, député en IS41, membre du gouvernement
provisoire et ministre de l'Intérieur en 1848, puis membre de la Conimissiou
executive. 11 proteste contre l'expédition de Rome, appelle le peuple aux armes,
est condamné par la Haute-Cour, et se réfugie en Angleterre. Il revient comme
député à l'Assemblée nationale en 18"! .
034 KGIUVAINS ET (IHATHIUS PllLlTIUlES
L'éloquence de Ledru-Rollin n'est ni très distinguée, ni litté-
raire. Il traîne, dans ses discours, bien des banalités, bien
des phrases toutes faites, bien des réminiscences — ou même
des souvenirs complets — de la Révolution française. Ledru-
Rollin fait profession d'en admirer les hommes. Il en copie
le style, il en ciiiprunh' le vocabulaire, il en réchauffe les
passions. Et cela forme un ensemble quelque peu factice, mais
non dépourvu de viiiueur. 11 y a du mouvement — trop de
mouvement, [)eut-ètre, ou du moins un mouvement trop voulu
— dans la parole de Ledru-Rollin. Quand on le lit, les points
d'exclamation, les points d'interrogation, les points suspensifs,
les oh! et les ah! qui abondent, toute cette mimique surabon-
dante et figée prête à sourire. Les métaphores, d'autre part, ne
sont pas d'un écrivain. Il en est de malheureuses, et d'autres
qui ont trop servi. C'est égal : on comprend très bien que dans
cette cohue de l'Assemblée nationale, où il fallait crier pour
être entendu, et employer <les moyens très gros pour produire
un peu d'effet, Ledru-Rollin ait été une force.
Louis Blanc. — Louis Blanc ' avait refusé, en 1846, une
candidature républicaine. Il a donc passé d'une salle de rédac-
tion au gouvernement, et quand il entre à l'Assemblée nationale,
il n"a encore déployé son éloquence que dans les conférences du
Luxembourg, ou sur la place de l'IIôtel-de-YiHe. A l'Assemblée,
il ne parlera pas souvent. Et il parlera surtout pour se défendre,
pour défendre ses idées sur l'organisation sociale, le jour où il
réclame la création d'un ministère du progrès; pour défendre
sa liberté et sa vie même, quand, par deux fois — et la seconde
tentative devait réussir — il est l'objet d'une demande en autori-
sation de poursuites, motivée par la part qu'on lui reprochait
d'avoir prise au mouvement du 15 mai. Ajoutez que Louis
Blanc s'adresse à une Chambre violemment prévenue contre
sa personne et ses doctrines. Il parvient cependant, le 3 juin,
à se faire écouter, à se faire applaudir. Triomphe précaire et
fragile, mais triomphe dû, pour une bonne part, à l'éclat d'une
1. Louis Blanc (ISl 1-1882). Publicisle sous la monarchie de Juillel, il est
membre du gouvernement provisoire en 1848. Poursuivi pour participation à la
journée du 15 mai, il se réfugie en Angleterre où il demeure jusqu'en 1810.
Député en 1871, il siège au Parlement jusqu'à sa mort.
LA IIKIXIKMK liKIM HUOri'] G:j;i
parole chaude et passionnée. Il faut lire, dans les écrits du
temps, le récit de ces séances, (}ui rappellent celles de la Con-
vention par le déchaînement furieux des partis, et l'extrême
péril contre lequel l'orateur se débat. On s'expli(jue alors la
grandiloquence et l'enflure. On est plus sensible à l'art qui se
déploie, malgré tout, dans le discours. Et riionnéteté ne manque
pas non plus à l'accent de Louis Blanc. C'est, dirai-je le piège,
ou l'avantage de la postérité? (ju'elle juge les hommes non
d'après les rumeurs qui ont assailli et assourdi les contempo-
rains, mais d'après le son que la parole de ces hommes, même
fixée sur le papier, rend encore, à distance, pour qui cherche
l'àme dans la voix.
Michel (de Bourges). — Michel (de Bourges)^ s'était,
comme Ledru-Rollin, formé aux luttes du barreau. Il avait,
comme lui, été député sous la monarchie de Juillet. Quand
il vient siéger, non à la Constituante, mais à la Législative, il
touche à la vieillesse, une vieillesse restée jeune. 11 est en pleine
possession de son talent et de son expérience. Cette expérience
a été chèrement acquise dans les commencements difficiles
d'une vie étroite et errante. Ce talent est fait de puissance et de
vulgarité. 11 ne parle pas toujours, ni même ne crie : il rugit
quelquefois. 11 est violent par tempérament, et aussi par calcul.
Et il lui arrive d'exprimer avec tant de force la passion dont il
est animé, qu'il domine et subjugue l'auditoire. 11 le rudoie
aussi, et le malmène. Ceux qui l'ont entendu à la barre ou à la
tribune le représentent volontiers connne un athlète, comme un
gymnaste fier de prouver sa force, de l'étaler. Voilà encore
une impression qui ne se retrouve pas, à feuilleter un recueil
de discours. La pensée paraît sèche et dure, l'expression brutale
ou pauvre. On ne sent qu'une chose, mais on la sent bien, c'est
que cette parole a pu remuer, entraîner une assemblée. Ainsi en
advint-il, en plus d'une rencontre, et, notamment, en une ren-
contre fameuse qui pèserait sur la mémoire de Michel (de Bour-
ges), si les fautes politiques, ingénument commises dans des
temps troublés, ne comportaient quelque excuse.
Le 15 novembre 1851, l'Assemblée législative délibérait sur
1. Michel (de Bourses), n98-lSo4. Avocat, journaliste: député en 1837, membre
de la Législative en ISl'.i. Il ([uilte la vie pnbli(iue après le 2 décembre.
036 ÉGIUVAINS ET (lUATKl'US PULITIOIJES
une proposition de ses questeurs, tendant à mettre à la disposi-
liuii désormais incontestée de l'Assemblée, lesforces nécessaires
à sa défense. On était au moment le plus critique de la lutte
contre le pouvoir exécutif, et à la veille même — la date en fait
foi — d'une lamentable issue . Les esprits politiques de la
gauclie recommandaient l'adoption de la proposition. Michel (de
Bourges) protesta. Il était de ceux qui redoutaient plus la monar-
chie que le prince-président; de ceux qui voyaient, dans Louis-
Napoléon, un instrument de résistance contre la droite de
l'Assemblée. Il nia le péril. 11 eut une ])hrase éloquente, mais
malheureuse. « Non, il n'y a point de danger. Et je me permets
d'ajouter que, s'il y avait un danger, il y a aussi une sentinelle
invisible qui nous garde; cette sentinelle : c'est le peuple! »
Voilà une métaphore qui a coûté très cher à la République et à
la liberté.
Dufaure. — Au premier rang- des orateurs qui ont brillé
dans la défense, non des idées nouvelles, mais des intérêts
bourgeois, se place Dufaure'. C'est déjà, en 1848, un vieux
parlementaire. Il a quatorze ans de vie publique derrière lui. 11
siège à la Constituante, à la Législative. Il est ministre sous
Cavaignac et sous Louis-Napoléon. Il n'a pas nui au succès du
coup d'État. Mais il ne l'a ni approuvé, ni même amnistié. Et
c'est après s'être tenu en dehors de la vie publique pendant
tout l'Empire, qu'il y est rentré, en 1871, pour travailler avec
Thiers à la fondation de la troisième République.
Dufaure a été orateur, et assez grand orateur politique, peut-
on dire, sans aucun des moyens qui aident ordinairement au
succès. Il avait une voix nasillarde, une diction martelée, peu
de goût pour les idées générales, nulle aptitude à s'élever vers
les cimes de la pensée. Mais il pensait fortement, dans un ordre
d'idées tout positif. Il raisonnait en logicien. Il avait le sens
politique. Il avait aussi l'ascendant que donnent l'intégrité des
mœurs, l'acharnement à l'élude, l'obstination dans les vues.
Quand il avait pris position, ses adversaires pouvaient renoncer
1. Dufaure (1798-1881). Avocat, député en 1834, niinislrc en 1839. Meml)re de
la Législative et de la Constituante, ministre sous la présidence de Cavaignac,
et sous celle de Louis-Napoléon, il rei)rcnd sa place au Ijarrcau après le coup
d'Etal. — Membre de l'Assemblée Nationale en 1871 et minisire plusieurs fois.
-ML-mbre île l'Académie frani-aise.
LA DI'IXIHMK lU'IMIJLKjrK 637
à rien obtenir il»' lui: et (luatul il parlait, comme ori^ano <lii
g-QUvernenient, à rien conqiK'-rir sur lui. Il avait son siège fait
dans les questions essentielles, et, môme dans les moindres
questions, il lui arrivait de marquer un entêtement qui déses-
pérait ses amis. Dufaure avait ralioni rude, et le refus facile,
comme d'autres la promesse. Il comptait aussi le silence parmi
ses moyens de défense. Un jour, le g-énéral Castellane lui
demande audience, pour lui exposer ses droits à quelque
poste. Dufaure le reçoit, l'écoute attentivement, le reconduit à
la porte de son cabinet avec des saints très polis, et le laisse
partir, sans avoir prononcé un mot. Comme un de ses collè-
g-ues du ministère lui reprochait d'en avoir usé ainsi, avec un
homme fort en crédit, « Je n'aurais eu, répondit Dufaure, que
des choses désagréables à lui dire : le plus raisonnable n'était-
il pas de ne rien lui dire du tout? » Maussade, maladroit, peut-
être par défaut d'usage du monde, ce qui, chez d'autres, eût été
une faiblesse, devenait une force chez. lui. Il n'a pas toujours
été un collaborateur commode pour les hommes politiques qui
avaient tenu à l'avoir dans leur ministère. Il a été généralement
détesté de ses coreligionnaires politiques, autant que de l'oppo-
sition. Mais il a tenu la tribune avec plus que de l'autorité, avec
une supériorité véritable.
Falloux. — M. de Falloux ' compte au nombre des hommes
— assez rares, il en faut bien convenir — que la Révolution
de 1848 a révélés. Il appartenait à la vie publique depuis
déjà deux années, quand cette Révolution a éclaté. Membre de
l'opposition de droite, il n'hésita pas à reconnaître la Répu-
blique, et c'est comme républicain, comme socialiste, qu'il
entra à l'Assemblée constituante. A vrai dire, le comte de Fal-
loux subordonnait la politique aux intérêts de la religion. Il
était avant tout, il était uniquement un catholique, préoccupé
de rendre à l'Eglise le plus possible des avantages que les
révolutions successives lui ont ôtés. Là est l'unité de sa vie.
Moins occupé, d'ailleurs, de paraître que de servir utilement sa
1. Le comte de Falloux (lSll-1886 . Député en ISiO, membre de l'Assemblée
ConstiUiante en 18 iS. Minisire sous la présidence de Louis- Napoléon. Après le
coup d'État, il quille la vie publique, mais reste activement mêlé à l'action du
parti clérical et monarchiste. Membre de TAcadéniie française.
038 ÉCIU^■Al^■s kt (lUATi-rns phlitimi-ks
cause, lie Falloiix n'a pas aNusr de la triliunc II Fa occupée,
pourtant, en quelques circonstance décisives, et les historiens
sont (l'accord pour reconnaître qu'il a eu au moins l'un des
dons de l'orateur, ot non lo moindre : l'esprit d'à-propos, le
coup d'œil qui saisit l'instant propice à une intervention effi-
cace. Par exemple, le jour oîi, rapporteur de la commission du
travail dans la question des ateliers nationaux, il attendit,
avant de lire son rapport, prêt depuis quelque temps déjà, que
l'insurrection fût commencée.
Ce rapport concluait à la dissolution immédiate des ateliers.
Il eut pour elTet de jeter dans l'insurrection les masses encore
hésitantes. La réaction avait besoin que cette insurrection fût
formidable : elle dut beaucoup à de Falloux, sans qui, peut-
être, les choses eussent pris une tournure difTérente. « Tous
ceux qui l'ont entendu lire son rapport ont gardé, à près d'un
demi-siècle de date, le souvenir de celle voix claire, froide et
posée, d'un son argentin, qui sonnait le tocsin de la guerre
civile, avec la plus effrayante placidité *. »
Le nom du comte de Falloux est attaché à la loi fameuse sur
la liberté de l'enseignement, dite loi de 1850. Mais son auteur
n'intervint pas dans le débat auquel elle donna lieu. Le soin de
sa santé le retenait alors loin de Paris, et si de Falloux porte
la responsabilité de celte loi, c'est à Montalembert qu'échut la
làcho de la déf(>ndre devant l'Assemblée législative.
Montalembert. — Le comte de Montalembert ' avait paru
avec éclat dans la chambre des pairs, sous Louis-Philippe.
Mais peut-être lui fallait-il, pour donner carrière à sa parole,
la grande audience un peu tumultueuse des assemblées de la
Ré|)ublique. Non qu'il n'eût le verbe châtié, ou que les tours
élégants lui fissent défaut. Mais si ce sont là des qualités qu'il
possède comme tel autre orateur du temps, ce ne sont pas ses
qualités maîtresses, ni la marque de son originalité.
L'originalité de Montalembert orateur est double. Il a, tout
d'abord, une ardeur incomparable, un élan, une flamme aux-
i. SpiillfM', Ilisirjire pnvlemcn/ain' de la Seconde Répuôlique, p. loi.
2. Charles de Montalembert (1810-1870). Membre de la Chambre des Pairs
depuis 183n, député dans les Assemblées de la deuxième République. Membre
du Corps I.éf.'islalif de 18:J2 à Is.-;". Membre de rAcadémic franraise.
LA llKrXIK.MK llKlTMLlnl K 039
(liirls rien ne saurait faire obstacle. Quand Montalembert est à
la tribune, il dit tout ce qu'il a envie de dire. Il 1(> dit avec véhé-
mence, avec àpreté, avec colère, avec mépris, sans se soucier
de rcdet qu'il va produire — ou plutôt, assuré qu'il est de pro-
duire, esthétiquement, un grand effet, — mais toujours exposé
à aller au delà du but. Montalembert cède à la passion. Il veut
démolir quelqu'un ou quelque chose. Il y réussit, mais il a
semé la rancune, éveillé la défiance, alarmé cette prudence
cauteleuse des assemblées, un vice qui, parfois, leur tient lieu
de vertu, car il les arrête sur la pente. Montalembert est iro-
nique, il est injurieux à plaisir. Il fait à ses adversaires des
blessures qui ont guéri, mais qui n'ont pas été pardonnées, et
ne pouvaient pas l'être.
L'autre originalité de Montalembert, très rare dans notre
pays, c'est de n'avoir ni professé, ni pontifié, ni spéculé à la
tribune, mais d'y avoir tout simplement jmrlé. D'ordinaire, la
marque professionnelle apparaît chez nos orateurs : je dis nos
orateurs, car en Angleterre ou aux Etats-Unis, il n'en va pas
de même. Mais chez nous, il est impossible d'oublier que tel
homme politique est un professeur, tel autre un prêtre, tel autre
un métaphysicien, exposant son système. Avec Montalembert,
on n'a aucune de ces impressions. Quelqu'un, après l'avoir
entendu, disait de lui : « Celui-là est un monsieur qui parle «.
Sentez-vous la portée delà louange, et combien peu, dans nos
assemblées, pourraient la disputer à Montalembert?
Il a tenu dans cette période de temps si mal connue, où se
sont jouées, pour la France, ses destinées d'un demi-siècle, une
place prépondérante. Tandis que, durant la première phase de
sa vie publique, et durant la dernière, Montalembert a été
surtout le chef du catholicisme libéral, là, de 1849 à I80I, il a
été, par le droit du talent, le leader de la réaction politique.
C'est lui qui conduit à la bataille toutes les forces conserva-
trices coalisées. Il s'agit d'abattre et de réduire l'esprit moderne,
dans celles de ses exigences qui touchent à l'ordre politique. Et
qui donc s'y serait employé avec plus de cœur, que ce grand
contempteur de la société moderne? Il s'écriait un jour : « La
liberté! Ah! je puis le dire sans phrase, elle a été l'idole de mon
âme! » La liberté que Montalembert adore, c'est la liberté de
tViO ECRIVAINS KT OllATHIRS POLITIQUES
(Irnigror éloquemiiiont, devant uno assoinblée frémissante,
loutos les Jibcrlés que la Révolution française a glorifiées.
Victor Hugo. — Il est arrivé [)lus d'une fois, à riVssem-
Idée léiiislalive, qu'au moment où Montalembert descendait de
la tribune, Victor Hugo * y montât. En quelques occasions, ils
ont vraiment jouté l'un conlrc l'autre, et leurs noms, bien
qu'ils symbolisent des tendances opposées, sont malaisément
séparables.
Comme Montalembert, Victor Ilugo avait appartenu avant 1848
à la Chambre des pairs. Il y avait participé à plusieurs débats,
qui l'intéressaient par leur côté littéraire ou moral. Mais c'est
en 1849 qu'il devient un des acteurs importants du drame poli-
tique et social. Longtemps, la pensée politique de Victor Hugo
avait été flottante, incertaine. Ou, pour mieux dire, elle avait
subi des influences diverses, vibré à des inspirations successives
et discordantes. La Révolution de 1848 et le péril césarien, qu'il
a contribué à créer, mais dont il a sincèrement horreur dès qu'il
le voit en face, le rangent du côté de la démocratie mili-
tante, et l'y fixent à jamais. Il gardera, d'ailleurs, dans cette
altitude nouvelle, le respect du passé, le sens religieux, Mais il
se donne désormais au peuple, et à la liberté. Il combat la loi
Falloux, il combat la loi du 31 mai, il combat la dotation du
jirince-président. Le coup d'État accompli, Victor Hugo est de
ceux qui veulent y opposer la force. Il est de ceux aussi qui,
dans l'exil, continuent, on sait avec quel retentissement, la lutte
pour l'honneur.
Victor Hugo n'a pas toujours rallié derrière lui les forces
républicaines. Mais il leur a indiqué la voie au Ixtut de laquelle
eût été le salut. Pourquoi n'a-t-il pas exercé une action poli-
tique plus efficace? La raison en est d'abord dans les divisions
et l'aveuglement de la Législative; puis, dans la parole même
de Victor Hugo. Cette parole ample, sonore, imagée, ne se
confine pas volontiers dans l'objet précis du débat. Elle le
dépasse trop souvent, et le fait parfois oublier. Puis, on y sent
moins d'accent persuasif que de rhétorique. La conviction y est
1. Viclor-IIiigo (I802-188o). On ne trouvera ici que les dates tic la vie poli-
tique rie Hugo. Pair de France en 1845, député à la Constituante et à la Légis-
lative, il a vécu dans l'exil sous LKnipire. En 1871 il est entré à l'Assemblée
Nationale, et a siégé jusqu'à sa mort au Sénat de la troisième République.
I.A l)i;i XIKMI-: ItKIMlU.inrK 04l
l»i('ii. Si le |>;iss('' de Viclur Hiiuc» |M(ii\;iit iiis|iirri- (|ii('I(|ih'S
(loiifcs à cot éj^anl, la suili* des «''véncmciils a mis dans leur
tort ceux de ses contemporains (pii hr'silaienl à lui l'aire con-
fiance. Mais le rhéteur perçait sous l'orateur, comm*' il |)erc«',
jusque dans quelques-unes de ses plus belles pièces, sous le
poète. Et il arrivait ([u'au lieu dinccudifr, toute cette tlamme
srlaçât les cœurs. Victor IFuiiO parlait très éloquemment ; l'As-
semldée, peu touchée, votait très mal. Cependant si la né[)uldique
et la liberté ne trouvèrent pas en lui, à cette date, un défenseur
habile et heureux, on ne peut refuser à Victor Hugo l'honneur
d'avoir jeté sur leurs derniers moments l'éclat d'une parole
majestueuse.
Au lendemain du coup d'Etat, Louis-Napoléon lit démolir sous
ses yeux, dans la cour du Palais-Bourbon, la tribune de l'Assem-
blée nationale. Il ne lui suffisait pas d'avoir fermé la bouche à
tant d'hommes éloquents. Les planches mêmes oii ils s'étaient
tenus debout devaient disparaître. La France était avertie que le
règne du silence commençait.
LES ÉCRIVAINS POLITIQUES
Les Journaux. — Les brochures et les journaux — les
journaux surtout — ont pullulé en 1848, et dans les années
qui suivirent. Mais on ne saurait dire que cette abondante
floraison ait fait connaître de g^rands talents ig-norés jusqu'alors.
Plusieurs d'entre les journaux du temps ont une réelle impor-
tance au point de vue de l'histoire des idées. Bien peu offrent
une valeur littéraire. D'autre part, la lutte des partis a été trop
ardente, durant ces trois années, pour permettre soit les lon-
gues méditations d'où sortent les grands ouvragres de politique,
soit même les soins et la recherche qui assurent au pamphlet
une place dans l'histoire de la littérature. Il faudrait renoncer
à trouver durant cette crise un écrivain politi(|ue, digne d'être
tiré de pair, si Proudhon n'avait alors rempli l'air du fracas de
ses théories.
Proudhon. — Proudhon ' n'est pas, tant s'en faut, le pro-
duit direct de la révolution de Février. Il avait commencé de
1. Prouilhon (1809-1865). Publioiste, il rriticiue Io< «lortrines de? économistes
Histoire de la langue. VU. 4 l
«42 KCIIIVAINS HT (IRATEURS POLITIQUES
penser et d'écrire depuis longtemps, quand elle éclata. Et il
possédait, ainsi qu'il arrive presque toujours, la plupart de ses
idées maîtresses. Elles sont déjà dans les deux Mémoires de
1840 et 18Î1 sur la propriété. Mais la révolution de Février a
beaucoup agi sur Proudhon. Il s'est senti comme obligé
•l'apporter, sur l'beure môme, la solution pratique du problème
social, solution dont ses travaux antérieurs démontraient la
nécessité, et semblaient promettre la révélation. D'autre part,
agitateur en chambre jusque-là, il voyait la place publique et
les assemblées s'ouvrir devant lui. 11 allait pouvoir déchaîner sa
verve, mettre en liberté ses instincts de polémiste. C'est à quoi il
se résolut, après quelques semaines d'un recueillement inquiet.
Avec l'annéi» 18'i8 commence [)0ur Proudhon une courte
période d'activité dévorante et tumultuaire. Il est journaliste,
il est représentant du peuple. Journaliste, il a, comme il dit
lui-même, quatre feuilles tuées sous lui. Représentant du peuple,
il scandalise l'Assemblée en portant à la tribune une proposition
d'impôt sur le revenu, qui jetait les bases d'une société nouvelle.
Tous les partis, tous les hommes politiques marquants subissent
tour à tour le choc de son ironie, et de sa dialectique implacable.
Quand une condamnation de presse vient interrompre l'expé-
rience commencée et bientôt défaillante de la Banque du peuple,
c'est un soulagement pour tout le monde, et peut-être pour
Proadhdii Ini-inème. Nul n'a fait plus de bruit, à cette date, et
il V a lieu de penser que bien |)eu ont fait plus de mal au régime
étai)li. Car bien peu ont fourni à ses, ennemis plus de griefs,
imaginaires ou réels, plus de causes d'etTroi ou d'indignation.
Proudhon a été un dissolvant redoutable, dans une société qui
avait besoin de cohésion. Mais il a été aussi un écrivain jH)li-
lique et un philosophe politi(}ue de haut rang.
Le philosophe politique. — Pour le juger avec équité,
roninif philosophe politique et comme écrivain politique, il
faut oublier les polémiques dont il a été l'instigateur ou la
virf ime. Il faut laisser de côté son mutualisme et son anarchisme.
Il faut s'attacher uniquement à sa théorie de la justice, et à sa
théorie de la liberté.
el fail lui-nitMiK; une Uiéoric <lc la réforme sociale. Il a siégé à la Constituante
tic IS4S, pl payé rie la prison ou de l'exil la hardiesse de ses vues et son
aMiludi- rfviiliilionnairf!.
LKS KCIUVAI.XS POLITIOIES 643
Cette théorie est j)artoiit chez Proiidlioii. l^lle suiiiioiicc dans
ses [)liis anciens écrits; elle remplit le dernier, et le plus consi-
déraido, lu Justice dans la RévoUilion el dans ri'Jf/lise. Où (|u'on
la jtronne, celle llié(jrie se présente sous l'aspect le |dus noble.
L'idée de justice eni])orle, j)otir Proiidlion, Téf^ale dii:nit('' des
personnes morales, l'égale participation de tous les memJjres de
la société au gouvernement, le droit de tous à posséder (juel-
que chose. La liberté est dans l'homme. Elle doit être dans la
société. Contre les tendances autoritaires du socialisme de son
temps, Proudhon a de très hautaines révoltes. L'humanité, dit-
il, ne veut plus qu'on V organise, qu'on la mécanise. L'homme
aspire de toutes ses puissances à la défatalisation '. Proudhon
est seul à parler ainsi. Il est le seul également à saisir le lien
qui rattache les uns aux autres tous les grands problèmes. La
politique, selon lui, ne saurait être absolument séparée de l'éco-
nomie politique, ni toutes deux de la morale, ni la morale elle-
même, de la philosophie première. Il faut un Sijslèine pour tout
relier, et pour tout résoudre. Le système de Proudhon, c'est par
opposition au Stjstème de CEglise, ijui a prévalu jusqu'à la fin
du xvni* siècle, le Système de la Hévoliitioit.
11 va de soi qu'en résumant, et en abrégeant ainsi, j'affaiblis
la pensée de Proudhon. Le lecteur n'aperçoit plus qu'une suite
de propositions en l'air et d'affirmations qui lui paraissent
dénuées de preuves, là où Proudhon a très rigoureusement
enchaîné les parties d'une démonstration, et accumulé les argu-
ments. De même, faut-il renoncer, dans une esquisse aussi
rapide et aussi sèche, à rendre l'accent avec lequel Proudhon
parle des choses morales. Quand il s'agit du devoir et de la con-
science, le novateur téméraire et fumeux fait jdace à un kantien
rigide. Il est bien rare que l'on rende à Proudhon, de ce chef,
la justice qu'il mérite. Parce qu'il a beaucoup discuté, parce
qu'il a semblé ])rendi'e plaisir à renverser les unes sur les
autres, comme un château de cartes, toutes les théories des
économistes et des socialistes, on ne voit en lui qu'un esprit
négatif. Il a pourtant placé comme épigraphe en tète de l'un de
ses ouvrages : Deslruam et œdi/icabo. Et il est impossible, à qui
1. De la Justice dans la Rév<>liifioit et (hnis l'Eijlise. t. III, p. 228.
644 KCIMXAINS KT iillATKl'US Pol.lTIIJlKS
le lit a\cc sdiii, (Ir nier ([iiil ;ul rempli la seconde aussi bien
(]iie la [d'einière de ces promesses.
L'écrivain. — Il nesl pas rare d'entendre j»orler sur Prou-
dlion écri\aiu un iui:(Mnent aussi sévère et aussi injuste que
sur Priiiidlion philosophe. Les vices de sa manière, on les
devine. (]ommenl un honune <|ui a tant écrit, et si hâtivement,
ne serait-il pas im'-ual et heurté? (Comment un dialecticien, épris
à ce jioint dérislitpie, ne verserait-il pas quehpiefois dans la
sul)lilité? Cominenl ce grand passioiun'' ne lerait-il pas des
phrases?... il es! 1res vrai que fous <'es défauts se rencontrent
chez Proudhon, et d'autres encore. Mais ils sont, aux bons
endroits, emportés et comme lavés par le Ilot puissant de la
jtensée et de l'expression.
La lan^^ue de Proudhon, dans son fond, est saine, hien fran-
t^aisc. 11 est toujours éloquent. Il a parfois la finesse et la grâce,
un peu noyées dans le torrent trop impétueux du discours.
Pour les trouver, il faut les chercher; mais on les trouve. A côté
des lenteurs de l'inqirovisation, Proudhon a le raccourci sobre
et saisissant de la pensée. On rencontre enfin chez lui, plus
souvent qu'il ne semblerait, l'absolue sim]tlicité des maîtres.
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CHAPITRE XIII
LA CRITIQUE
De 1820 à 1850 '.
L'Iiistoiic (le la fi'itiqiie de 1820 à 18.')0a (''té l'histoire de la
querelle du roDiantlsmo et du classici.sme. Tout au plus, aux
approches de 1850, la critique s'avise-t-elle de rap|)arition de
la littérature réalistr, ce qui la fait entrer elle-même dans une
nouvelle phase. Nous avons donc à nous occuper d'abord des
critiques qui ont |>oussé au mouvement romantique, ensuite de
ceux (jui oui représenh' le jiarli de la r<''sislauce.
Dans chacun de ces deux camps nous interroiierons d'ahord
les artistes eux-mêmes, les ])roducteurs, les « auteurs » pro[ire-
ment dits, en tant qu'ils ont pris parole de critique dans leurs
préfaces ou manifestes; — eiisuile les critiques professionnels;
— enfin h's journaux et revues littéraires. Et cela fera quel-
quefois rejiasser les mêmes noms propres sous les yeux du lec-
teur; mais chaque méthode a ses inconvénients et nous en
av(»n> vu de molus i^raxcs à celle-ci (ju'à une autre.
/. — Critique romantique : les a auteurs »
et leurs manifestes.
Victor Hugo. — Clialeauhri.iud el M'"" de SlaTd avaient
donuf- I exemple daiilenrs se fajsauf criticpies |)(iur domier le
I. l'ar M. Kmile Fat:iii'l. j > ru fesse u r .'i la FacuUi- des Leilrcs île I Tniversité de
Paris.
CiHITluri-; lluMANTlnlK : LKS ALTKLKS 047
|)r(''C<'|»te «'Il iiirinc ti'iii|is (lur r('.\riii|il<', t'I la loi (k' Iriir art ru
iiUMiK' ti'm|ts {[\n' Id'in rr ilarl rllr-niriiic. Ils avaient nièiiHî
(luiHK' la (Irliiiitioii coinjtlrtc de ce (juc devait ùIit après eux le
roiiiautisiiie, luii revendiquant les droits de l'imaj^ination et d(î
la sensibilité, préconisant le sentiment religieux, ramenant au
goût du moyen âge et des temps chrétiens; l'autif appelant ou
rappelant les Franç;ais à l'étude et à l'imitation des littératures
étrangères et affirmant que la littérature devait devenir « euro-
péenne ».
Ils furent compris confusément, mais suivis avec docilité.
Victor Hugo, dans ses premières préfaces, tout en jurant tou-
jours qu'il ignorait profondément ce qu'étaient romantisme et
classicisme, se montre romantique très décidé en proclamant
que désormais la poésie sera religieuse ou ne sera point et que
« l'histoire des hommes ne présente de poésie que jugée du haut
des idées monarchiques et religieuses » , et toute sa pensée,
jusque vers 1828, est comme tout imprégnée de Chateau-
briand,
En 1828. dans la dernière préface des Odes et Ballades, il
s'avise que l'art nouveau n'est autre chose que « le libéralisme
en littérature », et il étonne bien des gens; car jusque-là qui
disait libéral disait voltairien et les libéraux étaient classiques
par amour et reconnaissance à l'égard du xvni" siècle; mais il a
raison en ce sens que le romantisme est afTranchissi'ment des
vieilles règles classiques, d'une part, et d'autre part littérature
personnelle, comme le libéralisme est individualisme et j)rocla-
mation des droits de l'individu.
Plus tard Hugo insista surtout, en toutes ses préfaces ou
manifestes, sur le rôle social du poète et de l'artiste considérés
comme des civilisateurs, des éclaircurs du genre humain, prêtres
et mages du monde moderne; mais dès lors il se définissait lui-
même, ou ses prétentions, plutôt qu'il ne définissait le roman-
tisme et n'en donnait les véritables caractères.
Dans le domaine particulier de la littérature dramatique, par
la Préface de Cromicell, il affirmait que le drame devait être
vraiment historique, avec recherche des documents et « couleur
locale » ; qu'il ne devait plus se soucier des règles classiques, ni
spécialement des trois unités, enfin et surtout qu'il devait être
C;8 l.A CIÎITIOII': \)E 1820 A 1830
la coiiiliiiiaison cuiistaiitr du Irai^iqiic cl du coini(jiio sans
nuMuo uiiu'lli»' le Ijuilesquo, puisque, (ju'il soit liislorique ou
conleinporain ou même roinaiiesquc, il est rimilation de la vie,
qui est toujours mêlée île tristesses, de joies et d(> ridicules.
Enfin ou |)eul el OH doit renia r(|uei' (|ue, siiitoul plus lai'd
avec son Willicun S/ia/ispeare, nuiis déjà, à l'époque qui nous
occupe, avec son Mirabeau (183i), Victor Hugo donnait
rexeni|»le de cette « critique des beautés » (juavait recom-
mandée (lliateauluiaud, ou de celte critique par admiration, qui
tniisisie à se réci'ier sans relâche conime sans discernement
sur les qualités d'un ouvraiie; qui a j)0ur principe qu'exclure ou
préférer c'est j)ar définition ne pas com[)rendre; qui a pour
devise le jndchre, bene, rectc d'Horace; qui devient très vite la
criliipie exlali(pie; (pii, par dcdinition, est la négation même de
la critique et qui, jdus stérile peut-être que le dénigrement lui-
même, devait être imitée [»ar les derniers des romantiques, Paul
de Saint-Victor, par exemple, avec autant de talent que |>eu de
hon sens. — Telh^ (>st, sommairement, la contribution de Victor
Hug"o à la critique.
Alfred de Vigny. — Moins batailleur et moins dogmatique,
\ ign\ , en essayant, à son toui-, d'acclimater Sliakspeare en
France faisait remarquer que la plus grande source de poésie
nous avait niancpié pendant que nous nous obstinions à nous
attarder auprès des anciennes, a|)rès les avoir é|>uisées; et,
d'autre part, il tournait nos es|)rits du coté de cette « poésie
pliilosoplii(]ue » pour bupielle notre histoire littéraire ])rouve
(jue jious ne sommes point mal faits, (|ui pouvait être tout un
renouvellement de noire art littéraire, et qui, précisément,
avait été comme oubliée dans les |trogrammes des premiers
excitateurs du mouvement romantique.
\ii;ny est bien en effet le jiremier des modernes (puisque
1 H'-nni-s de Ch/'iiier n a v[v que projeté) (pii ont « mis en scène
une |iensée j)hilosophi(jue sous une forme epi(pic ou drama-
li(jue ». Il le faisait ; il savait qu il le faisait, il disait qu'il le fai-
sait, et il invitait a faire de même. Mais son exemple a été
d inie ((inxMjueiice bien jdus grande (jue ses leçons, (jui l'ui'^'nt
toujours rares et courtes et données comme avec une discrétion
dédaigneuse, conformément au caractère île l'illustre auteur.
CHITinl H Hd.MA.NTIUI K : LKS AITKIIJS 649
Lamartine. -- Lainartinr ne Ini.'iil |i,is d.ix aiita::*' à cxiKjscr
(les tliéoi'ics. (]()ii>i(lii(', iiir-im- par ses «•oii|ciii|i()iaiiis, citminc
on dehors de la lialaillc littéraire et coinnie |daiiant aii-d<'.ssus
d'elle, a|>|daiidi de Idiis. sans aucune e.\re|ili()ii ni aucune réserve
jusqu'à la |Mildicatiun de la Chuta il' un mit/e (iS.'iS), qu'avait-il
liesoin de taire la [li(''(irie de son aii. |iiiis(jiril n avait |ias à le
défendi'e? J^^t du reste il s'en scuiciail peu. \i[ du reste, il avait
aussi peu (jue possible ce qu'on ap|»elle l'esprit crititjue. Cepen-
dant, dans son discours-préface sui- h's Destinées de (a poésie
(1834) et dans son discours de rt'ception à l'Académie française;
(183G), il s(> réclamait, comme jiresque toute sa iiénération, de
Chateaubriand et de M™*^ de Staël; il considérait la renaissance
poétique de 1820 comme une réaction contre le matérialisme de
l'époque impériale, qu il (b'-testa toujours; il aflii-mait que « la
poésie, morte avec le spiritualisme dont elle est née », ressusci-
tait avec les idées spiritualistes ; il estimait qu'à l'avenir la
poésie ne serait plus guère ni lyrique dans le sens ancien ilu
mot, ni épique, ni même dramatique, lellrame se faisant popu-
laire; mais qu'elle serait « jdiilosopbique, ndigieuse, politique
et sociale », qu'(dle serait « la raison chantée»; qu'elle serait
« intime surtout, personnelle, méditative et grave » ; qu'elle ne
serait plus un exercice ou un divertissement, mais une confi-
dence et un épancliement d'àme à àme, « non [dus un jeu
desprit, un caprice mélodieux de la pensée légère et superfi-
cielle; mais l'écho profond, réel, sincère des plus hautes concep-
tions de l'intelligence, des plus mystérieuses impressions de
l'àme ». « Ce sera l'homme lui-même et non [dus son image,
l'homme sincère et tout entier. »
Cette transformation n'est [)as une es|Ȏrance de l'illustre
autc^ur; c'est un fait qu'il observe et dont les [tremières mani-
festations remontent assez loin : « La [toésie s'est dépouillée de
jiius en plus de sa forme artificiidle; (die n'a [iresque plus de
l'orme qu'elle-même, et à mesure (|ue tout s'est spiritualisé dans
le monde, elle aussi se spiritualisé. Elle ne veut [)lus de manne-
quin; elle n'invente jdus de machine; car la première chose que
fait luainteiianf le lecteur, c'est de dépouiller le mannequin, c'est
de démonter la machine et de chercher la poésie dans l'œuvre
poétique et de chercher aussi l'àme du [)oèle sous sa poésie. »
OoO LA CltlTKjIK l)K 1820 A 1850
1^1, (hiiis son (liscoui'S (le récf'jitioii à l'Acuilrinit' traiiçaisc,
Lamartine saluait mag-nifiquement celle « jeunesse studieuse et
pure qui s'avam^ait avec gravité dans la vie ». Il constatait l(^
renouvidleiiient et le rajeunissement de tous les genres litlé-
laires sans exception : de la philosophie « roug"issant d'avoir
hrigu»' la mort et revendi(|iié le néant », retrouvant sa vitalité
et sa force et « ses titres » dans le spii'itualisme, et « redeve-
nant divine en reconnaissant son Dieu » ; — de l'histoire « qui
s'étend et s'éclaire », qui « voit des idées sous les faits, et suit
Ir progrès ilu genre humain dans la marche sourde et lente de
la pensée plus que dans ces journées sanglantes qui élèvent ou
précipitent la fortune d'un homme sans rien changer au sort de
l'humanité » ; — de la j)oésie, autrefois « jeu stérile de l'es-
|ti-it » et vc habile torture de la langue », ([ui, maintenant, se
souvenant cl de ses origines et de sa /in, redevient « la fille de
l'enthousiasme et de l'inspiration », se fait « l'expression de ce
que lame a de plus inexprimable », et après avoir « enchanté
de ses fables la jeunesse du genre humain, s'élève de ses ailes
plus fortes, jusqu'à la vérité, aussi poétique que les songes ».
Lamartine n'a jamais pu exprimer et exposer que des idées
très générales; mais il faut bien savoir que le fond même de la
révolution romantique n'a jamais été mieux saisi que par lui
et lia jamais été mieux exprimé que dans les formules un peu
(i(q> générales, mais essentielles, que nous venons de repro-
duire.
StendhaL — Stendhal doit-il être compté comme auteur
romantique et comme critique romantique? On ne sait trop;
mais ces classifications que seule la postérité peut faire étaient
bien indécises à cette époijne et c'est Stendhal même qui, dres-
sant la liste des ft romantiques » de 1823, la donnait textuelle-
ment telle que la voici : « Lamartine, Déranger, de Barante,
Fiévée, Guizot, Lamennais, Victor Cousin, général Foy, Royer-
Collard, Fauriel, Daunou, Paul-Louis Courier, Benjamin Cons-
tant, d(! Pradt, Etienne, Scribe ».
Tant y înjue St<'ndhal batailla avec ardeiii- poui- le mouvement
romantique de 1820 à 1830 environ. 11 était extrêmement per-
sonml cl ori^jinal dans les jugements, jusqu'à y être paradoxal,
et paradoxal jus(|u"à y être un peu stupéfiaiil. Il jugeait que les
I
CIUTKJI l<; lîn.MANTiniK : LKS AITKIUS fiiil
« Odes » (le I}(''i'ani:<'r (''laiciil les IViiils « de la df'-liaiH'c •■! de la
soliliidc comjjarativc » ; ((uc le riic de Molirir csl ^ aiiirr cl
iml)il)é de salirc », tandis (|ii(' le riir (l'Arisloj)liaii<' rs\ crliii
« d'un liommo qui fait rire une société de gens léf;ers <d ainialdes
cherchant h> honluHir |)ar tous les chemins ». Il ne distini;uait
aucuntMnenI (ihateauhriand (h^ Marchani2:y, trouvait Lamartine
« creux (*f vide », Hugo « exagéi'é, ridicule et somnifère »,
Vigny « luguhre et niais ».
Et voilà un singulier romanti<|ue. (leiteudani il Ic-lail ou
croyait l'être. Il détestait Racine, Voltaire et IJulïou. Il aimait
le movi^n Age, non jioint |iour ses sentiments ridigieux, mais
))Our son caractère tragique, et le xvi'' siècle |)Our son « éruM-gie »
et ses « heaux crimes ». Il fit en 1822 une hro(diure qui est un
petit volume à peu près de la même longueur (pie la Préface de
Cronnvell, qu'il intitula Racine et Slm/iS/teare, et qui est un des
grands manifesti's de la nouv(dle école. C'est là qu'on trouve
cette définition deviMiue si fameuse et mille fois répétée parce
qu'elle est à peu près inintidligilde, du « romanticisme », comme
il disait : « Le romanticisme est lart i\o ju^ésenler aux peuples
dos œuvres littérair(>s, qui, dans l'état acfu(d de leurs haliiludrs
et de leurs croyances, sont susccqdihh^s de leur donner le j)lus
grand jdaisir possilde ». — D'où il suit que tout ouvrag'e qui
réussit est romantique au moment oii il ]>araît <d cesse de l'être
wnv ou deux g(Miéi"ations ajirès. Le reste du livre est souvent
aussi confus et tout autant uxi pur rien qu(^ cette définition
célèbre. On y voit pourtant que Stendhal, en croyant défendre le
romantisme, l'incriminait plutôt, mais défendait et préconisait
quelque chose qui devait venii' plus tartl, à savoir le réalisme.
Il voulait au théâtre « l'illusion parfaite » ; il louait Shakes[»eare
surtout [>our son observation pénétrante et profonde; il hlàmail
Yoltain^ surtout de co qu'il ne sait pas « peindre des caractères » ;
il recommandait la couleur locale, et, plus spécialement, d'uu
mot qui est très bon, « l'originalité du lieu », et sur cette alï'aire
l'auteur de la Préface de Croïnwell s'est beaucoup souvenu de
ShMidhal.
Enfin plus fard, un peu cà et là. et |»arliculièrement dans son
Introduclion à l'Jiistoire de la iieiiiture en Pâlie, il a eu lintiii-
tion, très vagu<> et dont il n"a rien tiré, mais encore il a eu
C,:\-l LA ClUTlnlK liK 18-iO A ISiiO
riiiliiilidii lie l;i 'f'/iroric (les )nili('uj-, (Icvciiuc si It-coïKlc aux
m.iiiis (le Taille. Il ;i dit : u Mon lnil es! (rc.\|ili(|U('r ctiminciit
»li;i(|ii(' civilisalion y/ro<//'/7 ses itorics », cl, s il ne l'a pas l'ail,
du moins a-l-il ni l'idi'T de le l'ain-. Il a dil. Iticii (éiiiéiaircmciit,
mais il a dil : « Le (dimal lriii|i(''i('' cl la moiiarcliio font naître
des adniii'alcurs de llaciiic; l'oraj^i'eusc lihcrié cl les clinials
cxlir-incs |)i(»diiiscnl des eiilliousiasles de Shakespeare » ; cl ces
idées ('((nruscs uni au moins ce mérilc, ou au moins celle
lionne l'orlune, qu'elles uni 1res vivement fra|»|>c respril d'autres
<i'iti(|iies, cl, svslématisécs par eux, sont dc\-emics toute une
nu''tliode, à cou|t sur int(''ressanle, de critique littéraire et de
critique d'à ri.
Ce qu'on |»cul dire en résumé de Stendhal c'est qu'il a voulu
<Ionner une théorie du romantisme cl (|u'il a donné les éléments
<rune llKMM'ie du rc-alisnie, semhlahl<' à htiis les « auteurs »,
<jui, quand ils se foni ciàliques, ne jieuvent iiuère doimer autre
<-hose que la théori(^ de la forme d'art qui est la leur.
Alfred de Musset. — Musset était essentiellement capri-
cieux et inlininK'nt niohile. Aussi sa crilicpie, car il a fait de la
critique, serait difficile à ramener à l'unité. Il a commencé |iar
C'tre romanfifpie avec une sorte d'outrance fantasque, où per-
soime, et non pas même lui, ne pouvait savoir s'il y avait sui'-
loul de l'excès OU surtoul de l'ironie et si c'était l'hyperhole du
romantisme ou si c'en était la paroilie. Au fond il s'amusait en
4'nfanl prodigue et n'avait aucune idée littéraire arrêtée.
Puis il se moqua très spirituellement du romantisnu', ou,
au moins, de quelques manies romantiques. Il railla raffectation
de la couleur locale :
Si «ru 11 coup (le pinceau je vous avais bâti
(Juelque ville aux toils bleus, quelque blanche mosquée,
Avec l'horizon rou^'c el le ciel assorti...
les ;iirs moroses des |{en('' et des lu'ros livroniens :
bire qu'il est grognon, sombre et mystérieux,
Ce n'est pas vrai, d'abord, et c'est encor plus vieux...
le jeune homme sentimental et pleurni(dieur des 3/t'V//7(;//6'//s :
Mais je hais les pleurards, les rêveurs à nacelle,
Les amants de la nuit, des lacs, des cascatelles,
Celte engeance sans nom qui ne peut l'aire un pas
Sans s'inonder de vers, de pleurs et d'agendas.
CUITKjll-: ItnMA.XTKjl K : IJIS AITKI ItS 6:i3
{]c\d loiit CM ('.\|ti-im;ml son (h'-^oùl |i(mii' la « litlt'-i'aliirt' iiolih' »
(-1 |i()iir la lill(''raliii"(' dr |irr|MMuc||r imilalioii.
IMiis lurd, rii 18;{(>, il s'iiisiiii;»' (•<jiii|»lt''l<'iii('nl conln' l"-
roinantismt' dans les Lr/trrs (h- Diiinih et Colonel, acciisaiil la
lilh'-raiiin' l'oiiianrKiiic «le soiiium- le citiix, de iic se |»n''Occii|i('i-
(iiic de la l'uniH', de cdurir aprrs les imaijrs i-l de ii r\v*' ldrni<M
plus (ju une « littérature dadjoctifs ».
Mais voilà qu'il s'avise qu»» « 1rs |dus (I(''S(■^;|K''rt'■s soûl les
chauts los plus beaux »; que « C(dui (jui ue sait |tas pendant les
nuits hiùlantes.... » s'ai:iter et s'exciter de manière à être un
peu plus qu'à moitié fou, n'<'st [tas un |)oète. Celui-là
Il peut lant qu'il voudra rimer à tour de Ijras.
Ravauder l'oripeau qu'on appelle antitlièse.
Grand homme si l'on veut, mais poêle, non pas.
Et qu'est-ce à dire? Que Musset refuse le nom de poète aussi
bien à Huso ([u'à Delille et pour mêmes raisons; mais revient
à la doctrine même du romantisnu' le plus (dlriMU' et truculent.
qui était que la poésie est une exaltation sublime de la s(>nsibi-
lité, de l'imaaination, de FenthousiasnK^
Ce qu'on [)eut donc retenir des idées ou plutôt des goûts
littéraires de Musset, c'est qu'il n'a aimé ni le classique, ni le
romantisme laborieux, patient, « artiste »; ni le classique, ni
ce romantisme qui devait plus tard devenir l'art « impassible w,
sculptural et minutieux des « Parnassiens » ; et qu'il n'a aimé,
un peu comme tout le monde, que ce qu'il faisait.
Casimir Delavigne. — Un nom qu'on sera peut-être
étonné de rencontrer parmi ceux des « auteurs » qui ont fait
acte de critique, et de critique dans le sens des innovations
romantiques, est celui de Casimir Delavigne. Il ne faut pas
oublier pourtant que les Vêpres siciliennes dès 1819, le Paria
en 1821, sont des œuvres dramatiques tellement (mi (bdiors de
la formule « classi(|ue » telle qu'on la connaissait jusqu'en 1825,
que les liommes du temp)S n'y ont pu voir que des innovations
très bardies, et qu'ils n'v ont pas vu en effet autre cbose. Il faut
se rappeler aussi (|ue dans les listes que les romantiques dres-
saient de leur contingent jusqu'en 1830 le nom de Casimir Dela-
viane revient toujours. Et enfin Casimir Delavigne se consi«lé-
6:»4 LA CKITIUIK l)K IN20 A INbO
rjiil liii-mrmc siiKni comiiic un rdmanliquc, ikmii (jiic les romaii-
li(|iir mriiics iraimaicnt pas à se donner, mais conimo un nova-
l.iii- et un |MMi coinnic un révolulionnairo, co qui n'était }»as si
faux, à lont prend l'c. Ce fut l'occasion la plus solennelle qu'il
(•li(»isit pour lancei- lui aussi son manifeste sur celle alTaire.
(yrsl dans son discours de rf'ccpliou à l'Académie française
(|u"il le |daça (1825). Ku un lau^ap' assez éloquent et même
d'une liellc allure poéliijue, il r<'|ir<''S('iilail le poèt(» dramaliciue
(■(unnie courant une mut remplir diM-ueils e| li-av('rs(''e d'oraiics.
Kl loul à coup, aux approches d un jiromonloire impu(''laul.
devani une mer nouvelle el inconnue, le (jénie des ïem[)èles
se dresse devant l'imprudent navigateur et lui prédit la mori
sil ose fraricliir les anciennes limites. Et le conquérant de
l'inconnu dcuf marcher cependant, poursuivre sa route et bi'aver
les sinistres. Ce langage était assez signiticatif et il était très
hardi, et il ne dut pas être du goût de la majorité de l'Académie
française. Plus tard Casimir Delavigne se sentit « dé|)assé »,
et sans précisé'meiil modifier son système dramalicpie, surlout
sans essay<'r de luller en audace et en excentricité avec ses
jeunes l'ivaux, il conçut hien (juelque aigreur de girondin contre
montagnard : « Ce n'est pas hon ce que fait Hugo, ce n'est }»as
bon ce que fait Dumas, disait-il assez finement, mais ça empêche
de Irouver hon ce que je fais. »
Henri Heine. — Il convient de nommer Henri Heine, le
grand poète allemand qui [>assa chez nous la plus grande partie
de sa vie, au moins comme un témoin littéi-aire singulièrement
compétent des choses (pii s'écrivaient ici. Il a ('dé ti'ès mêlé
pendant le règne de Louis-Philippe à la vie littéraire de la
France; il a connu, et personn(dlemenl, |tresque tous les grands
écrivains d'alors. Il était un peu aimé d'eux (d singulièrem(>nt
estimé et atTreusement craint; parce ipion réjM'dait à son propos
ce (|ne Voltaire avait dil de Crimiu : « Oiud est donc cet Alle-
mand (pii s'avise d'avoir plus d'esprit que nous? » Il a beaucoup
parh'- littérature française dans les correspondances que, comme
Crinun aussi, il envoyait à l'étranger, (d cpii ont été en [>ai'tie
n'-unies dans son volinue intitulé Lutrcr. Il détestait Victor
Hugo, ce i|ui se conqti'end assez (piand on songe que Victor
Hugo a le génie du lieu coniniuii ( t du développement et (|ue
CHITIQL'K IKiMANTIOrE; : LKS CUITlnlKS Goîi
Henri Heine est le [Htrle ]r |iliis |iei'S()iitiel, le |i|iis oriiiiiial e| le
|tlus (léliciousomenl conris qui iicut-èlre se sdil vu. Il res|ieclail
lin pou froidomc^nt Lamartine o[ quelquefois ré^ralii'uail disnè-
foinent d'une épiiiramme. Il adorait lîéiaiiiier el Mussfd, re
qui r(dali\"enieiil au dernier se coniiirend, ^ans peine, et rela-
tivement au premier doit faire r('dl(''cliir. il faut sonprer que
lîéranacr lui plaisait par la précision savante du cadre éfrcdf où
il enserrait ses petites œuvres, et, toutes différenees parfaite-
ment reconnu(>s entre un homme de génie et un homme de
talent, il faut convenii- (piil y a des analoiiies enti-e Voji de;
Henri Heine et les artilices de Héranirer. Quant à Musset, le
poète élégiaque et ironiste dOntre-Rhin vovaif en lui un jeune
homme vêtu de noir qui lui ressemldait comme un frère; il
savait (|ue la i\u/( de décembre, si elle n'avait |>as été de Musset.
aurait été de Henri Heine, et sans se préoccujter outre mesure
de ce qu'il y a, parfois, de rhétorique dans l'œuvre de Musset, il
saluait amoureusement les mots profonds de s(^nsihilité ardente
et les mots charmants d'espièg^hu-ie spirituelle, et disait : « La
muse de la Comédie l'a haisé sur les lèvres (d la muse de la
Tragédie sur le cœur. »
//. — Critique romantique : les critiques
proprement dits.
W y a eu peu de critiques pj'oprement dits, de critiques pro-
fessionnels, dans le camp romantique, et ceci est déjà à consi-
dérer, n est très rare que la critique devance les mouvements
littéraires et il est très fréquent qu'elle les suive. C'est pour cela
que les initiateurs d'un mouvement littéraire sont ohligés de
s'improviser critiques eux-mêmes pour qu'il y ait quelqu'un
qui les explique avec complaisance, et ils sont dans la situa-
tion de l'inconnu qui. entrant dans un salon, s'excuse de se
présenter lui-même. Les romantiipies n'ont eu guère pour les
présenter au monde que Stendhal, qui, comme nous avons
vu, les comprenait peu et les aimait mal, Simonde de Sis-
mondi, Fauriel, Magnin, qui n'était qu'un demi-partisan, Sainte-
Beuve pendant un temps assez court, et Jules Janin, avec les
6o6 LA ClilTlorK 1)1- 1S20 A 1850
iiilriiiiillniccs ijui s"('.\|ili(|ti(Mil |t,ir la léi:ôi'(>(('' de son carac-
t»"'r<'. aussi liini (juc par ccrlaiiics (lil'licull<''s de sa situation
lilli'-rairr.
Simonde de Sismondi. — Sismondi était juvdestinr au
rdui.inlisinr |i;ir sos invMniércs attaches <'t fréquentations. Né à
(u'nève, d'origine italiniiic, ayant séjourné près de deux ans
en Anjileterre et cin(( anni'cs entières en Italie, admis dans
l'intimité de .>["'" de Staid et de j»eiijaniin Constant, professeur
de iilIt'Talinc à (lenève de 1812 à 1(S11, SiuKMide d(» Sismondi
était comme le lien n;ilnr(d eiilre les littératures étrangères et
la littératuiv- française, et éminemment propre à faire passer
dans celle-ci ((ludijuc chose de celles-là. On sait qu'il fut surtout
historien; mais son livre De la Utlérature du midi de C Europe^
pnldi('' en p.iitie dès 1813, remanié et complété depuis, fut d'une
très grande iniluence sur h^ mouvement romantique et au
moins aussi puissant dans ce sens que l" AUemaijne de M""" de
Staël avait [»u l'être. Si le romantisme a cru être allemand,
c'est à .M'"" de Staël ipiil le doit; s'il a été anglais, et il le fut
un peu, c'est à Byron et à Walter Scott surtout qu'il en est
redevable et aussi aux traducteurs de Shakespeare. Mais on sait
assez qu'il fut surtout italien et espagnol, si tant est qu'il fut
étranger, ce qu'encore on a beaucoup exagéré, et dans la
mesure où il a été italien et espagnol, c'est à Simonde de
Sismondi et à Emile Deschamps, à peu près exclusivement,
qu'il a dû de l'être. Le laborieux et gauche Sismondi doit
être com[»té comme un des fondateurs du romantisme en
France.
Fauriel. — Fauriel a rendu au public français les mêmes
services, peut-être avec moins d'autorité, et certainement avec
plus de talent. Personne ne connut mieux les littératures étran-
gères que cet ofticier des armées de la Ré[tublique et ce secré-
taire du ministre de la police Fouché. Très solide en grec et en
latin, possédant l'arabe et abordant l'un des premiers en France
le sanscrit, aucune langue ne lui fut inconnue. Il traduisait
pour les Français de l'allemand et fie l'italien et accompagnait
les traductions de commentaires et préfacés où la hardiesse^
s'alliait au bon sens. « Esprit sagace, dit Sainte-Beuve, libre de
préventions, adonné pendant des années aux investigations les
ClUTKjri-: liOMANTKjrK : LES ClUTinlKS 637
plus actives cl aux i-cclicrchcs silencieuses, jifn-tirulif're/iimf
doué du yénic des orifjoies, il coin|»ronait les choses |iai- leur
esprit même et les exprimait ensuite sans rien v ajouter
d'étrang-er. » 11 était lié avec Moiiti, avec Manzoni, causait de
Dante avec eux el ensuite consignait leuis observations et les
siennes dans son Dante et les origines de la littérature italienne.
Il était bien romantique, même en un temps oîi le mot n'était
pas en usage, par un peu d'éloignement à l'égard des siècles
classiques, par son goût des littératures étrangères, par cette
curiosité qui! portait à chercher partout quelque fleur un peu
cachée de jioésie populaire, neuve, fraîche de senteur, un peu
sauvage {Chants populaires de la Grèce moderne). Il l'était
encore, dans tel discours préliminaire à sa Parlhénéide, par une
classification toute nouvelle des genres littéraires répartis non
plus par leur forme, mais par leur esprit. Il l'était dans sa
Théorie de l'art dramatique en attaquant très vivement les unités
classiques. Sans éclat ni prétentions il a insinué dans l'esprit
public beaucou}» d'idées nouvelles.
Charles Magnin. — Magnin, qui fut quelque temps son
suppléant à la chaire de littérature étrangère en Sorbonne, est
un homme de moindre valeur, mais de même esprit. 11 n'était
qu'un étudiant à l'époque où le romantisme se déclara; mais
quelque temi>s après, entré à la rédaction du Glohe (1824), il
soutint avec la mesure qu'il fallait avoir à cet égard dans ce
journal et qui était dans son caractère, la cause des novateurs
les plus illustres. Il fut avec Victor Hugo dans la « liataille
(YHernani » et se tint ferme sur cette doctrine que le roman-
tisme était un renouvellement de la pensée française qui n'en
altérait nullement le fond et qui n'était nullement une défection
et désertion à l'étranger. (Vest ainsi quil aimait à rattacher
Victor Hugo en tant que poète dramatique à Corneille jdutot
qu'à Shakespeare. La Révolution de 1830. à laquelle il avait
pris part, à côté de son malheureux ami Farcy, en lit un jier-
sonnage officiel. Il fut attaché à la Bibliothèque royale et sup-
jdéa deux ans Fauriel (H 834-1 835). Il a écrit une excellente
étude, malheureusement inachevée, sur les origines du théâtre
en Europe, une Histoire des marionnettes et quelques autres
ouvrages d'érudition.
Histoire de la langue. VU. 42
638 LA CRITIOIK 1)1-: 1820 A 18;i()
Théophile Gautier. — Jules Janin '. — (laulior doit être
nommé ici, }>uis(|ue, dès la |téiiodc qui nous occupe, il a fait
(]u«dquo acte dr critique, soit en plaisantant, quoiqu'il fût très
romanti(juo, (juchiues manies et travers de la jeunesse roman-
tifjue, dans les Jeune-France (1833), s(»it en caractérisant, et
merveilleusement, certains aspects du génie de Shakesj)eare
dans Mademoiselle de Maupin (1835). Mais il n'y doit être que
nommé, parce que c'est après 1850 (piil se consacra décidément
et presque •xclusivemenl à la critique, et c'est à cette épo(|ue
que nous le retrouverons.
Jules Janin fut d'abord un jiur romantique et môme ce que
Gautier appelait un « Jeune-France », c'est-à-dire un romantique
outrancier, désordonné, parfaitement superficiel et un peu ridi-
cule, et c'est sous ces couleuis (juil se présenta au public en 1829
avec VAne mort et la femme ynillotinée, livre (ju'on lui a beau-
coup rej)roché et qu'on lui eût re[u-oclié bien davantage s'il ne
s'en était moqué lui-même avec gaîté.
11 entra en 1830 au Journal des Débats, d'abord comme
critique dramatique des « petits théâtres », puis comme critique
dramati({ue sans partage à partir de 1835. Il était romantique
dans un journal oîi il ne pouvait l'être tout à fait à son aise, et,
du reste, |»ar lui-même, esprit très indépendant et même capri-
cieux, il aimait à ne se laisser guider que par sa sensation
actuelle, définissait (beaucoup plus tard) le « feuilleton » « un
petit cri de joie que nous arrache le spectacle du jour » et était
proprement ce qu'on a appelé de nos jours un « impression-
niste ». 11 fut frappé de deux choses également très justes : la
première, que ce qui avait fait presque tout le succès du roman-
tisme et particulièrement du théâtre romantique, c'était la
« couleur locale », ou, pour |)arler mieux, la couleur historique,
en un temps, où, au sortir d'une merveilleuse et étrange his-
toire, tous les esprits étaient tournés du côté des choses histo-
riques ; la seconde, que ce qui était gage de succès immédiat
n'était ])oint gage de durée, et que rien ne se |)asse [)lus vite que
l'intérêt éveillé par la couleur locale. 41 disait à une rejtrist» de
I/f'nri ///en 1840 : « Nous savons maintenant tout le néant de
1- Jules Janin, né à Sainl-Élicnnc en 1804, mort à Paris en I8"4.
GIUTKJUE IKIMANTKJI H : LKS CIUTIUIKS 659
ce drame qui a été une révolution iicndaiil liuil jdiiis... (î'a été un
étonncnieul liénéral devant cctlo cliose suranni'o. Il a été écouté
avec une défaveur marquée... Mais tous ces dédails curieux
d'histoire anecdotique avaient été en leur teni|is un divertis.se-
ujeiit <le curiosilé qui allait jusqu'à la passion, l^invention de
la couleur locale fut le Irait de génie et le coui» de parlie de la
littérature de ce temps-là. »
Il soutenait Hugo avec ([uehjues réserves, soulignait le
« succès d'attention sympathique » qu'obtenait une reprise
(VHernani en 1838, faisait sur Rui/ Blas (1838) le meilleur à
notre avis, et le plus judicieux article qui ait été écrit à cette
époque, hlàmani, sans insistance, les invraisemblances les plus
fortes; signalant l'acte lY comme un hors-d'œuvre, admirant
sans réserve l'acte V, et en général se montrant séduit par le
mouvement, la chaleur lyrique et le singulier éclat d'éloquence
de cette prestigieuse pièce, et n'hésitant pas à montrer que ce
drame, si contesté, lui paraissait le plus beau que Victor Hugo
eut écrit.
Très ouvert à toutes les nouveautés, très « libéral », furieux
que la « littérature de l'Empire » s'opposât à la représentation .
d'Antomj au Théâtre Français, et disant avec quelque exagéra-
tion : « comme si tout le théâtre antique n'était pas fondé sur
l'inceste et tout le théâtre classique moderne sur l'adultère! »
appelant de ses vœux (sans s'en rendre absolument compte) un
théâtre réaliste, disant à }»ropos d'une pièce (1838) tirée de
YEugénie Grandet de Balzac- : « 11 a fallu le grand nom de
Balzac pour faire admettre Grandet au théâtre. Quelle est cette
prudence du public qui exclut de la scène tout sujet qui palpite
dans la société » ; il trouvait dans sa vive et libre intelligence les
ressources que d'autres eussent puisées dans une vaste érudition ;
et il était admirable pour rencontrer ainsi des commencements
d'aperçus, si j'ose dire, qui étaient d'une singulière portée.
Il ne pouvait pas souffrir Eugène Scribe et lui a fait une
guerre acharnée pendant trente ans. Toute sa polémique sur
ce point peut se résumer en deux mots, à savoir que le théâtre
de Scribe est purement conventionnel et que Scribe ne sait pas
le français; et, si l'on veut (et ce ne serait point si faux), on
peut voir là les deux tendances essentielles de Janin. Comme
r.(U) LA ciUTiocK i)K is2() A is:;o
élève (les grands romantiques il aime la Ldle langue française et
ti'ûuvo é|K)uvnnfal>lo d'avoir à ontondrc :
Car lappélit csl un phénix :
Toujours il renait de ses cendres...
et comme curieux de réalisme ou tout au moins de vérité sur la
scène, il s'impatiente contre ce monde factice qui s'agite sur le
Théâtre de Madame et s'écrie : « Nous n'aimons pas vos colo-
nels, vos petits-maîtres, vos agents de change, vos banquiers,
vos vieux soldats, vos petites filles, vos petites soubrettes, vos
petits boudoirs, vos petits jardins; parce que ce monde-là n'a
jamais ressemblé à rit-n ni à personne; }>arce que jamais en
France nous n'avons vu nulle |>art tant de moustaches frisées
que chez vous, tant de millionnaires désintéressés que chez
vous, tant d'ambassadeurs que chez vous... »
Et l'observation est juste; mais d'une part il faut savoir recon-
naître qu'au théâtre la mécanique dramatique est la moitié de
l'art, et que personne n'a jamais été aussi habile mécanicien
dramatique que Scribe; et d'autre part il faut avouer que si ce
théâtre de Scribe était faux il répondait cependant à l'idée que le
|iuMi(; se faisait du grand monde ou de la haute bourgeoisie, et
c'est une façon d'être vrai. Sainte-Beuve l'a très bien vu, plus
fin que Janin, plus fin que tous, et, intervenant pour une fois
dans le débat, à la Revue des Deux Mondes, en 1840, il faisait
remanpnM' (pie Scribe a une technique dramatique incompa-
rable, « qu'il est à Beaumarchais ce que Picard est à Molière »,
et enfin, qu'après tout, « il exprime fort bien le rêve et la con-
cejdion de la vie dont s'entretient la bourgeoisie moyenne ».
Janin avait beaucoup d'intelligence, beaucoup d'esprit, une
sensibilité très vive aux choses d'art et surtout de théâtre; il
était capricieux, sensé, fantasque, judicieux, paradoxal, toujours
amusant, et, en se jouant, gambadant, et s'ébrouant, il a été
de ce hommes singulièrement privilégiés qui sèment au pas-
sage une foule d'idées, un peu |dus qu'ils n'en ont.
Sainte-Beuve. — Sainte-Beuve doit être placé ici, quitte à
revenir a hii |ihis lard '. Il a écrit |>endant quarante-cinq ans,
1. Charlos-Aiiguslin Sainte-Beuve, né à Boulogne-sur-Mer en 1804, morl à Paris
en 1869.
[
CIUTIUIH lUiMANTlUl K : LKS CllITinlKS Ofil
et il a eu au moins trois maiiiùres, ayant été daboid ciiticine
romantique, et très novateur, jusque vers 1835, — puis cri-
tique beaucoup j)lus circonspect et sensiblement conservateur
jusque vers 1850, — puis enfin plutôt historien littéraire (jue cri-
tique et môme, presque, plutôt historien qu'historien littéraire,
jusqu'à sa mort. Nous ])arlerons ici de Sainte-Beuve tel qu'il
fut de 1825 à 1850.
C'était un très grand esprit, presque dès ses débuts, d'une
compréhension plus vaste, d'une pénétration plus f(jrte et même
déjà d'une érudition plus grande que la pres(|ue totalité de ses
contemporains. A vingt et un ans, quand il commença à écrire,
il avait déjà une lecture considérable et très variée, ayant touché
aux sciences, à la philosophie, et fait commerce assidu avec la
littérature.
Il entra au Globe en 1825, et, autant qu'il le |)0uvait dans un
journal qui n'était pas romantique, il soutint les novateurs
avec un grand zèle. Il les connaissait très bien. Il n'avait pas
été du « Salon », comme il disait [Conservateur JiUéraire, Muse
française), mais il avait été du « Cénacle » (maison de Victor
Hugo après \di Muse française, vers 1825) et il était de « l'Ecole »
(entourage de Victor Hugo vers 1827). Il caractérisait très bien
ces débuts, sinon du Romantisme en iiénéral, du moins du
parti Hugo : « La Muse française eut bientôt ses lieux com-
muns, ses fadeurs mythologiques, sa chaleur factice et la plu-
part des défauts qu'elle reprochait à l'ancienne poésie. Le style
quifrap[)e et enlève la plupart des lecteurs lui a surtout manqué,
et chez elle la pensée, souvent belle et vraie, n'a presque jamais
pu se dégager de ses voiles. Au tourmenté du langage et à
l'impuissance de l'expression on aurait dit des prêtres sur leur
trépied... De cette lutte inégale entre quelques salons et l'esprit
du siècle qu'est-il arrivé? Le siècle, de plus en plus ennemi de
tout mysticisme, a continué sa marche et ses études. La Muse
française cessa donc d'exister à titre d'école... Mais après la
chute de leurs théories un rôle assez beau restait encore aux
jeunes talents, qui, désabusés d'une vaine tentative, abjurant
le jargon et le système, se sentiraient la force d'entrer dans une
meilleure voie et de faire de la poésie avec leur àme. » {Globe,
2 janvier 1827.)
t;t;2 l^A CHITInlK DK IS2(» A is:i()
El dans un autre aiiicle, examinant, non plus ce qu'avaient
été Victor Hugo et ses amis, mais ce qu'ils étaient, à la fois il
Ifs cai-actérisait très finement et leur monliait ce qu'ils [»ou-
vaient devenir et ce qu'ils devaient faire : « En poésie comme
ailleurs, lien n'est si dangereux que la force : si on la laisse
faire elle abuse de tout. Par elle, ce qui n'était qu'original et
neuf est bien prés de devcuii' bizarn'; un cfuilr.iste brillant dég(''-
nère en antitbèse précieuse; l'auteur vise à la grâce et à la sim-
plicité et va jusqu'à la mignardise et à la simplesse; il ne
cberclie que riiéroique et il rencontre le gigantesque; et s'il
tente le gigantesque, il n'évitera pas le puéril... On a beaucoup
rt'procbé à M. Victor Hugo l'incorrection et la licence de son
style. Son style ne blesse jamais la grammaire et ne présente
ni mots ni tournures inusités. Ses fautes habituelles sont des
fautes dégoût. » (6^/o^e du 9 janvier 1827.)
On voit (juel ami indépendant, quel conseiller judicieux était
Sainte-Beuve à l'égard des romantiques et aussi quel critique
avisé et prophétique il se montrait à vingt-trois ans.
Pour servir ses amis tout en les avertissant, il s'avisa d'un
procédé assez aventureux où son goût se trouva bien un peu en
défaut, mais dont on s'expliquera très bien les raisons en y
regardant d'un peu j)rès. H songea, comme les novateurs
de IGOO s'étaient trouvé des ancêtres dans Malherbe et Racan,
de trouver des aïeux aux novateurs de 1820. A la vérité «. qui
sert bien son pays n'a pas besoin d'aïeux », mais, même en
littérature, il n'est pas mauvais d'en avoir. Ces ancêtres des
romantiques, il crut ou feignit de croire les voir dans les hommes
de la Pléiade : Ronsard, Du Bellay, Belleau, etc. Et c'est dans ce
but qu'il écrivit son Tableau de la poésie française au XVP siècle.
Il faut l)ien convenir que cette vue était fausse, et que, littéra-
ture d'humimistes, d'imitateurs, et particulièrement d'imitateurs
<le ranti(|uité, la Pléiade non seulement avait peu d'analogie
avec le romantisme, littérature personnelle, originale, senti-
meiilalo et complaisante au moyen âge; mais qu'elle était préci-
sément son contraire; et c'est maintenant une banalité de l'his-
toire littéraire que de représenter Ronsard comme le fondateur
de la littérature classique en France. Mais remarquez.
D'abord l'idée de Sainte-Beuve n'était pas tout à fait fausse;
I
CKITIUIH IlOMANTinlK : LKS CKITIOrKS OO^
elle contenait, comme beancoii|» d'erreurs, un iiiiiiinnini de
vérité. Sans tenir compte dos quelques analoiiies de niétri(jue
et de rythmique ([ui peuvent exister entre les ronsardistes et
les romanli(|ues, les ronsardistes ressemblaient un peu aux
romanti<|ues |»ar leurs haines et par le caractère de leur insur-
rection. Ils s'insurgeaient contre une littérature puérile, frivole
et artificielle qui était celle de l'école de Marot, et ils visaient
aux « g-rands coures » et aux « irrands sujets » ; et les roman-
tiques s'insurgeaient contre une littérature artificielle, frivole et
puérile qui était celle de l'Empire, et ils visaient aux « grands
g-enres » et aux « grands sujets » ; et voilà l'analogie vraie entre
la Pléiade et le Cénacle, et voilà le minimum de vérité que con-
tenait l'idée de Sainte-Beuve.
Ensuite il faut songer que c'est dans le Globe que Sainte-
Beuve a publié d'abord son XVI'^ siècle, que dans le Globe on ne
pouvait pas défendre et soutenir ouvertement le romantisme,
et que c'était une manière détournée et habile de le soutenir
que de vanter les hommes de looO comme de grands poètes,
en indiquant de temps en temps qu'ils avaient de très grandes
ressemblances avec lui.
Et enfin, à quoi on n'a peut-être pas assez songé, il s'agissait
à cette époque de justifier les romantiques du grief d'anti-
patriotisme. Parce qu'ils imitaient un peu les étrangers, on les
traitait en suppôts de la Sainte-Alliance, et, parce qu'ils mépri-
saient beaucoup Voltaire et un peu Racine, on les accusait de
lèse-majesté envers la littérature nationale. Ils pouvaient avoir
du talent; mais c'étaient de mauvais Français. Il était adroit de
démontrer que si, à la vérité, ils se détachaient de la littéra-
ture traditionnelle des derniers siècles, ils avaient comme leur
source plus haut encore, plus loin encore, en pleine histoire
nationale, en plein sol de France.
C'est pour la même raison que Sainte-Beuve, d'autre part,
chercha à rattacher les romantiques à André Chénier, qui venait
d'être découvert, qui entrait dans sa gloire posthume, et que
sa tragique fin rendait sympathique; et le contresens était le
même, Chénier étant beaucoup plutôt le dernier des ronsar-
disants que le premier des romantiques; mais l'intention aussi
était la même, et, du reste, Sainte-Beuve, qui était assez libre
1104 LA CUITKJIK llK IS2() A is:;()
espril |Kiiir iirlic lir ni par [XM'siuiric ni jtar lui-inème, corrig-ea
j)eii à peu cotte erreur de |)(>iiit do vue dans les articles qu'il
écrivit plus lard sur l'auteur de la Jeune Captive.
Telle fut la première attitude de Sainte-Beuve. 11 habitua au
romantisme et conseilla très judicieusement les romantiques.
Il rendit ainsi un très g-rand service à la littérature française.
Peu à peu il se détacha d'eux, entre 1835 et 1845 environ.
Dabord il eut ce qu'on a appelé sa crise de mysticisme, et qui
ne fut, à mon avis, qu'une de ces crises de curiosité, comme il
en eut toujours. Il écrivit Volupté, il s'ocOupa beaucoup de
Lamennais et de « ces messieurs de Port-Uoval ». Ensuite, ou
plutôt en même temps, dégagé de l'amitié persoimelle qui
l'unissait cà Hugo, d'autre part n'ayant plus besoin de défendre
le romantisme, qui désormais se défendait tout seul et même
avait toute place conquise, il le jugea librement et jugea libre-
ment de toutes choses.
Avec son goût, peut-être non pas des situations nettes, mais
des idées claires, il détermina très vivement l'état des choses
littéraires en 1840 dans son article Dix ans après, h la Revue
(les Deux Mondes. Le sens général de cet article fameux était
celui-ci : 1830 « a licencié le romantisme ». Les uns ont été à la
politique et ont cessé d'être des hommes de lettres. Les autres
ont eu « une seconde phase (et pas toujours progressive) de
leur talent ». De tout cela est résultée une accalmie, et « si l'on
excepte quelques illustres incurables aux(piels les années n'ont
rien appris, la j)lu[)art, d'un côté comme de l'autre, sont arrivés
, à un fond commun. Bref le jeune siècle a quarante ans. C'est
l'âge des assagissements ; cela rend possible bien des accords. »
Il serait urgent que cet accord eut lieu. « Aura-t-on à présenter,
sous les [)hénomènes excentriques et éclatants qui illustrent une
époque et qui aussi la compromettent, un fond plus sage, un
corps de réserve et d'élite encore, rebelle à entamer, sensé,
judicieux et fin? » M. de Lamartine pourrait être conciliateur;
mais comme il se suffit à soi-même! « M. Hugo s'y est refusé
par une i-aideur singulière que rien n'a fléchie... Le genre de
déviation |tropreà M. Hugo depuis dix ans, c'est la persistance. »
Il a « des récidives simplement opiniâtres, une absence totale de
nioditira lions et de nuances, des refus d'admettre en daignant
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VII, CH. XIII
\ nul Cohn & C "", Kdueurs. Paris
SAINTE-BEUVE
d':ipiès une photographie de Pierson
CKITIorK IKI.MA.NTKJI K : LKS CIlITIUl KS OOli
les connaître les idrcs (jui .s'(''I;i1m)itiiI ri les jut^cmcnls (|ui se
rassoient... M. de Balzac a (mi un riioiiinit <lc siiitjulicr rclat;
mais il a tout l'air de vouloir finir par où il a counnencé, j)ar
cent volumes que personne ne lira... Peut-être la critique pour-
rait-elle établir ce terrain moyen, ce centre littéraire... » « Voyez
([ue des lioninies comme M. de Carné, M. de Rémusat,M. Saint-
Marc Girardin se rapprochent, qui étaient si éioiiiiiés les uns des
autres en 1830. »
Bref Sainte-Beuve devenait centre i:auclie, ce qu'au fond il
avait toujours été, mais avec le souci, autrefois, de mesurer le
vent et de donner l'appui à ceux qui luttaient et avaient devant
eux le plus d'obstacles. Il resta tel. Il fut très libre dans ses
jugements, extrêmement intelligent et juste d'esprit, impartial,
sauf certaines jalousies à l'égard de ceux qui réusissaient trop et
de certaines rancunes dont tout à l'heure, à propos de Balzac,
nous avons vu un exemple ; d'une information à la fois immense
et minutieuse; obstiné à un devoir que les critiques oublient
trop souvent et que son insatiable curiosité lui rendait facile,
qui est de connaître presque aussi bien les littératures du passé
que celle du présent, pour garder sa largeur de compréhension
et son instrument de comparaison, et qui est aussi de ne
jamais croire que la connaissance qu'on peut avoir des littéra-
tures du passé soit acquise et définitive.
A ce prix et par un labeur acharné, il devint et resta le pre-
mier des critiques et le premier des historiens littéraires. Il
circonscrivait sagement son domaine qui encore demeurait
immense : il s'occupait peu de théâtre, quoiqu'il s'y entendît,
comme nous avons vu ; il ne s'occupait presque point de beaux
arts, (juoiqu'il y ait de lui des articles sur Horace Yernet très
distingués. Il guettait les talents nouveaux (au moins dans la
période que nous étudions, jusqu'en 1850 et un peu au delà),
aimait à réhabiliter les talents anciens et à réparer les oublis ou
les injustices de l'histoire, cherchait à tout comprendre et à
entretenir et développer la souplesse naturelle de son esprit.
Il avait horreur de la critique systématique, qui enferme le
critique lui-même dans des formules toujours trop hâtivement
arrêtées et toujours trop étroites et qui le forcent presque à
prononcer, au moins in petto, le jugement, avant d'avoir étudié
(UlC. LA ClilTKjl !•; I)K 1X20 A ISiiO
le procès. 11 se déclaiait embarrassé quand on lui domandait
quelle était sa méthode, et disait loul au |dus qu'il lui semblait
qu'il élait un naturaliste en quohjuo manière, et <|u'il classait
les hommes par « familles d'esprits ». Il aurait pu dire que sa
méthode était d'être très curieux, très laborieux et très intelli-
gent. — Son défaut, s'il en a un (sans parler de son style, qui est
un peu entortillé), était de trop travailler, de ne croire jamais
qu'une enquête fût tàpeujirès terminée, et un portrait à peu près
lini. Il cherchait toujoui's la vérité a[)rès l'avoir trouvée, et la
ressemblance après l'avoir saisie. Il en résulte pour le lecteur
ce qu'il a dû éprouver lui-même, une impatience qui n'est pas
sans charme, et une fatijiue passionnée qui ne laisse pas d'avoir
son délice. Personne n'est plus captivant, je dis môme parmi
les artistes. Il avait l'amour de la vie, et le don de la vie. Il
voulait voir vivre et sentir vivre, comme dans un commerce
intime, le personnage qu'il étudiait et il vivait lui-même devant
son lecteur d'une vie ardente de recherche à la fois fiévreuse et
sagace. Il n'y a pas eu de sceptique plus passionné, et il trouvait
le moyen de ne pas croij'c à la vérité et de la poursuivre avec
âpreté et d'en saisir l'ombre ou le reflet avec allégresse.
Quand il laissait dormir sa ])assion maîtresse ([ui était de tout
savoir et de tout comprendre, il aimait le gracieux et le tendre
sans fadeur, [)]utôt que le g-rand, le fort et le sublime, et sa
« famille d'esprits » était celle d'Horace. Il aurait. sacrifié Cor-
neille à Racine, Dante à Virgile, Hug-o à Lamartine, et peut-être
Gœthe à Henri Heine. Il aimait les « coteaux modérés » pourvu
qu'ils fussent de belles lignes et de contours agréables aux yeux.
Il a dit de La Fontaine : « C'est notre Honu'îre », et ceci est un
jugement hasardé et un trait de caractère tout à fait révélateur.
Il était aussi français que possible par le goût des génies purs,
mesurés, et forts en cachant h.'ur force.
Mais encore une fois, tout en préférant personnellement les
génies ou les talents conformes à sa complexion intime, il était
avant tout l'homme né ]»our tout comprendre, pour tout aimer
(au moins pour le plaisir de comprendre bien), et pour tout
expliquer avec une merveilleuse dextérité d'intelligence. Il y
aura encore quelque chose à dire de lui pour la période qui"
s'étend de I8:i0 à 18G9, date de sa mort.
I
CHITKjl K ItUMANTlOl I-: : LKS .KillLNAL'X 667
///. — Critique romantique : les journaux.
La « Muse française ». — Les romantiquos fomlèreiit
plusieurs journaux pour défendre leurs doctrines et seconder les
cfTorts de la gloire eu leur faveur. Le premier fi:t le Conserva-
teur littéraire, créé par Victor Hu^-o et ses deux frères, jiresque
encore enfants tous les trois, en 1820. Il eut une existence très
courte et n'est guère à noter que pour la manière enthousiaste
dont Victor Hugo y salua les Méditations de Lamartine, d'accord
en cela, du reste, avec le public tout entier. — LaJ/?<se française
fut un organe un peu plus solide et plus durable. Elle commença
en juillet 1823 et finit en juillet 182i. Elle avait pour devise,
peut-être modeste : Jain nova profjenies cœlo demittitur alto.
Elle s'annonçait comme indépendante, soucieuse de Téclosion
des jeunes talents et très attentive aux littératures étrangères :
« Nous tiendrons nos lecteurs au courant des littératures étran-
gères comme de la nôtre, bien persuadés qu'un patriotisme
étroit est un reste de barbarie ». Elle publiait des poésies de
Hugo, Soumet, Alexandre Guiraud, M™" Desbordes-Yalmore,
de Rességuier, M""" Tastu, Ancelot, Chènedollé, Vigny, Nodier,
Baour-Lormian. Les rédacteurs ordinaires étaient Soumet,
Victor Hugo, Charles Nodier et Emile Deschamps. La liste
qu'elle offrit à un moment donné du groupe romantique fut
celle-ci, et il y faut faire attention; car ce doit être la liste
authentique : « Soumet, Lamartine, Ancelot, Delavifjne, Hugo,
Nodier, Pichald (dramatiste très cité et prôné alors par les
romantiques) et de Vignv ». La Muse française, sans s'occuper
de politique, se montrait très réactionnaire de tendances, par-
ticulièrement dans l'article périodique intitulé Mœurs et signé
« le jeune Moraliste » (Emile Deschamps). Elle faisait un très
grand éloge, parfaitement mérité du reste, des Soirées de Saint-
Pétershourg. Elle se réclamait de Chateaubriand, admirait les
Martyrs (qui en leur nouveauté ne réussirent pas) et, chose à
considérer, l'article étant de Hugo, annonçait une renaissance
prochaine de l'épopée en vers. Les Xouvelles Méditations y
étaient saluées aussi chaleureusement que les premières l'avaient
668 LA r.lïlTKjl !•: IIK IN2(I A ISiiO
«''h'' |t;ir le Conscrcdliuir liltérairc, et Klod, d'AUVod de Yic;ny,
aussi inagnifiquemeiil <|u<' l(\s Médildtions. Elle attaquait Vol-
taire, comme « n'étant |)as lyrique «, et comme ('daut « cynique »
et « monstrueux » (article de Victor lluj^o).
Comme doctrines littéraires, elle prêchait suitout la « critique
d(\s beautés » opitoséc à la criti(|ue des défauts : « Le calcul des
fautes est un calcul trop négatif |»our qu'il soit bon. La critique
(diez les anciens consistait |)lus à faire ressortir les beautés d'un
ouvi'ag"e qu'à en révéler les défauts ». Elle combattait la poésie
académique de la g-énération précédente, avec son style par
abstractions personnifiées : « convertir insipidement toutes les
expressions métaphysiques et collectives de notre langue en une
sorte de divinités mythologiques » ; avec ses périphrases et cir-
conlocutions. Elle avait conscience, soit par elle-même, soit
parce qu'elle avait bien lu M"" de Staël, (pie la nouvelle litté-
rature était une « littérature personnelle » et à ce titre relevait
de Jean- Jacques Rousseau : « Boileau a raison, le beau c'est le
vrai; mais il y a deux vérités. Vérité absolue, vérité relative.
Vérité absolue dans l'art impersonnel, qui est art historique.
Vérité relative dans l'art personnel. Les étrangers sont infé-
rieurs à nous dans la vérité absolue. Ils nous ont devancés dans
la vérité relative. Elle a été inventée parmi nous par Jean-
Jacques Rousseau. Ce qu'elle a pour elle, c'est qu'e//e ne -peut
pas être imitée '. » Il faut bien savoir que, si novatrice en litté-
rature qu'elle crût être et qu'elle fût, la Muse française paraît
assez souvent prodigieusement réactionnaire aux yeux d'un
homme de 4898. Soumet y écrivait : « Nous avons toujours
profondément ignoré ce qu'on entendait par le mot roman-
tique. Si certains critiques ont besoin d'une définition qui leur
servît à distinguer de toute autre littérature des productions
telles que Faust ou Goetz de Berlichinfjen, à la bonne heure; et
rien de plus innocent. Depuis la publication des théâtres étran-
gers l'exemple a cessé d'être dangereux. Ces bizarres composi-
tions n'étaient admirées en France que parce qu'elles n'y étaient
pas connues; elles ressemblaient à certains Dieux d'Egypte,
adorés dans les ténèbres de leur sanctuaire ; mais qui n'étaient
1. H(;siiini}, mais le.xtiiel. Article d'Alexandre Giiiraud.
(:i{iTi(jri-: uomantiqii-; : lks .khuxacx 6G9
plus (jiK^ lies inoiisli't's iiifonnrs (|u;iiii| on les rc^anl.iil à l.i
clarté (lu jour. »
La Muse française ne pénôtra pas la masse du jiuhlie; pour
les raisons que nous avons vu plus haut (|u'en a dount^os Sainte-
Beuve; mais elle frap|)a assez vivement les csjirits de (juidipies
sociétés [)arisiennes plus ou moins littéraires et (die ne laissa
pas de conlriliuer à rav(''nement du jeune i!r(»n[)e romanti<|ue.
La « Minerve française » (1818-1820). — Ce fut un
orgrane romantique modéré. Elle avait été fondée par un certain
nouilire de journalistes pour remplacer le Mercure de France,
dépouillé de son privilège. Elle était surtout politiijue et organe
de l'opposition « libérale » la plus violente; mais elle s'occupait
de littérature et avait l'adresse de comprendre que les romanti-
ques se trompaient en se croyant conservateurs, étaient un élé-
ment d'innovation générale et étaient destinés à devenir libé-
raux. Aussi ne leur faisait-elle point grise mine, et elle s'essavait
à être conciliatrice sur le terrain littéraire. Elle disait, non sans
raison : « La littérature romantique est la littérature indig-ène;
la littérature classique est littérature d'imitation. L'Allemagfne
qui n'a pas eu de Renaissance (très juste) est toute romantique.
Désormais tous les etTorts de la littérature allemande doivent
tendre à revêtir de belles formes classiques la grandeur de ses
sentiments et la richesse de ses images. Par la même raison,
nous devons, tout en conservant la pureté sévère de nos modèles,
nous attacher désormais à élargir nos conceptions et à les rendre
éminemment nationales — » Les principaux rédacteurs de ce
journal étaient Aignan, Evariste Dumoulin, Etienne, Jav, Jouv,
Lacretelle, Tissot, Azaïs, Benjamin Constant. Il publiait des
vers de Béranger, La Touche, François de Neufchàleau. On v
trouve le compte rendu du très original, quelquefois bizarre,
souvent profond « Cours analytique de littérature générale pro-
fessé à l'Athénée par M. Népomucène Lemercier ».
Le « Globe ». — Fondé en 18'2i, il doit, quoi qu'en ait dit
Sainte-Beuve, être rangé parmi les journaux romantiques. Tout
au moins il fut beaucoup plus romantique qu'autre chose, malgré
son dessein d'être éclectique en littérature. Il voulait surtout
être un journal littéraire sérieux, vraiment informé et indépen-
dant, tant des coteries que des libraires. Son Prospecdis à cet
CTO LA CIlITIIjrK i)l-: l,S20 A I8;i0
égani est Irrs cui'iciix et l'on trouvera peut-être ([uil l'évèle des
mœurs littéraires si étrauaenient (li(r«''rcntes des nùtrt^s qu'il
forme un document liistorique : ... « Tous ces journaux soi-
disant littéraires seml)lent voir le monde et la France dans
l*aris; aucun n'a été couru dans un autre intérêt que celui de la
capitale. Les comptes rendus des pièces de théâtre, les critiques
sur le jeu d'une actrice, plus un petit lieu commun sur un pro-
verbe et, dans les grands jours, la peinture d'un ridicule j)arisien,
voilà ce qui les remplit... Aussi il est à croire que bien peu de
ces Journaux vont au delà d(^s murs... Un autre vice est à
signalei- au riscjue de se faire des inimitiés. La critique est
devenue une s[)éculation d'auteurs et un commerce de librairie.
Chaque coterie a sa feuille. Chacun y loue son livre ou le fait
louer par un secrétaire, ou un disci])le, ou un ami... Le plus
souvent l'argent à la main, et l'article rédigé par un faiseur de
sa maison, le libraire commande dix feuilles à la fois. »
Le Glohe à ses commencements était un peu ce que furent de
nos joui'S la Revue des cours littéraires et la Revue des cours et
conférences. Il publiait le cours de M. Cousin et celui de
M. Villemain à la Sorbonne, le cours de M. Dunoyer à l'Athénée.
Il n'était pas extrêmement attentif aux choses littéraires de
l'étranger; mais ce fut une véritable campagne que la suite
de ses articles sur Shakespeare et généralement en faveur de
Shakespeare. Il a certainement beaucoup contribué à l'acclima-
tation de Shakespeare en France, qui fut une chose acquise à
partir de 1830 environ '. A résumer ses etlbrts autant qu'on peut
résumer un journal, et un journal où les rédacteurs, surtout
littéraires, jouissaient d'une indépendance personnelle relative-
ment grande, le Globe s'est appliqué à détinir (à son tour!) le
romantisme, à en débrouiller Ihisloire si récente encore, à en
retenir et à en louer ce qu'il avait apporté de bon, de durable.
Le romantisme pour lui, et c'est lui qui, sans avoir dit le mot,
(jue je croie, a eu l'idée, est bien, proj)rement, le libéralisme
en littérature. Il est un aflranchissemenl. Il est l'individualisme
<lu g-oùt. Il est la substitution du goût individuel au goût disci-
I. Ne pas oublier que par deux fois, en 1828-1829 et eu 1833, une troupe d'ac-
leiirs anj-'lais Joua réj-'ulicremcnt n Paris, avec grand succès. Us jouaient Hamlet,
Othello, Henri IV. L'acteur principal était Mac Ready.
CUITlurK IIDMANTIQL'I': : LKS .IIIIIIXAIX (iTl
pliné. « Le ^oùt eu France attend son (|tiatorze juillet. » Poui-
tout (lire, « le romantisme est, en un mot, le protestantisme dans
les lettres » (1825). C'est la première fois, à ma connaissance,
que cette définition, la plus nette en définitive, la moins super-
ficielle, du i-omautisuie, ait éh'- donnée.
Si nous entrons avec lui dans le détail des doctrines et polé-
miques du temps, nous voyons le Globe admettre le mélange
du tragiijue et du comique dans le drame, attaquer très vigou-
reusement les « trois unités » et sur ce [»oint nous renseigner
relativement à Févoluliou de c<'tte polémique. Les « classiques »
lâchaient pied sur ce ])oint. Les plus judicieux en venaient à
dire... la vérité même, qui est qu'il faut dans l'œuvre d'art une
unité, quelle qu'elle soit, n'importe quelle unité, mais qu'il en
faut une; et là-dessus le Globe : « Ils affectent de confondre
unité avec unités, comme si ces deux mots ne différaient pas
autant (\\ihonneurs et honneur. Ils s'écrient : « L'unité est la
principale condition du beau ; il faut que dans toute i)roduction
de l'art l'esprit saisisse une idée de laquelle tout découle ou à
laquelle tout se ramène. Hors de là ce n'est que confusion,
anarchie et chaos. » A merveille! mais quel rapport entre ce
principe et les unités de salon et de cadran? »
A propos de Hernani le Globe saisissait très bien la véritable
innovation du romantisme qui était d'avoir jeté plus de poésie
partout et d'avoir réveillé l" imagination chez les Français : « Qui
eût parlé il y a quarante ans d'un drame oit V imagination joue-
rait le premier rôle eût passé pour fou »
Le dieu littéraire du Globe était Lamartine. Les Harmonies
y furent saluées par Sainte-Beuve d'abord avec enthousiasme,
puis avec cette réserve que, nonobstant, c'étaient bien un peu
des lieux communs et que l'auteur se trompait en disant dans
sa préface que ses vers ne s'adressaient qu'à un petit nombre.
Mais le ton ordinaire dont au Globe on parlait de Lamartine
était celui-ci, et il est intéressant de le noter, sans compter que
la page, sous quelque phraséologie, est pleine d'idées : « M. de
Lamartine n'a qu'une idée, celle de l'immensité et de l'éternité
de la nature; qu'un sentiment, celui de ses beautés et de ses
merveilles, qu'il décrit avec passion. C'est le poète de la soli-
tude... Dans ce siècle en apparence si éloigné du mysticisme,
072 l^A CIUTlorK DR 1S20 A ISiiO
c'est i>(Mil-(Mi(^ le vrai office de la poésie de venir nous troubler
et charmer de telles pensées au miliou de l'activité accablante
de nos travaux. »
Le Globe vit les débuts de Tliéophile Gautier et eu fut mal
satisfait. 11 trouva que cela « manquait de souffle », parla de
« vers secs et froids », de « coupes savantes et rimes riches qui
plaquées sur de pauvres idées ressemblent à la robe dont on
h.iiiillo le mannequin d'un peintre », et conclut qu'il y avait là
« du talent, du savoir-faire, mais point d'originalité ». Il vit
aussi les débuts de Balzac et en fut comme indigné (juin 4830) :
«( Voici le procédé de M. de Balzac. Il voit une maison, l'exa-
mine devant et derrière et la décrit du liant en bas jusqu'au
dernier clou. Puis il entre, trouve .un, deux, trois individus
qu'il décrit à leur tour, habits, visages, gestes et habitudes. Il
explore ensuite à la loupe... » Le style, du reste, est dénoncé
comme épouvantable. — Stendhal, au contraire, tout en étant
raillé pour sa manie de « mépriser tout ce qui est ordinaire et
de ne trouver beau que ce qui sort de la ligne et donne un
soufflet aux choses convenues », et pour « cette haine de nos
petitesses qui le ferait remonter volontiers au moyen âge, sinon
comme meilleur, du moins comme plus beau que le nôtre », est
très bien compris, et le Ronge et le Noir est signalé comme une
grande oMivre de vérité sociale : « Julien est le type de plus
d'une nature cachée et souffrante, gauchement refoulée, qui,
dès l'enfance, a rêvé l'excès du bonheur et n'a connu que l'amer-
tume de la misère... » Enfin le Globe n'éprouve aucune répu-
gnance pour la langue nouvelle que les romantiques apportaient
avec eux. Il remarque avec raison et même avec profondeur
que « les poètes sont les vrais artisans des langues », que ce
sont eux « qui les font et les défont incessamment ». Cela est
si vrai, ajoute-t-il, que « jamais grand poète n apparu f sans que
la critique gardienne du langage ne se soit émue, et à bon droit ».
IV. — Critique classique : les a auteurs ».
Les « auteurs » classiques ont [x'u t'ait acte de critiques dans
la f)ériode qui va de 1820 à 1850, et la principale raison est
qu'il n'y eut point, pour ainsi dire, en cette période, d'auteurs
i
CllITIQlK CLASSKjn-: : LES ArTI-:["llS 673
classiques. Il y avait des auteurs ([ui se tenaient en dehors du
mouvement romantique, par suite de leur tem|)érainenl ou de
leurs g:oùts; mais qui n'avaient pas le souci de représenter une
école ou l'imprudence de confesser lui appartenir. Les auteurs
de cette époque vraiment étrangers au romantisme sont Déranger,
Stendhal, Mérimée, Ponsard.
Béranger. — Or Béranger s'est contenté d'être populaire
et ne s'est [tas appliqué à faire du tort à sa popularité. Tout
au contraire c'est plutôt de Chateauhriand, Lamennais, Lamar-
tine qu'il a recherché l'amitié, qu'il obtint du reste, et de laquelle
il n'est que juste de dire qu'il était digne. Si l'on feuillette sa
Correspondance, on sapercevra facilement de deux choses, dont
la première est que tous ses goûts sont classiques et le rattachent
au xvni* siècle, à quoi on se pouvait attendre, et la seconde qu'il
est un critique très limité, très peu compréhensif, si l'on aime
mieux, et très timide, à quoi on pouvait s'attendre également.
StendhaL — Quant à Stendhal, nous aAons vu qu'cà ses
débuts il s'est complètement mépris sur le romantisme et sur
ce qu'était M. de Stendhal lui-même. A partir de 1830 il ne prit
plus guère parole de critique, se contenta d'être un homme du
plus grand talent et de prédire qu'il serait plus célèbre après sa
mort que pendant sa vie, intuition un peu vague, où était con-
tenue, si l'on veut, une prévision de l'art réaliste et psycholo-
gique, et qui s'est, il le faut reconnaître, vérifiée au delà peut-
être des espérances de l'auteur.
Mérimée. — Mérimée était trop hautain pour se constituer
critique des autres, même intermittent, et aussi pour réduire
en règles de l'art ses tendances, ses méthodes et ses procédés
personnels comme font tous les auteurs quand ils revêtent le
personnage critique. Cependant, quand il a eu son mot h dire
sur tel ou tel écrivain (toujours étranger), on a pu voir assez
quel était le genre d'art qu'il préférait et les qualités d'écrivains
qu'il estimait être les premières. Voyez comme il porte haut,
chez Pouchkine, la concision, l'art d'exprimer en peu de mots
une passion profonde, le goût de choisir et la puissance de con-
denser. Byron, l'idole des premiers romantiques, « n'a jamais
daigné faire un choix entre les idées qui se présentent à son
imagination, n'en écarte aucune et souvent les jette pêle-mêle » ;
Histoire de la langue. VU. 43
074 LA ('.IlITlnlK 1)H IS-iO A ISiJO
Poiiclikiiic. au contraire, si improprement nonini»' le Hvron
russe, est puissant par une sorte de concentration de refîort :
« Je ne connais pas d'ouvrage plus tendu, si l'on peut se servir
de cette expression comme d'un éloge... pas un vers, pas un
mot à retrancher; et cependant tout est simple et naturel... »
El (le même, dans Gogol, ce qu'il aime et loue, c'est l'obser-
vation aiguë, le relief minutieux des figures et des gestes et
Mnimnur satirique. Mérimée a donné surtout l'exemple du
roman psycliologiqiu? et du roman réaliste; il en a, de temps en
tem|)s, comme par mégarde, esquissé les règles.
Népomucène Lemercier. — Il faut, dans cette mêlée
(|iielquefois singulière de la littérature du commencement du
siècle, dégager un peu une figure curieuse, un peu incohérente
et décevante à souhait. Népomucène Lemercier fut peut-être le
premier en date des auteurs romantiques et ce fut le plus fou-
gueux des critiques anti-romantiques. Nous n'avons ici qu'à
rappeler Pinto (1800), résultat d'une gageure faite avec la
duchesse d'Aiguillon, M™" de Lameth, W" de Larue, fille de
Beaumarchais, — drame romantique par le mélange continuel
du tragique et du comique; la Journée des dupes (1804, ne fut
jouée qu en 483.")), drame également romantique; Christophe
ColomI) (1809), drame ultra-romantique, où l'on voyait sur le
théâtre l'intérieur d'un vaisseau, où les unités n'étaient pas
respectées, où le comique se mêlait au tragique, où l'on enten-
dait ces vers scandaleux :
Je réponds qu'une fois saisi par ces coquins
On l'enverra bientôt au pays des requins;
et qui fut l'occasion de la première bata:ille entre les traditio-
nistes et les novateurs, à ce point qu'à la seconde rej)résentation
il y eut un spectateur tué (classique ou romantique, l'histoire
a eu le tort de ne le point enregistrer) et que le théâtre dut être
occupé militairement penrlant les neuf représentations qui sui-
virent. Et l'on pourrait rappeler aussi que, s'il est un poème
éperdumenl romanti(|ue, c'est cette Panhupocrisiade (1819) par-
fois étincelante de beautés, souvent très digne d'avoir servi de
modèle au poème cosmogonique esquissé dans le Dupont et
Durand d'Alfred de Musset; cette Panhyjmcrisiade, où le lieu
CUITIQUE GLASSIOIK : LKS AlTHlItS 67:;
principal de la représentation est rEnIVr, ou les lieux des épi-
sodes sont Paris, Rome, Londres, Madrid, Gènes, Florence, les
iirands clioinins, les rivières, la mer, un champ cultivé, un
cliamp de bataille, un palais, une église, un couvent, une chau-
mière, un cabaret, une caverne de brigands, et quelquefois pis
encore; oîi les j)ersonnages sont diables, saints, rois, héros,
capitaines, soldats, goujats d'armée, papes, évêques, cardi-
naux, villageois, jdiilosophes, voleurs de grands chemins,
reines, princesses, courtisanes, quadrupèdes, poissons, ver
interpellant Charles-Quint, fourmi conversant philosophique-
ment avec la mort, terre qui prend la parole, chêne récitant un
monologue mélancolique, mer donnant de bons conseils à un
recjuin, etc. — Or ce romantique prématuré fut, à partir de 1820
environ, le plus fougueux ennemi et le }dus bruyant détracteur
du mouvement romantique. Il professait à l'Athénée, et il v
était quelque chose comme un La Harpe exagéré. Il y ensei-
gnait, par exemple, que la tragédie a 26 conditions à remplir,
la comédie 22 seulement, et le poème épique 23, et il énumérait
les 23, les 22, et les 26 conditions.
En 1825 il fit paraître une petite brochure intitulée Remarques
sur les bonnes et les mauvaises innovations. On la résuma assez
justement et assez spirituellement dans le Globe en une ligne :
« Les bonnes innovations sont celles que j'ai faites et les mau-
vaises celles que les autres voudraient faire. » Et encore il faut
dire que Lemercier les blâmait à peu près toutes, attribuant
même les siennes aux autres, dans sa fureur à les proscrire. Si
on lui représentait que les romantiques étaient ses enfants, il
répliquait : « Eux ! Des enfants trouvés ! » et contre cette
prolem sine pâtre creatam il multipliait les épigrammes un
peu lourdes, s'écriant dans son Caïn : « Avec impunité les Hugo
font des vers ! » Il refusa avec obstination sa voix à Victor Hugo
{)0ur l'Académie française. La vengeance d'Hugo fut cruelle : il
lui succéda; et spirituelle : il fit très dignement son éloge.
Baour-Lormian. — Citons encore Baour-Lormian, un peu
romantique aussi en ses débuts, ne fût-ce que par le choix de
son suzerain; car enfin en 1801 il traduisait Oss««» envers et
contribua singulièrement à la popularité de ce prétendu barde.
C'est lui qui est l'auteur de la comédie le Classique et le Roman-
676 LA CIIITIOIK l)K IS2() A IH-iO
tique (1825), bcaucouit trop imitée des PItilosopIies do Palissot
et où le classique est représenté comnie l'honnôte homme et le
romantique comme le fripon, départ où Ton peut trouver un peu
d'exagération dramatique, et où le classique dit superbement à
son adversaire : « A{iprenez l'orthog^raphe et je vous répondrai ».
C'est lui encore qui fit retentir en 1826 le Canon cCaJanne, un
peu violent, à dire le vrai, et où se lisaient ces vers, d'un goût
peut-être peu classique :
Il somblc que l'excès de leur slupide rage
Ait métamorphosé leurs traits et leurs visages.
11 semble, à les ouïr grogner sur leur chemin,
Qu'ils ont vu de Circc la baguette en ma main.
Ponsard. — Ce n'est pas sur ce ton, pour beaucoup de
raisons, et surtout pour celle-ci qu'il écrivait vers 1840, que
François Ponsard exposait ses opinions littéraires. Dès avant
Lucrèce, en 1840, dans une publication de province, la Revue de
Vienne, il écrivait une sorte de manifeste de transaction où l'on
lisait entre autres choses assez judicieuses : « Il serait beau
qu'un poète surgît qui corrigerait Shakespeare par Hacine et
qui compléterait Racine par Shakespeare. En ce sens l'école de
M. Hugo a rendu à l'art d'im[)ortants services. Je ne parle pas
des plats imitateurs qui sont toujours à la queue de toute puis-
sante création... Sans doute on est allé trop loin; mais les excès
sont inséparables de l'ardeur d'une révolution '. 11 fallait un
<ou|) de vigueur exagérée pour secouer les esprits engourdis.
L'ébranlement a été donné; puis viendra la réaction, si elle
n'est déjà venue; puis la littérature, longtemps oscillante, se
reposera dans les bienfaits de l'é( lectisme. » Ainsi Ponsard
se promettait en 1840d'ètre un ('asimir Delavigne timide. Aussi
bien c'avait été un peu l'idéi» d'un groupe de 1825 (Soumet,
Ancelot, Lebrun et Delavigne lui-même) contre lequel Magnin
avait déjà protesté fort sensément dans le Globe : & Ce qu'on
nom me éclectisme en philosophie est une méthode large et de
bon sens, qui, dans tous les systèmes, cherche le vrai et le met
en lumière. Et aussi en critique l'éclectisme est cette heureuse
1. (;f. Sainle-Beuve {cum (jrano salis), « Le romaiilisnic a eu sa Constiluante.
jiuis sa Convention », — et l'on j)Oiirrait ajouter sur le même ton qu'avec leaJeime-
Franre, Mademoiselle de Maupin, Mardoche, Namouna, il a eu aussi son Directoire.
C.KITlnri-; Cl.ASSInll-; : LHS CIUTlnlKS Cil
impartialité (jui ,::()ûtc lo licau suus toutes ses formes; cCst le
cosmopolitisme intellectuel qui admire à la fois Aristophane, et
Molière, Sophocle et Shakespeare.... Mais ce procédé doit-il «Hre
recommandé comme méthode de création?... L'éclectisme dans
l'art, en aspirant à la fusion d'éléments hétérogènes, risque de
n'opérer qu'une soudure imj»arfaite entre des qualités qui
s'excluent L'originalité impli({ue l'unité.... Une poésie de
juste milieu n'est qu'un double amoindrissement. » — Plus tard,
un peu exalté par le succès de Lucrèce, Ponsard eut moins de
ménagements à l'égard du romantisme, qu'il crut un [leu avoir
tué, et dans sa préface yV Agnès de Mér/inie, il le réduisit un
peu trop à n'avoir été que « amplification à perte de vue sous
prétexte de lyrisme... métaphores disparates... manants, rues
désertes, cadavres sans sépulture et coups d'épée »,
A tout prendre les « auteurs » n'ont pas fourni à la critique
classique une très importante rontrihution.
F. — Critique classique : les critiques
proprement dits.
Les principaux critiques de profession, à tendances anti-
romantiques, qui ont occupé l'attention du public de 1820 à 1850,
sont Dussault, Iloffman, de Feletz, Villemain , Saint-Marc
Girardin, Gustave Planche, Cuvillier-Fleury. Nous serons courts
sur les deux premiers, qui n'appartiennent à cette période que
par les dernières années de leur vie.
Dussault. — Avant la Révolution, professeur à Sainte-
Barhe, entré aux Débats en 179i, Dussault poursuivit sa car-
rière de critique jusqu'en 1807 et la consomma en 182i par la
publication des Aiinales litlcraires, recueil de ses principaux
articles. Resté toujours plus professeur que criti(|ue, ses idées
sont timides, sa polémique mesurée, son goût tru[> modéré pour
être ferme, son style élégant et un peu artificiel. C'est le plus
pâle des critiques célèbres de l'Empire et de la Restaui-ation. Il
n'est pas inutile, cependant, et l'on doit parcourir son livre tes-
tamentaire pour se faire une idée de la moyenne du goût du
temps.
078 LA ClllTIQUE DE 1820 A I8;i()
Hoffman. — Très spirituel, très caustique, assez emporté
même, quelquefois, Hoffman appartenait tout à fait au xvm'' siècle
par son tempérament comme par son tour cresprit. C'était un
Voltaire au petit pied (tenez grand compte de la restriction et
ajoutez-y) par sa curiosité universelle, son savoir un peu dis-
persé, mais très étendu, et sa malice. Il n'avait aucunement le
sens du romantisme, ni même du lyrisme, ni même, à parler
franc, de la poésie. Il ne comprit rien aux Martyrs de Chateau-
briand et en parla, quoique plus finement, comme Morellet
iVAtala. Il n'hésita pas à dire (pi'un homme qui avait fait d'aussi
détestables tragédies que Schiller « méritait d'être fouetté en
|dace publique ». Les premières odes de Victor Hugo l'horri-
pilèrent : « Plein d'une ambition qui fera un jour sa gloire,
mais qu'il ne modère pas encore, il voudrait que chacun de ses
vers fût une image ou une figure hardie. Quelquefois il s'élève
jusqu'à Pexagéralion romantique. Exemple :
Ce monstre aux éléments prend vingt formes nouvelles :
Tantôt dans une eau morte il traîne son corps bleu,
Tantôt son rire éclate en rouges étincelles;
Deux éclairs sont ses yeux, deux flammes sont ses ailes...
« Se douterait-on qu'il est ici question du cauchemar? Ajou-
tons que ce rire en étincelles est une image fort étrange et que
corps bleu ne peut jamais se trouver dans une ode *. »
IIotTmaii, un peu aigri peut-être, en tout cas d'une indépen-
dance un peu jalouse, vieillit solitaire et difficilement accessible
en sa « librairie », comme disait Montaigne, et s'éteignit en plein
ti'iomphe du romantisme, en 1828, ce qui lui rendit la mort plus
pénible, ou l'en consola.
Charles Dorimond, abbé de Féletz. — Féletz était jeune
quand il entra au Journal des Débats en 1803, et il fit de l'es-
crime avec une courtoisie exquise contre le romantisme pendant
une trentaine d'années. C'était un causeur charmant, soit qu'il
parlât on (piil écrivît. Extrêmement malin sans amertume, il
savait conserver sans le moindre écart, à travers toutes les polé-
miques, le ton de la meilleure compagnie. Son idéal, comme,
après tout, celui aussi d'Hofiman, était un salon du x\uf siècle
1. Celle liirlupinade n'a pas laissé insonsible Y. Hugo; car dans les éditions
siiivanles il a écrit : « front bleu >■•
GRITIQLE CLASSIQUE : Ll-S CIUTIOIKS (370
sans témérités irréliiiieuscs ou immorales. Il voy.iil dans le
romantisme un peu de charlatanisme et il y entendait suiloiil
un peu de tumulte. Très peu soucieux d'édifier des théories, sa
doctrine était son goût, et il l'avait très iin, très sûr, très exercé,
et relativement assez ouvert. Il est de ceux, très nombreux alors,
(]ui n'ont jamais accepté de la littérature nouvelle que Chatcau-
hriand et Lamartine; mais (jui les ont appréciés avec justesse
et savourés avec gratitude. Il faut se le figurer, si Ion veut,
comme le trait d'union entre Joubert et Sainte-Beuve. Celui-ci,
qui l'a beaucoup fréquenté, })arle avec amour de cette bonne
grâce, de ce commerce charmant, de cet esprit resté jeune jus-
qu'à la fin, « nullement fermé aux choses du temps nouveau »,
et qui semble avoir été hospitalier sans engouement, sans
duperie, et sans parti pris de résistance. Les deux recueils
d'articles qu'il a laissés {Mélanges, Jugements) sont d'une saveur
piquante que le temps a à peine atténuée.
Villemain. — Célèbre à vingt ans par nn Eloge de Montaigne
couronné par l'Académie française (1812), professeur à vingt-
cinq ans à la Sorbonne, Villemain ' exerça sur la jeunesse du
temps une action, sinon une influence, égale à celle de Guizot
et de Cousin. Il fut salué « le critique éloquent » dès le premier
jour et garda ce nom, qui est devenu une critique ou du moins
une réserve, et qui ne laisse pas de lui avoir fait tort après lui
avoir fait plaisir. Il faut reconnaître qu'il était très éloquent et
qu'on en peut juger encore par ses ouvrages imprimés; mais
qu'il était autre chose. Il a créé une critique nouvelle.
Laissant de coté cette invention peu heureuse des roman-
tiques de 1810, à savoir la critique des beautés substituée à la
critique des défauts, jugeant sans doute, avec un homme d'esprit
du temps, que « la critique des beautés n'est pas toujours féconde
et que la critique des défauts n'est pas toujours stérile », il s'avisa
de renouveler la critique par l'histoire et d'inventer la critique
historique, ou plutôt la critique littéraire éclairée par les con-
naissances historiques.
Placer toujours l'écrivain dont on parle dans l'atmosphère où
il a été plongé pendant sa vie, ne l'en séparer jamais, le consi-
1. Abel-François Villemain. né et mort à Paris (1790-1867).
680 LA CIllTlUlh; I)K 1820 A ISoO
(lérer cuimno ([uel(|u'uii <jui |t;irle à (juelqu'un, et non pas
comme quelqu'un <jui se parle à lui-même ou à nous; tenir
compte (le son public comme étant son objet, et pres(|ue autant
que de lui-même, retrouver ainsi ses intentions probables, ses
tendances, surtout son vrai ton et comme l'accent de sa voix;
lui (b)mier ainsi, ou lui rendre, ou lui laisser sa vie même et sa
j»bysionomie d'être vivant : telle fut l'invention de Yillemain,
dont il faut bien convenir que personne ne s'était avisé avant
lui, et dont il faut lui faire honneur, tout en sacliant bien que le
réveil des études historiques en France en 1820, et aussi ce fait
que Villemain fut quebjue temps professeur d'histoire moderne
en sui)j)Iéance de Guizot, ont eu leur influence sur la naissance
de celte découverte; mais encore fullaii-il la faire.
Et, s'il a institué la critique littéraire historique, il sied de
remarquer encore plus qu'il l'a maintenue dans ses justes bornes
et mesures. Il n'absorbe point l'écrivain dans ses entours; il ne
le noie point dans l'atmosphère où il le regarde vivre. Il ne tente
même pas de VexjHiquer par la civilisation oi^i il a vécu; et
encore moins le regarde-t-il comme produit, selon la formule de
Stendhal, par cette civilisation; il se contente de savoir et de mon-
trer qu'il fut en contact avec elle et qu'il a eu avec elle des rela-
tions. C'est tout, et cela suffit; et comme nous n'en pouvons pas
savoir davantage, c'est la vérité telle qu'elle nous est accessible.
A la vérité, ainsi limitée, ainsi modérée, cette méthode a un
grand vice. C'est que l'époque n'étant pas considérée comme cause
et l'écrivain comme ellel, l'époque n'est pas suffisamment liée
à l'écrivain; et elle paraît toujours un hors-d'œuvre. Elle semble
un cadre un peu ambitieux placé après coup autour de la figure
ou du groupe. Et, selon le talent particulier de l'auteur, ou elle
attire trop l'attention ou elle paraît un complément négligeable.
Disons d'abord que ce défaut est presque inévitable avec la
méthode en question, telle que Villemain l'a comprise, et telle
qu'à notre avis il avait raison de la comprendre. S'il est juste
de considérer l'histoire comme n'étant que le cadre de l'histoire
littéraire, et Thisloire littéraire comme n'étant que la bordure de
la ciitirjue, il sied que les deux premières restent la bordure et
le cadre, et qu'elles paraissent telles.
Disons ensuite (jue ce qu'il faudrait pour être dans la vérité
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR. T. VU, CH. XIII
Anuand Colin & C>e. Éditeurs, Paris
A. -F. VILLEMAIN
D'APRÈS UNE PEINTURE D'ARY SCHEFER GRAVÉE PAR LEMOINE
CIUTKJIK CLASSKJIK : LKS CltlTIUl IvS 081
iilisolue (le cette niclhode, c'est, [t;ir un soin coiilimicl cl nii
talent extrême dans le détail, s'arranger de façon (|ii(' l'histoire
n'eût point sa place à part, et l'homme la sienne, à [)art aussi;
mais que 1 un lit conlinuclh^ment soni:er à l'autre, et celle-ci à
celui-là, que l'histoire reparût à chacjue inslant, (pioi(jue discrè-
tement, jiour éclairer un nouvel aspect de IhonHue, et que
l'homme se montrât déjà cpiand on en est encore à rendre
compte de son éj)oque.
Et disons enfin qu'il n'en va pas assez de la sorte dans les
très belles œuvres de Yillemain, et que l'homme qui a le mieux
usé de cette méthode, dans les limites où Yillemain la voulait
maintenir, mais avec cette dextérité de combinaison que nous
venons d'indiquer, ce n'est pas Yillemain, mais Sainte-Beuve.
La part de Yillemain reste très belle, comme inventeur
d'abord et même comme metteur en pratique. Il procédait par
tableaux {Tableau de Ja Littérature au moijen âge, Tableau de
la Littérature au XVIIL siècle), et les figures se détachaient les
unes après les autres, souvent avec une singulière vigueur sur
le fond historique comme sur une draperie majestueuse et un
peu flottante. Il avait le don de faire mouvoir, un peu lentement
peut-être, les grandes masses et de distinguer assez nettement
au milieu d'elles les dilTérentes figures des individus, chacun
dans la proportion de son importance. C'était comme un général
qui n'eût pas ordonné une grande bataille, mais qui organisait
merveilleusement une ffrande revue.
Et puis, ce qui est le dernier trait comme le premier, et sur
lequel on doit s'arrêter, il était éloquent, très naturellement et
sans efTort. Il a un peu justifié le mot méchant qu'on a dit de
lui : « Faire une phrase et chercher ensuite ce qu'on mettra
dedans » ; mais il avait le don de transformer quoi que ce fût,
non seulement en une phrase harmonieuse, mais en un mouve-
ment abondant, imposant et ample. « 11 faisait sentir l'éloquence
dans la conversation », a dit de lui, très finement, Salvandy.
C'est la marque des hommes doués pour professer. Il restera
par ses livres, qui ne sont que comme des feux refroidis,
mais qui nous donnent l'idée au moins de sa manière, le type
même du professeur de littérature, comme Guizot le fut du
professeur d'histoire et Cousin du professeur de philosophie.
682 LA CltlTini'l'; IIK IS2(> A Is:K)
Saint-Marc Girardin'. — Il fui |)eiit-rti-(' riioinine lo plus
spirituel de son temps et il eut toutes les qualités que l'esprit
comporte et tous les défauts qu'il entraîne. Il commença par le
journalisme et ne laissa pas de s'en ressentir toujours quelque
peu. Vers 1828 il faisait dans le Jonnutl îles Débdts une petite
guerre d'épigrammes au romantisme. Par exemple il écrivait
en deux cents lignes l'histoire des variations du romantisme.
D'abord c'a été : « Vive Shakespeare et la vérité ! » puis : « la
vérité, rien que la vérité, donc plus d'invention, plus de com-
position, et plus de vers\ » mais alors inquiétude et révolte des
poètes qui n'entendaient pas qu'on leur brisât leur instrument.
Dès lors volte-face : « Le romantisme c'est l'imagination et le
rythme. » Mais oh est le rythme? « Chez Ronsard, dit Sainte-
Beuve. — Oui! oui! Vive Ronsard! » Et voilà le romantisme
qui oscille en dix ans entre Shakespeare, la réalité et Ronsard.
Ou bien, avec un goût du paradoxe qu'il eut toujours, il repré-
sentait les romantiques coiumc la suite naturelle de l'école de
Delille. Périphrases? Les romantiques en sont pleins. Des-
criptions? Leur poésie est toute descriptive. Enjambements?
L'imitation de la rythmique de Virgile avait forcé Delille à en
faire, et il en avait pris l'habitude et dans toute la période bril-
lante de sa carrière il pratiqua ce })rocédé. Les romantiques
ressemblent à Delille trait pour trait, sauf que Delille était spi-
rituel. — Il insistait : le vers brisé est d'André Chénier; soit,
mais en cela Chénier n'est qu'un imitateur. Delille qui dans ses
Géovfjiques avait essayé de faire passer dans notre versification
ces sortes de coupes et de césures qu'admet la poésie latine, et
cela devint une mode adoptée par Chénier, Roucher et Léonard...
Nommé professeur de j)oésie française à la Sorbonne end 831,
il se garda bien d'imiter Villemain et Cousin, et ce fut par une
familiarité enjouée et fine qu'il remplaça leur éloquence et qu'il
la fit presque oublier. Peut-être ])eu capable de goûter et de
faire comprendre la poésie lyrique, il fit son domaine de la
poésie dramatique ou plutôt du théâtre, et ses leçons, d'où il
tira plus tard son Cours de j^oésie dramatique, eurent un double
caractère. Elles furent d'une part un cours de morale et d'autre
p.iil une longue bataille contre la littérature nouvelle.
1. Sainl-.Miirc Girardin, né à l'aris en ISHI, mort à Morsang-sur-Seine en 1S73.
CltlTIUlK CLASSIQl'l-: : LKS CIt ITKjIKS 083
Le cours de iiiocale «le S.iiiii-Marc (lirardiii consistait à faire
l'histoire d'un sentiment, |iuis d'un autre (amour paternel,
amour conjugal, amour lilial) depuis l'antiquité jusfju'à nos
jours, en prenant les exemples à l'appui un peu dans l'histoire
et beaucoup dans la littérature, pour être très intéressant,
d'abord, et très varié ensuite, pour aboutir généralement à cette
conclusion qu'il y a eu un progrès moral continu dont le Chris-
tianisme a été le pas décisif, et qu'il y aurait péril, si le Chris-
tianisme déclinait, que ce prog^rès ne fût compromis.
Et la bataille contre le romantisme consistait en ce que
Saint-Marc Girardin, suivant l'évolution de tel sentiment à tra-
vers toute l'histoire et toutes les littératures, ne manquait pas,
en finissant, de le montrer déformé, dénaturé et dégradé, entre les
mains des littérateurs contem])orains, et sans avoir l'air de faire
autre chose que suivre l'ordre chronologique, laissait les roman-
tiques écrasés sous tout le poids de vingt siècles de grande lit-
térature 011 l'on avait eu le soin de ne prendre que le meilleur.
Il instituait ainsi, littéralement, une « querelle des anciens et
des modernes » avec un esprit assez querelleur en effet, et pour
donner la supériorité aux anciens, ce qui est toujours facile,
puisque pour les anciens la sélection est faite et le bon seule-
ment survit, tandis que pour les contemporains la sélection n'est
pas faite et que même on peut la faire à rebours.
Ce qu'avait fait Charles Perrault, il le faisait exactement en
sens contraire, et si le pauvre Perrault, opposant cinquante ans
du xvii" siècle français à toutes les littératures anciennes, ne
pouvait être que battu, Saint-Marc Girardin, procédant à
l'inverse, était peut-être trop facilement vainqueur.
Du reste il était charmant. « De sa parole vive, souple et
déliée il allait chercher l'esprit de ses auditeurs, l'attirant à lui
et l'engageant à se développer librement. » (Sainte-Beuve.) En
d'autres termes, il avait tant d'esprit qu'il en donnait aux autres,
ou, si l'on ne croit pas qu'il se puisse, il leur persuadait qu'ils
en étaient pleins. Notez, du reste, que sa manière n'avait que
l'air d'une épigramme perpétuelle, et que, grâce précisément à
son esprit, il pouvait se permettre sans ennuyer une petite pré-
dication morale assez élevée, très saine, très sensée, très con-
vaincue aussi, car il était fort honnête homme, qui était comme
684 LA CltlTluri': 1)1-: 1S20 A ISoO
une (rr\(.' dans la halaillc cl un relàciie aux persidages et que
Ton ért»ulai( iraulaut plus coniiilaisauiMiçut (ju'oii était parfai-
tenuMil sur (juc la malice allait avoii' son (our.
Son inlluence fut grande, sa j)o|iularité scolaire et mondaine
étendue et persistante, son exemj)le à moitié bon seulement,
ayant persuadé à trop de professeurs que leur premier devoir
était d'èli'e nés sjùrituels et qu'il était impossible (ju'ils ne le
fussent pas. 11 a eu le même ascendant sur eux (jue Jules Janin
sur les journalistes, et quoique supérieur, à tout prendre, à
Jules Janin, il fut bien un peu le Janin de l'Université. Il a
perdu beaucouj» à mourir, comme tous les hommes, à ce qu'on
croit, et comme tous les hommes d'esprit, à coup siàr.
Désiré Nisard. — Nisard' était plus systématique. On peut
même dire (piil l'était autant que Saint-Marc Girardin l'était
peu. A|>rès avoir attaijué le romantisme indirectement dans
ses Poètes latins de (a décadence, pamphlet scolaire où il fusti-
geait Victor Hufi'o et ses amis sur les épaules de Stace et de
Lucain, et qui avait pour défaut, en quelque sorte fatal, de
dénaturer les uns et les autres, Nisard, plus avisé, entreprit
d'être le dépositaire du dogme classique, l'interprète du dogme
classi(]ue, et pour ainsi dire le dogme classique lui-même.
Re|»renant une idée chère à Voltaire, vraisemblable et très
probablement fausse, suffisamment vraie pour être soutenue
et qui séduit ce genre |»articulier de })aresse qui s'appelle l'esprit
de système, à savoir (ju'une littérature tâtonne et trébuche long-
temps, atteint son point culminant, puis s'achemine vers la
décadence; il fit le ferme propos de considérer le xvn" siècle
comme le moment de perfection de l'esprit français, ce qui le
précède comme un aclicmincment pénible, ce qui le suit
comme un amoindrissement plus ou moins brillant encore.
Et, se demandant en quoi précisément consistait cette supé-
riorité du xvn* siècle, il crut que l'excellence de ce siècle émi-
nent avait tenu à ce qu'il avait eu l'art de trouver l'expression
achevée des vérités les plus générales; et ceci était peut-être un
souvenir du Discours sur le sti/le de lîufTon où il est dit que la
beauté du style c'est le nombre des vérités qu'il exprime.
1. D<'>in' Nisarii. né à Cliàlillon-siir-Seine en ISOt;, mort à F'aris en 1888.
ClUTinil'] CLASSKJIK : LKS CKITIUIKS (iS:i
Tdics fiirciil SCS (l(Mi.\ |)(Mis(''('s maîli'csses, (|iii le (Muiiliiisii'fnl
(l'abonl il (loniKM- an xvii" siôclc une tello iinpoi'tancf (juc dans
une histoire do la iiltérature française en quatre voliiines le
xvii" siècle seul s'en attril»ue deux; ensuite à tout jii,L'"er par coiu-
paraison avec les écrivains du siècle de Louis XIV; ensuite,
parce que Boileau a assez bien saisi res|u-it du xvn'" siècle, à
tenir V Art poétique pour nu livre infaillible; par suite encore
à subordonner à la « raison » toutes les parties de tout art
littéraire, quel qu'il fût; en définitive à être classique d'une façon
à la fois impérieuse et plus étroite que jamais aucun classique
ni Boileau lui-même ne l'avait été.
Il y avait dans cette conception du vrai, du systématique et
même du parti pris. Du premier coup on s'en aperçut, et
l'on vit aussi que son système était trop étroit pour que son
auteur lui-même n'en sortît point. Dès 1845 un écrivain des
Débats faisait remarquer à M. Nisard que si l'art n'est que
l'expression des vérités iiénérales, les seules œuvres qui doivent
appeler l'attention sont celles qui expriment les idées générales
en toute perfection, que, dès lors, il n'y a à s'occuper que du
xvu" siècle et même de quelques œuvres seulement de cette
époque; mais qu'heureusement M. Nisard est aussi inconsé-
quent qu'il se pique d'être logique; que son livre, sans démentir
son système, en est au moins un adoucissement; et qu'il a fait
entrer dans un système défectueux un livre supérieur.
C'est tout à fait la vérité. Nisard ne cesse ni de rappeler
son idée générale ni d'en sortir. S'il fait la part du Dieu au
xvn" siècle, il est forcé par son goût, à la A'érité, de compter
« les pertes » qu'a faites la littérature française à partir de 1700,
mais de compter aussi « les gains » et de les confesser très
considérables. Et très loin du xvn'' siècle, quand il rencontre ou
un André Ghénier ou un Musset, il les salue très bas sans expli-
quer assez par quelle anomalie la vraie poésie a de ces retours
admirables et de ces régressions merveilleuses si avant sur le
chemin de la décadence fatale.
Comme il advient assez ordinairement aux livres systémati-
ques, le système est tombé et le livre reste ; l'échafaudage s'est
écroulé, mais le monument subsiste, avec ce seul défaut qu'il
reste au monument des traces de réchafaudaee. L'ouvraire
r)8(i LA cHiTiuri-: dk is^o a isr.o
<'ii clVct ost non sciilcinriiL l)i"illan(, mais |>ai' parties excellem-
mriil solide et résistant. Procédant toujours par une idée, puis
jiar uue autre, à mettre en lumière, le livre est comme une suite
de dissertations <T)urles, nettes, nerveuses et qui s'encliaî-
nent. I^a trame du style est serrée, précise, un peu tendue et
comme forte sous le contact. Rien ne sent moins la causerie,
rien n'est plus uoui ri et substantiel. Nisard a voulu écrire la
iirandeur et la décadence de la littérature française comme Mon-
tesquieu la grandeur et la décadence des Romains, et il n'est pas
si loin d'y avoir réussi.
Remarquons eiiliri que, sinon le système, du moins le fond
général des idées, sans être absolument une vérité, est une
vérité d'opportunité et de circonstances, qui n'est point du tout
à dédaigner. L'originalité, la qualité et le défaut du romantisme
étaient surtout qu'il fût une littérature personnelle, excessive-
ment personnelle. Rappeler, encore, ne fut-ce qu'à demi vrai,
que les littératures classiques avaient été le contraire, qu'elles
avaient exprimé « les idées de tous dans le langage de quelques-
uns », qu "elles avaient été admirables ou à cause de cela ou
malgré, et que de là leur était venu sans doute ce qu'elles avaient
de durable et d'invincible au temps, non, cela n'était peut-être
pas tout à fait vrai, mais, oui, certes, c'était au moins quelque
chose de très bon à dire dans le temps où il le disait. Au fond
de la théorie des « vérités générales » il y avait cette idée que
la littérature trop personnelle risque la caducité, et c'était un
bon « avertissement aux protestants », je veux dire aux indi-
vidualistes de lu littérature.
Gustave Planche et Cuvillier-Fleury furent surtout des jour-
nalistes; mais ce furent des journalistes si importants qu'il
faut les tirer île pair en leur donnant une place ici.
Gustave Planche. — Très lettré, bon historien, s'enten-
dant aux beaux-arts. Planche avait une véritable valeur intellec-
tu(dle, un grand courage et un caractère peu maniable. Il
écrivit dans lu Revue des Deux Mondes beaucoup de 18.34 à 1840,
et beaucoup encore, quoique un peu moins, de 1846 à 1857,
date de sa mort. Il avait commencé par être romantique parce
qu'il était l'ami de George Sand, mais l'un et l'autre de ces deux
sentiments dura assez peu. Dans celte première période
CKITKJI K (II.ASSKJIK : LKS CKITIOIKS G87
(jusqu'en 1833) il faisait les plus grands éloges de Vigny, y
compris la Maréchale d'Ancre; tout en faisant dos réserves sur
/(' Roi s'amuse ', il |ir'(i(laMiait son adiuii-aliou |)Oiir If stvir, Iroj»
beau même pour le théâtre, dans lequel cet ouvrage était écrit-
Il préconisait Indiana, ]'alentine, et Lélia, faisait à ce propos
un petit historique de l'adultère à travers les âges et aussi une
théorie en faveur de « l'art pour l'art ».
Très vite et assez brusquement il trouva sa véritable voie, qui
était tout autre, et son véritable esprit, qui était très réactionnaire
et qui, pour mieux dire, avait pour trait essentiel de n'être
content de rien. Si jamais il y eut « critique des beautés », ce ne
fut assurément pas la sienne. Il assommait avec impartialité
Casimir Delavig'ne et Victor Hugo. Pour lui Casimir Delavigne,
au sens littéral du mot, n'existait pas : « Je voudrais que
Louis XI fut détestable. S'il était détestable il posséderait au
moins un privilège que je lui refuse, celui d'être... La pièce
échappe à la critique... Le style est quelque chose d'inouï. La
périphrase y règne en souveraine. Rien n'y est appelé par son
nom. La cheville est toujours placée au* premier vers et n'est
pas toujours absente du second. Louis XI est une blessure
dont le blessé ne se relèvera pas... La tragédie est morte et le
règne du drame commence. » — Pour Victor Hugo, il fut de
la part de Gustave Planche l'objet d'une espèce d'exécration.
Lucrèce Borgia « ne parle ni au cœur ni à l'esprit, mais aux
yeux et aux nerfs » ; il n'y a dans les Voix intérieures que
« de l'orgueil et de la colère », et c'est pour cela qu'elles ont
échoué; « des sentiments factices de famille ont été l'inspiration
languissante et impuissante des Feuilles d'automne » ; les romans
d'Hugo ne manquent que d'intérêt; ses drames « ont été d'abord
des odes, puis, à partir de le Roi s'amuse, ont été des antithèses,
et maintenant ne sont plus que du spectacle » ; dans Ruij-Blas
« toutes les invraisemblances de caractère sont rassemblées;
Don César est le type de Robert Macaire faiblement modifié;
tout ce monde est un monde de pantins. Ruij-Blas est une
gageure contre le bon sens ou un acte de folie. Le style en est
1. El parfois de singulières réserves : « Les manières de Magiielonne disent
assez ce qu'elle vaut... Il semblerait naturel <}ue le roi la i>rit au moins sur ses
genoux. Celte remarciue n'est jtas un conseil... ■•
688 LA CKITIUII-: |)K 1S2() A iNiiO
(lu reste inférieur ;i celui de llcrnaiii el de Marion de Larme.
Hui:() ne rcdève plus de la ci'iliijuc '. »
En liénéral, (juand il s'agissait de pièce dramatique, il avait
pour principe de ne pas analyser l'ouvrage, « croyant (pie la
littérature et le public n'ont rien à gagner aux procès-verbaux » ;
et pour méthode de montrer que la pièce n'était pas conforme
à l'histoire. Tl est vrai ipiil en donnait pour raison, assez juste
quand il s'agissait d'Hugo, que celui-ci s'était targué d'apporter
au monde le drame historique.
Il fut, avec quelques réserves assez justes relativement à
« une vhniiféel même une ('lévalion inattendues », extrêmement
dur pour la Chute (Vun ange et plus tard pour les Confidences et
les Entretiens. Il est équitable d'njouter qu'il rappela toujours
les Méditations et les Nouvelles Méditations avec une profonde
admiration et une sorte de piété. Il a osé dire que les Maîtres
Sonneu7-s de George Sand étaient un « enfantillage ». Il n'en a
pas moins méprisé Scribe et déclaré « qu'il était incapable de
produire un grand ouvrage ».
Qu'était-il au fond?* Classique ou romantique? on ne peut
guère le dire; car il s'écarte autant de Nisard que de M'"" de
Sta(d : « Quel sera l'avenir? [écrit en 1852]. Se détacher de
l'étude de l'Europe moderne qui tuerait toute originalité; ren-
trer en France; étudier l'homme, tacher d'avoir de la sensi-
bilité. Mérimée, George Sand, Déranger, Lamartine ont été
grands parce qu'ils ont exprimé dans une langue harmonieuse
et limpide des jiensées personnelles (\vn ne relevaient ni de l'anti-
quité, ni de f Europe moderne. » Doctrine qui n'a de net que
son exclusivisme. Planche fut surtout un Pococurante pas-
sionné, un contempteur intraitable, et quand j'aurai rappelé le
vers de Boileau : « Je n'en rencontre pas qu'aussitôt je n'aboie »,
il me sera permis de dire : un aboyeur. Ce vo\e est bien ingrat.
Il se peut qu'il soit utile. Encore toute autorité s'émousse à être
presque indistinctement et très nionolonément rigoureuse. Quoi
1. Tran(|iiilloincnt, dans le numrro suivanf de l.i Uevue de't Deux Mondes,
Sainle-Beiivc écrivait : « A tel criliriiie hérissé e( coiiiiC-jarret Je dirai avec Joiilierl :
" On n'est pas l'agrémenl el queNjue sérénité, là ne sont pas les Ijclles-leltres. ■■
Qtiel(|iic aménité doit se trouver même dans la critique. Si elle en mainjuc
al)s<dninent. elle n'est plus littéraire. Où il n'y a ]ias de délicatesse, il n'y pas
•le littérature. » — Et ces pensées, qui semblent dater de ce matin, étaient écrites
avant 18i0. •
CIIITKJIK CLASSKJI !•; : HHVIKS HT .KMUXAIX i\H9
<|iiil iaillr penser .lu rùlo, Planche l'a lenn avec verve, avec cha-
leur, avec une uiaui.Mv .l\Moquence et hi trace fut assez pro-
ton<le laissée jtar ce Vcuillot de la critique.
Cuvillier-Fleury. — IJcuicoup plus <-apahle, sinon .le jrràce,
(lu moins .rurhanité, Cuvillier-Fleury, à travers une foule de
réflexions ju.licieuses sur les ouvrages qui passaient devant ses
yeux, poursuivait touj..iirs une question de styl.' .pii hii tenait
singulièrement au cœur. 11 ne manquait jamais d'incriminer
vivement chez les novateurs et en particulier, et l'exemple
était parfaitement choisi, chez Théophile Gautier, « le maté-
rialisme du style ». Matérialiser le style, c'est-à-dire remplacer
par des expressions vivantes toutes les expressions abstraites,
était en elTet la plus grande nouveauté, le plus grand eflbrt, et
selon lui le plus grand crime des romantiques. Exemple : « De
tous les sentiments qui remplissaient mon âme deux seuls ont
subsisté : la haine et le dégoût. Comment Gautier f ra. luit-il .>
« De tous les sentiments croules dans la ruine du temple de mon
âme, il ne reste debout que deux piliers d'airain, la haine et le
défjoùt. » — Le chagrin détruit les illusions. Comment traduit
Gautier? « Les soucis amers, de leurs griffes arides, m'ont
fouillé dans le front d'assez profondes rides, pour en faire une
fosse cà chaque illusion. .. Cuvillier-Fleury insista toute sa vie
sur cette maladie du style. Et qu'était-ce à dire? Que les roman-
tiques usaient de la périphrase comme Delille; mais qu'ils
avaient .les périphrases métaphoriques, et qu'ils étaient, comme
on a dit du dernier d'entre eux, des « Delille flambovants », et
que Saint-Marc Girardin en son paradoxe de 1828 n'avait pas
tout le tort, et que s'il y a quelque chose de tout à fait nouveau
sous le soleil, ce n'est pas les hommes qui l'inventent.
^^- — Critique classique : revues et journaux.
Les journaux classiques vers 1820 étaient la Pandore, VAris-
tarque, qui soutenait qu'il ne pouvait y avoir de bonne comédie
qu'en un, trois ou cinq actes, et, quand on lui objectait le Barbier,
répondait : « Oui; mais il a commencé par être en cinq »;
quelques autres « petites revues », comme nous disons main-
Histoire de la langue. VU. Ai
C90 l'A ciuTinri-: dk i«-io a is.w»
tenant ; mais surlont le Conslilutlonnrl ot le .Journal des Débats.
En 1831 XmRemu' des Deux Mondes devint un recueil littéraire,
(l'aLonl romantique, \mh sensiblement conservateur, puis
(''(•lecti(iiie avec tendances conservatrices.
Le « Constitutionnel ». — Le Constitutionnel était Tor-
oane du classicisme étroit, et injurieux. C'est dans ce journal
que « classique » était synonyme de bon français, et libéral,
romantique, synonyme d'étranger et réactionnaire, voire de
malade et de fou :' « Le romantisme n'est point un ridicule.
C'est une maladie comme le somnambulisme ou l'épilepsie. »
Un romantique est un bomme dont l'esprit commence à s'alté-
rer : « il faut le plaindre, lui parler raison, le ramener peu à
peu; mais on ne peut en faire un sujet de comédie; c'est tout
au plus celui d'une thèse de médecine ». {Journal du Com-
jnerce — pseudonyme du Constitutionnel — 18 novembre 1824.)
A propos d'Adolphe, le Constitutionnel un peu embarrassé parce
(|u'on ne pouvait contester à Benjamin Constant sa qualité de
« libéral », se croyait obligé de blâmer le style excessivement
romantique, selon lui, de ce roman, et s'écriait :
Si lo genre romantique ne commençait à s'insinuer dans noire littéra-
ture (21 juin 1816 , j'aurais été moins sévère à l'égard d'un écrivain dont
j'apprécie le talent sous d'autres rapports... Mais ce nouveau genre est si
commode pour les jeunes gens qui ont quelque imagination et une instruc-
tion peu solide, qu'on ne saurait trop les promunir... La multitude de ceux
qui écrivent, dit un habile critique, ou qui veulent écrire, est aujourd'hui
si nombreuse que, dans cette fermentation générale de tant- d'esprits faux
ou mé.liocres, il est impossible qu'on n'accueille pas avec quelque faveur
ces législateurs complaisants qui viennent les délivrer à la fois et des règles
du bon sens qui les condamnent et des modèles qui les affligent, et font
disparaître enfin ces principes qui constatent leurs fautes et ces grands
objets de comparaison qui montrent leur néant.
Le Constitutionnel mettait un grand soin à représenter Cha-
teaubriand comme tout à fait en dehors du romantisme.
M. de Chateaubriand n'appartient pas à l'École romantique qui se sépare
des traditions littéraires de l'antiquité, qui, pour arriver à de nouveaux
effets, peimet à ses adeptes d'outrager le goût, d'insulter à la raison, de
descendre à la trivialité la plus dégoûtante, ou de se perdre dans les
régions illimitées de l'absurde... Nos modernes Lycophrons, qui se font un
mérite de l'emphase et de l'obscurité, ont réussi à pervertir quelques jeunes
talents; mais leur crédit se perd chaque jour; c'était une maladie épidé-
miquc qui devait avoir son cours... El il est bien certain que si le roman-
tisme répond à cette définition, M. de Chateaubriand n'en fait point partie.
I
CHITIUII-: CLASSIIJI I-: : HKVI KS KT .KUIt.NAI X C'.M
(Jiichjiicfois le ('oiishtiilioiniel rcconiiaissail (|ii<' rancii'iiiM'
lilt(''ratiii"(' ('-tail liiiie, mais sans vniiloii" rccdiiiiaîtr*' (|iriui('
littérature nouvelle se fût constituée : « Les poètes, les peintres,
les musiciens, tous les artistes se tourmenli'nl iiijounriiui [)Our
trouver des sujets, pour se faire un iienrc, pour icuouveler
l'art Cepcinlanl (•clic grande et réelle «''uiolioii doiil tout le
monde sent le Ijcsoin ne s'est pas produite. Le chef-d'œuvre
tant attendu ne |>araît point (182o, après les premières et les
nouvelles Méditations). Les arts restent entre T^^sc' et le bizarre »,
et il n'y a que Béranirer (même article) qui ait une valeur litté-
raire. — Aussi liicu de 1S20 à 182G le ('o)istilutionnel semble
ignorer complètement Lamartine, Hugo et Yigny. Les noms
qui reviennent sans cesse dans ses colonnes sont Viennet,
Arnault, Lemercier, de Jouy, Déranger et Casimir Delavig'ne,
ce dernier un p(Hi romantique peut-être, mais à qui l'on jiardonne
tout en considération des Messéniennes. Les écrivains qui parais-
saient au Constitutionnel représenter la saine littérature fran-
çaise en 1826, il les a comme groupés en un tableau en nous
décrivant le salon de M""^ Dufrénoy. Autour de M"" Dufrénoy,
poète vanté }>ar Déranger et, « comme M. Jouy le fait remai-
quer, maître de M""" Tastu », se pressent :
L'abbé Sicard, cet apôtre de rbiimanité; Tissot, heureux traducteur de
Virgile et de Théocrite. poète plein d'enthousiasme et de goût, prosateur
distingué et qui a laissé au Collège de France des souvenirs qui ne se sont
pas effacés; M. de Pongerville, qui a naturalist' en France les beautés
st'vères et didactiques de Lucrèce et dont le début a l'té, comme celui de
Delillc, un coup de maitre et un triomphe; Déranger, dont le nom n'a
i)esoin d'aucun titre, parce qu'il est le poète de Tépoque, aussi philosophe
qu'Horace, inspiré comme lui, mais plus fier et plus libre; M""'' Tastu, élève
chérie de M"^"^ Dufrénoy, devenue célèbre par la seule énergie de son talent
et qui s'est placée sans effort et sans prétention au premier rang; M'"'' Des-
bordes-Valmore, dont les accents harmonieux ouvrent le cœur aux plus
douces impressions; M. Viennet, poète de la liberté et de la civilisation,
dont la verve élincelante a flétri toutes les tyrannies.
En revanche, le Constitutionnel, en jtolémique avec Emile
Deschamps, représentait les poètes novateurs, comme une
« pléiade moderne » organisée contre la « littérature natio-
nale », composée de MM. Emile et Antony Deschamps, Vigny,
Lamartine et autres, et à laquelle « présidait M. Victor Hugo »
et « dont le législateur était Sainte-Deuve » (1820). Dût M. Des-
H92 l-\ ClilTlUlK IIK tS2() A liSi'.O
champs « accuser encore le Constiluiionnelde pafrioterie, celui-
ci coutiiuicra encore sa campniiiie poui- la défense de la litlé-
ralure i"rauç;aise ».
Inutile de dire que tous les journaux du temps prirent j»arl
aux deux grandes hafailles, c'est à savoir à la bataille (VHernaui
et à la Italaille de Henri III. Mais c'est dans le ConslUntionnel
que le feu fut le plus vif. Pour Henri III, dans un premier
article, très sensé, à mon avis, le journal, après quelques con-
sidérations sur « riuliil(''lit('' historique », manie de la critique
de 4830 comme ce l'avait été de la ciitique de 1G50, pour la
raison (jue c'est le plus facile de tous les procédés critiques, le
journaliste fait les remanjues suivantes :
Les partisans des nouvelles doctrines chercheronl à s'emparer tle ce
drame. Ils diront que tout est simple et vrai dans le plan, dans le dévelop-
pement de l'action, dans le mouvement des ressorts dont l'auteur s'est
servi. Les partisans des doctrines anciennes se hâteront de proclamer que
la règle des unités n'a point été vioh'e; que l'action dure à peine vingt
heures [on les comptait encorej, que tout se passe dans les environs du
Louvre [unité de lieu comprise largement comme l'avait enseigné Voltaire .
Ils n'auront pas de peine à établir l'unité d'action \f\... Les hommes de
g(»îit diront que, romantique ou classique, l'œuvre de M. Dumas annonce
im véritable talent, que Henri lU est conçu avec habileté, que, si Vintérèi
commence tard et se divise ensuite, il devient puissant; et ils ajouteront que
si le mérite du style n'est pas remarquable, s'il laisse à désirer de grandes
et nobles pensées heureusement traduites sur la scène, le genre particulier
de Touvrage ne l'e.vige pas...
Et quel était donc ce « genre particulier de l'ouvrage »? \]\\
second article le disait, durement, mais non sans finesse :
Le succès de Iloni III a ranimé la querelle des classiques et des roman-
tiques. Quelle tragédie eût rapporté 0 000 francs par représentation? [ce
proci'dé de critique était déjà usité!] Mais M"'' Mole, auteur de Misanthropie
et Repentir; mais M. Caignez, mais Guilberi de Pixérécourt réclameront
la priorité, non pas seulement parce qu'ils sont les aines, mais parce qu'ils
comptent de nombreu.x triomphes dans ce champ dramatique où des situa-
tions fortes et un intérêt [de curiosité] puissant sont le principal mérite.
Jouées au Théâtre-Français la Pie voleuse, la Femme à deux maris, qui sont
des tragédies en prose, auraient autant, sinon plus, attiré la foule... Le
succès d'un second ouvrage comme Henri Hl ncsl peut-être pas impossible
au Théâtre-Français; nous pouvons affiinier qu'il n'est surprise fuite à la
raison des spectateurs pur leur senslbililc qui puisse triompher à une troi-
sième épreuve... Le Théâtre-Français empiète sur le domaine du boule-
vard... Le Théâtre-Français n'est plus qu'une succursale de la Porte-Saint-
Martin...
CltlTInlK CLASSKJI K : liKVl KS i'7r .loiu.XAix r,9;{
Eli un mot le diamc donl Du mas apf)or((' le modèle e'esl le
mélodrame parvenu. Hirn <le plus juste, el celle promotion,
prédite par (ieolTroy, est toute riiislniie du romantisme au
lliéàlre, et Ilmri III n'a ].as été une iuvenliou, mais un ;,|„,„-
tissement.
Pour Ilentaiu, le ('oustifutiomicl fut [.lus persiileur que cri-
tique avisé. « N'oubliez pas, dil-il, que la nouvelle école apjKjrte
la « vérité » au tJiéàtre. Et parlons un peu de la vérité et
du naturel de IIernani\ De très beaux passages, du reste. Du
Corneille quelquefois; Don Gomez parle, à la rencontre, le lan-
gage de Don Diègue. « Sur la tête des rois essuyer ses sandales »
est un bien beau vers. Il est si beau que c'est un vers de
Déranger : « Et de ses pieds on peut voir la poussière — Empreinte
<Micore sur le bandeau des rois ». On retrouve dans Hernani :
« Tous les jours je te vois — Et crois toujours te voir pour la
première fois » ; ou y retrouve le vers de Voltaire {Tancrède) :
« Je t'apprendrai mon nom les armes à la main ». Ce qu'on a le
plus apj.laudi dans Hernani c'est Corneille, Racine, Voltaire et
Bérang:er. Il y a beaucoup de talent dans la composition de cet
ouvrage; il y en avait plus encore dans la composition du
public... » Cette fois le rédacteur du Consùtnlionnel était un
lettré et un homme d'esprit.
Le <( Journal des Débats ». — Le Journal des Débats
était un classique modéré. Il n'avait pas les raisons politiques
du Conslituttonnef d'être l'enneiiu juré des romantiques; d'autre
part il était trop l'organe de la haute bourgeoisie conserva-
trice, même dans ses goûts, pour d(umer dans toutes les illu-
sions de la jeune école. 11 montrait sans doute une certaine
sévérité pour les classiques attardés. 11 faisait la « guerre aux
périphrases », qui fut un des divertissements littéraires de plus
de la moitié du xix^ siècle. 11 raj.pelait que certain plaisant
ayant donné comme rébus à deviner, dans le Mercure, une
périphrase où de Belloy avait voulu peindre « une mine», le
plus habile des Œdipes y découvrit une toile d'araignée, et il
rapportait bon nombre de périphrases-énigmes du mèiiu' o-enre.
— Sans doute, il défendait le Génie du christianisme contre la
commission de l'Académie française (Daru, Lacretelle, Morellet
Régnault, l'abbé Sicard) qui l'avait jugé avec une certaine
r.o4 i-\ iiiiiTinri-: m-: isjo a in;i(i
rstiine (lédaifiiuHiso. Sans tloule, il accucilhiil k'S .V ('dilations
avec (ransport '. Sans tloiite il salua très has les promiers
l'dinans do George Saiid cl eu j)ailiciilier Lc/ia. Sans doute,
encore à partir de 1830, il publie « avant la lettre » les plus
belles pièces de Victor IIu^o pour annoncer le recueil devant les
contenir (pii est sur le |ioinl de |iai;ulre. ]Mais, en général, il
malmène assez vivement l<>s productions de la littérature nou-
v(dl('. 11 faut songer (pie la rédaction lill<'-iairc des Débats était
variée justjuïi être disparate et que si elle comptait HolTman et
de Féletz, elle comptait aussi Charles Xodier, et après 1830
Jules Janin d'une part et de l'autre Saint-Marc (lirardin et
(luvillier-Fleury. Aussi nous voyons (dès 1815) le Journal drs
Débats, rattachant (à faux, ce me semble) le romantisme à la
littérature licencieuse du xvni" siècle, instituer cette filiation :
« h' indépendance littéraire (Diderot, Sedaine, Mercier, Rétif de
la Bretonne, Voltaire (en partie) cherche à dominer dans l'em-
pire des lettres, et, sous le nom séduisant de genre roman-
tique, continue ses ravages, auxquels elle donne le nom de
conquêtes... Au xvm'' siècle on disait : « la nature! » ; au xix" :
« liberté, imagination, et liberté de l'imagination, mais le vice
est le même... » (L'article est d'IIolîman.) — Il est curieux de
voir (en 4818) avec quelles précautions, qui ne sont peut-être
pas ironiques, Nodier insinue que sans doute la littérature
romantique est méprisable; mais que, cependant, jl ne serait
peut-être pas mauvais de la connaître; que la Révolution a été
une secousse historique peut-être assez forte pour enfanter une
littérature nouvelle, qu'il y a concordance, consciente ou invo-
lontaire, mais concordance cependant entre les littératures
étrangères et la ncMre; que, par exemple, « le mélodrame de nos
boulevards est la tragédie de Schiller », etc. Il est significatif
de voir qu'André Chénier lui-même, suspect, pour ce monde
élégant, et de romantisme et de ruslicisme, est accepté avec
hésitation et même répugnance. Des idylles! Qu'allez- vous faire,
que pouvez-vous faire sous ce nom : « allez-vous ressusciter
ces galants bergers do la Sicile? Vous no pouvez que copier
1. Tout en faisant renianiucr, clioses également vraies, (juc /<■ flul fut attentif ■•
est de Qninaull cl 0 temps, suspens ton t'o/, de Thomas, cl (|iic et ce pusillanime
Icare est caciiplioni<|iic.
CIUTKJI'K CLASSKjl K : ItKVlKS KT .loi IINAI'X (iOii
Vii'i^ile et Théocrile. YouU'z-voiis nous ini'snilcr nos cinn).-!-
gnards et leurs luibilalions tels (jiic nous les voyons (ous les
jours?... Ce paysan mal velu, ce vigneron courl»'' par le travail
qui défriclie ]téniblcnient pour partager un mauvais pain noir
avec sa femme plus noire encore, peuvent bien devenir dfiii.s vos
vers un objet île pitié, mais non jmnais des objets qui nous
charment. »
Mais c'est surtout sur le terrain de la littérature dramatique
que les résistances du Journal des Débats sont les plus vives.
Ce terrain est toujours un champ de bataille. Il parut en 1817
un pamphlet « classique » intitulé Traité du mélodrame, par
MM. A. A. A. — A ce propos HolTman fit remarquer que le
mélodrame ou le drame irrégulier ne venait point du tout
d'Allemagne, ni d'Angleterre. « Il y a longtemps que nos
Cuvelier, Pixérécourt, Caignez ont confirmé les théories des
Sismondi et des Schlegel. » Il faut même remonter plus haut.
« Yoici une affiche en vers que j'ai copiée il y a trente ans :
Drame nouveau. La terreur y domine. — Acte premier : la
guerre et ses fureurs — Acte second : la peste et ses horreurs. —
Dans le suivant j'ai placé la famine. — Le quatrième est d'un effet
très beau. — Au bruit affreux du tonnerre qui gronde, — Le
genre humain descend dans le tombeau. — Le dénouement sera
la fin du monde. »
La question de Shakespeare est traitée très souvent dans le
Journal des Débats. On y voit, en 1819 une comparaison entre
Hamlet, Electre (de Crébillon), Sétniramis (de Voltaire) et Oreste
(du même) : « Comment, dit le rédacteur, mettrai-je en ligne
de compte un ouvrage aussi fatigant par la monotomie de la
situation principale que par sa faiblesse relative et sa ressem-
blance presque identique; et Y Élective, la Sé}niramis etVOreste,
c'est-à-dire trois des plus beaux ouvrages de la scène française?
Que l'on compare, si on l'ose, le vil et insipide Claudius au
superbe Assur ou au redoutable Égiste... « En 1821, encore un
article très amer met en lumière la poétique peu raflinée de
Shakespeare : « C'était affaire à Shakespeare de traiter le sujet
de Cléopâtre. Qui pouvait l'arrêter? Le peu de dignité des per-
sonnages. Tous ces faits sont vrais, sont historiques. Donc,
selon la poétique de Shakespeare tout cela peut fournir la matière
696 LA CIlITluri-: DK 1S20 A l«:iO
(11111 drame. Oui le gênait?... Celte histoire embrasse un espace
de quatorze ans; il faut faire voyager Octave, ses amis, la sœur
d'Octave : ni le temps, ni res|)ace ne leur manque... Nous
écouterons les singulières questions (jue Cléopàtre adresse à
un de ses eunuques, apparemment pour s'instruire, ce qui est
bien permis à une femme de quaranle ans qui u loiijoms vécu
timide et retirée. » Est-ce que l'ouvrage est mauvais pour cela?
Il faut s'expliquer : « L'art dramatique dans le sens où Con doit
entendre ce mol n'y est pour rien » ; mais il est « divertissant »
et attache par la « vérité des mœurs ». Il a « de la hardiesse
dans les traits, de la variété dans les coloris, de la naïveté dans
l'ensemble. Il faut lire la Cléopàtre de Shakespeare comme on
lit les Dialof/iies de Lucien. » Shakespeare est à la fois «poète,
historien et bouIVon et n'est rien de tout cela médiocrement;
son tort est de réunir dans une pièce de Uiéâtre des titres que le
bon SOIS ne permet pas d'y réunir et d'y confondre. » En somme
nous avons affaire à une « espèce de farce Jiéi'oïfjue ».
Sur la « question de Henri III » le Journal des Débats fut de
ceux que le Constitutionnel avait prédits comme devant assurer
que Henri ///n'était point si romantique qu'on le voulait bien
dire. Henri III n'étonne point les Débats. C'est pour lui un
mélodrame régulier comme une tragédie, et par conséquent
à aucun titre il n'est quelque chose de bien nouveau. Les
romantiques accaparent Henri III et disent : « Fini liacine ! »
La vérité est que « le romantisme n'est pour rien dans l'ouvrage
de M. Dumas. La pièce est régulière : il y a unité de temps;
l'unité de lieu, relativement, est aussi respectée, et quant à
l'unité d'action et d'intérêt, si le drame a sous ce rapport
quelque lejtroche à essuyer, c'est un malheur (jui lui est com-
mun avec beaucoup d'autres que le romantisme n'a jamais
réclamés... Il y a un mélange de comique et de tragique; mais
c'est un drame et non une tragédie... Mais enfin c'est un
ouvrage régulier dont le plus grand tort est dans une action
tellement compliquée qu'une partie en fait oublier une autre,
ce qui ressemble beaucoup à la duplicité d'action. »
Les Débats furent très durs pour Cromwell et sa préface, }»our
Anlony, pour Charles VII chez ses grands vassaux, "^omy Mario n
Delorme, avec quelque adoucissement en considération de ce
CllITlnlK l'.LASSKjl I-; : I'.KNTKS KT .Kll It.NAlX 007
(jii il y a (le vivant cl de groiiiLlaiil dans rouvra^c; |Mtiir la 'l'oni'
de iWesles, |)(»ur le lioi s'd/nvsc ((\u\ du reste lui un »''cliec), où
Ton remarque un niélaufie de coiiiiquc el de tra|Ln(|ue. << cVaulcuit
plus que c'est le lrat;i(|ue qui a paru plaisant el le |ilaisant qui
a paru morose »: pour Lucri'ce Borgia (qui fut un i:rand succès,
le premier succès franc d'Hugo au théâtre), qui fut jui:V- troj»
machiné et trop patibulaire, quoique d'un certain intérêt; pour
Chatterton , qui fut assez bien accueilli, mais que le Journal estima
sans intérêt, les soullVances d'un fou n'en pouvant exciter aucun.
La « Revue des Deux Mondes ». La Hernie des Deux
Mondes^ sur laquelle nous pourrons être courts, ayant déjà
parlé de Planche et de Sainte-Beuve, fut d'abord une revue à
tendances romantiques. Les premiers rédacteurs principaux
étaient Balzac, Nodier, Vigny, Sainte-Beuve, Emile Deschamps,
Jules Janin, Auguste Barbier (dont V Idole parut en 1831 dans
la Revue des Deux Mondes). Notre-Dame de Paris y était saluée
en termes si élogieux et si lyriques qu'on croirait l'article écrit
par Victor Hugo : « ... édifice immense sous les portes duquel...
La ])ostérité dira Hugo comme elle dit Dante, Shakespeare,
Corneille, Byron... » Antonij y était défendu énergiquement :
« Le nouveau drame de M. Dumas, quelles que soient les
basses injures d'une petite critique sans conscience, est un des
plus beaux développements de passion qu'il y ait au théâtre, et
il y a progrès sensible dans la manière d'écrire de l'auteur ».
A remarquer à ce propos combien le type « Julien Sorel »
{Rouf/e et Noir de Stendhal) est reconnu par les contemporains
comme un type vrai de leur époque : Antony représente pour
la Revue des Deux Mondes « ces hommes blasés, dui's, athées,
qai, pour se faire aimer des femmes, s'inventent des malheurs
mystérieux et byroniens, leur parlent religion sans croire seu-
lement à l'àme, de dévouement en méditant leur perte, et, à
force de se monter la tète, sont amenés à mettre le crime dans
le jeu qu'ils jouent et la partie qu'ils poursuivent. Les r/arnisons
regorgeait d'exemples pareils. » — La Revue publiait encore sur
l'ensemble de l'a^uvre de Victor Hugo un article enthousiaste,
qui était de Sainte-Beuve (1831); Marion Delorme y était
acclamée : « Pourquoi ne viendrait-il pas un poète cjui serait à
Shakespeare ce que Napoléon est à Charlemagne? » — Grand
C9S LA CUITIULK DK 1820 A l.SoO
éloge encore de Vigny (y compris la Maréchale cC Ancre) par
Plaïuhc CM 18;]2.
Mais à partir de 183;} rélénicnl anti-ionianti(jue domine à la
Revue des Deux Mondes. D'abord Sainte-Beuve a rompu « le
charme », comme il disait de sa liaison avec la famille Hugo,
et à partir de cette époque, sans être jamais anti-romantique de
parti pris, est le libre esprit que, du reste, à très peu près, il
t'iil toujours, et l'esprit modéré qu'il était essentiellement. Reste
[Manche, qui s'achai'ne sur Hugo avec une sorte de rage et sur
l»eaucoup d'autres avec âpreté. Et d'une façon générale c'est
[tlutot du coté de Mérimée que de l'autre qu'incline la Revue.
Il ne serait j»as impossible qu'elle eût assagi George Sand, qui
était à -ette épocjue son fournisseur très recherché et dont le
romantisme déchaîné (hua, comme on sait, assez peu. Presque
t(»us les articles y\Q critique ch' la Revue jus(ju'à l'apparition
de Montégut (1849) eurent ce caractère de léger misonéisme,
intelligent du reste et discret, c'est-à-dire doué de discernement.
A peine peut-on relever un article de Magnin pour les Rayons el
les Ombres en 1840, où la lamjue de Victor Hugo est spécialement
défendue : « On sait avec quel emportement Victor Hugo est
attaqué sur ce ])oint par un certain parti littéraire qui se montre
uniquement préoccupé dans ses ciùtiques de la pureté de la
langue et qui devrait s'en préoccuper un peu plus dans ses
œuvres. » Sainte-Beuve lui-même allait un peu loin peut-être
dans ce qu'un juge malveillant pourrait appeler ses palinodies
et ne traitait pas très bien les Recueillements de Lamartine;
mais comme en grondant un peu il feignait joliment de s'im-
poser silence au nom du souvenir respectable de ses jeunes
enthousiasmes! « Voilà Lamartine qui aspire à être un élève de
Victor Hugo. H matérialise son style (c'était vrai du reste; mais
presque insensible). Mais est-ce bien à moi qu'il conviendrait
de tant insister? Nimis urf/eo, comme dit Cicéron, iisdeni in
armis fui. » Cependant il faut dir<' la vérité : « un tjrain de Vol-
taire man({ue depuis huig temps à nos poètes lyri(|ues ». Et |)uis
cette littéi'ature pei'soiuielle est décidément trop personnelle.
« Louis XIV seul s'habillait et se déshabillait en ]»ublic. » —
El l'on pouiiail ramener ici comme un refrain le joli mot de
tout à riicurc : « M. Sainte-Beuve, Hsdeni in arniis fuisti. »
ciUTiurh; cLAssMji !•: : m:vi Ks ht .khiinaix i->'j'.^
Conclusion. — La critique Iraiiraisc de 1820 à 18;J0 lui
très informée et nièuic savante, très l)rillante, lies s|iirituelle,
insuffisamment munie d'idées {générales sur l'homme, à mettre
toujours à part Sainte-Beuve. Elle eut un autre défaut (jui tient
aux circonstances. Elle fut toujours dominée |iar des préoccu-
pations de parti, de coups et de liataille à livrer. Il en est ainsi
toutes les fois (|ue deux écoles fortement constituées se parta-
gent la littérature. La criti(|ue devient en grande partie une
polémique; et ces polémiques, très naturellement, ne mènent
à rien, puisque chatjue parti tire ses arguments surtout de
Texamen des imbéciles du parti adverse. Or au bout de vingt
ans les imbéciles de l'un et de l'autre parti ont, Dieu merci,
disparu à jamais. Les époques oii il existe, non point deux
écoles adverses, mais un plus grand nombre de groupes litté-
raires différents, sont j)lus favorables à la hauteur de vues
chez la critique, ne la forçant point, en quelque sorte, à se
faire batailleuse. Toutefois, il convient de dire," d'abord que
certains esprits, et il faut ici encore nommer Sainte-Beuve,
savent s'élever au-dessus des rumeurs de la bataille ou n'y faire
séjour que peu de temps; ensuite que, malgré ses imperfec-
tions, la critique de 1820 à IS.^O, par ses ambitions mêmes,
n'a pas laissé de se hausser d'un degré au-dessus de la critique
du siècle précédent. Elle a voulu bâtir des systèmes, et il en est
resté quelque chose; elle a voulu embrasser l'histoii'e en même
tem})s que l'histoire littérire, -et son horizon s'en est élargi; elle
a aspiré à être un genre littéraire, à quoi elle ne songeait pas
auparavant, et elle a parfaitement rempli au moins ce dernier
dessein. C'est bien de 1820 à 1850 qu'elle est devenue un genre
littéraire, ayant, sinon ses lois, du moins ses traditions, son
esprit général et sa dignité. Elle s'est appelée elle-même : « la
dixième muse » ; et il y avait bien de la {)rétention dans cette
application du système décimal. Mais du moins elle pouvait
dire d'elle-même qu'elle était devenue une j)ersonne.
BIBLIOGRAPHIE
I. Victor Hugo. Préfaci' de CronnccU (avec commentaires de Maurice
Souriau, iS'JGi; Mirabeau, IS3 i:Williafn Shakespeare. 180 i. Préface des Voix
Intérieures, Hayons et Ombres, etc. — Alfred de Vigny, préface d'OtlieHo,
700 LA CItITIUl K Dl-: I S-2(» A IS'.iO
1830; Slello, passiin, 1832 ; préface des Pormes (tntiqitc^i cl modernes, 1837.
— Lamartine, pivlaces des premières Méditations, des Noiirrlles médita-
tions, des Hii-iicilh'incnts, des Destinées de la l'ocsie, dissertation placée
ordinairement en tête des premièics Mi'ditntions; Discours de réception ci
l'Académie française (ibid.). — Stendhal, Racine et Shakespeare , 1822;
Introdnction àriùsloire de lapeinturc en Italie, 1817. — Alfred de Musset,
Premières pncsirs et tourelles jjoésies, passim ; Lettres de Uupiiis cl Cotonet,
1836. — Casimir Delavigne, Discours de réception à l'Académie française,
182."). — Henri Heine, Etat de la France (recueil d'articles), 1833; VÉcole
romanti(jae, 1S30; Lutéce (recueil d'articles), 1855. — Simonde de Sis-
mondi, De la lUtéralure du midi de l'Europe, 4 vol., 1829. — Fauriel,
Discours préliminaire en tête de la Parthénéïdc ou Voyage aux Alpes, lîSlO;
Sur la théorie de l'art dramatique, dissertation jointe aux traductions de
trai^édies de Manzoni, 1823; Discours préliminaire en tête des Chants 'popu-
laires de la Grèce moderne. — Charles Magnin, Origines da théâtre en
Europe, 1838 (mais sa critique est surtout dans ses articles du Globe et de
la Bévue des Deax Mondes, qui n'ont i)as (Hé réimis). — Théophile Gautier,
Les Jenni--France, 1833; préface de Mademoiselle de Maapin et ce roman
lui-même, passim. — Jules Janin, Histoire de la littérature dramatique
(6 vol.), 1858. — Sainte-Beuve, pour la période de 1820 à 1850 : Portraits
contemporains; Port-Roijal; Portraits littéraires; articles du Globe et de la
liecue des Deux Mondes (ils n'ont pas été tous recueillis). — Journaux : col-
lections du Cti/(serm<c»/- littéraire, 1819-1821; de la Muse française, 1823-
1824; de la Minerve Française, 1818-1820; du Globe (seulement de 1824
à 1830, étant devenu après 1830 un journal exclusivement politique).
II. Béranger, Correspondance (4 vol.), 1860. — Mérimée, Notice sur la
vie et les ouvrages de Michel Cervantes, 1828; Mélanges historiques et Litté-
raires, 1855. — Népomucène Lemercier, Cours analytique de Littérature
générale (i- vol.), is20. — Baour-Lormian, le Classique et le Romantique.
comédie. |S2."). — François Ponsard, Préface dWgnès de Mérauie, 1846.
— Dussault, Annales lilteraircs (recueil d'articles), 182i. — HofiFman,
(^lucres (16 vol.), 182S (mais son œuvre critique y figure à peine). — Abbé
de Féletz, Mélanges de philosophie, d'histoire et de littéral are (6 vol.), 1S28;
Jugements historiques et littéraires (1 vol.), 1840. — Villemain, Tableau de
la Littérature au moyen âge (2 vol.) ; Tableau de la Lilleralurc au XVllI'' siècle
(4 vol.), 1864; Discours et mélanges littéraires, 1S23; Souve)iirs contemporains
d'hisloire et de liltérature, 1856. — ' Saint-Marc-Girardin, C(ntrs de litté-
rature dramatiqiu; (5 vol.), 1843; La Fontaine et les fabulistes (2 vol.), 1867;
J.-./. Rousseau, sa vie et ses œuvres (posthumes), 1875 (2 vol.). — D. Nisard,
Histoire de la littérature française (4 vol.). 1844; les Poètes latins de la
décadence, 1837. — G. Planche, Portraits littéraires (2 vol.), 185'i- (ne con-
liennenl qu'une très petite partie de son œuvre, restée dans la collection
de la Revue des Deux- Mondes). — Journaux et revues : collections de la
Revue des ])rax Mondes, de la Revue de Paris, du Constitutionnel, du
Joarnal des Débats, etc.
CHAPITRE XIV
LES RELATIONS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE
AVEC L'ÉTRANGER'
(1799-1848)
Pendant la })érioJe qui s'étend dejtuis le commencement du
Consulat juscju'à la révolution de Février, les relations intellec-
tuelles de la France avec l'Europe ont passé par deux phases
très différentes.
Jusqu'à la fin du gouvernement impérial, la France a été
|)resque constamment en guerre avec la plupart des nations
européennes : avec quelques-unes, comme TAng-leterre ou l'Es-
pagne, la lutte a été si ardente- qu'elle a exclu la possibilité de
toutes relations intellectuelles suivies; avec d'autres, comme
l'Allemagne ou l'Italie, elle a abouti à une domination française
plus ou moins tyrannique et, dans l'ordre 'littéraire, à une
influence plus ou moins profonde. De 1800 à 181 o, notre pays,
tout entier à l'œuvre de conquête et d'organisation intérieure
«le Napoléon, ne subit, en apparence, aucune influence étran-
gère dans le domaine de la littérature, qui se g"lorifie d'être
purement classique et nationale. Mais ce n'est qu'une appa-
rence : car, en dehors, et comme en marg^e de la littérature
officielle, les plus grands écrivains de ce temps travaillent,
malgré la défaveur dont ils sont l'objet, à l'étude de ces litté-
1. Par .M. Jo^t■ph Texte, iirofesseiir de littérature ronipann^ à la Faculté des
lettres de l'Université de Lvon.
702 LHS IIKLATIO.NS LITTKIIA IKKS AVKC L'HTUAiN'dKIi
r.ilurcs ('*trang"ôros si susjiccics à TEinpiro : pcti de périodes de
notre histoire oiif ôiv |)his fécondes à ce |)()iiil do \iw que
l'époque de (]luite;uil)nand, de M""" de Staid, de lienjauiin Cons-
lant, de Sisniondi, de Ging-ueiu'' ou, pour citer un étranger à
demi francisé, de Guillaume Schlep:el.
La période suivante, ccdle (pii a;i de 181;) à 1848, a vu, avec
le romantisme, se déveiopjKM- une curiosité passionnée de
l'étranger. Qui dit romantisme, dit cosmopolitisme : non pas,
il est vrai, cosmopolitisme à la façon du xvni° siècle, c'est-à-dire
uiii<iii de tous les jieiiples sous la domiii.ilion d'ime même ]>liilo-
sopliie el d ime même littérature, mais cosmo})olitisme à la
façon de notre époque, c'est-à-dire fédération des nations et des
races, dans laquelle chacune», tout en se proclamant solidaire
des autres, consei've la direction et la responsahilité de ses
[)ropres destinées. Le cosmopolitisme l'omanticjue admet avec
l'auteur de la préface des Binv/raves que « le groupe entier de
la civilisation, quel qu'il IVil <'t (juel qu'il soit, a toujours été la
grande patrie du poète, « el que ce groupe, vers 1830 ou 1840,
« c'est rEuroi)e ». Mais il resjtecte et même il favorise, dans
le domaine de l'art, h» lit)re développement des natiojialités
indépendantes, et, au }»iemier rang, de la France.
C'est le romantisme qui a fondé sur l'expérience l'idée d'une
solidarit('' littéraire, désormais invincible, des peuples modernes.
/. — La période du Consulat et de rEinpire
(iygi)-i8i5),
La France et l'étranger sous le Consulat et l'Em-
pire. — Si l'on considère, comme il coinient, le premier
Empire comme un ])rolongement de la Hévolution, on est
amené à croire que, pendant \ iiigt-cin(j ans, les mêmes circons-
tances ont empêché ou favoris('' le d(''veloppement de nos rela-
tions intellectuelles avec l'étranger. La Hévolution a marqué
à la fois un mouvement de concentration et un mouvement
d'expansion de l'esprit national.
De 1789 à 181o, le cosmopolitisme philosophique du xviii" siè-
<de, soumis à la ]dus rude des épreuves, avait fini |iar faire place
l.A l'KltlOllK lir CllNSlL AT KT DK I. K.MI'lliH 7(»:{
à riiiii<|U(' souci (\o la (N'-lciisc, |uiis de la Lirainlciir iiatioiiaN'. La
!{(''V(>liili()ii rcloui'iic à rantiquilé, croyaiil revenir à la France.
Elle rompt avec rAn^lelerro, i:ran(le amie et inspiratrice de
notre xviir siècle. Elle méprise rAllemai;i>e. Qu'aurait-elle
demandé à l'Italie ou à l'Espas-ne? ()flici(dlement, la Hévolu-
lion, qui a tendu daltoi'd .à une fédération du iicure liuniaiii,
est en i^uerre avec l'Europe. Que sera-ce de rEm[tire? Aux ten-
dances de la Révolution, aux aspirations et aux haines déclarées
du patriotisme, Napoléon ajoute les répuj^niances invincibles de
sa nature de Corse confie la civilisation du Nord. Pour l'Angle-
terre, il n'a que de la haine. Pour l'Allemagne, mère de lécole
« démocratico-iiermanico-romantico-chrétienne » , comme dit
Henri Heine, il n'a (|ue du mépris. Ce n'est pas seulement pour
des raisons politiques qu'il poursuit M"'' de Staël; c'est sans
doute aussi parce qu'il considère ses tentatiAes comme jtuériles
ou dangereuses, et parce qu'il n'aime pas — ce sont les termes
d'un rapport officieux d'Esménard — « les folies germaniques,
dont les partisans dénigrent sans cesse la littérature, les jour-
naux, le théâtre français, pour exalter aux ilépens des nôtres
les ridicules et dangereuses productions de l'Allemagne et du
Nord ' ».
Mais il n'est au pouvoir daucun homme ni d'aucun gouver-
nement d'arrêter les conséquences des faits historiques. Et
dabord, ce n'est pas impunément que, pendant plus de vingt
ans, les armées de la France révolutionnaire, unissant sous
leurs drapeaux des soldats de toute nation, ont parcouru le
monde. Dans les rangs de ces armées, on a pu voir, en Russie,
un Henri Beyle, et, au camp de Boulogne, un officier italien qui
se nommait Ugo Foscolo, tous deux combattant sous les mêmes
drapeaux et pour la même cause. Comment cette involontaire
fusion des peuples serait-elle restée sans conséquences:' Et com-
ment ces lointaines conquêtes n'auraient-elles ébranlé ni l'ima-
gination ni la sensibilité françaises?
La Révolution a eu d'autres consécjuences encore : en reje-
tant hors de France, à différentes époques, un grand nombre
de Français, hostiles au gouvernement actuel de leur pays,
I. Voir H. Wolschinper, La censure sous le premier empire, p. 349.
704 LKS KKLATIltXS L1TTE|{.\ IllKS AVKC, l/KTllANliKIl
elle a jnrpaiv, assuréniciil sans lo vouloir, des coiiiiaisseurs,
malgré eux, de l'étranger. Pour peu qu'on étende le sens du
mol « émigré », on peut affirmer avec M. G. Rrandes que
toute « la grand(^ littérature de l'époque révolutionnaire est
la littérature de l'émigration ». Que faut il ciilendn» ]»ar
là? Sim}dement, qu'entre d792 et 1815, un grand nombre
de Français ont su et dû tirer profit, les uns de leur émigration
volontaire — tel (^hateauliriand, — les autres de leur exil forcé
— telle M"" de Staël. Qu'on ouvre, pour s'en convaincre, une
quelconque des revues les plus imporlanics de la période, la
Décade pJtHosoplià/ue ou le Mat/asin encuclopédique, la Biblio-
iJièque britannique ou les Archives littéraires de VEnrope, on
sera frap[)é du nombre de ceux qui ont rapporté de l'étranger
des connaissances nouvelles et (pii ont essayé, à leui- retour, de
conduire leurs compatriotes, comme dit l'un d'eux, vers « ces
rivages inconnus ». Plus généralement, parmi les écrivains
marquants de cette période ■ — et même en laissant de côté les
deux plus grands, — les uns sont d'origine étrangère : Ben-
jamin Constant, Sismondi, Joseph et Xavier de Maistre, Bons-
tetten. M'"" de Krïidener, M"' de Charrièrc ; les autres doivent
plus ou moins à leur séjour à l'étranger ou à leurs relations
personnelles avec les précédents : Gérando, Camille Jordan,
Fauriel, Nodier, Stendhal et tant d'autres.
Les relations avec l'Angleterre. — L'Angleterre avait
tenu, au xvui" siècle, le premier rang jiarmi les sympathies de
notre pays. Faut-il s'étonner que cette « île coupable », cette
« orgueilleuse Carthage », — ainsi l'appelle, sous la Révolu-
tion, un opéra de la Reprise de Toulon, — cette grande advei'-
saire de Napoléon et de la France, ait perdu beaucoup d'admi-
rateurs chez nous? Les rancunes soulevées par cette lutte
acharnée seroiil tenaces, et, en t822 encore, au témoignage de
Stendhal, quand des acteurs anglais viendront à Paris pour
jouer du Shakespeare, on entendra retentir, à la Porte-Saint-
Martin, ce cri de protestation : « A bas Shakespeare! C'est un
aide de camp du duc de Wellington ! ' »
Cependant, même sous la Révolulion et même sous l'Empire,
1. Racine et S/ia/cespeare, ft. 210.
LA PKUliHlK III (.ii.NSI i.AT KT HK i/KMPIHK TOo
la littérature anglaise a été édidiéo dicz nmis. IMiisiciirs adaji-
tatioiis (le Shakespeare ont ('-lé- joué-cs sur nos llnsllres eu pleine
Révoluliou '. ^AA romans d'Anne Hadclilîe ont été traduits et
très lus et ils ont fourni |dus d'un modèle à nos auteurs de
mélodrames. Les critiques mêmes, comme GeoIVroy, ne se sont
pas désintéressés de l'Ang-leterre, et Hennet a publié une
Poétique anglaise - qui a beaucoup servi à Chateaubriaml
pour son Esaai sur la littérature anglaise. Mais surtout M"" de
Staël et Chateaubriand n'ont pas cessé de se j)réoccuper de la
littérature des Ang-lais.
La première avait grandi dans un milieu épris de tout ce qui
était anglais. Dans un premier séjour en Angleterre, en 1793,
elle s'était liée avec Miss Burney et elle avait déjà lu, à cette
époque, tout ce qu'un homme cultivé du xviii® siècle connaissait
de l'Angleterre. On s'en aperçoit en lisant le livre Di' la litté-
rature, qui est de 1800. La Grande-Bretagne y personnifie le
grénie du Nord, lyrique, passionné et profondément spiritualiste.
On y voit poindre déjà limag'e de cette Angleterre religieuse et
cependant philosophe, morale et cependant poétique, pratique
et cependant éprise d'un haut idéal, qu'elle essaiera de nous
faire aimer dans le héros de son roman de Corinne (1807), dans
Oswald. <f Quant aux nations, je n'estime hautement que l'an-
grlaise », écrivait Sismondi à M"'*' d'Albany. M"® de Staël en eût
dit pres({ue autant jusqu'au jour où elle sentit quelle aimait la
France plus que tout au monde. Même dans l Allemagne, elle
s'est obstinée encore à montrer toute la littérature anglaise
« tendant au spiritualisme » et elle a fait de Bacon un idéaliste
à la manière <le Platon, ce qui confine au paradoxe. Les meil-
leures pages (juelb^ ait écrites sur un écrivain anglais sont
celles où elle a parlé de Shakespeare : la première en France,
elle a vu la place que tient dans ce théâtre l'idée philosophique,
le sentiment de l'au-delà, le frisson de la mort; la première,
elle en a compris rimliiilde et poétique mélancolie. Elle a eu
1. Le Jean-Sans-Terre de Denis est «le 1791, son Ol/iello de 1792, le Timon
d'Athènes de Mercier, de 1794. Èpicfiaris et Néron, de Legouvé (1793), est une
iniitalion luinlaiiie de Hicliard III. Imogènes ou la Gageure imprévue, de
Dejaiire (17'.lt)). adajite Cyinbeline. etc.
2. Sur Geoirroy, critique des littératures étrangères, voir le livre récent, et
d'ailleurs trop indulgent, que lui a consacré M. Marc Desgranges (1897). — La
Poétique anglaise de Hennet a paru en 1806 (3 vol. in-8).
Histoire de la langue. VII. 4û
TOC. LKS ItKLATKiNS LITTKIJA IHKS AVI-:!; LKTKAMiKK
\ raiiiiciiL à travei's Shakcsjx'aro, lo seiiliincul du génie anglais.
(Jnan(.l,en 1813 et 1814, elle séjourna «le nouveau on xVng-leterre,
elle connut lîyron, Slieridan, Coleridge, et rêva (récrire un livre
où elle ferait pour rAngleterre ce qu'elle vejiait de faire pour
l'Allemagne. Il faut regretter qu'elle n'en ait pas eu le temps.
Du moins avons-nous des cliapilrcs de cette œuvre épars dans
la Llttf' rature, dans Corinne et dans les Considérations.
Chateaubriand a vécu beaucoup plus en pays anglo-saxon
que M™" de Staid : non seulement il a fait un voyage de plu-
sieurs mois (Ml Amérique, mais du 21 mai 1793 au 8 mai 1800,
de sa vingt-cinquième à sa trente-deuxième année, — les
années décisives de la vie, — il a vécu en Angleterre. Il y est
plus tard retourné en « magnifique ambassadeur », comme
il aime à dire dans les Mémoires (V outre- tombe. Lui-même
s'est plu à insister sur la grande influence que ce séjour a })u
avoir sur ses d(^stinées intellectuelles. N'a-t-il pas, dans ses
rudes années de Londres, vécu de traductions de l'anglais?
N'a-t-il pas parlé d'amour, en anglais, à Charlotte Ives? N"a-t-il
pas mis en français, vers ou prose, Ossian ou John Smith son
imitateur, le Cimetière de campar/ne de Gray et j)lus tard tout
le Paradis perdu'! C'est en trathiisant Dargo, Duthona ou Gaiil
qu'il a forgé l'instrument poétique avec lequel il écrira les
Ma'iijrs. Quoi de jdus net que cet aveu des Mémoires sur la
disposition dans laquelle il quitta l'Angleterre en 1800 : « J'étais
Anglais de manières, de goût et, jnsqnci rin certain point, de
pensées : car si, comme on le prétend, lord Byron s'est inspiré
quelquefois de liené dans son Childe-Harold, il est vrai de dire
aussi fjuc huit anii(''es de résidence en Grande-Bretagne, précé-
dées d'un voyage en Amérique, qu'une longue habitude de
parler, d'écrire et môme de penser en anglais, avaient nécessai-
rement influé sur le tour et l'expression de mes idées »? Et
quand son ami Joubert le revit en France, ne parlait-il pas tout
d'abord de « le débarbouiller de Rousseau, d'Ossian, des
vapeurs de la Tamise »?
Il est vrai qu'à son retour en France, l'amitié de Fontanes et
son antipathie pour M"® de Staël lui inspirèrent, dans le Mer-
cure, quelques articles assez étranges sur l'Angleterre, sur
Young ou sur Shakespeare : le futur auteur de Génie du Chris-
LA l'KHIOllK m CONSILAT HT llK I/KMIMHK TOT
lianisuie y essayait de rattacher au (•atlKjlicismc la |tlii|iait des
grands écrivains arii^lais cl de montrer, non sculcmcnl (jur
Pope était catholique et que « Dryden le fut |)ar intervalles »,
mais encore que, itrohahlement, « ShaU('.s|)care apparlenait à
l'Eglise romaine », Mais il s'est lui-même accusé plus tard
d'avoir examiné Shakespeare avec la « lunette classique », et il
l'a ]dacé, pour « faire amende honorable », au nombre des
« cinq ou six écrivains qui ont suffi aux besoins et à l'alimenl
de la pensée », parmi « ces génies-mères qui semblent avoir
enfanté ou allaité tous les autres ». Le véritable sentiment de
Chateaubriand sur les écrivains anglais doit être cherché dans
le Génie, dans V Essai sur la littérature anglaise {183G) ', enfin
dans les Mémoires (C outre-tombe. On trouvera dans VEssai
moins une histoire de la littérature qu'un recueil d'articles dont
la plupart valent beaucoup mieux que le mépris, tout à fait
injustifié, de Sainte-Beuve pour ce livre. On y constate, il est
vrai, que l'auteur de René pardonnait difficilement à Byron de
l'avoir imité, et que celui des Martyrs en voulait à Walter Scott
de son incomparable succès. Mais on y découvrira sans peine
plus d'une admirable page, notamment sur celui de tous les
écrivains anglais qu'il a le plus aimé et le plus imité, sur ce
Milton dans lequel il trouvait toujours « un charme extraordi-
naire de vieillesse et de jeunesse, d'inquiétude et de paix, de
tristesse et de joie, de raison et d'amour ». Quand les Martyrs
parurent en 1809, les lecteurs purent constater, par les imita-
tions et par le commentaire, combien cette admiration était
profonde et sincère.
Vienne maintenant Guillaume Schlegel et viennent les cha-
pitres, si neufs pour l'époque où ils furent écrits, qu'il a. dans
son Cours de littérature dramatique (traduit en 1814), consacrés
à l'ancien théâtre anglais et aux contemporains de Shakespeare -.
1. On lit dans l'Avertissement : « L'Essai sut' la lilte'ralure anr/laise se com-
pose : 1" de quelques morceaux détachés de mes anciennes études, morceaux
corrigés dans le style, rectifiés pour les Jugements, augmentés ou resserrés
quant au texte : 2° de divers extraits de mes Méinoii'es... : 3" de recherches récentes
relatives à la matière de cet Essai. » Plusieurs morceaux avaient paru dans le
Mercure de 1800 et de 1801. — Chateaubriand cite, parmi ces sources, Warlon,
Evans, Percy, Owen, Roquefort, etc. 11 a aussi puisé dans l'Idée de la poésie
anglaise de l'abbé Vart (,1749) et ilans les Essais historiques sur les bardes de
l'abbé de La Rue (1834), prêtre émigré et ami de W. Scott.
2. G. Schlegel s'est surtout servi des travaux île Malone et de Dodsley.
708 LHS 1{KLATI()NS IJTTKltAlltKS AVKC L KTUANdKU
('(iininonl sdiilciiir (\\\o la ixM'iode impériale ait été entièrement
sti'iilc pour la connaissance de TAnglelerre en France?
Les relations avec l'Italie et l'Espagne. — L'action
(le la pensée française, |)eii sensilde alors au delà de la Manche,
s'est exercée, en revanche, au delà des Alpes, dans le domaine
de lail cnnime dans celui de la |>(tliti(|ue. Les répuhliques que'
la Kévolulion crée successivement en Italie, le royaume d'Italie
avec Napoléon et Eugène de Beauharnais, celui de Naples avec
Joseph Bonaparte et Murât, n'ont pas seulement adopté nos
codes et notre administrai i(»u L'influence de nos mœurs et de
notre littérature y a été prépondérante, souvent même tyran-
nique. « Les Français, écrivait Foscolo , dévastateurs des
peuples, se servent de la liberté comme les papes se servaient
des croisades' «, et Alfieri en était réduil à fuir son j)ays pour
fuir notre influence.
Quand, au lendemain du Génie du Chris/ ian/^me, en 1803,
Chateaubriand fut nommé secrétaire d'ambassade à Rome, il
fut profondément frappé de la décadence lamentable de ce
peu|de. Lui qui croyait arriver dans la patrie de la foi, il
écrivait à Chènedollé : « Si vous saviez ce que serait ce pays,
s'il n'avait pas ses ruines! Le cœur me saigne... » Mais — et
c'est l'éternelle revanche de cette terre d'Italie — il subit pro-
fondément le tliaiine enveloppant de Rome, « qui sommeille au
milieu de ses ruines », de la campagne romaine, si désolée,
mais « composée de la poussière des morts et des' débris des
empires «, du paysage de Naples, [dus suave et plus frais que
« des fleurs et des fruits humides de rosée ». Dans l'incompa-
rable lettre à Fontanes, dans les lettres à Jouberl, dans les
Marli/rs, il a su exprimei-, comme jamais écrivain français ne
l'avait exprimé, le prestige de Tllalie })ittoresque, et les roman-
tiques, de George Sand à Gautier, n'auront vraiment qu'à mar-
cher sur ses traces. En revanche, il a peu vu l'Italie moderne.
D'Alfieri, il n'ainuiit que les Mémoires, mais il ne goûtait pas,
au témoignage de M. de Marcellus, « le style raidi, froid et
pompeux de ses drames ». L'Italie a beaucoup agi, comme
i. Voir Ch. Dejob, Essai de hiblioffraphie pour servir à l'hixloirp de l'influence
française en Italie de 1796 à 1814 (dans -V""" de :>lacl et Vllalin, 1890).
LA l'KIUllDI'; 1)1 CO.NSTLAT KT l»K L'K.MI>llt K 709
rOrioiil, siii- limM^iiiJilion de (llialcaiildiiiml. Si 1 On cxcriile
Dante, t'Ilr a |»('ii a^-i sur sa [lenséc.
Coriinir OH f halle est le fruit «lu vova^e que M'"" de Staël fit
au delà des Alpes, en d804 et en 1805, au lendemain de la mort
de Necker. Fort bien accueillie par les autorités franr^-iises et
par les Italiens, fêtée ])our son esprit et [lonr ses dons [toéti-
ques, qui lui valurent une réception enthousiaste à l'Académie
des Arcades, elle ajustement vu de l'Italie ce que Chateaubriand
en avait négligé : la vie sociale, littéraire et politi(jue. Assu-
rément, elle a parlé judicieusement de l'Italie ancienne et il y
a dans Corinne des chapitres curieux sur les ruines de Rome.
Mais elle a peint mieux encore la Rome ou la Naples de iSOo.
Elle était guidée ici par ses amis italiens, dont le plus célèbre
est Monti'. Surtout, elle se laissait ravir par son enthousiasme
pour ces natures méridionales, essentiellement sociables, ora-
toires et lyriques, dont elle a fait comme une synthèse dans
Corinne. Corinne, c'est le g-énie italien : « Ici les sensations se
confondent avec les idées, la vie se puise tout entière à la
même source, et l'àme, comme l'air, occupe les confins de la
terre et du ciel. » Personne n'a parlé avec plus de sympathie que
M™^ de Staël des Italiens du commencement de ce siècle. Elle
déplorait leurs faiblesses, leurs superstitions, leurs discordes,
et les palinodies de Monti, et l'abaissement général des carac-
tères. Mais elle ajoutait : « Il n'y a point d'hommes plus persé-
vérants, ni plus actifs, quand une fois leurs passions sont
excitées. » Servi siam, si, disait Altîeri, ma servi ognor fre-
■menti. C'est avec une grande sympathie pour les destinées
de l'Italie qu'elle a parlé de Cesarotti, de Yerri, de Bettinelli,
d'Alfîeri, de Monti, de Pindemonte, — et cela sans préjudice
des classiques de la veille ou de lavant-veille. Aussi a-t-elle
mérité la reconnaissance durable des Italiens. Son livre sou-
leva un enthousiasme g"énéral. On se plut à y entrevoir « l'Italie
de l'avenir », et Byron a avoué quelque part que, quand il son-
greait à ce pays, il pensait « aA'ec les pensées de M"" de Staël ».
Elle-même devait y revenir en 1815 et 181 G. Elle rencontra
alors Confalonieri, apôtre de l'indépendance, et écrivit dans la
1. Lellere inédite del Foscolo, del Giordani e délia signora di Staël a Vinc.
Monti (Livourne, 18"6).
710 LKS KKLATIUNS LITTKUAIIIKS AVKC, L l'ITUAMlHll
Biblioteca italiaua m» ailich» i-ol(Milissniil (|iii suscilii le inouve-
iiiriif roinaiitiqiK^ italien. Son nom reste attaché à l'histoire de
la reiiaissaiico intellectuelle et |»olifi([ne de l'Italie.
Elle a contrihui'' aussi à réclosion des travaux dont la litté-
rature italienne fut, sous l'Empire, l'objet en France. Ginguené
commence en 4811 la publication de son Histoire littéraire
d^Italie, bientôt traduite en italien. Le Genevois Simonde de
Sismondi, ami de M"" de Staël, publie son Histoire de la litté-
rature du midi de V Europe (1813), le premier tableau général
des littératui-es romanes publié chez nous, jiarticulièrement
solide en ce qui touche l'Italie, dont l'auteur parlait d'expérience
et avec amour. Do tout ce mouvement d'érudition, qui aboutira,
à travers Stendhal, à Fauriel et à J.-J. Ampère, M"'" de Staël
n'a pas assurément tout le mérite, mais elle a du moins donné
le signal.
Sismondi, dans son livre, traitait longuement aussi de cette
Espagne que le xvnr' siècle avait tant méprisée, mais dont Cha-
teaubriand venait justement, dans son charmant récit du Dernier
Aliencérage, d'exalter le génie héroïque et romanesque '. L'année
suivante, la traduction française du livre de G. Schlegel per-
mettait au public français de s'orienter dans l'ancien théâtre
espagnol, dont l'auteur faisait comme le type achevé du drame
nouveau. « Parmi les peuples de l'Europe moderne, écrivait-il,
il n'y a en a que deux, les Anglais et les Espagnols (car le
théâtre allemand n'existe encore qu'en espérance), qui aient un
théâtre national et original ». L'Espagne est, avec l'Angleterre,
la seule nation véritablement romantique. Telle était l'admira-
tion de Schlegel pour la littérature espagnole qu'il [)leurait
devant Stendhal en parlant de Calderon et qu'au témoignage de
Benjamin Constant, s'il lui arrivait de défendre son cher Cer-
vantes, « il jiàlissait et ses yeux se rem|dissaient de larmes - ».
Les relations avec l'Allemagne. — De toutes les
nations de l'Europe, l'Allemagne est peut-être celle sur laquelle
le joug de Napoléon a jiesé le plus durement, mais c'est celle
aussi sur laquelle^ rinlluence française s'est le plus exercée. La
1. Sismondi a lieaucoiiii puisé dans Vllisioire de la li/lrra litre esprir/nule de
BoulerwfrU, traduite en 1S12 (2 vol. in-S"). Voir aussi de iMaliuonlet et L. de
Caiitelcu, Essai sur la litl. espafjnole (1810).
1. Stendhal, Covresp. inéd., i. I, p. 31. — B. Constant. Journal intime, p. 33.
I
LA l'KUKlDK llf CONSILAT KT l)K LK.MMIItl-; 711
Franco impériale a imposé à rAlIemagn»' s(jii adminislralioii
et ses codes el ses mœurs. L'Allemagne nous a renvoyé, en
échange, sa philosophie et sa littéraUire.
Ce n'est pas M""" de Staël, comme on la dit souvent, qui,
la premièie, a l'ait connaître cette littérature en France. Le
livre De l Allcindipv' est lui-même comme le dei-nier terme
d'un mouvement d'idées qui date de la Révolution. jSuUe part
l'émigration n'avait été si nomhreuse qu'en Allemagne: nulle
part elle n'avait produit de plus importantes consé([uences dans
Idrdre de la pensée. Nomhre de Français de marque s'étaient,
pendant leur exil en Allemagne, initiés à la langue et à la pensée
de ce pays : Narhonne et Mounier avaient correspondu avec
Schiller ou Gœthe; Gérando avait étudié les philosophes alle-
mands et préparé son Histoire comparée des si/stèines de philo-
sopliie (1801), oi^i ils tiennent une grande place; Camille Jordan
avait fréquenté Gœthe, Schiller, Wieland, Herder, et avait
expliqué leur œuvre à M""' de Staël; le marquis de la Tresne,
Senac de Meilhan, Chènedollé, Jordan, avaient traduit et étudié
KIopstock; des émigrés avaient créé le Spectateur du \ord, les
Archives littéraires de l'Europe, d'autres recueils encore, oii
l'on trouve de curieuses études sur l'Allemagne. Enfin, surtout,
(Charles de Yillers, officier français émigré à rFiiixei'sité de
Gœttingue et, plus tard, professeur de littérature française à
cette même Université, s'était épris de l'éducation, de la reli-
gion, de la philos(»phie germaniques, et s'était donné pour mis-
sion de révéler à la France le génie allemand. Non seulement
Villers avait connu de près la plupart des grands écrivains de
sa patrie d'adoption, mais il avait, dans une série d'articles, de
livres et de pamphlets, très curieux, quoique passionnés, pour-
suivi par la plume son apostolat'. Dans son Coup d\eil sur les
Universités et le mode d" instruction publique de r Allemagne pro-
testante (1808), il faisait connaître à la France l'organisation
des Universités allemandes et insistait sur le caractère encyclo-
pédique et scientifique de leur enseignement. Dans sa Philoso-
phie de Kant (1801), il essayait dacclimater chez nous la grande
œuvre du philosophe de Kœnigsberg, qui devait, suivant lui.
d. Brie'e an C/i. île Villers, ]). p. M. Isicr (2 rd.. Haniliouri.'. IS8:5).
712 LES 1U-:LAT1(INS LITTKllAIllKS AVKC L KTliANllKIl
liàlrr (liez nous « le développement de la moralité et de la
science ». Dans son Essai sur la ré format ion de Luther (1804),
il f»lorifiait le protestantisme et nous proposait l'idéal d'une reli-
gion fondée uni(iuement sur la conscience morale. Charles de
Villei's, dont les livres nOut pas beaucoup agi sur le giand
public, a exercé une réelle influence sur Benjamin Constant et
sur M"'" de Staël. Il a confirmé le premier dans son g-oût pour
l'Allemagne et dans certaines de ses aversions pour la France.
Il ;i [)0ussé la seconde avenir en Allemagne chercher des sourc(»s
nouvelles d'inspiration poétique et dc-motion morale.
Si Yillers a été l'un des collaborateurs de M'"* de Staël, il n'a
pas été, d'ailleurs, le seul. Elle a dû beaucoup aux conseils
directs du précepteur de son fils, de ce Guillaume Schlegel dont
elle admirait beaucoup la critique spirituelle et ingénieuse et
dont elle a entendu, à Vienne, en 1808, le cours célèbre sur la
littérature dramatique '. Elle a dû également beaucoup aux con-
versations de Benjamin Constant, dont la médiocre traduction
de W'ollritstein, accompagnée de curieuses réflexions siu^ le
théâtre allemand (1809), témoigne du moins d'une grande
curiosité des choses germaniques. Elle est redevable à Camille
Jordan, à Chênedollé, à ses visiteurs allemands de Coppet. —
Tout cela n'empêche pas le livi-e De C Allemagne (1810-1813) de
rester l'œuvre la jjIus importante que l'étude des littératures
étrangères ait inspirée en France au xix° siècle.
De ses deux séjours en Allemagne (cinq mois à Wëimar et à
Berlin, six mois à Vienne et dans l'Allemagne du Sud), elle a
rapporté une (ruvre toulTuc, plus licbe encore de confessions
personnelles que d'observations, mais non |»as dénuée pour cela
de critique et d'expérience, où les Allemands de 1815 eurent
quelque peine à reconnaître les Allemands de 1804, — ces dix
années n'avaieut-elles [)as tout bouleversé en Euro|)e et dans le
monde? — mais où revit, en suuime, la grande Allemagne du
commencement de ce siècle, lAllemagne de llerder, dcWieland,
de Schiller, de Jean-Paul et de Gœthe. Oiluvrc incomplète, si
l'on veut, mais œuvre géniale, qui a révélé, comme Gœthe en
convient. l'Allemagne aux Allemands, et (jui a sûrement, pen-
1. Voir, sur la dolle «le M'"" de Stai-I envers lui. Osr.'i" F. Waizel, Fvau von
Slaëls Uiicli .. De l\illemat/ite •■ und Wilfielm Se fdeyel (\\\'imiii\ 1S9S).
LA l>K|{lii|lK ])r CdNSILAT KT IIK L KMl»! Il H 7 1 :{
daiit un (lenii-sirclc ou prosquo, inspiré aux J'^iaiirais le rL'Sjicct
et laïunui' (le leurs voisins.
Ce <|u'elle a le mieux vu do l'Allcmaprne, c'est la Saxe et,
de la Saxe, c'est Wciiiiar. Elle n'a aiuié ni la Prusse, trop mili-
litaire et sèche, ni rAlleinagiie du Sud, trop frivole et troj» peu
inlellectncllc. D'après le milieu saxon où elle a surtout vécu,
elle s'est forué l'imaiio d'un peuple naturellement grave, phi-
losophe, assez [)eu enclin aux plaisirs de la société — c'est le
principal rej)roche qu'elle lui adresse, — mais admirahlement
doué pour la méditation solitaire et les travaux de l'esprit, admi-
rahlement riche en métaphysiciens, en poètes, en apôtres. Il
est vrai qu'elle a, faute de préparation spéciale, assez mal parlé
des philosophes, qu'elle admirait de confiance et d'un peu trop
loin. Mais elle a très hien parlé des mceurs allemandes, de
la langue, des Universités, de la religion. Elle en a jtarlé avec
une évidente sympathie, mais sans abdiquer, comme Villers,
sa qualité de Française, sans tomber dans le pamphlet, dans la
satire ou même dans l'ironie. Si le livre se termine sur une
exclamation douloureuse et pathétique, qui a fort choqué la
police impériale, ce n'est là que l'expression de son patriotisme
ardent et de son haut spiritualisme. En parlant de l'Allemagne,
elle n'a jamais cessé, quoi qu'en aient dit ses ennemis, de songer
à la France.
A-t-elle prétendu, en louant la littérature allemande, rabaisser
la nôtre? Le reproche n'est pas moins injuste. Elle a cru, très
sincèrement, qu'à une littérature épuisée et desséchée et
asservie, il y avait intérêt à opposer une littérature vigoureuse,
originale, riche de sève morale, — et elle l'a cru très légiti-
mement. Au surplus, l'expérience lui a donné raison. Toute la
poétique du drame romantique sortira des chapitres si neufs
qu'elle a consacrés au théâtre de Lessing, de Schiller, de Go'the,
ou même de Zacharias Werner. Jamais encore on m'avait uni,
dans un plus intime et plus heureux alliage, l'analyse des-
œuvres et la critique. Si elle a commis des erreurs de détail,
soit dans ses traductions, soit dans ses jugements ', elle n'en a
1. Il manque une lionne édition critique de VAllemaffne. — Comme exemples
des inexactitudes de M"" de Staël, qui souvent cite ou analyse de mémoire, on
peut voir l'analyse de la Lenore do HiirL'er, celles de Ifoii Cdrlus ou de Jeanne
714 LES UHLATKl.NS UTTKILVIHKS AVKC L"ÉTI!AM;i:1!
pas moins l'cndii avec un siiii:uliei' Itonliour d'expression la
physionomie générale des hommes et des choses. Surtout elle
les a fait aimer. Ce livre éloquent, passionné, tout chaud d'en-
thousiasme, — cette « prière d'une àme exilée qui demande un
refug-e dans l'univers moral » , selon l'expression d'Edgar
Ouinel, — toucha au C(i'ur hi France do 1813, doù allait sortir
la France de 1820 et de 18IJ0. « La France et l'Allemagne,
écrira V. Hugo — écho de M"" de Staël, dans le Wiin — sont
essentiellement rEuro[»e. L" AUemcujne est le cœur et la France
la tête. » Le livre de M'"" de Staël a fait aimer la littérature de
l'Allemagne à travers l'àme allemande.
Plus généralement il a imprimé une direction décisive à la
critique internationale. Elle était, jusque-là, purement éruditc
et intellectuelle : d'excellents et consciencieux historiens, les
Ginguené ou les Sismondi, puhliaient, sur les littératures étran-
gères, des livres solides ou ijigénieux, mais froids. M'"" de Staël
la première, en puhliant sur une littérature voisine de la nôtre,
un livre ému et profond, donna l'exemple d'une nouvelle sorte
de critique. Elle montra qu'on pouvait parler des littératures
modernes avec la même sincérité d'accent, la même chaleur
d'enthousiasme, presque la même ferveur que des littératures
anciennes. Cela étonna et cela choqua. Il y eut des protesta-
tions sincères, il y en eut plus encore d'intéressées. Mais l'admi-
ration est contagieuse, et il ne faudra pas heaucoup d'années
pour que la critique romantique parle de toute l'Europe litté-
raire, — indiscrètement peut-être, mais sincèrement, — sur
le ton dont M"'" de Staël avait parlé de l'Allemagne.
//. — La Restauration et la Monarchie
de Juillet (1815-1848).
Le cosmopolitisme romantique. — Dès les commence-
ments du mouvement romantique, les critiques des deux partis
ont comjiris (|ue le sort de ce mouvement était intimement lié
il Arc «le Schiller. — Elle a beaucoup puisé, <le son propre aveu, dans les œuvres"
rriliques de Schiller el de F. Schlegel, dans lleeren ou Jean de Millier, dans YUis-
toire (l'Alicmof/iie de Mascow. dans Ancillon.
LA liKSTAIIl ATKi.N KT LA MON AIICII I K DK .M ILLLT 7 l il
à rintolligcncc des litl(''r;iliir('s ('tran,ii'<'Tos. 'i'uiidis, en cnct. ([iif
la littérature de rKmpire s'elTorrail clicz nous di' ressusciter
les théories et les formes classicjues, tandis que Chateauliriarid
lui-même, dans les Marlijrs, ne réussissait pas, avec tout son
génie, à se dégager de l'imitation antique, certaines nations
étrangères produisaient des o'uvres orientées [dus rr.iriclicment
vers des horizons nouveaux. En AngleteriT. (ïoleridge et
Wordsworth donnaient dès 1798 les Lijrical Jkillfids: Byron
débutait en 1807, terminait en d812 les deux premiers chants
de son Childe-HarohK en 1817 son Manfred; Walter Scott com-
mençait, en 1814, par Waverley, la longue série de ses romans
historiques. En Allemagne. Scliiller était mort en 1803, mais
Goethe jmhliait en 1808 la première partie de Faust, en 1800
les Af/inifés électives, en 1819 le Divan oriental. Avant 1820,
Jean-Paul et HofTmann écrivaient leurs principales oeuvres,
Fichte et Hegel leurs ouvrages philosophiques, NieJjuhr, son
Histoire romaine (1811). En Italie même, où Alfieri était mort
en 1803, Loopardi donnait ses Canzoni (1818), ]Manzoni ses
Inni sacri (1810) et sa tragédie de Carmagnola (1820).
En rapprochant ici les dates de quelques œuvres étrangères
dont la plupart ont exercé une influence en France, je n'ai
d'autre but que d'expliquer comment et pourquoi nos roman-
tiques ont pu et dû, dès les commencements, porter le débat
sur ce terrain. Ils sentaient fort bien que la plupart des grandes
littératures européennes avaient pris sur nous une sorte
d'avance. De là vient que Dussault, attaquant les doctrines
romantiques, les dénonçait comme des « fruits étrangers ». De
là vient que Stendhal, les défendant, pouvait écrire en 1823,
non sans apparence de raison : « L'Allemagne, l'Angleterre et
l'Espagne sont entièrement et pleinement romantiques. Il en
est autrement en France'... » Ils sont nombreux alors ceux
qui s'étaient, suivant l'expression si énergique de Lamartine,
« réfugiés dans la pensée de l'Angleterre et de l'Allemagne »,
ceux qui ont pu se proclamer avec lui « fils de M"" de Staël ».
Que faisaient-ils donc que réaliser le programme qu'elle avait
1. Sur l'infliionfe élrantrêre dans le roiiianlisine, voir A. de Musset, Lettres
de Dupuis et Cotonel: Th. Gautier, Histoire (tu romantisme, p. 51 et suiv. ; Lamar-
tine, Des destinées de la ■poésie: A. Dumas, Souvenirs (Irun)ati(jues, etc.
710 LKS 1U':L.\TI(I.NS LITTHlîAliiKS \\ VA] I/KTILWC. h^lt
ti'acé ol (|ii<' i"o|»reiiait jijirùs vWc luii «les plus i^raiids d'enti'o
eux, AlIVed de Viiiny, quand il écrivait : « Sans doute, nos
i^rands maîtres nous ont laissé un magnifique trésor national,
mais eniin il n'est pas inépuisable, et Ton sentira de plus en
plus la nécessité d'ajouter des tableaux aux nôtres, comme à
l'Ecole IVançaise nos musées ont joint les chefs-d'œuvre des
écoles italienne, ilamande et espaifnole. Les exclusions étroites
ne sont pas dans le iiénie de notre glorieuse nation K »
Assurément cette admiration pour les maîtres étrangers a
été parfois un peu confuse et indiscrète. Souvent aussi elle n'a
reposé que sur une connaissance incomplète des modèles. Mais,
en vérité, tous ceux de nos classiques qui se réclamaient des
écrivains anciens étaient-ils donc de si grands connaisseurs de
l'antiquité? n'ont-ils jamais commis d'erreurs de sens, d'ana-
clironismes ou de fautes de goût? ne trouve-t-on pas, jusque
dans les œuvres des«plus grands, d'étranges libertés prises avec
l'histoire? Et, si l'on a parfois accablé les romantiques pour
avoir travesti leurs modèles étrangers ou pour les avoir défi-
gurés, n'est-ce pas que l'on confond deux choses voisines,
mais cependant différentes : la connaissance précise du décor,
du costume, des détails historiques et géographiques, ce
qu'on appelle d'un mot « la couleur locale » — et l'intelli-
gence des sentiments, des idées, que ces modèles exprimaient,
et (pii seule, à vrai dire, conduit à l'influence littéraire j)ro-
prement dite? Corneille a mal connu les « mœurs » romaines,
et Racine a travesti le « costume » grec. L'influence latine
est-elle pour cela absente de Cinna, ou l'inlluence grecque
de Phèdre'!
D'autre part, ni Rousseau, ni Chateaubriand, ni M""" de Staël
n'ont produit toiil le romantisme français. S'il en était ainsi, il
faudrait donc expliquer comment l'un des plus français de nos
romantiques, comment Alfred de Musset a pii, dans la (Con-
fession cVun enfant du siècle, associer dans une même page les
noms de Napoléon, de Ryron et de Gœthe : « Or, vers ce temps-
là, deux poètes, les deux ]dus beaux génies du siècle après
Napoléon, venaient de consacrer leur vie à rassembler tous les
1. Avanl-propos du More de Venise (183'.)).
LA UKSIAIIIATIIIX |;t LA Mn.N A IICII IK DK .ILILLKT 7 17
('léments d'aniroisse ci de dou^Mir rpars .Luis riiiiivcrs... »
L'un avait rcril Faust et l'autre Mfmfred. Or .. iinainl h-s idom
anglaises et alletnaiides passèrent ainsi sur nos télés, ce fut
comme un dégoût morne et silencieux, suivi d'une convulsion
terrible... » L'innuence de Byron, celle de (iiellie a donc
ini|>iimé une diicclion nouvelle a la UK'daucolie du siècle, et il
est certain que le si«''cle eût été mélancolique sans eux, mais
peut-être bien qu'il eut été mélancolique autrement.
Toute la question de l'influence éfraui^ère dans le runumtisme
français se réduit à rechercher de quelle façon nouvelle pour
nous certains écrivains étrangers avaient exprimé des senti-
ments qui ne sont, en leur f(.nd, le privilège d'aucun peuple.
Schiller et Shakespeare en France. — Quoique Shake-
speare fût célèbre chez nous depuis le xvm" siècle, cependant
il n'a été pleinement compris que vers 182", c'est-à-dire après
Schiller. Il semble que le théâtre allemand ait fravé en France
la voie au théâtre anglais.
M""^ de Staël et Guillaume Schlegel avaient parlé très lon-
guement du théâtre allemand. B. Constant avait, dès 1809,
adapté Wallenstein et par là déchaîné une longue série d'imita-
tions de Schiller. Mais les deux publications qui déterminèrent la
vogue du théâtre allemand furent la traduction de Schiller par
Barante, en 1821, et celle, dans la collection des Chefs-d'œuvre
des théâtres étrangers de Ladvocat, de presque tout le théâtre
de Gœthe, de quelques drames de Lessing, de Kotzebue et de
Werner. Les dramaturges romantiques, surtout de second ordre,
Dumas père ou Casimir Delavigne, ont beaucoup puisé, dans
ces deux recueils, de sujets de pièces. Mais tous, ou presque
tous, depuis Lebrun jusqu'à Soumet, — et ceux-là surtout qu'on
peut appeler « les semi-romantiques », — ont pris à Schiller
son art de mettre en scène les grands faits historiques, la vie
et la familiarité de ses dialogues, les tirades éloquentes et sen-
tmientales aussi, dans lesquelles l'écrivain allemand avait su
marier la pensée française avec la sentimentalité germaniiiue.
« Le talent de Schiller, écrivait très justement Théophile Gau-
tier, est un produit singulier de la manière de Shakespeare et
de la philosophie du xvm'' siècle. » C'est ce qui explique sa for-
tune surprenante et si facile parmi nous. Aux audaces grossières
7IS LKS IU-:L\T1()NS IJTTKItAlIlKS AVKC L KTUA MlKli
ilii iiitModrainc dos Cai^iiicz et des Pixérécourt, Schiller a|)})or-
(ait le correctir de son ail consommé et le tempéranieni île sa
pensée généreuse. Pixérécourt coupé de Schiller, c'est tout
Dumas père. Le poète allemand me paraît avoir agi surtout sur
la constitution même du drame romantique, en tant que drame
liis(()ii(jnf, lyi'iijue et oi'aloire, et il laut joindre à son nom —
plutôt (jue le nom de Goethe — celui de Zacharias Werner, si
admiré de Stendhal, jxièfe violenl, fanatique et somhre, mais
dramatique et puissant.
Bien plus profonde, mais bien ])lus lente à s'étahlir a été
rintluence de Shakespeare'.
On discutait depuis tantôt un siècle de Shakesjieare. On ne le
connaissait pas. Les traductions du xvnf siècle étaient insuffi-
santes. Les notions historiques sur INeuvre et sur l'homme
étaient confuses. Dumas père, encore, distinguera, sans sour-
ciller, trois périodes dans la vie du poète : la jeunesse, oii il
aurait fait Hamiet, — qui est, notons-le timidement, de 1602, —
la maturité, où il aurait écrit le Hoi Lear, — qui est de 1605,
— la vieillesse, à laquelle appartient Richard III, — qui est
de 4393. Ce qui est plus grave, en 1849 encore Deschamps, à
la suite de son Macheth et de son Roméo, réimprimera la fade
et inexacte biographie de Letourneur. D'une façon générale,
jusqu'à la mort de Talma en 1826, on a surtout connu Shake-
speare par les adaptations de Ducis, parce que Talma les jouait
avec génie. Ceux qui, comme Népomucène Lemèrcier, écri-
vaient des ili-ames ou des comédies « shakespeariennes » bor-
naient leurs audaces à multiplier les scènes, à violer les trois
unités et à inlroduii'e quelques familiai'ités dans le dialogue.
« Ilamlel, écrivait (jieofi'roy, est une composition entièreiuent
barbare et où Ton ne découvre ancviir trace des idées et de la
I. Les principales Iraduclions sont, pour la période romantique : en 1821,
Ltîtonrnour revu par Guizol et A. Pichot (13 vol. in-S"); — en 1839-40, Letourneur
revu par F. Michel (3 vol. in-S"); — en 18il-43. H. Laroche (7 vol. in-! 2). Il y faut
ajouter la traduction des Chefs-d'œuvre de Shahesppare par A. Bruguière de
Sorsuni, l'ami d'Alfred de Vigny (1820, 2 vol. in-S") et un grand nombre de tra-
ductions et ada|)lations de pièces isolées, dont les principales sont : Richard I II
el Jeanne Shure de N. Leniercier (1823), Roynéo et .lulirlle de Soulié (1828),
Macbeth, mélodrame de Ducange et Bourgeois (1829) le More de Venise d'A. de
Vigny (1829), les Macheth de J. Lacroix (1840) el d'E. Deschamps (lS4i), Ilamlel
d'A. Dumas el P. Mcurice (iHil),. Jules César d'A. Barbier (1848), Roméo et Juliette
d'É. Deschamps (1839), Comme il vous plaira de George Sand (ISbC), etc.-
LA RESTA IIIATHIX KT LA MONA IICII I K llK .IIIIJ.KT 7 I '.t
incmièrr (/'• So/i/ioclf. » lliMoiicilicr Sliak('S|»('are avec Sojdioclc,
lininillcr Sojiliocle avec SliaUcsiicaro, ni la criliciiic ni riinila-
tioii ne sortaient lincro de là.
L'intluence de Shakespeare commence d'abord dans la criti(jii<'.
— De 1820 à 1827, il y a un progrès lent, mais notahle, dans la
manière dont on parle du poète. C'est Guizol monlianl, en lètc
de sa traduction de 1821, que le système shakespearien réj)ond,
mieux que le système classique, à Tàg-e moderne, et pourquoi;
c'est Stendhal, dans sa spirituelle — et d'ailleurs suj)eiTicielle
— brochure de 1823, établissant un parallèle entre la France
de 1820 et l'Angleterre de 1500; c'est le Globe soutenant vail-
lamment et prudemment la cause de Shakespeare, en deman-
dant qu'on mette les pièces du procès sous les yeux du public,
et qu'on joue, dans leur intégrité, quelques-uns de ses drames.
On pressentait Shakespeare, on le devinait, mais on ne le
connaissait pas encore.
Les choses en étaient là, quand, en 1827, Kemble et miss
Smithson jouèrent à Paris, en anglais, Hamlet, Roméo, le Mar-
chand de Venise, Othello. « Supposez un aveugle-né auquel on
rend la vue » : ce fut l'impression de Dumas, ce fut celle de
toute une génération. Ils auraient tous ajouté avec lui : « Je
reconnus que, dans le monde théâtral, tout émanait de Shake-
speare, comme, dans le monde réel, tout émane du soleil... » et
ils auraient pu ajouter aussi : « Dès lors ma vocation fut
décidée. » Car ce fut dans l'enivrement des représentations
anglaises que fut écrite la Préface de Cromwell, et ce fut sous
l'impression toute chaude de cette révélation que la trinité de
l'art, lyrique, épique et dramatique, fut ainsi fixée : la Bible,
Homère, Shakespeare. Un an plus tôt, et le nom de Shakespeare
n'eût pas été là.
Cette date de 1827 est décisive dans l'histoire de Shakespeare
en France, d'abord à cause des mémorables représentations de
Kemble à Paris, puis parce que l'heure était venue oii le génie
romantique avait pris suffisamment conscience de lui-même
pour qu'une part du génie de Shakespeare pût être assimilée
par lui. Berlioz sortait de l'Odéon tout bouleversé, et E. Dela-
croix enthousiasmé écrivait à Y. Hugo : « Les Anglais ont
ouvert leur théâtre. Hs font ties prodiges... Les classiques les
7-20 LKS llKLATIli.XS LITTKKA I HHS AVKC L ETHAM;I':U
plus o/'Sliti('s baissent paril/o» *. » I/inlliioiico «le Shakespeare
sur lo romantisme français s'est traduite dans la critique, dans
los imitations dircctos, et enfin dans l'orientation cénérale du
théâtre.
Et d'abord on renonce à comparer Shakespeare au théâtre
antique, on renonce à le juijer |tar h^ deiioi's, par les qualités
purement extérieures. Si l'on sonue aux vaines et puériles dis-
cussions qui avaient rempli le commencement du siècle, c'est
une révolution que cette déclaration d'Emile Deschamps : « La
question n'est pas dans la coupe mat<''ri('n(» des scènes et des
actes, dans les passages suidts d'une forêt à un château et
d'une ])rovince à une autre..., mais elle est réellement dans la
[H'intiire individualisée des caractères, dans le remplacement
continuel du récit ])ar l'action, dans la naïveté du langage ou
le coloris poétique, dans le style enfin tout moderne ^ » Une
autre conception du héros dramaticpie, \m procédé nouveau
pour le mettre sur la scène, une langue plus poétique et lyrique,
c'est l'essentiel de ce que nos romantiques ont demandé à
Shakespeare.
Dumas, qui l'a imité directement (principalement dans Cafi-
lina et dans Ilamlet), lui a pris surtout le mouvement, le pitto-
resque, le mélodrame enfin, qui est dans Shakespeare, il est
vrai, mais (pii y est avec autre chose. V. Hugo, qui devait lui
consacrer un gros livre confus et qui voyait en lui « l'homme
océan », a principalement goûté chez lui ce qui venait à l'appui
de sa théorie (hi « grotesque » : le heurt du comique et du
tragique, du trivial et du sublime, de la lumière et de l'ombre :
il v a sans doute des souvenirs de Jnh's César dans Cromioell et
de Roméo dans le dernier acte iVIfernani, mais il y a surtout du
Caliban dans Triboulet et dans ses frères. De tous les roman-
tiques, c'est Yigny et Musset qui ont le mieux compris Shake-
1. Voir sur ces représenlalions : A. Dumas, préface de sou Tluhilre cmniilel
(t. I); Diil)ois dans le Globe de IS-27; Herlioz. Corresp. inéd. (1879), p. 67-68;
E. Delacroix, Lettres, p. p. Biirly, p. 94; Jiior/raplue dramali(/uc des principaux
artistes aiif/lnis venus à l'aris, préc. de souvenirs liislor. du tli. anglais à Pa)is
en 1827 et l/iSS, recueillis par N.-P. Chaulin (Paris, 182.S), etc.
2. Préface des Etudes françaises et étrangères (1828). — Outre celte curieuse
préface, et celles de V. Hugo et de Dumas, on consultera surtout, sur Shake-
speare en France : A. de Vifrny, lettre-préface du More de Venise; G. Sand, élude
sur Hamlet, et, en fait de critiques de profession, Guizot, Villeniain, Saint-Marc
Girardin cl Pliil. Gliasles.
LA 1U-:STAI lîATKiN KT 1,A MnN .\ IICII I K liK .11 ILLKT 721
s|M';iC('. « Miisscl, ;i dil S;iiiit('-I>t'ii\(', a un merveilleux ialenl
<le [Kisticlie... Il a ((tiKiiiis |(laiis ses (Jomédi('s\ (|iiel(|iie chose
<le très semblalde à la fantaisie sliakes|teai-ieime » et — - pastielie
à pari — la remarque es! très jiisle. Quant à Vigny, il lisait
Shakespeare dans le texte (voire dans le texte «le 1623), et le
lisait depuis l()n;L:lemps. H r^-xail île doter la i^'rance de ce
qu'avait lAUemai^ne, une traduction nationale du poète. En
attendant, il prétendait « toucher avec un prélude de Shake-
speare cet orgue aux cent voix qu'on appelle théâtre ». Ce pré-
lude, c'est le Mure de Venise, adaptation incomjdète, mais qui
est d'un poète et qui est surtout diin maîti(.' écrivain.
On a souvent cherché l'influence de Shakespeare chez nous
où elle n'est pas, où elle ne pouvait j)as être. Par exemple, il
n'a coiilrihué que peu au dév(dop[teineiil du drame historique :
si l'on cherche ici une influence étrangère, c'est Schiller, et plus
encore W. Scott, qu'il faut nommer. Il n'a pas aidé heaucoup
non plus à hriser le moule Je la tragédie : le mélodrame y
avait suffi déjà. En revanche, il a prodigieusement agi par ce
caractère essentiel de son génie, — qui est aussi un trait de
sa race, — le « matérialisme mental », suivant une expression
d'Emerson. Et par là il faut entendre la faculté de matérialiser
les idées, les sentiments, les personnages, tout le drame.
Shakespeare pense par images, uniquement par images.
Il ne conçoit pas l'idée ahstraite, dépouillée des circonstances
précises et matérielles où elle a germé. Nos ])oètes l'ont suivi
<'n cela : il y a du Shakespeare dans la magnitique langue
lyrique de Rui) Blas ou iVIfernani ou <lans celle des comédies
de Musset : l'action du style shakes[)earien a été considérable
chez nous, beaucoup plus considérable <ju"on ne l'a noté sou-
vent. — Shakespeare « matérialise » ses idées : il objective, il
montre, il fait toucher du doigt tout ce que nos dramaturges
cachent ou esquivent. Il oltjective jusqu'aux idées fixes : fan-
tomes, spectres, visions. Les fantômes de la tragédie étaient
des personnages. Les fantômes de Shakespeare sont des idées
matérialisées. Hamlet a plus fait que des volumes de critique
pour nous faire sentir l'horreur et la beauté de ce procédé
d'art. L'hallucination, le vertige mental, le déséquilibre de
l'esprit entrent avec Shakespeare au théâtre : ils n'en sont plus
Histoire de la langue. VM. 4D
'■21 LKS liKL AÏIONS LITTKliA IKKS WKC L"i:T|{.\.\(i Kll
sortis. — Kniiii l;i iialure |>Iivsi(jii(> ilcviciil |tr(>s(|ii(> le |»rotag<>-
niste (lu «Iraiiie. VAlc csl |i;u't()ul, elle eiivelo|»|)e. loi'turc les
acteurs du diaine : elle se dérli.iîne In nuit où Machelli tue
Dunrau, elle s'irrite de la trahison des lilles de Lear, (die se
calme et silluniiue devant Ari(d. Sui'lout, elle tient, dans la
pensée des |)(»rsonnaijes etdans Icin- laniiaiic une place (ju'aucini
poète fran(;ais ne lui avait jamais doiniée. — l']t tous ces traits
se rain(''nent au tond au trait uni(jue (jue nous indiquions tout à
l'heure, ce « niat<''rialisnie mental » (ju'il a possédé jusqu'au
,iî(''ni('. cl par (tù il a principalement aizi parmi n(Uis.
Le roman anglais. — Apr(''s rinlUuînce d(> Shakespeare, il
n'y en eut peut-être [)as de plus iténérale ni de plus profontle que
(elle du roman historique de A\'alter Scott. Entre 1820 et 1830^
les W'iiro-h'ii Xovels, l'une des (Puvres étrang('n'es les plus lues
en France et les mieux comprises, ont puissamment aidé, sinon
à la constitution du roman historique fran(;;ais (nos roman-
tiques étaient trop peu historiens jtour s'y arrêter longtemps),
du moins à celle du romantisme en général dans quelques-uns
de ses éléments les plus im|iortants.
Au commencement de ce siècle, le vieux roman héroïque
vivait encore, et, quand W. Scott eut publié ses premières
(Buvres, M'"" de Genlis, héritière du genre, avouait dédaigneu-
sement ne ti'ouver dans W'nnrrlfi/ ou dans IiHui/ioe « ni imagi-
nation, ni véritable intérêt, ni morceaux éloquents ». (Chateau-
briand lui-même mêlait à ses Martyra l)eaucou|) trop des élé-
ments de la classique épopée pour donner, saut" par échappées,
l'illusion d'un tableau d'histoire.
Cette illusion. W. Scott la donna. De 1814 à 18;{2, dans
l'admirable série des Wavcricy Noi^rls, il a|tprocha autant que
le permettait la science de son époque, de l'histoire vivante et
familière. 11 symbolisa en des personnages de chair et d'os les
tendances sociales de tout un siècle, notamment celles des races
vaincues et des classes déshéritées : « 11 est, disait (ieorge Sand,
le poète du paysan, du soldat, du proscrit et de l'artisan. » Il
fit couler à travei-s les faits (juc lui fournissait la réalité un
large flot de svm|>atlii(', de foi et de resjx'ct pour les vieux âges.
11 fut Saxon avec (îedric et Écossais avec Quentin Duiward.
Sui'touf, il enrichit et varia presque à lintini la te(dmi(pie du
LA liKSTArilATIilX KT L\ MUXA KCII I K llK .11 ILLKT 72:?
r(jm;iii. Il |M'ii:iiil les iiid'iiis, !(•>, allilmlrs, les cosUiiiics, dans h-
plus grand drlail el avec dos scrupules d'anticiuaiic cl d'aiclii'u-
logue, qui avait prodigieusenienl lu, sans èlre poui- cela acraMc
de ses lectures. Assurément, comme le note Slendlial, « l'hahil
et le collier de cuivre d'un sert" du iiioncu agi' sdul [dus la(il('>
à décrire que lt;s mouvements d'un cœui- humain ». Eiuoie
est-ce bien quelque chose que de peindre le colliei- et riialut,
s'il est vi'ai (|ue le costume ou la manière de vivre soit l'expres-
sion (rime é|io(pie. Au surplus, W. Scott a j)eint aussi les
hommes, la natuie, Tàme des siècles. 11 a profondément renou-
velé la forme du roman histori([uc en substituant, au l'écit auto-
biographique, si peu conciliable avec la vraisemblance, d'admi-
raides narrations el de plus admirables dialogues. Dans un récit
abondant, familier et vivant, il a campé des héros comiques,
romanesques et sublimes, et il n'a pas reculé devant la tache
périlleuse de nous montrer dans l'intimité Marie Stuart ou
Louis XI. Enfin, il a fait passer dans ses créations quelque
chose de la générosité et de T honnêteté foiu-ière de sa projire
nature. Dans la littérature romantique, si tourmentée, si artili-
cielle parfois, si morbi<le, il a fait comme une exce|)tion bienfai-
sante par la grandeur calme de son noble et hai-monieux génie.
Son succès en Europe fut prodigieux. 11 fut un des écrivains
étrangers (|ue chez nous on connut de })lus près. A. de Vigny
se fit présenter à lui lors de son passage à Paris ; Amédée Pichot
alla le voir et lui consacra presque un volume de son V'oyai/e
en Angleferre: David d'Angers lui rendit visite, lui pro[)Osa de
faire son buste, l'engagea à écrire l'histoire des guerres de
Vendée'; Stendhal correspondit avec lui, lui conseilla vaine-
ment l'étude du moyen âge italien, lui envoya des livres. Cha-
teaubriand, il est vrai, ne lui pardonnait pas d'avoir accaparé
son moyen âge. Mais Victor Hugo lui consacrait dans la Mxsr
franraisc un article où il le comparait à Napoléon. Mais tous
les jeunes gens qui, en 18*20, arrivaient à la maturité, grandis-
saient dans l'admiration de son œuvre. Michelet, tout en ccui-
I. Voir A. Pichot, Vu;/. //<>/. e( lift, en Aiigl. et en Ecosse (l82o. 3 vol. in-8i:
H. Jouin, David dAni/ers. t. I, p. l'JO: Chateaubriand, Essai sur la lill. aiigl..
ls;]G, t. il; Stendhal. Racine et Shakespeare et Corresp. inédile: V. Hugo. Littér.
et p/iilos. miHées'. A. de Vigny, Journal d'un poète; A. Dumas, Mémoires, etc.
724 Ll':s UKLATIDNS LlTTÉUAlltKS AVKC L'i-rniANCEl!
Irsl.iiil la |)()ssil)ili(é du roman Iiistorifjue, admirait ses dcscrip-
lioiis; le jeune Quinel trouvait dans ses romans — el dans
ceux de Coo})ei', éi^alement traduits — des aliments [)Our son
ardente imagination; Maurice de Guérin mettait « le bonhomme
W'allcr Scoll » au mèun: raui: (jue Byron, et J.-J. Ampère
constatait dans le Ghhe que rajjparition de Waverle]) a fait
rév^olution dans notre littérature « en nous montrant une vérité
jusque-là inconnue dans les mœurs et les caractères ». Quand
il uiourui, Sainte-Beuve proclama ([ue sa perte était un deuil
pour le monde civilisé, dont il avait été, « plus qu'aucun autre
des écrivains du temps, comme Tenchanteur prodiaue et Fai-
malde bienfaiteur ».
Nul n'a été plus traduit, imité, plaizié. Stendhal évaluait à plus
lie deux cents le nombre de ses disciples directs en France.
Heine comptait, dans le seul salon de 1831, plus de trente
tableaux inspirés par lui. Il a fourni de sujets, non seulement
les romanciers, mais les peintres, comme Delacroix ou Girodet,
mais les poètes dramatiques, comme Hugo (dans A)n]i Rubsart),
Victor Ducange (dans la Sorcière), Pixérécourt (dans le Château
(le Loch Leven) et tant d'autres. Son œuvre a été, pour le roman-
tisme, comme un arsenal presque inépuisable. Les romanciers
ont démembré son héritage : A. de Vigny, dans Cinq-Mars, lui
a pi'is surtout l'art du récit et du dialogue; A. Dumas, dans
Isabcl de Bavière et dans tout son théâtre, le sentiment vif du
<1étail familier et caractéristique; Mérimée, dans la. Chronique
du temps de Charles IX, le scrupule archéologique et la mise en
œuvre du document; V. Hugo, dans Notre-Dame de Paris, la
vision intense du passé et le moyen âge pittoresque; Balzac,
dans les Chouans, ou G. Sand, dans Maupral, le goût du roman
national, provincial, ethnique. A vrai dire la fortune du roman
historique en France a été brève. Mais, des éléments qui le
composaient, les uns sont allés à l'histoire, par Augustin
ïhierrv, Barante et Michelet; les autres au roman de mœurs,
par George Sand ou Balzac. Dans les deux sens, l'inlluence de
Walter Scott s'est exercée avec une incontestable puissance.
La poésie anglaise. — Les grands poètes anglais du
xviu" siècle et du ronnuenceiuent du xix® ont |iresque tous été
connus en France. Dans son Voijarje en An(jleler)-e el en Ecosse
I
LA lti;sTAritATI(l.N KT L.\ MON AltCll I K HK .11 II.LKT li:,
{IH'll'}), A. Picliot a i>arlé loiigiiciiiriil de W'onlswuitli, de Colr-
ridg-e, de Soullicy, nièmo de Shellcy, inriiic <lr Keats. Lo G/ohf
a fait connaître Burns ol Cliallcrlon. Ias (imimcs de ce dci-nirr
ont été traduites, et son nom a été illustré p.ir le drauii- dr
Vigny. Cependant la jdupart n'ont agi que de loin et d une
façon vague. Cowper a été célébré par Sainte-Beuve. Words-
Nvorlh a eu son petit ciM'cie de dévots, groupés autour du nièux'
critique, et vénérant avec lui, avec George Saud, avec M.iuricc
de Guérin et quel(|ues autres
Wordsworlli peu connu, qui des lacs solitaires
Sait tous les bleus reflets, les bruits et les mystères.
Le plus grand des poètes anglais — et le plus grand de tons
sle lyriques, — c'a été, aux yeux des romantiques, lord Bvron,
Lui, dont l'Europe, encore toute armée,
Écoutait en tremblant les sauvages concerts;
Lui qui, depuis dix ans, fuyait sa renommée.
Et de sa solitude emplissait l'univers;
Lui, le grand inspiré de la Mélancolie...
(k4ui-là n'avait rien de trop purement anglais. Même il était
en révolte ouverte avec sa patrie et avec la société. Il « vivait »
le romantisme, il résumait en lui et personnifiait toute une
époque. 11 était sombre, liaineux, orgueilleux et sublime à sou-
hait. On ne voulait pas savoir ce que cette hautaine attitude
cachait de vanité blessée et de misère morale. On était dupe
de cette agitation fiévreuse, sous laquelle se dissimulait un
continuel labeur. Quand il mourut à Missolonghi, il passa mar-
tyr, et A. de Vigny célébra en admirables vers la grandeur du
j)oète-soldat, à qui le rêve n'avait pas suffi et qui succombait
pour avoir tenté d'agir '.
1. A. de Vigny, Sur lu mm-t de Bijron, pièce publiée (laii> la Mi/.<- /r/nraise (1821)
et réimprimée par E. Assc dans A. de Viqruj et les édUions orujin'ales de ses
poésies (p. o8). — Sur Byron en Franre, voir Cliatcaubriand, Essai sur la lill.
itnr,l. et le volume de M. de Marcelhis (Chateaubriand et son temps); Sten-
dhal, Lord Byron en Italie (dans Haci/ic et Sha/^espeare) et Corresp. inédite
(liistoire curieuse des rapports de Stendhal avec Hyron); V. Hugo, Lord B>/ron
et ses rapports avec la lilt. actuelle (article de la Muse française, réimprimé dans
Litt. et philos, mêlées); A. de M^ny, Journal d'un loèfe'al Conservateur lilté-
raire, 1820; Lamartine, l'Homme, dans les premières Méditations et le commen-
taire, etc.; Musset, Conf. d'un enf. du siècle et Lettre à Lamartine (183G);
A. Dumas, Mémoires, t. IV: G. Sand, Essai sur le drame fantasti'jue: éludes
erili(iues d'A. l'idiot, Villeiu.iin. l'hil. Chasies. etc.
72C. I-KS liKLATIO.NS LITTKUA 1 1U;S AVKC L KTKANGKIÎ
Byroii a été admiré chez nous autan! pcul-ètre poui- sa vie
(|uepour SOS œuvres. Cependant l'écrivain a exercé imc inOuence
considérable sur le théâtre et sur la poésie lyrique. Dès 481 î)
et I8'20, Amédée Pichot et Eusèhe de Salles jaibliaient une
jiremière traduction ' de ses œuvres, avec une curieuse préface
dans laquelle ils présentaient Lara et le Corsaire sous le patro-
nag'e de Jean Shogar et excusaient Fauteur de « jeter un coloris
céleste sur des pensées et des actions blâmables ». Parmi
ses premiers lecteurs fut le jeune Michelet : « Je l'ai dévoré,
écrit-il dans son Jonrnal en 1820. Impossible de faire autre
chose. J'étais comi)ie ceux qui boivent des liqueurs fortes... »
Ce fut, en effet, une ivresse, et qui (hu-a jusque vers 1840.
En 1837 (^ncore, Ponsard, le classique Ponsard, ne débutait-il
pas dans les lettres par une traduction de Manfredt Byron fut
très vite francisé. C'est Dumas (|ui nous l'apprend : « Dn disait
Byron comme on disail W. Scott et Chateaubriand ». (]e dernier
même en convenait, avec une mauvaise humeur marquée, et
un jour que M. de Marcellus lui vantait Voltaire, il lui opposait
Byron, qui avait, disait-il, « creusé dans la littérature de sa patrie
un sillon bien jjIus profond ».
Les drames (b' Byron, œuvres surtout lyriques, ont peu réussi
chez nous. En revanche le type du iiéros byronien a envahi
notre théâtre. Byron avait, disait V. Hugo, fondé une école
nouvelle, opposée à celle de Chateaubriand : il représentait
l'esprit du mal en face de l'esprit du bien, la négation en face de
l'espérance. Mais, à part son août de l'Orient, de la Grèce et de
l'Italie. V. ITuiio n'a de commun avec lui que certains pro-
cédés narratifs et descriptifs : il a adapté Mazeppa; surtout il
a jicinf. dans les Orientales, dans la manière de Byron, <|uel-
ques tableaux de bataille, quelques tempêtes, aussi colorées
que celles de son précurseur; et enfin, il a fait place, dans ses
drames, au héros byronien, mais transformé et adouci. Vigny
l.II y eut. ensuite, une traduction d'Aniédée Pichol seul, souvent réiniprimée
(en 185.2. elle en était à sa onzième édition), puis une autre de Paulin Paris (1830-
;il). puis une troisième de Benjamin I-aroelie (1837). Au lendemain dtï la mort de
Byron, de Léonville publia même un choix do Byron pour la jeunesse [Beautés
(le lord liijroii. lS2o. in-12). — Je rite aussi un CItoix de poésies de Bi/ron, W. Scott
l't Moore, iradiiclion libre par l'un des rédacteurs de la nHjHollii'i/ue univer-
selle (en deux volumes), parée qu'il seml)le hii'u (jne Lamartine ail d'abord lu
lUrnn dans cetli' Iradiulion (voir-le commentaii'i' i\<' la '!" Méditation).
I
LA l!i:ST Al II ATlil.N KT 1,\ M(i\ A lîCII I K. DK .iriUj;T 7:^7
a siihi bien [>liis |ir(»r()inl(Mii('iil riiilliicncr de |;i iiK'IaiMolic
l)vroiii(Mino, o( il se peut (\v\Kloa ou hi sœur clfs auf/rs, tnijsh-vc.
s'ins|iii'e de flcarni und Karlli, a Mi/slni/ ' : suilout, rallilnde
murale de ce poète-soldal et martyr semble Tavcdr inofomb''-
ment touché, comme ceHe d'un IVère d'armes.
Lamartine a coulé lui-même couimcnl, a|irés avoir eutrevu
à Genève « le visaj^e |tàle et faulasticjue » de iiyron à travers la
brume du crépuscule, il était deveiui « ivre de cette poésie ».
« J'avais entîn trouvé la fibre sensible d'un poète à l'unisson
de ces voix intérieures. » En 1820, il lui adresse l'épître de
riiomme :
Jainie de les concorts la sauvage harmonie,
Comme j'aime le biuit de la foudre et des vents
Se mêlant dans l'orage à la voix des torrents...
Plus tard, à la mort du poète, il continue Childe-Harold. Plus
tard encore, il se souvient ])eul-ètre de Ifeaven and Earth dans la
Chute d'un Ange. Et entin, son |)ropre voyage d'Orient est un
itinéraire poétique à la Byron. Mais au fond il a toujours été
choqué de l'orgueil et du désespoir hyroniens. Il prêchait la
résignation à Byron en 1820, il la lui a toujoiu's prèchée.
Stendhal dit vrai : Lamartine, « c'est lord Byron peigné à la
française », lord Byron moins romantique, mais moralement
bien plus grand. L'intluence de Byron sur lui a été surtout litté-
raire. Si le poète anglais a modifié son être moral, c'a été par
périodes, aux moments de langueur et de désespoir et d'abandon.
Il a agi sur lui à la façon des poisons qu'on craint et qu'on fuit,
et qu'on fuit parce qu'on en a connu les ellets.
Celui qui s'est le plus abandonné au charme dangereux, ça
été Musset. Il a très lég-itimement, eu des vers fameux, [)rotesté
contre l'accusation de plagiat. Mais il a, dans une belle page de
la Confession d'un enfant du siècle, avoué le trouble étrange oîi
le plong-ea le cri de douleur de Manfred : « Ce fut comme une
dénégation de toutes choses du ciel et de la terre... » Manfred,
comme Don Juan, c'est la négation qui se double de l'ironie :
1. Peut-être aussi Vigny ;i-t-il lu Les amours des Anç/es, de Thomas .Moore.
|ioènie qui a obtenu du succès eu France h celte époque cl que Tautcur — que
Vijrny a peut-être connu — a d'ailleurs composé à Saint-Ch)ud et à Bellevue, en
l^^iM et [S-2-2 (cf. E. Asse, Vifpuj et les éd. orig. de ses poésies, p. 7ti).
728 LKs UKL \tiiin;s mttkha i kks avkc i/ktiiaxii ku
OuL'Ue atmosphère élrange on ic-|iiiv aiitonr (rrllc!
Elle grise, elle tue, et n'en est que i)lus belle!
Deux anges destructeurs marchent à son côté,
Doux (i ci-ucls tous deux, — la mort. — la voliiiité.
IJdcolorc, c'est la tristesse amère qui suit la débauche, c'est
la volupté et c'est la mort, — et c'est propi-eiuent la muse de
lord Byron.
La littérature allemande. — Ou a vu [)lus haut couiment
et en quel sens le théâtre allemand a agi sur nos romantiques.
Kn dehors du théâtre, nous avons dii à l'Allemagne des thèmes
d'inspiration, deux ou trois variantes du lyrisme romanti(jue et
un certain nombre d'idées critiques.
L'Allemagne a peut-être plus fourni que l'Angleterre à la
curiosité romantique pour la couleur locale. L'Ecosse de
W. Scott fut assez vite épuisée. On se lassa moins vite de
Lenore, du Roi de Thulé, des légendes et châteaux du Rhin.
En 1843 encore, c'est le moyen âge germanique que glorifie le
drame des liurf/raves. Chateaubriand avait, dans les Marlj/rs-
(liv. VI), découvert ce filon et montré ces Germains du iv" siècle
dont les yeux avaient « la couleur d'une mer orageuse » et dont
la chevelure est « semblable à du sang et du feu ». Toute l'école
romantique a été comme amoureuse de la Germanie antique :
Célestin Nanteuil et les peintres l'ont glorifiée à plaisir *; Hugo
l'a décrite dans le Rhin et célébrée dans la Lér/oide des siècles;
Musset môme a laissé errer son imagination dans ces paysages
essentiellement romantiques qu'avait essayé de fixer le crayon
d'Eug. Delacroix. L'Allemagne, c'était la chevalerie, c'était
l'art g^othique, c'était le moyen âge.
De l'Allemagne contemporaine, les premiers romantiques
n'ont su que peu de chose. Ils vivaient du livre de M"" de
Staël. Ce ne fut qu'après 1830, lors de la fondation de la Revue
des Deux Mondrs, (ju'on eut, avec Quinet, Lerminier, Marmier,
J.-J. Ampère, ^^hil. Chastes, Blaze de Bury, Saint-René Tail-
hiiidier, <h'S études sérieuses et suivies sur l'Allemagne (h' (•<•
temps. L'enquête, commençant au moment où le romantisme
1. Sur l'inniience de l'Alleiii.i,!.Mi(; ll,•^^;^ l'art romaiiliinic. voir (lliampfleury.
Les vignettes romantifjues, hist. de la litt. et de Vart ( IX2.j-l8i(l), Dentu, 1H83. in-i
(ch. VI : De l'infl. qevman. sur le romantisme , cli. vui, Lenore, eh. ix, Hoffmann).
— Voir aussi les adinirai)les illustrations de Delacroix pour Faust (iR28).
HIST. DE LA LANGUE & DE LA LITT. FR.
T. VIT, en.
XV
V»
v
AruiauJ Cûliu i Cie, Eaitcur-, I'.
ILLLUSTRATION POUR UNE SCENE DU FAUST" DE GŒTHE
D'APRÈS UNE LITHOGRAPHIE D'EUGÈNE DELACROIX
Bib. Nat., Cabinet des Estampes, De 183
LA IIKSTAII! AThiN KT LA .\|(i\ \ ItCll I !■: Dl'; .M ILLKT 7 21^
(''liiil <l(''j;t cdiislilm'', .1 (Ml (les r(''Siin;ils s(''i'i('ii\ en criliiiuc ri
en liisloiro, mais moins sensiMos dans la poésie, (;t !(.' roman.
L Allomag'nc littéraire a snrtonl donné à nos romantiques
Ffii/sf^ Wcrtlicr et les Confrs (rilolTmann. Elle nons a erivov(''
aussi, il est vrai, Henri llcitir. Mais on ne la coiinii dic/. nous
coinme poète que sous le second emidrc
W^crlfier, déjà eélèbre au xvni'' siècle, n"a été vraiment com-
pris que vers 1820. H est devenu alors un livre vivant. Lamar-
tine l'avoue : Werther, après avoir été « une maladie de son
adolescence poétique », a « donné sa voix aux Méditations et
à Joceltjn », — il eût pu dire aussi à Raphtiël. Musset, revenant
de Venise, après la rupture avec George Sand, n'ouvre, dans
son désespoir, que deux livres : la Nouvelle Héloise et Werther.
Chatterton et Joseph Delorme et Valérie ont lu aussi le roman
de Goethe, et il n'importe (ju'ils l'aient revécu à leur manière,
puisque c'est la meilleure preuve qu'ils en étaient pleins.
Auprès de ]]'erther, les autres romans de Gœthe ont j>aru
froids. Il a fallu Faust — « la plus sombre figui'e humaine qui
eût jamais représenté le mal et le malheur », comme dit Musset
— pour soutenir le parallèle. Avons-nous pleinement compris
ce Faust que nous avons, dès 1823, traduit et imité '? pour ne
rien dire du second Faust, — dans lequel Lamennais voyait
l'œuvre d'un « charlatan », — avons-nous su démêler les inten-
tions véritables du poète? avons-nous dégagé la philosophie du
poème et le sens caché? Il semble plus probable que les roman-
tiques ont lu « le merveilleux livre » comme le lisait Berlioz,
moins en critiques qu'en poètes. Faust fut le poème du doute,
le héros en fut « l'athée à barbe grise », que « l'archange
déchu »
Sous son manteau de feu, comme une ombre légère,
Emporte dans l'espace à ses pieds suspendu.
•
Celui-là a paru un digne frère de Manfred. Il a inspiré la
Damnation à Berlioz, Ahasvérus h Quinet, peut-être quelques
parties de ses romans philosophiques à Balzac. Ainsi son
influence a été durable en raison même de son irritante com-
l. Faust a été traduit en 1S23 deux, fois, par Sainto-Aiil.iire el Stapfer: p;ir
Gérard de Nerval en IS2S: plus tanL par Henri Blaze.
730 Li:S UKLATKI.NS l.ITTI' HA I HKS AVKC I/I'TRaNGKK
plexité. Théophile Gautier, dans VIJisloIrc du romaiili^me, dit
très justement : « On s'iniliait aux mystères du Faust de Gœthe,
qui contient tout, selon l'expression de M""' de Staël, et mente
tjiielf/ne chose cCitii peu phis qne tout ».
Entre aulres choses, il contenait du fantastique, et, au sens
<tù l'entendait Hugo, du « g-rotesque ». Le Brocken, les sorcières
et le sahhat ont valu à Faust la même fortune qu'avaient eue
Lenore, quelques fragments de Jean-Paul et surtout les Contes
d'HolTmann. Celui-ci fut, pour toute une génération, l'un des
représentants les plus authentiques de l'Allemagne, patrie « des
hallucinations de l'inielligence ». Quatre traducteurs n'épui-
sèrent pas le succès du Majorât, de il/"" de Scudéri ou de Don
Juan *. On en aima l'observation, limitée, mais singulièrement
aiguë et précise, la poésie imprévue et un peu étrange, sur-
tout le fantastique. Sainte-Beuve admirait beaucoup Hoffmann
jiour avoir dégagé « le magnétisme en poésie » et discerné
« tout un revers imprévu des perspectives naturelles et des
destinées humaines ». Toute une littérature diabolique et fan-
tastique est sortie des Contes de ce précurseur d'Edgar Poe :
Nodier, Soulié, Th. Gautier ont été ses clients, mais peut-être
aussi Balzac et sûrement — car elle l'a proclamé assez haut —
George Sand.
L'influence de la poésie lyrique allemande a été médiocre :
elle s'est manifestée uniquement par des traductions -. En
revanche quelques historiens et criti([ues ont dû à 1"' Allemagne
des idées fécondes.
L'histoire et plus encore, la philosophie de l'histoire, avaient
pris au delà du Rhin un puissant essor avec Herder {Idées sur la
philosophie de fhistoire de lluananité, 1784-1791), avec Niebuhr
{Histoire romaine, 1811), avec Creuzer {Sijinbolique et Mythologie
des anciens peuples, 1810-1812), enfin avec les frères Grimm,
dont les multiples travaux avaient enrichi à la fois l'histoire
des religions, celle des institutions et celle des langues. Toutes
ces œuvres, très différentes entre elles, avaient cependant des
1. Iloirmaiin a été traduit pai- Loève-Veimars, dont la traduction, illustrée par
Tony Johannot, a paru en livraisons de lS2y à 1833, juiis i)ar Toussenel,
H. K^niont, X. Marinier.
2. Voir les Éludes françaises et élraïujcres d'E. Dcschamps (1828), les Poésie,s
/utropéeiincs de Léon Halévy (1833), etc.
l.A llKSTAri! \Tlii.N KT I..\ NKiN \ IICII I K llK .11 ILLKT T:il
CM r;R' tores <'()nimiiiis : elles iciimuiI.i iciil ;iii\ (»ri;ji ries des |ieii|iles,
lies races, (In llKUlde; elles f;iis;iieill eiilrer il.lllS riiisloiie l,i
niétliO(l(^ et les r«'«siillals de la mylliol(ii;ie, de riiisloire des reli-
,::i()ns, (\o la liiii:iiisfi(|ue ; oiilin, elles étaioni, jii'ofondénienl
nationales, |taree (iiTelles tendaient toutes à une prlorilicalion de-
là Germanie ancienne et moderne. Lliisloii-e devenait |diiloso-
phique, érudile et nationale. Ce lrij)le caractère fia|)j»a pro-
fondément Ouinet et Miclielet. Le premier savait l'allemand
à fond, a\ait loniztemps A'écn à lleid(^ll»erg, avait frécpienlé
Creuzer et Nicbubr : il [lublia, avec les encouragements de
V. Cousin, une traduction du livn^ de Herder : « L'ouvrajic de
Herder. disait justement Cousin, est le premiei' i;rand monu-
ment élevé à l'idée du progrès perpétuel de l'humanilé, en tout
sens et dans toutes les directions. » Quinet prit à ses maîtres
allemands la passion de l'histoire |diilosophi(jue, conçue comme
une perpétuelle enquête sur toutes les races et sur tous les peu-
ples, à l'aide de toutes les sciences. — Michelet leur prit plutôt
leur g-oût pour l'histoire nationale. 11 avait, dès 1825, séjourné
en Allemagne, appris l'allemand, étudié les philosophes alle-
mands jusqu'à en avoir — dit Quinet — « la tète brisée ». Il
aimait Niebuhr et Jacob Orimm et il disait : « ma chère Alle-
magne. y> Tl a composé à limitation de J. Grimm ses Origines
(h( droit finançais et il n'aurait pas fait, sans Niebuhr, son His-
lo/rf romaine : « Rome, dit-il de son maître dans la préface, fut
renouvelée. ])ar l'invasion des hommes du Nord, et il a fallu
aussi un homme du Nord, un Barbare, ])Our renouveler l'his-
toire de Rome. «
Le maître de Quinet et de Michelet, ce fut Victor Cousin,
grand apôtre de la philosophie allemande en France, mais
apôtre plus éloquent que savant et parfois même compromet-
tant. Après Yillers et M'°'= de Staël et Gérando, il a essayé de
faire connaître eu Franc(^ Kant. Fichte. Scbelling, et, en outre,
Hegel, qu'il avait personnellement connu. Mais Hegel a ren-
contré devant le grand public un ennemi redoutalde en Henri
Heine, et, au .surplus, les romantiques étaient, en majorité, trop
peu philosophes pour tirer grand profit de ses doctrines. Cousin
a cependant réussi à inspirer aux lecteurs français le respect
de la |iensée allemande, il (M1 a vant('' en beaux termes la |»ro-
7;{-2 LKS lU'lLATKlXS LITTKIIA I UKS .WKi; l/KT|{.\X(i hllî
loïKlcni' cl la lilicrlr. el, (mi l'aisaiit prt'ssoiilir la Ircoiidilt'', il ;i
|trr'|»aiv la voie à Taino cl à Renan.
La littérature italienne. — LWniileterrc a, plus quo
louto autre nation, ai:i snr rorienlation littéraire du roman-,
tisme. Mais, [dus (jue l'Ang-letorre et plus môme que l'Allemagne,
les nations méridionales ont agi sur limaginatioTi romantique.
La littérature moderne de l'Italie a peu fourni à la nôtre entre
1815 et 18i8. Celle de l'Espagne n'a exactement rien donné.
En revanche, il y a eu une iulluence italienne, espagnole, orien-
tale, en ce sens surtout que Ton a aimé de tous ces pays le
paysage, les mœurs et le passé. Il s'en faut qu'une telle influence
soit insignifiante, encore qu'elle ne soit nullement comparable
à l'influence d'un Shakespeare, d'un lîyron ou d'un Gœthe.
Chateaubriand, M'"" de Staël, Sismondi, Stendhal avaient ])ré-
paré les voies en ce qui touche l'Italie. Le salon de M"' d'Albany
avait beaucoup aidé à la naissance de relations personnelles
entre écrivains des deux nations ' : Roustetleu, Sismondi,
M""* de Souza, M™' de Staël, Stendhal, d'autres encore, entre-
tenaient avec la veuve d'Alfieri des relations dont (juelques-
unes avaient commencé dès avant la Révolution, quand celle-ci
était venue, avec son amant, s'installer à Paris. Plus tard, le
salon de la princesse de R^lgiojoso, l'amie de Musset, de
r)uinet, de Heine et surtout de Mignet, groupera, en plein
romantisme, les amis de l'Italie.
Mais, vers 1820, le grand champion de l'Italie devant l'opi-
nion était celui qui s'a[»pelait lui-même Arrigo Beyle, Milanesc\
Dans Rome, Naples et Florence (1817), dans V Histoire de ta
peinture en Italie (1817), dans les Promenades dans /?ome (1827),
dans ses romans et dans toute son oeuvre, Stendhal s'est con-
stitué le défenseur de la virtuosité et de !'« énergie » italienne.
Personne n'a plus insisté sur cette idée de M"" de Staël, — qu'il
a souvent répétée tout en s'en moquant, — que l'amour en Italie
est « une impression rapide et profonde qui s'exprimerait bien
plutôt par des actions silencieuses et passionnées que par un
ingénieux langage ». La passion italienne, c'est ce que Stendhal
1. Voir les études de SaiiiL-Ilcné Taillandier et de A. Roiiinonl sur M'"' d'Al-
bany el son cercle, et les lettres de Sismondi à la comtesse inil)liées par le pre-
mier (ISOt).
LA IIKSTAI ItATIIi.N KT LA MdN A ItCll I K llK ,11 N.LKT ir.\
;i suiloiil r.iil Jiiiiicr à (|ii('l(|ii<'s-iiiis de nos r(>iii;iiili<|iics, ;i l.ni-
teur des Coules iVKspag)ie el d'Ilulie ou encore à (M-liii dr Co-
lomba et de Malleo Falcone. Musset, Méi-iniée, Théo|diil<' (i.iiiticr,
George Sand auront tous même lendrrssc pour <cll(! tcrr*' où
Byron, avant Sloiidlial, Imr av.til drjà ;i|)|iri.s ;"i cliciclicr 1rs
belles amours cl les i)eaux crimes. Tous, ils l'ont ainirc cl
peinte en fervents de l'art et du soleil, et ils lui ont demande
ce qu'elle réservei'a toujours au monde jusque dans ses pirt's
erreurs, le sentiment de la beauté'.
Mais d(\s raisons d'un autre oi'dre ont attiré, dans la premièi'e
moitié de ce siècle, des admirateurs au pays d'Alfieri, de Fos-
colo, de Silvio Pellico ou de Manzoni.
0 terre du passé, que faire eu tes collines?
Quand on a mesuré tes arcs et tes ruines
Et Touillé quelques noms dans l'urne de la mort.
On se retourne enfin vers les vivants: tout dort!...
Cette tirade de Lamartine, — qui lui a valu son dutd a\ec le
colonel Pepe, — ce reproclie éloquent du poète n'imjdiquait-il
aucune sympatbie secrète?
Poussière du passé qu'un vont stérile agile!
Oui, mais de cette [)0ussière quebjues voix s'élevaient, qui récla-
maient la liberté et l'unité du pays. La cause de rindéjiendance
italienne, qui a été celle du romantisme italien, a valu à
l'Italie beaucoup d'amis, parfois indiscrets, parmi les écrivains
français de cette période : Edgar Quinet et Micbelet, Auguste
Barbier et Brizeux, des critiques, des poètes, des bistoriens -.
Avant l'auteur des Poèines barbares, ils ont dit :
Lève-toi, lève-toi, magnanime Italie...
La France te viendra, les deux ailes ouvertes.
Par la route de l'aigle et de la liberté !
1. Sur rintluciice de l'Italie chez Lainarliiie, voir E. ZyromsUi, Lama ri i ne poète
lyrique (1890), liv. I, cliap. v. — Pour la façon dont les romantiques ont peint
l'Italie, Alph. Uoyer, Venezia la bella (1833, i vol. in-8), les œuvres de G. Sand.
Th. Gautier, Antoiiy Descluiinps, etc. — Sur les voyageurs à Rome, Bournet.
Borne, études de littérature el d'art (1883), et l'appendice de l'édilion du \'oi/a</e
(le Montaigne, par Al. d'.Vncoiia, 188'.t.
■2. Voir le Pianto d'.V. Barbier (1837), VAndroniède de Brizenx (ISi8). — Voir
aussi E. Quinet, Allemar/ne el Italie (1839), et, pour une note dilîéreute. Casimir
Delavigne {Parthénope dans les Messenienncs).
T.-tl. LKS RHLATMINS IJ TTKl! A IHKS AVKC I/KTIIA .\(i Kli
La |ilii[);irl de nus liraiids romantiques oui. subi celle double
inlliience de Tlhilie : rinnueiice eslliétif|ue, liiilliieuce palrio-
lit|ii»'. Toutes deux sont très sensibles chez Lainarlin*» : les
Iraces îles voyaiies (ju'il avail faits au delà des Alpes en 1811-12
rien 1820-21 sdiil |M(d'(»ii(b's dans ses vers. Rome lui a été une
I omitajiiie de m(-lanc(die. Naples, « le pays des sens » et de
<iiazi(dla, lui a d(jimé, comme il l'écrivait un jour à Yirieu,
« les immenses impressions (bi j>ays du génie ». Sa poésie est
|>b'ine de souvenirs italiens, lumineux et chatoyants. b]f combien
de souvenirs pareils et d'impressions aussi poétiques dans
Geori^e Sand ou dans Mnssel !
Mais (uront-ils lu, en l'ail de livres italiens? l*eu de ciiose,
à dire vrai. Deux ou irois des classi(|ues et un très [)elit nombre
des moilernes.
Parmi les classiques, au premier rauii, Uanle el Pétrarque.
Pt'lrai'que a été lune des sources du lyrisme lamartinien : le
jour oii fut composé rholement, le poète avait emporté sur la
montagne — c'est lui ([ui nous l'apprend — un volume du
Canzoniere. Aussi bien, il le lisait dès sa jeunesse et il y avait
trouve lécho d'une « àme sonore et mélodieuse », emportée
vers un idéal amoureux et religieux voisin du sien. — Dante
avail été, comme P(''lrarqu(\ glorifié par la critique de l'Em-
pii-e : Népomucène Lemercier lui adressait, en tète de la
l'anJui/iorrisiade, une respectueuse et encore plus étrange
«•pitre. Mais la renaissance de Dante en France es] due avant
lout à Chateaubriand, et cest au Génie du (J/n'istiaiiisme (ju'il
faut faire remonter toutes les études qui lui furent alors con-
sacrées : les chapitres de Sismondi ou de Ginguené, les
belles leçons de Fauricl à la Sorbonne en 1833 et 183i, le livre
dOzanam sur Dante el la philosophie catholique au xni" siècle
(1839), les études de J.-J. Ampère'. Dante, mieux connu, inspira
les peintres, au premier rang E. Delacroix pour sa Barque de
Dante. Il trouva des traducteurs, dont le plus notable est Emile
Deschamps -. La grande épopée dantesque n'était-elle pas le
I. \x livre qui i;sl s(irli du ruiirsilf Faiiriel n'ji paru i|ii"('n lSo4 : Dante et les
origines de la lant/iie el de In /ittérnture italiennes. Celui (rOzanani a été refondu
l'I coiiiplété en 184;». Celui de i.-J. \n\piivc {la Grèce, Ii07ne el l> finie) n paru en 1848.
■2. La Dirine Comédie de Dante Aliqliieri. traduite en sers lianrais d'aiis. 18^'j,
JM-S).
LA liKSTAI I! ATKIN l'.T I.A MllN A ItCll I K llK .11 ll-LKT IX;
pai'l'aif iiioilrir ilr ccl .ni (lu iiiovrii i\in'. (|iii li;iiil;iil I iiMai:iii<'i-
lion (le nos r(Hiiaiili(|ut'.s, mais doiil, à vrai dire, ils iToiil jamais
réussi à rclrouvei' le sens prolondémenl icliiiieux? ('-«-rlains cii-
liqnes romantiques, Ozanam ou Faiiriel, oui iK'Ui'Irt'' forl avant
dans la Diriiic Coinrilic 11 semhie ([uc les |)orl('s n aient liuèrc
compris que les dehors de ('(riivre, et [tins particulièrement les
épisodes dramali([ues, eomme ((diii (rLg'')lin ou de Paolo et
Francesca. — Boccare enfin a inspiré le Musset de Simone, qui
d'ailleurs procède (''i:alement de La h'onlaine.
De la littérature moderne, très [)eu d'ieuvres ont passé les
Alpes. Les tragédies dAllieri — qui au surplus ne sont pas
romantiques — avaient été plusieurs fois traduites et éditées à
Paris, et ses Mémoires avaient donné de lliomme ime idée (pii
ne |)ouvail (pie tlatterles tendances nouvelles : « ("/est un homme,
écrivait le jeune Lamartine à son ami Virieu, que j'aime
presque autant que Rousseau, et qui était à coup sur plus réel-
lement homme de génie et poète '. » Alfîeri, c'était Byron avant
liyron. Mais l'écrivain est hien loin d'avoir exercé une action
comparable. Stendhal disait de lui dédaigneusement : « Il n'a
fait qu'amaigrir, que spolpare encore le maigre système fran-
çais », et, si Népoinucène Lemercier lui a pris son Aijamennon,
les romantiques l'ont respecté de loin sans le fréquenter beaucouj».
Sismondi le louait d'avoir placé sur la scène « l'homme seul,
l'homme avec ses pensées et ses passions », en retranchant tout
ce qui eût pu faire de ses héros des Grecs, des Komains, des
Ecossais, des (ioths, — et c'est de cela même qu'on lui a su
mauvais gré chez nous.
De tout le romantisme italien, deux noms seulement ont été
vraiment célèbres en France, ceux de Manzoni et de Silvio
Pellico; encore, celui-ci n'a-t-il pas dû sa gloire à des motifs
purement littéraires. Monti avait été fort admiré de M""" de
Staël et fort loué — quoique parfois ironicjuement — par
Stendhal : il n'avait pas été lu. Et on en dirait autant de Fos-
colo, si Jt/copo (fiiis. |dusieurs l'ois traduit en notre langue,
n'avait été présenté au public français par Dumas père, et
n'était venu s'ajoutei- aux jiomhreuses tentatives « werthé-
I. Lellre du 3 janvier ISlI. — Voir Sismoiuli, Lilt. du midi de l'Europe :
Stendlial. Racine ef S/iokespeare: Villem.iiii. Lift, du xviir siècle, etc.
7:îi-. IJ:S llKLATIllNS LITTHIlA IIIKS AVKC L KTIl ANC Kll
riciiiu's » (le noi^ runuinli(juos, sans pouvoir (railleurs so coni-
I tarer à Wcrllicr. Musset a loué en très beaux vers le « sombre
amant de la mort », le « pauvre » Tjeopardi, mais c'est plus
tard seulement qu'on étudiera de |)rès chez nous l'admirable
auteur des ('(oizoïii, le plus grand poète de l'Italie au xix' siècde.
Le romantisme italien s'est personnifié aux yeux des roman-
tiques français en Silvio Tellico et en Manzoni. Tous deux
avaient dû beaucoup à la France, s'il est vrai, comme Taflirme
(iantîi, que le romantisme avait pénétré en Italie par les écrits
de M"" de Staël, si vraiment rlle avait contribué à rendre à ce
|)euple le sentiment de la dignité morale et les hautes ambitions
littéraires. A la ditlérence du romantisme français, qui fut
.surtout un mouvement d'art, ou du romantisme anglais, qui
fut un mouvement moral, le romantisme italien fut avant tout
un mouvement politique. Les Prisofis de Pellico valurent à
l'auteur — et par contre-coup à sa patrie — plus de sympathies
que toutes ses tragédies : l'auteur avait, au surplus, g-randi en
France et enseig^né à Milan notre littérature : il n'a que son
patriotisme de profondément italien '. Quant à Manzoni, dont se
réclame le poète de Francesca de Rirnini et de Conradin, il est
essentiel de noter qu'il s'est formé à l'école de Chateaubriand
et par les conseils de Fauriel. Par le sentiment religieux qui
éclate dans ses Inni sacri, il relève (hrectement de l'auteur du
Génie du Christianisme, et, dans sa Lettre à M. Chauvet, il n'a
fait que dévelo[)per les idées qu'il avait puisées dans la conver-
sation de ce « cher et précieux Fauriel » — comme l'appelait sa
mère — qui fut son li-adudeur eu nK'iue temps que son com-
mentateur et son maître '-. Carmcujnola et Adelclii, connus en
France presque dès leur apparition, ont-ils influé profondément
sur les destinées de notre drame national? 11 est permis d'en
douter. Avant tout patrioti(iues et l'eligieuses, ces o'uvres
étaient, en tant (|uc (hauics liistorifpics. des échos de Schiller
1. l'Iusii.'urs ('(lilioiis d.iiis h; Icxle mi^in.il ili's niivrcs ili- Silvin l'ellicu ont
paru à l'aris cuire 1830 ol 1840. Le» Prisons ([iiXV) mil olé Iradiiilcs dans toiilcs
les langues.
2. La Iradnrliuii du théâtre de .Manzoni i»ar Fauriel a paru en 1823. — Voir,
sur .Manzuni, Stendhal, Corr. iiiéd., l. 11. — Lamartine a imité de Manzoni, dans
\'Ode à Buntiparte, le poème In murle di Sapoleone. — Pour rinlluenre de Man-
zoni en Franrc, voir Ch. De.jol», Études sur la Irof/'-die (Paris, s. d.), et M. Sou-
riau. /.a pré fan; de Crornivell (ISÏiT). p. o et suiv.
I
I
LA HKSTAIHATIOX KT LA Md.X A IICII I K llK .11 ILLKT 7:»7
et (le Walter ScoU. Us ii'oiil [mi (|ir;i|i|torl('i- une cotifiriniiliori
nouvelle à des théories déjà connues chez nous. Et, quant au
beau roman des Promessi Sposi, s'il a fait, suivant l'expression
cie Goethe, couler « de l'eau sur le moulin du romantisme />, il
est bon de not(M" qu'à la date 1827, où h> roman a |»;iru, le
moulin marchait déjà, grâce à l'auteur iVlvanhoe. Le jdus cl.iir
de l'influence de Manzoni chez nous, ce sont peut-.Hre les idées
qui cmt passé de la Lettre à M. Chauvet sur (es unités dans la
préface de Cromiuell : ce sont quelques vues ingénieuses et
fortes sur la nature du romantisme.
L'Espagne. — L'Espagne — « cette nation plus grande
encore que folle », comme l'appelait La Fontaine — nous avait
déjà, à plusieurs reprises, et dès l'époque classique, envoyé ses
poètes et ses romanciers. Les romantiques n'ont donc décou-
vert ni Lope ni Calderon ni même le Romancero. Ils n'ont fait
que puiser une fois de plus à ces sources déjà connues, mais
que le xvm^ siècle avait négligées. Cela dit, il faut noter qu'ils
les ont explorées a^ec un zèle nouveau et digne il'éloge.
Ils ont assurément mieux — ou moins incomplètement —
compris qu'on ne l'avait fait encore le drame espagnol :
Schlegel ou Sismondi les initiaient à cette littérature puissante
et touffue, et Villemain, Fauriel, Viardot, Ferdinand Denis, de
Puibusque ou Philarète Chasles continuaient pour eux cette
œuvre d'initiation, en l'étendant même au Portugal '. Esmé-
nard et La Beaumelle, par leurs traductions, assuraient au
drame espagnol une place honorable dans les Chefs-d'œuvre des
théâtres étran(jers -. Abel Hugo et Damas Hinard traduisaient le
Romancero^. Enfin L. Yiardot donnait, en 4836, une nouvelle
version, très lue, de Don Quichotte. 11 y eut donc tout un mou-
vement d'études sur l'Espagne. Mais il faut noter qu'à l'excep-
1. Villoinain, Litléraliire du moyen fîge (18o0, 1 voL); FaurieL élude ?ur Lope
(le Veira {Revue des Deux Mondes, iSo'.i); Viardol, Études sur riiistoire de la litl.
de V Espagne (1835) ; F. Denis, Clironiques dievalercsques de r Espar/ne et du Por-
tugal (1839, 2 vol.); Ph. Chasles, Études sur l'Espagne (184"); de Puibusque,
Hist. comp. de littér. esp. et franc. (1843); Ch. Mapnin, Causeries et 7nédilatinns
(1843). — A.-M. Sané, Poésie lyrique portugaise (1808); F. Denis, Résume de l'his-
toire littéraire du Portugal (1826), etc.
2. Chefs-d'œuvre des théâtres étrangers (1822); Damas-IIinanl. Chefs-d'œuvre du
théâtre espagnol (1841-44, 3 vol.).
3. Greuzé de Lasser, Les 7'omances du Cid (1814): Abel Hugo, Romances histo-
riques (1822); Damas-Hinard. Roinancero gênerai avec inlrod. et notes (1844,
2 vol.).
Histoire de la langue. VII. 47
738 LES IJKLATIOXS LITTKIJA iUKS AVKC. L KTRANC.Kll
lion ilu liomancero, déjà étudié en Allemagne par Herder,
aucune de ces œuvres n'était vraiment nouvelle ])our le public
français. Aucune surtout ne nous apportait de forme littéraire
assimilable. Rien n'était, au fond, plus éloigné du drame de
Hugo, jMenéndez y l^dayo ou de Dumas (|ue la Comedia de
Calderon ou de Lope. Le drame romantique n'est espagnol ni
j)ar sa structure intime, essenticdlement logique et française,
ni par le sentiment qu'il exprime : car jamais dramatique espa-
gnol n'a ])ensé sui- le point d'iionneur, sur l'amour ou sur le
suicide, comme llernani ou comme Uuy Blas. Nous pouvons en
croire là-dessus M. Juan Valero ou M. Menéndez y Pelayo.
Quant au Romancero, qu'Emile Deschamps a imité avec une
inexactitude si ingénue '. il n'a pas tant révélé à nos poètes un
lyrisme nouveau (|u il ne leur a fait aimer une Espagne héroïque
et sauvage.
Là, en etîet, est la véritable iniluence de l'Espagne sur nous :
elle a enrichi le domaine de l'imagination poétique. Dans le
drame, elle a inspiré au poète de liuy Blas et (YHernam, —
assez médiocrement informé, en réalité, des choses espagnoles,
— des scènes d'un accent magnifique et lyrique, des rêves che-
valeresques et nobles, des visions somptueuses et grandioses.
Une fois de plus la terre classique de la chevalerie a fait
passer sur la France un frisson d'héroïsme. Le Romancero a
<lirecteiuent agi sur le Romancero du Cid dans la Légende des
siècles, et la Preciosa de la Bohémienne de Séville de- Cervantes
revit dans Esmeralda. Hugo n'a guère connu la Comedia espa-
gnole. Ses personnages, a dit le plus autorisé des critiques
espagnols de nos jours, M. Menéndez y Pelayo, « sont des pan-
tins du théâtre des marionnettes, qui ne sont pas plus espagnols
que turcs et qui ne peuvent être admis comme représentation
authentique de la race que par quelque Américain du Sud ayant
étudié à Paris notre histoire et nos mœurs' ». Mais il a connu
le Romancero et mieux encore le roman picaresque. C'est
1. Voir, dans les Éludes françaises el élratu/ères, la série dos Homances sur
Hodrir/ue, i'oi des Goihs, imitées de l'espagnol. C'est une ])reinièi'o ébauche des
poèmes espa^rnols «le la Léf/ende des siècles.
2. Voir M. Soiiriau : la Préface de Cromivell, p. 10 cl suiv. ; Raoul Rosières,
La f/enèse d'Ilernani 'Études sur la poésie contemporaine, 1896); Menéndez y
l'elayo, Hist. de las Ideas estéticas en Esp. (t. V) ; Morel-Falio, L'Espagne en
France (Études sur V Espar/ne, l.S,S6).
LA Ur.STAIItATloN KT LA MoNA IICII I K IIK .IIILLKT 7:{«.i
Emile Gaslelar qui Ta ilil un jour en Sorhonnc, cl nous devons
l'en croire : « Dans le génie ilc Victor ]liitjo, il i('s|i|('iiilil
quelque chose de notre soleil. »
Ainsi la litt«''raturc espagnole a été niiii ronnin' des roman-
tiques : la lanî^ue a été généralement peu sue et ////// Jart/al est
émaillé <le citations en un castillan suspect. En dépit des elTorls
de Martînez de la Rosa, qui a séjourné à Paris et a connu plu-
sieurs des romanliques français, le pays a été peu étudié, et
Breton de Los llerreros a pu railler légitimement, dans ses
comédies, l'étrange ignorance des Français à l'endroit de sa
patrie. Malgré cette ignorance, les nmiantiques ont beaucoup
aimé l'Espagne et ils en ont beaucoup parlé : entre tous,
Victor Hugo dans les Orientales a témoigné de façon écla-
tante de cette sympathie sentimentale. Quelques-uns, il faut le
dire bien vite, ont peint il'après la nature ou l'histoire : Fon-
taney dans ses jolies Scènes de la vie castillane et andalouse;
Th. Gautier, dans son admirable Voijage; Mérimée, qui, pour
écrire l'Histoire de don Pèdre le Cruel, faisait de longues séances
aux archives d'Aragon et dont La famille Carvajal ou Carmen
sont de vigoureuses et véridiques peintures de mœurs.
L'Orient. — On aimait de l'Espagrne le catholicisme , le
moyen âge, le pittoresque. On a aimé de l'Orient l'Islam et le
soleil. « En Orient, disait Victor Hugo, tout est grand, riche,
fécond, comme dans le moyen âge, cette autre mer de poésie. »
L'Orient romantique procède des Massacres de Scio et de la
Prise de Jajfa : les peintres l'ont découvert avant les poètes,
et ce ne sont pas des livres qui Font d'abord fait connaître.
L'expédition de Bonaparte en Egypte avait provoi|ué, il est
vrai, un admirale mouvement d'études orientalistes, mais (jui
n'eut pas de conséquences littéraires immédiates'. \^^ Itinéraire
de Chateaubriand (1811) donna le signal et l'exemple des
voyages en Palestine et en Grèce. Byron suivit, puis Gérard
de Nerval, Lamartine, Th. Gautier, et tant d'autres. L'Orient
n'a rien donné à la pensée romantiipie. Mais il a hanté toutes
les imaginations.
1. Il faut citer cependant le Choix de poésies ovientales, traduites en verset en
prose par MM. Ernest Foiiinet. Garcin de Tassy. etc.. recueillies par M. Fran-
cisque Micliel {Paris, 18211-1 8:îO) : plusieurs des collahoraleurs, par exemple
Silveslre de Sacy, étaient des orientalistes éminents.
740 LES RELATIONS LITTÉUAIRES AVEC L'ÉTllANGEll
Un événement historique éveilla de nouvelles sympathies, et
ce fut la guerre d'iiulépendance grecque. Dès l'annce 1820, on
])eut dire que le philhellénisme naît en France '. En 1825, Pou-
que ville, ancien consul de France auprès d'Ali Pacha, publie
son Histoire de la régénération de la Grèce. En 1824 et 25, Fau-
riel publie ses Chants pojnilaires de la Grèce moderne. Ces livres
ont été les deux sources littéraires du philhellénisme roman-
tique. Lamartine a puisé dans toutes deux ])Our son Dernier
chant du pèlerinage de Childe-Harold. Hugo s'est directement
inspiré de Fauriel dans les Orientales. Ce fut une croisade
poéticjue. Chateaubriand intervint; Quinet publia un livre élo-
(juent et savant sur la Grèce moderne (1830). Mais surtout Victor
Hugo, dans les Orientales, célébra la vaillance du Klephte et la
liberté du Palikare. C'est la Grèce de Canaris et de Missolonghi
([u'il peignait en couleurs criardes et très conventionnelles,
mêlant, dans la flotte turque, les caravelles espagnoles aux
barques vénitiennes et — ce qui est plus étrang'e encore — aux
jonques chinoises.
La Grèce de Hug'o valait ce que vaut l'Orient romantique :
il n'a donné à la France de ce temps ni une idée littéraire ni
une théorie d'art, mais il lui a fourni un poétique répertoire
d'images, de couleurs et de sons.
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nardez Branco, Portugal e os estrangeiros, Lisbonne. 1879, :2 vol.
L'influence du romantisme à l'étranger s'étendant fort au delà de 1848,
il en sera traité au volume suivant.
CHAPITRE XV
L'ART FRANÇAIS DANS SES RAPPORTS
AVEC LA LITTÉRATURE AU XIX^ SIÈCLE
Ou a vu plus haut" que l'art français, aux xvif et xvui" siècles,
présente les mêmes caractères que la littérature, subit les mômes
influences, poursuit le même développement. Si bien que l'art
[)eut servir de contre-épreuve à la littérature ou la littérature à
lart. Cette similitude, déjà frappante avant la Révolution, l'est
davanlape après. Les dernières barrières intellectuelles s'étant
abattues avec les dernières barrières sociales, toutes les œuvres
de l'esprit sont devenues mitoyennes. Ce qui était parenté entre
les beaux-arts devient maintenant fraternité. L'art du xix" siècle
passera par toutes les étapes de la littérature, classicisme et
romantisme, réalisme, naturalisme, symbolisme, pour aboutir
comme elle au cosmopolitisme et à l'anarchie d'aujourd'hui. Le
rapprochement qui s'opérait jadis ])ar degrés est devenu fusion.
Rapprocher Poussin de Corneille, c'est établir une analogie non
pas fausse, mais lointaine. Entre Watteau et Marivaux la res-
semblance se précise; de (ireuze à Diderot le rapport est direct.
Mais combien plus direct encore celui de Delacroix à Victor
Hugo, de Paul Delaroche à Casimir Delavigne, de Courbet à
Flaubert, de Manet à Zola? A ce point que de grands écrivains
se sont constitués les défenseurs opiniâtres d'un art plastique
1. Par M. Samuel Rocheblave, docteur es lettres, professeur à l'École des
Beaux-Arts.
2. T. V, chap. xii, et t. Vf, cliap. xv.
CLASSICIS.MK I:T lîd.M A NTISM K 74:{
exactement corresitoiKhiiit h Iciii- lith-ratiirc cl invriscmniL
Victor Hugo ne dessine pas anliN'nient iju'il n'écrit. (Jue sera-ce,
si l'on observe que la critique d'art a séduit au passade, et quel-
quefois fixé, des écrivains de marque, et cela d'un hout à l'autre
du siècle, de Guizot à Taine et à .M. Cdicrliuliez? qu'en outrr, lii
|)lui»art de ces critiques avaient regu une éducation artistique
assez avancée, tels Mérimée, Th. Gautier, (Charles JJlaiic, quand
ils n'étaient pas des artistes de profession, comme Dtdacroix,
Fromentin et M. Eugène Guillaume? Que sera-ce enlin, si l'on
icmarque que l'œuvre d'art, étudiée, décrite et transcrite à la
pluuir, devient, entre les mains de certains écrivains, matière
à littérature, et matière pres(|ue exclusive, si bien que ces sortes
de transpositions d'un art à l'autre sont peut-être la partie la
plus originale, sinon la plus féconde, de l'oeuvre dun lli. Gautier
ou des frères de Goncourt? Plus (|ue jamais, le ra[q>rocliement
de l'art et de la littérature s'impose.
/. — CLissicisme et Romantisme
de 1800 à i836 environ.
L'art Empire. — Prudhon. — Le romantisme littéraire
et le romantisme artistique s étaient annoncés dès le début du
siècle, l'un avec le Génie du Christianisme (1802), l'autre avec
les Pestiférés de Jaff'a (1804). C'était, de part et d'autre, un beau
chant du départ pour le siècle; mais le siècle ne devait s'ébranler
pour le suivre que plus tard, au second aj)pel. Dans l'intervalle,
l'art romantique naissant, et d'ailleurs inconscient, rentre dans
l'ombre.
C'est dès lors, durant quinze années, « l'art Em[)ire », ce
froid succédané de l'art David, comme c'est, en littérature, l'ère
des Delille, des Nép. Lemercier, et de celui que Chateaubriand
appelait, non sans complaisance, « le dernier écrivain de l'école
classique de la branche aînée », Fontanes. Les artistes, eux,
sont des classiques de la branche cadette. L'esthétique de David,
érigée en pédagogie étroite et tracassière, porte dès le consulat
une estampille officielle, et fait partie du protocole. Le gi'aïul
744 l/AllT FllANÇAIS ET l.A LITTKRATlItH Al" Xl\" SIKCLE
juiblic en avait eu un avant-goùl non ti(un[)eur lorsque le cortège
Irionijilial des grands corps de l'Elal, sorte de Panathénée franco-
gi'ecque, alla recevoir à Charenton les chefs-d'œuvre que Bona-
parte avait razziés en Italie, et que les membres de l'Institut
défilèrent en encadrant le Laocoun, tandis que les artistes de
rOpéra, en cothurnes, en chiamydes, une lyre au poing, chan-
taient le Carmen saecutare de Philidor (l"i)8).
C'est dans ce style-là que toute une génération s'évertue à
sculpter, à peindre, à bâtir et à décorer. Ajoutons le goût per-
sonnel du niaître, très prononcé en faveur de l'antique et surtout
du romain. Tout l'attirait vers la patrie de César, et son ori-
gine ilalienne, et son cerveau latin, et jusqu'à cette ligne de
visage qui, maigre, faisait songer à l'onyx des camées, et,
grasse, à l'albàlre des bustes césariens. Quand l'ancien cadet de
Brienne, idéologue plus qu'il ne croyait, eut foulé le sol vierge
de rÉgyplc avec une escorte de savants, quand il eut fixé l'aigle
romaine au bout de ses enseignes, et assis l'État sur un code
romain, alors le champ de l'art, si limité déjà par David, se
circonscrit encore. Et les thèmes de l'art officiel tournèrent
tous dans le cycle impérial. De là des allégories encore plus
stéréotypées que celles de l'ancien régime. De là cette foule
d'attributs guerriers partout prodigués avec une emphase enfan-
tine. De là enfin ce goût du sec, du roide et du tendu, qui
passa des proclamations de l'Empereur jusque dans les bas-
reliefs.
Tel est alors le style « héroïque ». La peinture elle-même va
se faire lapidaire, tandis que l'architecture ado|>tcra, comme la
sculpture, une solennelle nudité. La colonne toscane, si dépourvue
de grâce, sera jtrise pour le type de la grave simi)licité, à moins
que des fûts antiques, en marbres précieux et colorés, ne lui
soient préférés dans les palais du maître, pour l'ancien lustre
qu'ils jettent sur un luxe tout neuf. Tout est dorénavant aux
trophées, aux casques et aux glaives. Tandis que les poètes,
imitateurs de Lebrun-Pindare, font rimer gloire et victoire,
canon et Napoléon, l'ameublement et la décoration entrecroi-
sent les mômes rimes sous forme de motifs rigides, découpés
à l'emporte-pièce, aux pieds des consoles d'acajou ou des colon -
nettes de pendules, comme aux ressauts des entablements, aux
cLAssicisMi: i;t i!(i.m.\.\tismk 7i;;
angles (l<^s corniches, ;iu pouiloiir îles l\ iii|);iiis. Le cnix rc iloré,
métal tout militaire, reluit en sphinx, en ohrlisijucs, eu |»yra-
midions : une ornementation tle placage se range à l'alignenienl
sous les lignes géométriques qui la couronnent. L'art, (jui se
sent à la parade, garde la tenue du soldat (|ui allriid la revue
C'est en style de camée que Lemot scul[)te le has-relief du fronton
de la colonnade du Louvre, plat comme une applique; et c'est
du romain appauvri, du pompéien phtisi([ue, que les architectes
Percier et Fontaine, raison sociale de l'architecture Empire, ont
répandu avec une indigente profusion dans la grande Galerie <lu
bord de l'eau, sur la cheminée de la salle des Cariatides, et en
vingt lieux officiels. Pendant ce temps, Bosio, le « Canova
français », édulcorait encore le style de Canova. Quant à la
peinture, elle mettait en images l'histoire ancienne. L'art des
« Bélisaire » avait repris de plus belle avec les continuateurs
de David, dont un seul, l'énergique Lethicre, faisait preuve de
tempérament, à côté du glacial Pierre Guérin et du pseudo-clas-
sique Girodet-Trioson, un faux coloriste doublé d'un faux litté-
rateur.
Et pourtant, cet art d'apparat se pique d'élégance, et même
d'une sorte de fantaisie. Subissant à sa façon l'influence légère
des souffles nouveaux, il s'intléchit dans le même sens que l'es-
prit public, essayant d'un mariage entre la forme antique et le
sentiment moderne, entre le classi(|ue et le romanesque. Peut-
être ce pédantisme hybride est-il ce qui date le mieux, vers l'Em-
pire, les productions de l'art cOmme celles de la littérature. Les
périphrases didactiques de l'abbé Delille reflètent déjà quelque
chose de cet esprit : mais on le prend sur le vif chez Chateau-
briand, dans la partie des Natcliez à laquelle il a « ajouté la cou-
leur épique' ». Le père du romantisme, qui craignait alors de
trop innover, s'appliquait à suivre le conseil de son ami Fon-
tanes, c'est-à-dire à « mettre la langue classique dans la bouche
des personnages romantiques ». C'est donc parmi les romanti-
ques sans le savoir, qu'il faudrait à la rigueur ranger des Davi-
diens comme Girodet et Gérard lui-même, s'il fallait d'autre
part appeler Napoléon un romantique à cause de son goût pour
1. Un critique pénétrant, M. G. Lanson, a bien noté ce point d'art comme
plusieurs autres, dans sa remarquable Histoire de la littérature française.
740 L AllT FRANÇAIS ET LA LITTEIt ATIUI': AU XIX*^ SIÈCLE
Ossian. En réalité, la même sciilimoiitalité romanesque attirait
déjà les classiques les plus décidés hors des voies de l'école, tant
il est vrai qu'on ne résiste pas à l'esprit de son temps. Et la lit-
térature commençait à mener l'art à grandes guides. Girodet
peignait ses Funérailles cfAtala dès 1808, du même style, il est
vrai, dont il tiaduira plus tard Anacréon, soit en vers, soit en
dessins aux deux crayons. Gérard nous olTrira de même une
(Jorinne de romance {1811)). Tous deux, au début de leur cariiére
(1802), avaient lutté sur les lambris de la Malmaison à qui tra-
duirait le mieux en style épico-classique des épisodes tirés
d'Ossian. « Je ne me connais pas à cette peinture-là », s'était
écrié David, à la vue de ces élucubrations. Qui pouvait en effet
s'y reconnaître? Le chef de l'école était pourtant mal venu à
renier sa postérité légitime, quoique dégénérée.
Un artiste, un seul, baptisait d'une grâce toute française cette
antiquité de convention, et renouvelait en peinture le miracle
d'André Cbénier. Pierre-Paul Prudhon, ce Chénierplus vaporeux
et plus chaste, retrouvait par les voies ingénues de l'amour la
poésie (jue l'auteur de Y Aveugle demandait surtout à un indus-
trieux savoir. N'était-ce pas le même rêve que poursuivaient
ces deux artistes, obscurs tous deux, et s'ignorant l'un l'autre ',
lorsque, aux alentours de 1790, ils découvraient l'un la langue
d'Homère, l'autre la statuaire antique, cette autre langue des
dieux? Tous deux sont parvenus, par des moyens où la science
le dispute à l'inspiration, à faire exprimer à l'antique des pen-
sers nouveaux, des émotions nouvelles. Cette même statuaire
(jui a réfrigéré toute la peinture de David et de ses épigones,
quelle moite chaleur de vie ne communique-t-elle pas à tout
l'œuvre de Prudhon! Ce n'est plus marbre ou porcelaine, que
ces ligures à péplos qui remuent mollement dans les grandes
allégories du peintre, dans ses bas-reliefs au crayon, dans ses
fusains : c'est chair de divinités corrégiennes, qui s'humanisent,
et qui sourient. Qui dira le prix de ce sourire, moitié Joconde et
moitié Faune du Caj)itole, que le tendre artiste fait voltiger sur
la face compassée de la peinture impériale, et qu'il ose attacher,
dans sa candeur, aux lèvres de l'hôtesse de la Malmaison? ('elui
1. Chénier esl né en l"(J2. Prudhon. né en l'ÎGO, morl en 1823, a pu à la
ri.t-'ueiir lii'c André Chénier en isr.i: mais c'esl i>en prol)aliie.
I
CLASSIUISMK KT IKIMA NTISMH 747
((ui a su pL'iK'li'or dHu Ici «iiiirmc des sujets aussi liauals (|u un
ZéphyiT ([ui se Iwilancc ou une Psyclu'- <|u"cnlèv(,'fit des Amours,
celui-là s'était fait une anti(juitt' darliste, c'est-à-<lire une anti-
quité vivante. Non que lajjiràce, où il Iriomplie, le limitât d'ail-
leurs aux sujets gracieux. Cette àme aimante a ex[)rimé le drame
en |)einture, comme elle l'a éprouvé dans la réalité. Beaux
drames, en elTet, et d'une tendance déjà romanti(jue, ipie des
toiles comme la Justice et la Vengeance divine poursuivant le
Crime {\ 808), sans parler de ce Christ en croix, d'une si poignante
impression. Le romantisme, ici, c'est d'abord la sombre énerg"ie
de la composition, l'acte ou le geste des personnages, qui n'ont
rien de contenu, d'attendu. C'est aussi que le drame d'action est
comme subordonné à un drame de lumière. Dans cette expres-
sion morale, en quelque sorte, de la lumière et de son accent, il
y avait un exemple qui ne devait point être perdu pour Géricault,
ni surtout pour Delacroix.
L'art romantique et ses contacts littéraires. — Mais
les temps sont venus. L'orage qui couvait (qui l'eut cru?) dans
le placide atelier de Guérin, éclate. Une grande toile grisâtre et
verdàtre, hideuse comme la mort qu'elle peint, sublime d'hor-
reur tragi({ue, bouleverse toutes les idées reçues, et fait acclamer
maître un jeune artiste, hier inconnu. Le Naufrage de la Méduse
a fait son apparition (1819). Il sème l'épouvante. David est en
exil, l'Académie aux abois. Derrière Géricault, les juges ordi-
naires du Salon sentent gronder une jeunesse batailleuse,
rétive à la règle, celle que Musset nous représente « conçue
entre deux batailles ». Les signes de révolte se multiplient. En
vain le fougueux porte-drapeau, Géricault, tombe à trente-trois
ans (en 1824), perte à jamais déplorable : il a pu compter dans
ses rangs un volontaire comme Delacroix; la vue de la Barque
du Dante (1822) a consolé son agonie. En 1824 ils sont un
groupe; en 182" ils seront légion hautement victorieuse. La
même année paraît la Préface de Cromwell '. Art nouveau et
jeune littérature foncent ensemble sur le même ennemi. Cette
fois ce n'est plus l'émeute, c'est bien la révolution.
1. Parue en décembre 18-2", chez Ambroise Dupont, avec la date de 182S
(Maurice Souriau, La Préface de Cromwell, Avant-propos).
74S L'AUT FUAN(;A1S KT la LITTKRATl IU'] Ail XIX'' SIKCLE
Faul-il définir Tart romantique? La tâche sera malaisée, s'il
s'agit de dire exactement ce qu'est l'art nouveau; aisée, s'il
s'agit seulement de marquer ce qu'il n'est pas. L'art romanti-
que, en toutes choses, a pris le contrepied de l'art classique; il
est une réaction, systématique peut-être, il n'est pas un système.
Les critiques de la première heure ne le définissaient eux-mêmes
que par à peu près : « Depuis quelques années, écrit Delécluze,
en France on désigne jiar le mot classique tout peintre sans
imagination, qui fait profession d'imiter machinalement les
ouvrages de la statuaire antique.... Enfin, on stigmatise parti-
culièrement de ce nom les imitateurs maladroits du peintre
David. » ïl ajoutait : « Romantique : mot emprunté à la langue
anglaise, où il veut dire sauvage, inculte, romanesque, fa\ix. On
ne sait j)as encore au juste ce que l'on entend à présent par la
peinture romantique. Toutefois, on peut juger que.... Je coloris
et reff'et [ijI sont placés en première ligne parmi les moyens cVimiter
et d^ayir sur les spectateurs, tandis que Vexpression des formes
est négligée comme un accessoire insignifiant \ » Ces derniers
mots trahissent les secrètes préférences de l'ancien élève de
David, devenu le critique des Débats. Cependant, à tout prendre,
la distinction est juste. L'art romantique est bien l'antithèse de
l'art classique : antithèse qui a sa source profonde dans ces
deux principes ou plutôt dans ces deux convictions : la pluralité
des types du Beau (c'est-à-dire la négation du Beau absolu, de
r « idéal » classique) et la valeur éiii inente du sentiment per-
sonnel en art.
Ne reconnaît-on pas là l'esprit même du romantisme litté-
raire? L'émancipation de l'artiste devait suivre celle de l'écri-
vain. Elle était la conséquence logique de cet « individualisme »
qui, brisant les moules étroits des anciennes doctrines, a créé
la pensée moderne. Du moment que l'on cherchait sur quels
« immortels principes » on assoirait l'art nouveau à côté de la
littérature nouvelle, force était bien de reconnaître que les
anciennes règles ne reposaient sur aucun fondement solide, et
que, là comme ailleurs, le seul agent vital, c'était la liberté.
David, au surplus, avait donné aux novateurs un exemple qui
1. Delécluze, Traité de peinture, 1828.
CLASSICISMK KT UO.MA NTISM K 740
(levait tourner coiilro lui, loisijuc sa |iriii|iiic s'était faite « civi-
que » avec le Marat, puis « moderne » avec le Sacre, avec les
Aigles. Il avait beau maintenant brandir ses foudres du fond
de son exil à Bruxelles, détourner l'instinctif et génial Gros de
« peindre des anecdotes » (les IkUailles de Gros, des anecdotes!),
tout le trabissait à la fois, mais surloul l'intolérance et l'insuf-
fisance de ses disciples. A leur nescio vos, articulé chaque jour
d'une voix plus sénile, toute la vaillante jeunesse répondit par
des cris qu'il fallut bien entendre, et par des cbefs-d'œuvre qu'il
fallut bien se résoudre à laisser voir. Et l'on mesura, de part et
d'autre, l'abîme qui s'était creusé entre l'art d'hier et l'art d'au-
jourd'hui. Hier c'était un coin du passé antique, et encore soi-
gneusement sarclé, qui constituait l'unique domaine de l'art :
aujourd'hui, le monde. Hier, quelques grands événements con-
temporains pouvaient seuls tenter le pinceau, le ciseau ; et encore
n'étaient-ce que des « anecdotes », ou des laideurs qu'il fallait
ennoblir par le nu héroïque, comme le Napoléon de Chaudet,
montant, nu-jambes, sa faction de César sur le fût d'une
colonne : aujourd'hui, tout le passé national, toute cette histoire
dont Michelet va dire qu'elle est une résurrection. Hier, la
défiance pour les illusions du pittoresque et les amorces de la
couleur : aujourd'hui les imaginations de la couleur locale et
le flamboiement de la palette. Hier les sujets choisis, la com-
position réglée, le ton uni : aujourd'hui la furie, le déchaînement,
la soif de tout étreindre, pour faire palpiter le marl)re, et rugir
la toile. A l'ancienne esthétique, celle des règles et du choix, la
nouvelle répond : ni choix, ni régies. Mais au nom de quoi ce
bouleversement? Une seule réponse, affirmative celle-là, et non
négative comme les autres : « Au nom de la vie ». Le pi-incipe
qui fonde le romantisme artistique, identique à celui qui fonde
le romantisme littéraire, est celui-ci : « Tout ce qui a vie a
droit ' » .
Mais encore, que faut-il entendre par « tout ce qui a vie »?
Est-ce vraiment « tout » ce qu'il y a dans la nature? — Non
seulement tout ce qu'il y a dans la nature, mais tout ce qu'il v
a dans l'imagination. Sans doute, on ne commencera point par
1. Alfred Dumesnil, La foi cherchée dans l'art.
T.-.d l/.\HT FIIAMIAIS KT LA LITTKIi ATIHE AU XIX*" SIKCLE
ce (ju il y a de plus outré dans celle liherlé, lr()|» semblable à
une gageure; mais au bout de deux ou trois ^générations, on y
arrivera. Le principe est posé. C'est la liberté de l'art, la liberté
absolue, avec toutes les licences, tous les écarts possibles,
v(»irr toutes les folies. Plulot courir les chances de cet abus que
lit' l'autre. La vie naturelle va maintenant griser l'art comme
une lièvre. Pour la première fois, il quitte la serre chaude de
latelier, où le renfermé d'ambroisie classique tient lieu d'oxy-
gène; il vit dans l'atmosphère commune, il respire l'air de son
lemps à pleins poumons. Eu (|uète de rajeunissement, tout lui
est source de Jouvence. Ici c'est l'histoire, fraîchement exhumée ;
là, c'est la nouvelle littérature, parée de son éclat étrange, comme
ces jolies sauvagesses dont Chateaubriand nous peint la séduc-
tion. Ailleurs ce sont les inondes fabuleux, réels ou imaginaires,
les rêves de l'Orient, les fictions germaniques ou anglo-saxonnes.
Tout cela, c'est littérature. Mais c'est art aussi, parfois au même
degré de force, d'intensité. Tant la cohésion fut alors soudaine,
|irofoiide, complète, entre les diverses formes de la pensée, ce
qui ne s'était pas vu chez nous depuis le moyen âge. Rappelons
ilonc brièvement quels sont, parmi tant d'auteurs, ceux dont
les artistes romantiques se sont le plus volontiers inspirés.
Trois noms priment ici les autres : Chateaubriand, M™" Je Staël,
Victor Hugo. V. Hugo toutefois ne vient qu'après les deux
autres, soit en date, soit en intluence. L'art romantique est
déjà infus dans l'œuvre de Chateaubriand, mal déguisé sous son
hermaphroilisme classique. Le dessin des personnages, des
femmes surtout, a beau rester insignifiant et gracile comme
dans les figurines de Canova, on sent par-dessous la vaghezza de
l'àme; et c'est jiar cette vaghezza que la peinture a d'abord été
attaquée. Le « mal du siècle », grâce à l'affinité mystérieuse des
arts, a eu des conséquences plastiques. Comme Chateaubriand,
les artistes ont porté leur cœur en écharpe. Des mots à long
ret<'nlissement, les vibrations secrètes et j)rofondes émanées du
« christianisme des cloches », ont réveillé en eux une àme qu'ils
ne se connaissaient pas. Cette àme, ils se sont appliqués à la
traduire, parfois sur les thèmes fournis directement par la litté-
rature. Faut-il rappeler les Funérailles d' A ta/a, et son succès
incroyable? La poésie insinuée par l'exotisme séducteur des
CLASSICIS.MK KT IKi.M A NTISM K i:\\
Natcli^':-. par cos « Nuits » «In Noiivc.iii-Moinlr, p.-ir ces (•(Midirrs
do s(»I(mI iiicandosrculs, où r(»ii vfiil r.isirc roiiiici- <■ une l.iii-
i^ciitc (Viw sur Tare roulant des mers », (oulcs ces maL:tii(i<|in's
vulupt/'s (le la parole uo pfuivaionf rirr p<'r<lu('s p(»ur larl.
Encore moins la joailli'i-i*^ liispano-inanres(|ue tic ce nmlr eu
cloisonné, le Dernier Ahencrrraiit^ (pii dt-coupe rliaïuuc de ses
pages en émaux étincelants. Ce sont liien, d'autre |iai't, les
|)aiies du Génie du Chri&lianisme consacrées aux cathédrales (jui
donnent naissance au « o-othique troubadour »; lorsque, plus
tai'd, le |»uldic risque île l'avoir oublié, Chateaubriand le lui
rappelle avec insistance '.
M'"® de Staël, de son coté, a exercé sur l'art une inlluence
tout aussi profonde et peut-être plus immédiate. Elle a ilonné
le ton aux artistes par le ton dont elle a parlé de l'art. Elle a
découvert Tentliousiasme; elle l'a installé en roi, en <lieu, dans
tous les domaines de l'esprit. Elle a fait de l'exaltation le syno-
nyme de l'inspiration; elle a voulu que l'artiste, comme l'écri-
vain, brûlât d'une passion cérébrale, qui est à la flamme du cœur
ce que la fièvre est à la santé. Poussant à bout l'idée du Génie
(lu Christianisme, elle a posé dans Willemar/ne l'antithèse et
même l'hostilité de la poésie classique et de la poésie roman-
tique. Elle mettait le doigt sur le nœud même de la question,
dans cette ligne qui frappe comme un éclair : « Les arts, en
France, ne sont pas, comme ailleurs, natifs du pays même où
leurs beautés se développent - ». Déjà, dans Corinne, elle faisait
discourir ainsi son héroïne : « Lès sentiments religieux des Grecs
et des Romains, la disposition de leur àme... n(^ pouvant être la
nôtre, il nous est impossible de créer dans leur sens, d'inventer,
pour ainsi dire, sur leur terrain... Il n'en est pas de même des
sujets qui appartiennent à notre propre histoire ou à notre propre
religion. Les peintres peuvent en avoir eux-mêmes l'inspiration
personnelle; ils sentent ce qu'ils peignent, ils ])eig'nent ce qu'ils
ont vu. La vie leur sert pour imaginer la vie; mais en se trans-
portant dans l'antiquité, il faut qu'ils inventent d'après les livres
et les statues \ » Or ce n'est point là, chez M'"" de Staël, impres-
1. " C'est encore à cet ouvrage (le Génie) que se rallache le iroùt actuel pour
les édifices du moyen âge... » {Mémoires cV outre-Tombe, [lassage écrit en IS:57.)
i. De VAllemar/ne, chap. xi.
3. Corinne, liv. VIII.
7-i2 l/Airr FIIANÇAIS ET LA UTTEUATIUK M XIX'' i>\VA]LK
sicdi nioinonlanée de femme, aperçu jeté en passant. C'est le
lond inome de ses principaux ouvrages. Au nom de la vie encore,
elle arrache le lecteur à ses idées fi-ançaises pour le ielov en
pleine Allemagne, en pleine Italie : et, si l'Allemagne donne
surtout matière à dissertations animées, l'Italie fournit des
cadres si parlants à rimaiiinalion, que beaucoup d'artistes dres-
sent leur chevalet en face dune [)age de Corinne. L'antiquité
même prendra, sous cette plume échauffée, une couleur roma-
nesque (jui la déformera : et cette faute est le meilleur exemple
des exigences de l'art. Au reste, assez de choses prêchent
dans son œuvre le romantisme direct ', pour que ce roman-
tisme à rebours, en quelque sorte, ne soit considéré chez
M"'' de Staël que comme une topique contre-épreuve.
Victor Hugo, venu plus tard, et lançant son manifeste lorsque
Géricault et Delacroix avaient déjà gagné les batailles décisives,
élargira pour l'art ce premier romantisme de sentiment, en y
ajoutant ce que l'on pourrait appeler un romantisme de docu-
ment. Sa principale action date de la formule fameuse : « Si
le poète doit choisir dans les choses {et il le doit), ce n'est
pas le beau, mais le caractéristique ». La théorie du caractère,
et celle du grotesque, n'ont pas été, certainement, sans ren-
forcer d'une autorité de doctrine les eflets d'art que les peintres
avaient déjà trouvés d'instinct. Toutefois, la véritable influence
artistique de V. Hugo (si tant est (ju'il n'ait pas suivi ceux qu'il
prétendait guider), s'exercera surtout [)lus tard, soit sous l'espèce
archéologique, soit sous l'espèce réaliste. En attendant, on peut
noter l'accord entre les artistes et lui sur le principe essentiel :
« Il est temps de le dire hautement,... tout ce qui est dans la
nature est dans l'art " ».
A ces influences françaises s'ajoutent des influences étran-
gères. On ne peut ici que les signaler d'un mot. Mais comment
oublier le contre-coup des nouveautés d'outre-Uhin et d'outre-
Manche, qu'auteurs, traducteurs, imitateurs venaient d'accli-
mater chf'z nous? Nous avions déjà Ossian. Voici Shakespeare,
1. Par exemple ceci, sur le pont SaiiiL-Angc : « Le silence du lieu, les pâles
ombres du Tibre, les rayons de la lune qui éclairaient les statues placées sur
le pont et /'(lisaient des statues comme des ombres blanclies reçjai'dant fixement
couler les flots et les temps qui ne les concernent plus... >■ (Corinne, II, fin).
2. Souriau, op. cil., p. 43.
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Gœlhc, Scliilli'i-, Biir^ci-, voici les hikislos, voici lUroii. Lr
théâtre étranger force nos portes. Vigny se vante d'avoir « lait
escalader par cet Arabe (Otli(dlo) la citadelle du tlié;\tre français »,
et d'avoir « arboré le drapeau de l'art aux armes de Shake-
speare ». Faust, à peine traduit par Albert Stapfer, trouve en
Delacroix un « illustrateur » magistral. Le même Dcburoix
puisera tout à l'heure à pleines mains dans Shakespeare,
en compagnie de Chassériau et de bien d'autres. Quant à
IIolTmann, dont les Contes fantastiques ont halluciné toute
une génération, sou humour passera dans les frontispices
grouillants de Xanteuil, les compositions de Gigoux et des
Johannot. La critique commence à faire le déjjart des influences
étrangères dans notre littérature romanti(|ue * ; quicou(jue
tentera un travail analogue pour notre art, sera payé de sa
peine.
La mêlée artistique. — L'art et les mœurs. — Le
Naufrage de la Méduse avait marqué l'airranchissement délinitif
de la peinture. Dès lors, les hardiesses se précipitent. De l'ate-
lier de Guérin, « comme du cheval de Troie », s'élancent, à la
suite de Géricault, des assaillants qui se nomment Delacroix,
Ary SchelTer, Champmartin, etc. La Barque du Dante (1822)
révèle Delacroix armé de toutes pièces : coloris vigoureux,
composition savante, fière anatomie, fougue et concentration
de la pensée, le futur chef du romantisme est là comj)let, dès
sa [)remière toile, puissant dans un équilibre qui s'altérera
plus tard. Géricault, son laurier à la main, peut mourir comme
le courrier de Marathon. Voici sur ses pas l'armée victorieuse.
Deux dates marquent les dernières et triomphales étapes :
1824 et 182". Au salon de 1824, à côté du Massacre de Scio de
Delacroix, toile heurtée, brossée par quelque Némésis furieuse,
une phalange d'artistes plus ou moins novateurs s'annonçait
brillante : Ary Scheffer avec un sujet national, la Mort de
Gaston de Foix; Eugène Devéria avec une Madone romantique,
Champmartin avec un Massacre des Innocents haut en couleur,
Léopold Robert avec cet Improvisateur napolitain qui semble
1. Josepli Texte, Eludes de lillérature européenne, IS'.IS. — Voir surtout le
chapitre sur la poésie laldste en France, et celui sur l'influence allemande en
France. — Voir aussi, le chapitre xiv du présent volume.
Histoire de la langue. VU, -iS
734 L'AUT français KT LA LITTI'lll ATfllK AU XLV SIKI^LE
inspiré de Corinne, David d'Ang'ers avec sa Murt de Bonchamp,
classique [)ai' le nu, mais romantique par Taccent et le geste.
Ingros lui même, sorti de la tradition académique avec son très
noide Vœu de Louis XIII, était poursuivi par les quolibets des
Davidiens et rangé d'office parmi les révolutionnaires.
Eu 1827, les vainqueurs achèvent d'écraser la « queue de
David », Delacroix expose son fulgurant Sardanapale, Louis
Boulanger son Mazeppa, Ary Sclietï'er ses douloureuses Femmes
souliotes, pendant que Decamps, en ses premières toiles exoti-
ques, prélude à la conquête de rOrient. Par contre, il est
vrai, V Apothéose d'Homère révélait un Ingres inattendu, et cet
événement était gros de conséquences. Mais l'art de ï Apo-
théose, comme celui du Sarda)iapale, était un art nouveau.
La comparaison se tournait en confusion pour les derniers
classiques, les Wattelet, les Turpin de Crissé, etc. A peine
pouvait-on mettre en ligne de compte quelques talents de
tendance intermédiaire, Heim, Sclinetz et Cogniet alors à leurs
débuts, petite troupe qui se grossira de quelques transfuges
du romantisme et tentera plus tard de concilier les deux
partis.
Ainsi la peinture romantique triomphait sur toute la ligne.
En trois enjambées elle était au but. Elle distançait la littéra-
ture, qui attendait encore son manifeste; mais elle aidait à
l'éclosion de ce manifeste, elle y préparait l'esprit public, en
attendant que le concours des artistes imposât à la foule une
œuvre littéraire qui fût sœur jumelle de sa doctrine. Ce sont
les ateliers qui ont fourni la « claque » iVIIernani. Rapins et
littérateurs étaient d'ailleurs montés au même diapason. On a
tiré l'épée pour le Massacre de Scio. L'art était partagé entre
deux factions, qui échangeaient les vocables de classique et de
romantique comme des injures. Parmi les œuvres, la passion
ne permettait guère le choix; il s'agissait de parti, plus encore
que de talent. VAthalie de Sigalon, Vlnès de Castro de Saint-
Epvre, suscitaient autant d'enthousiastes que le Virgile aux
Enfers de Delacroix. Les noms de Racine, de Dante, de Shake-
speare, servaient de boucliers et de massues. La mêlée devenait
artistico-littéraire, se compliquait souvent, s'obscurcissait. Une
ou deux volontés nettes émeriient seules de ce tourbillon: l'abo-
CLAssicisMK i;t ito.MANTis.M !•: Tir.;
lition (le tous les poncifs esl lu j)reinière, l'ailoplion de loiiles
les nouveautés est la seconde. On voulait un ;iil pareil ;'i rr|»o(pi('
où l'on vivait : <les figures de chair et de sang, et non des man-
nequins posés sur des socles; de la passion, voire tourmentée
et convulsée; du drame et de la couleur, du drame surtout.
V. Hugo faisant tout aboutir au drame, dans sa fameuse Pré-
face de Cromivell, reproduisait l'idée favorite des artistes.
Ce débordement de vie, cette sorte de grouillement fébrile
érigé en loi de l'art, avait l'avantage de ra[)procher la pein-
ture de la foule, d'agir sur ses nerfs, d'intéresser la masse
<les s|>ectateurs aux choses artistiques; de mettre, en quelque
sorte, le parterre aux loges. Cette tendance démocratique, qu'on
retrouve aussi dans les œuvres littéraires, va se fortifier d'un
élément nouveau, l'art populaire, et, pour trancher le mot, l'art
à bon marché. On ne saurait tro|> s'aviser de l'étroit lien qui
imit l'art à l'industrie d'art, parfois jusqu'à l'en faire dépendre.
Une invention d'apparence purement ouArière, comme le trans-
port d'un dessin sur une pierre savonneuse, fut le véhicule
énergique de Fart romantique à ses débuts, et l'agent le }tlus
actif de ses déformations successives. La lithographie décou-
verte, l'entre-deux de l'art fut trouvé. C'est, dès lors, l'action
instantanée de l'art sur la foule, et inversement de la foule sur
l'art. C'est la répercussion à l'infini, la vulgarisation à outrance,
avec sa conséquence, la vulgarité, et l'unisson possible de toutes
les formes de l'esprit public avec toutes les formes d'un art non
classique. Comment en efTet l'art de la ligne s'accommoderait-il
d'un procédé dont l'essence est de l'altérer? Tout ce qui est
expéditif, pittoresque, trouvait l'instrument fait exprès pour
l'exprimer. \J illustration était créée : l'illustration au bois ou
à la pierre, celle qui est portative, modique, et qui passe du
cabinet de lecture au boudoir.
Faut-il montrer les conséquences de cette innovation indus-
trielle? C'est tout l'art « gothique troubadour » qui prend corps;
c'est AValter Scott, ]iyron, Manfred, Lénore, le Roi des Aulnes,
Werther, Mignon, imposés aux yeux sous la forme du jour;
c'est la scène du dernier roman, de la dernière pièce, fixée à
la mode de 18-30; c'est le sujet-pendule, l'en-tète de romance,
le keapsake Paris-Londres, voire le journal de modes, influant
■/uO l'art FUANÇAIS ET LA LlTTICllATlItE AU XIX'' SIÈCLE
sur le goût public. Ce sont, encore, de véritables artistes,
comme les Devéria, détournés de l'art sérieux et lent vers les
improvisations lucratives. C'est, enfin, le combat pour un idéal
d'art rendu chaque jour plus difficile, parmi cet esprit positif
du siècle qui s'accentuera constamment par la satire et la cari-
cature, de Charlet à Grandville, de Grandville à Gavarni, de
Gavarni à Daumior, de Daumicr à Forain.
La révolution de 1830 et le triomphe des idées bourgeoises
devaient incliner davantage encore l'art romantique à la démo-
cratie. Gustave Planche, le plus clairvoyant, sinon toujours le
plus impartial des juges d'alors, se plaignait ([ue les mœurs
politiques eussent envahi jusqu'au domaine de l'art. Mais quoi?
pouvait-on rêver encore, après 1830, d'un art chambré dans
l'académie? De toute façon, ce (ju'on appelait la « peinture
romaine » était finie. La ruine de toutes les majestés y
était pour beaucoup; l'esprit critique naissant, pour quelque
chose « Le succès des Salines et des Hortices, dit finement
G. Planche, reposait sur une foi puérile, sur un respect ridicule
pour les études de collège. Les travaux de la critique allemande
et française ont ramené le peuple souverain à sa vraie taille.
Aujourd'hui que nous les avons mesurés, nous les voulons bien
tels que Shakespeare nous les a montrés dans Jules César et
Coriolan; mais autrement, nous n'en voulons plus. De chair et
d'os, parlant, agissant comme nous, animés de nos passions,
ignobles et salis par les mômes vices, rongés par les mômes
désirs, d'or et de boue, à la bonne heure ^ !... » Quel commentaire
de ces lignes que la Barricade de Delacroix, exposée justement
au salon de 1831 ! Une fille du peuple, débraillée, marchant pieds
nus à travers la mitraille et brandissant un drapeau, voilà ce
qu'était devenue l'antique allégorie de la Liberté. Le cadavre de
l'ouvrier en chemise parmi les pavés, le bourgeois armé et le
gamin au pistolet qui encadrent cette apparition^ la foule qui
hurle derrière, voilà le drame tout cru, la vérité chaude de sang.
Toile populaire et inspirée, vraie et symbolique tout ensemble,
sans que le symbole ait rien coûté à la vérité. Triomphe de l'art
nouveau en un sens, mais exemple de casse-cou; car il fallait
1. G. l'ianclie, Revue du Salon de IS31.
1
GLASSICIS.MK KT IIO.MANTISMK 7:57
Delacroix poiif emporter uno telle i:;it:eiire. Lui m-iiI |M»iivail
ainsi faire tressaillir l'idéal aux flancs du réel. Celte Liberté,
Barbier nous la rendra en vers, et ce Gavroche, V. Uwiin l'illus-
trera de sa prose épique. Mais en art, que produira cette audace
de génie, sans le génie? Viennent les imitateurs, et la « sainte
populace » sera la canaille, et la « lille du peuple » ile\ieudr;i
Marianne, un nouveau poncif.
Le malheur de l'art romantique fut, en effet, qu'il tomba vite
de l'inspiration à la routine. Les imitateurs, ces traîtres de toute
école, eurent tôt fait de révéler son faible. Dès 1827, les amis
éclairés de l'art romantique jetaient le cri d'alarme : plus
d'études, la peinture est lâchée, la composition molle, la science
nulle. Si on évite de peindre le nu, c'est qu'on ne le saurait
pas. « La couleur n'est pas plus, chez la majorité des novateurs,
un sentiment intime, que le dessin ne l'était chez les élèves de
l'école du style'. » Les artistes n'ont fait que changer de con-
ventions; ils en ont adopté seulement de plus faciles. Delacroix
reste Delacroix. Les autres se partagent ses défauts.
La querelle du dessin et de la couleur. — Ingres et
Delacroix. — C'est alors que la nécessité de fortifier les études
suscite au romantisme l'utile adversaire qui va remonter les
ressorts de l'enseignement. Ingres- se désignait pour ce rôle
avec V Apothéose d'Homère, tableau qui devance par la date et
qui surpasse en signification le manifeste de Nisard Contre la
littérature facile. Déjà les travaux exécutés par Ingres durant
ses longues années de séjour à Rome et à Florence, dénoueraient
des études scrupuleuses, tenaces, soulignées de je ne sais quelle
ambition hautaine et froide. Le vœu de Louis XIII avait fait
entrer son auteur à l'Institut, vers la quarante-cinquième année.
Il y trouva les Davidiens encore nombreux. Toutes les espé-
rances se tournèrent vers lui; il ne les trompa point. Ij" Apo-
théose d'Homère, la première œuvre d'Ingres après son retour
à Paris, ei peut-être son œuvre maîtresse, rétablissait ouverte-
ment, dès 1827, tout ce que la nouvelle école affectait de
mépriser. Ce n'était plus, il est vrai, la peinture davidienne
1. Jal. Salon de ISil.
2. Dominique Ingres, né â Montauban en 1T81. mort en 1867.
t:;s lakt français et la litthiiattre au xix'- siècle
en style de bas-relief, le faux grec, et l'emphase académique :
c'était l'école romaine réintégrée comme exemple, liaphaël
désigné comme le maître à suivre, les lois de la composition
remises en vigueur, le dessin prôné comme l'âme de la [tein-
ture, la couleur traitée comme un accessoire, l'élévation du
style et la pensée assig-nées comme le but suprême de l'art. Un
grand talent, soutenu d'une volonté plus grande encore, tel était
le double enseignement qui arma l'auteur de ï^ipotliéosc d'une
soudaine autorité. A dater de là, Ingres, maître redouté d'un
atelier en vogue, influent au Salon, tout-puissant à l'Institut,
voulut couper court aux succès du romantisme. Il était trouvé,
ce chef après lequel soupirait Gros, lorsque ce grand artiste,
bourrelé de remords en songeant à ses audaces, tombait dans
une pénitence finale qui le mena au suicide. L'école était scindée
en deux. Alors éclate la fameuse querelle « du dessin et de la
couleur ».
Querelle artistique, doublée d'une querelle littéraire, et qui
résume nettement le débat du romantisme et de ses adver-
saires. L'art est-il dans le dessin? est-il dans la couleur? La
ligne est-elle plus expressive que l'effet? est-elle plus exacte?
C'est l'éternel dissentiment du dessinateur et du peintre, du
froid observateur et du coloriste passionné, de l'école romaine
et de l'école vénitienne, d'Ingres et de Delacroix'. En fait, la
nature ne fournit pas de « lignes » ; la forme tourne, et les con-
tours s'absorbent les uns dans les autres; pourtant, comment
nier que le dessin soit « la probité de l'art », et qui plus est, sa
base? D'autre part, la nature abonde en effets lumineux, pitto-
resques, dramatiques : ce n'est point le contour d'un arbre qui
nous frappe, mais son caractère; c'est l'énergie d'un geste, la
passion d'un regard, qui nous peignent une personne. S'il s'agit
d'une scène, quel rôle que celui du mouvement général, du jeu
de la lumière et des ombres! Ne sera-ce point assez que le
contour principal, ou plutôt ici la silhouette d'ensemble, vive,
palpite, et profère le cri que notre oreille croit entendre? Sans
doute, à condition toutefois que les lignes particulières ne soient
point trop incorrectes, et que l'eflét ne soit pas obtenu aux
I. Eugène Delacroix, né en 1798, mort en 1863.
CLASSICISMK KT HOMA NTISM K TT.O
(!é|iens (le Toxactitude. Il ost nti dessin .iiiiiiu'' i|iii csl une
peinture; il est une peinture colorée qui conserve le; dessin.
La grande mésintellif;enee entre Inirres et Delacroix provient
moins de Terreur partielle dont chacun s'applaudit que de
roj)position de leurs tempéraments. L'un est froid, l'aulrr jias-
sionné; l'un docte, l'autre enthousiaste; l'un exécute comme il
a médité, lentement, méthodiquement; l'autre souiTre doulou-
reusement d'une longue gestation, juiis couvre la toile avec
('inp(u-tement et furie; l'un décrit avec exactitude, achève avec
minutie, et son scrupule ne va point sans grandeur: l'autre
entlamme l'idée principale, suggère le reste, est éloquent à mots
entrecoupés. L'un cherche la heauté pure; mais à force de
l'épurer, il la glace. L'autre, à défaut do la heauté, fait briller
son éclair '.
Quelle matière à parallèles, genre La lîruyère, que l'antithèse
qui se poursuit trente ans entre ces deux hommes, ce grand
talent et ce grand génie, depuis V Apothéose d. Homère opposée à
YEntrée des Croisés à Constantinople, jusqu'à V Apothéose de
Napoléon et au Triomphe de la paix, achevés et exposés en même
temps dans les salons de l'Hôtel de Ville en 1854! Chacun d'eux
réfléchit une des grandes faces de l'art, une seule, en cela
incomplet et partial. Toutefois, si l'on considère les œuvres
plus que les idées, et la puissance plus que la doctrine, nul
doute alors : Ingres est un grand professeur avec des parties de
maître, Delacroix est un maître tout entier et un créateur incom-
parable. Penseur profond, àme tourmentée, il est à lui seul le
romantisme fait art. Du bout de son pinceau, il remue l'huma-
nité jusqu'aux entrailles. Il a vraiment, seul en son temps, le
don de magie, d'évocation à la Shakespeare, soit qu'il crée ces
femmes douloureuses, terribles, comme sa Médée, qui arra-
chaient à Victor Hugo ce cri : « Soyez fières, vous êtes irrésisti-
blement laides! » soit qu'il écrive la légende des siècles à sa
façon en des pages telles que la Bataille de Taillebourfi . Bientôt
la toile, si ample soit-elle, est étroite à sa vaste pensée. Il lui
faut les plafonds, il lui faut les coupoles. Là seulement il se
donne l'essor. Du haut de la galerie d'Apollon au Louvre, de la
I. (Victor Hugo.) Voir Souriau, op. cit., p. 103-5.
7(10 L ART FRANÇAIS ET LA LlTTKRATrilK AT XIX" SIKCLE
coupole tlu Luxembourg- et tlu Salon du roi au Palais-Bourbon,
Dolarroix plane infiniment au-dessus d'Ingres et des petitesses
de la Stratonice, Véronèse moins bruyant et Rubens plus ému.
En vain les succès d'Ingres ont-ils passé pour une revanche de
l'idéalisme, sur un certain « matérialisme » romantique. S'il
s'agit des romantiques du second ordre, ce jugement est vrai,
encore qu'Ingres représente en regard d'eux moins l'idéalisme
que la correction classique. Mais s'il s'agit du chef de l'école,
l'erreur est évidente : le grand peintre idéaliste de cette époque,
c'est Delacroix ; et j'ajouterais volontiers qu'il est le seul de ce
siècle, si nous n'avions eu dejuiis, dans un autre onh'e de senti-
ments, un Pnvis de Chavannos.
La sculpture romantique. — David d'Angers. —
Tandis qu'en peinture la dispute s'élevait entre le dessin et la
couleur, en sculpture la question se posait entre l'antique et
le moderne. Nos sculpteurs aussi cherchaient un rajeunissement.
Mais fallait-il abandonner tout à fait l'antique? Les uns, partisans
d'une sorte de conciliation, tentaient d'accentuer le mouvement
des lignes ou de leur communiquer plus de souplesse, tout en se
guidant sur le canon traditionnel : et le quadrige du Carrousel,
de Bosio, le Sparlacus de Foyatier, le Courrier de Maralhon de
Cortot, sont des gages très estimables de cet acheminement
vers plus de liberté. Pradier, par contre, plus réputé et plus
fécond, aurait plutôt figé la plastique qu'il n'aurait accordé les
deux tendances, s'il ne s'était trouvé à ses côtés des artistes plus
incomplets peut-être et surtout plus malhabiles, qui, nonobstant
de graves lacunes, tirèrent du marbre ou du bronze des accents
analogues à ceux de la peinture.
Il y a donc une sculpture romantique, malgré le contraste
apparent de ces deux mots. Mais c'est seulement un peu tard,
autour de 1830, qu'elle naquit; et elle dura peu. Elle n'en offre
que plus d'intérêt, à cause de la rareté ou de la singularité de
ses spécimens. Les sculpteurs j)urcment romantiques se trahis-
sent à leurs sujets : la littérature moderne, le moyen âg^e et la
Bible, les fournissent presque tous. Dès l'apparition de Notre-
Dame de Paris (1831), le marbre va compter avec Phébus de
ChAteaupers. Jehan du Seigneur, qui exposait cette année-là
un Roland furieux, nu, et épileplique, donne au salon de 1833
'^f^^^.
GUSTAVE PLANCHE et THÉOPHILE GAUTIER
D'APRÈS LES MÉDAILLONS DE DAVID D'ANGERS
repioJuiis en lithographie par Eug. Mure
Hist. de la Langue et de la Lin. fr. - t. VII, cli. X\"I.
Armand Colin & C'«, Édiieuis, Par
CLASSICISMK KT liO.MA NTISMK 701
un Quasi modo et J£'smerrt/f/«,cn attend.uil un IhnjohiTl <iiii égaya
la critique (1836). Etex, qui devait liiiir p.ir la S( iil|»ture géo-
métrique, (lélnitait avec un Caïii hirsute et ta[)ag('ur (1833;, et
une Franroiso de Rimini. Antonin Moine, artiste intéressant et
maltieureux, que des insuccès trop immérités conduisirent au
suicide, sculptait en style miltonesque VAnge du Jugement der-
nier (183G). PréauK, le type du sculpteur romantique, au ciseau
truculent, avait des trouvailles funèbres, comme son célèbre
masque du Silence, ou des effets shakespeariens, comme VOphélie
noyée du musée de Marseille. L'exotisme littéraire produisait le
Chaclas de Duret (1836), bronze curieux, oii la recherche du type
ethnique et certains détails de Tattitude gardent encore aujour-
d'hui leur saveur'. Dans ces mêmes années, Rude préludait
avec Barye au grand élan qui tout à l'heure va soulever l'école
entière, le premier avec son Pécheur napolitain, qui n'est encore
qu'une timide hardiesse (1833), le second avec ses grands fauves
qui rugissent déjà très haut, quoique le public inattentif les
confonde encore avec les lions bêlants de Fratin.
Mais le sculpteur le plus en vue, celui dont le nom est insé-
parable du mouvement romantique, tant à cause de ses rela-
tions littéraires qu'à cause du caractère de ses œuvres, c'est
David d'Angers -, l'artiste exalté par Vigny, célébré par Hugo,
et si étroitement uni au cénacle qu'il l'a fait tout entier revivre
en effigie. Romantique, certes, il l'était de cœur et de tête, celui
qui dressait en marbre ou coulait en bronze Hugo olympien,
Balzac puissant, Gœthe profond, Cuvier pensif, Canaris
héroïque, Paganini tourmenté, Géricault robuste, Lamartine
beau, beaux aussi Théophile Gautier au profil gaulois, Gustave
Planche au profil grec, et toute cette galerie de bustes qui
atteint une centaine, sans parler des médaillons, qui dépassent
sept cents ! Ce qui revit dans la partie iconographique de son
œuvre, c'est l'époque du romantisme, idéalisée, transfigurée il
est vrai, par l'enthousiasme de David, mais pourtant si exacte-
ment saisie, et diversifiée avec une telle finesse, que la litté-
1. Par exemple la position des pieds placés l'iiii sur l'autre. Ce geste, qui
surprenait G. Planche, est. parait-il, familier aux Indiens.
2. Né en 1788 à Angers, mort en 1856. —Voir H. Jouin. David iV Ancien, 2 vol.
in-4 (Pion). Du même : David d'Angers et ses relations littéraires, 1 vol. (Pion).
7C.2 L'AHT FIIAN(;AIS et la LlTIKUATrill-: AU XIX'- SIKCLE
rahiro elle-même s'éclaire au commentaire du sculpteur. La
reclit'rche de l'iiulividualité, nul ne Ta poussée aussi loin que
David en ses m(''daillons. Autant d'accenls différtMits que de
profils. Un détail suffit pour donner à chaque physionomie sa
marque : aux artistes, le mouvement de la chevelure, aux pen-
seurs le développement du front ou l'enfoncement de l'œil, aux
natures penchées une certaine inflexion du cou, à tous un je
ne sais quoi qui les distingue et les ferait deviner. C'est par
là que David, aidant la nature à faire son propre commentaire,
était romantique au sens artistique du mot. Il ne l'était pas
moins au sens littéraire, quand il traduisait en gestes de sculp-
ture des métaphores parfois singulièrement heureuses : Fénelon
appliquant la main sur le cœur du })etit dauphin, Cuvier plon-
geant le doigt dans les entrailles d'un glohe. Son œuvre four-
mille d'inventions ingénieuses. Par malheur, David d'Angers
est aussi un élève de l'autre David par sa su[ierstition du nu et
son goût pour le style « héroïque ». La sculpture monumentale,
qui devient avec lui facilement sentimentale, l'a parfois trahi, à
Marseille par exemple [Porte cVAix). Ses statues funéraires
sont inégales. Si le monument de la comtesse de Bourck (1823)
est d'une poésie admirahle, qui rappelle à la fois les stèles spiri-
tualistes de l'Attique et une Harmonie de Lamartine, la statue
du général Foy (1825) représenté tout nu, drapé dans une toge
avec un geste de tribun à « favoris », est du faux moderne. Au
moins le fronton du Panthéon, découvert en 1837, respecte-t-il
la vérité historique, en reproduisant les costumes d'un Bichat,
d'un Malesherbes. Le Napoléon allant arracher les couronnes
que la Patrie semble lui faire attendre, est encore une de ces
actions parlantes qui n'appartiennent qu'à David.
Au total, la sculpture proprement romantique, beaucoup plus
hvbride que la peinture romanticjue, ne })Ouvait faire révolution
directe dans l'école. Mais elle en a si frénétiquement secoué
toutes les chaînes, que les plus rouillées se sont rompues. Le
finit lie cette belle folie. Rude et Barye le recueilleront.
DU RUMAXTIS.MK Ai: MKALISMI-: 1(\:\
II. — Du Romantisme au Réalisme
de 1 836 à 1880 environ.
Réaction. — L'année 183G mai'i|uo un arrêt dans la fur-
tune (le l'art romantique. Au Salon, des refus retentissants
annoncent que, dans l'esprit du jury au moins, il y a quelque
chose de changé. D'autre part, nous savons par Chateaubriand
qu'à la même date le gothique a tant fatigué, « qu'on en meurt
d'ennui ». L'art, parti plus tôt que la littérature, trouve plus tôt
qu'elle sa journée des Bui^graves. Refusés, non seulement
Préault et Antonin Moine, mais Louis Boulanger, Paul Huet,
Marilhat, Th. Rousseau, et Delacroix en personne avec une
Scène (VHamlet ! Les auteurs de ces exécutions s'appellent
Blondel, Hersent, Bidault, etc., tous membres de l'Institut.
C'en était fini de l'art romantique selon la formule de 1819.
Eug. Delacroix, toujours hors de page et maintenant hors
d'école, va poursuivre son ascension d'un vol toujours crois-
sant. Comme Victor Hugo, il sera seul. En face de ses anciennes
troupes va se dresser une puissance naguère encore faiblement
organisée pour la défense, et maintenant armée pour la domi-
nation, l'Académie des Beaux-Arts '. Pendant près d'un quart
de siècle (de 1816 à 1839), le secrétaire perpétuel de la compa-
gnie est Quatremère de Quincy, un savant doublé d'un théori-
cien ultra-classique. Dix ans ont suffi pour la renouveler. En 1838,
sur quarante membres treize ont été reçus sous Charles X, quinze
• iepuis 1830". Ingres a eu la main dans vingt élections. Il est
maintenant Directeur de l'Ecole de Rome. L'influence d'un
homme va de nouveau peser sur l'art. La peinture entière,
façonnée au triple travail de l'Ecole des Beaux-Arts, de l'Ecole
de Rome, et de l'Institut, va s'acheminer, parla force des choses,
vers ces solutions moyennes, ces conciliations bourgeoises, qui
sont aussi celles de la presse libérale, des salons bien pensants
et de la littérature Louis-Philippe.
1. Réorganisée en 181G (ancienne •■ quatrième classe » île rinslitut).
i. L'Académie des Beaux-Arts, par le comte H. Delaborde, cliap. v et vu.
TG't L'AItT FIIANÇAIS l'^T LA LITThmATIRE AU XIX'' SIEIILE
Les transformations du romantisme. — En môme
toinps, le romantisme se décompose. Dans son impétuosité,
il a lancé tout son feu en quelques années. Cette généreuse
flamme a fondu d'abord toutes les matières qu'on lui jetait en
pâture : g-râce à elle, on a pris pour une fusion ce qui était un
amalgame. Le refroidissement venu, on a pu étudier les effets
de l'éruption. Et voici qu'au lieu d'un art nouveau, sorte de
bronze de Corintlie forgé par l'incendie, on n'a trouvé que des
fragments d'arts didérents, agglutinés comme par rencontre.
Au lieu d'une synthèse, une analyse; au lieu d'un corps, une
désagrégation.
Mais l'assemblage momentané avait été fécond; la dissocia-
tion devait l'être plus encore. Il n'est pas difficile, en effet, de
distinguer dans le romantisme artistique (comme dans l'autre)
plusieurs éléments, différents jusqu'à l'hostilité, et qui, se para-
lysant l'un l'autre au moment de leur naissance commune,
devaient gagner chacun à s'isoler, à se détacher de la masse.
Ces divers principes ne pouvaient devenir générateurs qu'après
leur mise complète en liberté.
Laissons de côté l'inspiration et le génie, choses individuelles,
beaux accidents qui ne sauraient être érigés en preuves. Voyons
l'esprit même de l'art romantique. Qu'est-ce, d'une part, que
cette curiosité pour l'histoire, cet élan sur les pas de Michelet,
au moment où celui-ci opère son miracle de « résurrection »?
De pittoresque qu'elle est simplement au début, cette curiosité
va devenir morale, et de morale scientifique. Elle va douer
notre art d'un sens qui lui manquait, le sens du passé. Et non
pas de notre passé seulement, mais de tous les passés. La
recherche scientifique de l'art du moyen âge aura pour corol-
laire celle de l'art antique. La commission des monuments
historiques inaugure ce mouvement (1837); dix ans après,
l'école d'Athènes l'achève {184").
D'autre part, s'il s'agit du présent, quelles conséquences ne
va pas engendrer la nouvelle esthétique, avec son souci non du
« beau », mais du « caractéristique », avec son dédain des for-
mules, son mépris du « style », et sa passion du vrai? Les
artistes, au lieu de fermer les yeux ou de les baisser (Ingres
recommandait à ses élèves de baisser les yeux devant les toiles
I»l' IKI.M AXTIS.MI': AI" KKALISMK 76;i
(le Ruhoiis), les ouvriront loiil i:iuii(ls [loiir s'accouluiiicr ;'i voir
juste, donc à jxMiKlre et à sculpter vi'.ii. Ci-oiia-t-oii <ju\ivanl
Géricault ce qui manquât le plus à nos artistes fût le sens du
monde extérieur? Le mot si profond de Théophile Gautier : « Je
suis un homme pour qui le monde extérieur existe », c'est au
romantisme qu'il faut en faire honneur. Et dés lors, comme
on ne voit pas simplement avec les yeux mais avec l'àme, et
comme on ne peint pas simplement avec des couleurs mais avec
du sentiment, voilà la « vérité » en art diversifiée à l'infini. Se
hien pénétrer des choses, et les rendre comme on les voit,
comme on les sent, presque srnis choix, car en art « il n'y a
de différence qu'entre une chose hien faite et une chose mal
faite » ', n'est-ce pas là tout le réalisme en g-erme, et non moins
la théorie de l'art pour l'art?
Enfin, si l'art n'est plus parqué dans une antiquité de conven-
tion, à des époques de convention, et si tout pays est capable
de provoquer l'émotion artistique, pourquoi refuser au climat
de rx\fri(jue le pittoresque qu'on accorde au climat de la Grèce?
pourquoi l'artiste, suivant nos armées sur le sol vierge de
l'Algérie comme Gros suivait en Egypte le général Bonaparte,
ne planterait-il pas son chevalet devant la tente du Bédouin,
devant l'école arabe, devant la mosquée à l'heure du muezzin?
Pourquoi enfin, sans changer de contrée, ne se demanderait-il
pas si les coteaux modérés de l'Ile-de-France, les lignes gra-
cieuses de la Touraine, les ver.dures gonflées de la Normandie,
ne remplaceraient pas avec avantage, pour des yeux français,
les éternelles plaines de la campagne romaine, et le sempiternel
« paysage historique », cher à Victor Bertin? On le voit donc :
sens du passé, sens du présent, science, couleur, réalisme,
orientalisme, découverte de la nature « naturelle », tels sont
les principaux éléments qui, dégagés presque simultanément
du romantisme en dissolution, vont créer en art des combinai-
sons nouvelles.
L'art « juste-milieu ». — La première est ce que l'on
peut appeler l'art « juste-milieu ». Ne pouvait-on accorder ces
deux antagonistes, la couleur et le dessin? On le tenta. Des
) . Préface de Cromnell.
TCic. L"Airr fk.\.n(;ais et la littkuatiiU': au xix" siècle
romanliques de la première lioure, comme Ary SchefTer, tem-
péramcMifs jtlus poétiques que vigoureux, donnèrent des gages
aux deux camps, sans se résoudre à prendre parti. Môme
incertitude chez Léopold Robert, coloriste trop vernissé, mais
styliste intéressant, dont la mort prématurée fut une perte ^
D'autres, incontestablement teintés de romantisme, mais sur-
tout jjons et solides talents d'école, Léon Cogniet, Jean Gigoux,
tendaient nettement à rajeunir la peinture d'histoire : pleins
de mérite l'un et l'autre, mais tous deux exposés à donner les
dimensions d'une « grande machine » à des anecdotes. D'au-
tres encore, nés peintres de chevaux et cocardiers, comme
Horace Vernet, prenaient la facilité pour le style, peignaient
liaphaël au Vatican en couleurs «le chromolithographie, et
Judith retroussant ses manches avec un geste de grisette.
A l'école de Rome, un éclectisme jjIus sérieux était en hon-
neur. Deux très aimables artistes, l'un plus recueilli, l'autre
plus observateur, Granet et Schnetz, découvraient l'Italie fami-
lière et la peignaient avec harmonie, justesse, l'un à l'ombre
amicale de ses cloîtres, l'autre au plein jour de la rue. Granet
sut d'ordinaire ne point forcer sa note. Schnetz, lui, voulut
dilater son talent, et se trompa. Tel autre, Alaux, s'est perdu
et comme noyé dans le sien. Les grandes entreprises, batailles
ou plafonds, ont fait lire en gros caractères les défauts de cet
art mixte qui n'a qu'une demi-vérité, une demi-couleur, une
demi-conviction. Si la galerie des Batailles, à Versailles (Dela-
croix excepté), ne suffît pas à faire éclater sa faiblesse, un coup
d'œil jeté sur les plafonds du Louvre suffira pour faire com-
prendre combien la peinture d'alors a poussé l'art du compro-
mis jusqu'à la nullité.
Faut-il faire exception pour le triomphateur des Salons,
Paul Delaroche '? Il fut si rudoyé jadis par Gustave Planche
qu'on serait un moment tenté de le défendre. Et pourtant ce
n'est ])()iiil le public qui avait raison contre le critique. Aujour-
d'hui «|ue l'art d'un Scribe est jugé, celui d'un Paul Delaroche
ne saurait ne pas l'être. Sans doute ses scènes sont ingénieu-
1. Né en IT'ii, il se siiiciila en lS3o, la même année que Gros.
2. Né en ITOT, mort en 185G.
un mi.MANTlSMH AI" liHAIJSMK 707
scinc'iit arrangées; le délîiil en <!sl, adroil, la jiaiiloiuime discrète
et claire : le Cromwell, le Charles I"'', la Jane (ireii, le SlrafJ'ord,
on! loiit ce (|iril faiil [)Our ca[)tiv('r la l'oiilc, lui représenter
une histoire selon son intelligence, et des drames selon son
cœur. Cette facture propre, finie, pourléchée, ne devait j)as
moins aguicher des yeux bourgeois. xVIais quoi! voilà donc tout
ce quun |iointre en renom, [)i'('S(|u<' tiii chef d'école, parvenait
à tirer de la grande initiation historique que donnaient alors à
la France un Michelet, un Thierry, un Guizot? Un soldat lan-
çant de la fumée au visage de Charles ï" prisonnier, Jane Grey
apitoyant les âmes sensibles du spectacle de ses jolies épaules,
voilà sur quels titres artistiques un homme adroit fondait sa
popularité! Casimir DelaA'igne lui-même était plus vigoureux,
Ponsard sera plus sincère. Les Enfanta cV Edouard du peintre sont
inférieurs à ceux du dramaturge. Tout l'art de Paul Delaroche
tient dans Y Assassinai du duc de Guise, sa meilleure toile, celle
011 il a été le plus près du sérieux. Quant à sa décoration de
V Hémicycle de V Ecole des Beaux-Arts, c'est de la petite peinture
à grande échelle, et une galerie de portraits plutôt qu'une
composition.
L'orientalisme. — Tandis que la peinture académique cher-
chait, comme la philosophie officielle, un rajeunissement illu-
soire dans « l'éclectisme », et tentait à sa manière un accord
boiteux entre le vrai et le beau, une autre peinture, élancée de
l'ancien romantisme, émigrait vers des cieux tout neufs.
L'Orient, entre-bàillé par la baguette de l'enchanteur Chateau-
briand, s'ouvrait aujourd'hui à portes battantes, après la guerre
de l'indépendance grecque. Désormais, la Grèce, non pas celle
des pédants, mais la Grèce des enthousiastes, violée, martyre,
portait la double auréole de la soufi'rance et de la liberté. Tous
les arts généreux en frémirent. Delacroix, enchaîné à Paris par
la pauvreté, brossait de verve le Massacre de Scio; Byron allait
s'ensevelir sous les murs de Missolonghi ; V. Hugo écrivait les
pièces vengeresses de ses Orientales ; David d'Angers ciselait un
digne pendant à 1' « Enfant grec » de Victor Hugo, avec sa Grèce
enfant au tombeau de Botzaris (1827). Plus tard le vieux sculp-
teur voudra terminer sa vie par un pèlerinage en Grèce (1852),
et foulera avec dévotion le sol qui porte encore Canaris.
7GS L"aI{T FHAN(;a1S ht la LlTTKUATrUK Al' XIX^^ SIÈCLE
'Uorieiitalisnie est né.
Jusque-là, l'Orient n'apparaît dans les arts qu'à travers les
(InMeries des mascarades, des tréteaux, ou les fantaisies des
romans de la bibliothèque bleue. Chateaubriand, dans V Itiné-
raire (1811), nous montre le premier un pacha de Tripolizza :
c'est déjà une scène à la Decamps. Après la page révolutionnaire
du Massacre de Scia, V. Huiio, fureteur jjittoresque, dévalisera
les a divans », les « ghazel » et les « pantoum » arabo-persans
pour enrichir ses Orientales de pierres fausses, au moins aussi
brillantes que des pierres vraies. Son Orient est en partie espa-
gnol, en partie né des Mille et une Nuits. Qu'importe? Ossian
n'était-il pas une supercherie, et le Théâtre de Clara Gazul,
publié d'hier (182o), une mystification? Chacun le sait, et l'ima-
gination n'en repart que de plus belle. Les artistes voudront
dessiner des giaours, peindre des « spahis», représenter d'après
nature les adieux de l'hôtesse arabe. Decamps court chez les
Turcs, Delacroix chez les Marocains, Marilhat chez les Egyptiens.
Cependant Alger nous a ouvert ses portes (1830). L'état-major
compte dans ses rangs un peintre qui sera l'historiographe des
campagnes d'Afrique, Horace Vernet. Les pays du soleil sont
désormais terres conquises à l'art, à la poésie. Des ïhcrmopyles
aux Dardanelles, de Constantinople à Alger, d'Alger à Mogador,
toutes les plages brûlantes de la Méditerranée, nouvelles sirènes,
chanteront aux artistes leur chant barbare et d'autant plus
séducteur.
La découverte de l'Orient est pour l'histoire de l'art français
un de ces « points tournants » dont l'importance n'est égalée
que par la découverte du moyen âge. Le moyen âge nous révé-
lait une société civilisée, mais morte; qui fut nôtre jadis, mais
dont nous avions perdu le sentiment. L'Orient mettait nos
artistes en face d'une société barbare, mais vivante, dont l'im-
prévu déroutait toute esthétique, et qui provoquait chez eux le
jeu j)urement artistique de leurs facultés. En débarquant, ils
laissaient dans la felouque le bagage oiseux d'académies qui les
chargeait. Lumière, forme, couleur, tout les frappait d'un aspect
nouveau, vif, éclatant, les prenait aux sens et à l'âme. Les
paysages aux transparentes profondeurs, les villes aux silhouettes
blanches profilées sur l'azur foncé, les forçaient à renouveler
DU UII.MA.NTISMI': AC IIKALIS.MI-: 7G9
leur Juliette; les seène.s de mœurs aiiiuisaient leurs qualités
d'observation, tandis que 1 étude des types, la noblesse natu-
relle des g-estes, le port de costumes invariables dejmis des siè-
cles, leur révélaient la nature dans ses diversités etbniques, et
leur montraient chez des contemporains une antiquité [)rimitive.
Ici toute doctrine devenait fausse. Etudier, étudier encore sur
nature, et s'imprégner de l'ambiance, voilà ce que firent nos
orientalistes, voilà ce qui régénéra leur art. Désapprendre
l'école, c'était apprendre le vrai, et gagner le style par surcroît.
Quiconque sait atteindre l'àme des choses sous leur épiderme,
n'a pas besoin qu'on lui apprenne à « styliser » ; tôt ou tard il
se fera un langage qui ne sera qu'à lui, pour dire comme per-
sonne ce que tous auront observé comme lui.
Ce serait en effet une erreur de croire que, parce qu'ils ont
surtout copié ce qu'ils avaient sous les yeux, nos peintres
orientalistes se ressemblent. Ils se peignent dans leurs peintures,
comme on se trahit dans le portrait d'autrui. Delacroix, dans
ses Femmes cf Alger, sa Xoce Juive, ses Convulsioimaires de
Tanger, a peint l'Orient fatal et morne, aux chamarrures écla-
tantes, à l'àme sourde et bestiale : de la couleur sur un vide
moral. Decamps, talent robuste, tout lumière et tout santé,
réfléchit en son amusant miroir les scènes populaires, montre
des bazars, des bouchers, des patrouilles turques, remue en un
fouillis pittoresque gamins, chiens et animaux, non sans tracer,
d'un pinceau hardi, déjà magistral, quelque paysage de vigou-
reux caractère. L'humour français, assaisonné des chaleurs du
coloris, se retrouve en ses « singeries », morceaux excellents
<jue Chardin eût pu signer. Marilhat, qui s'intitulait 1' « Égvptien
Marilhat », était plutôt un ouvrier de la brosse, épris du relief et
<le la ressemblance matérielle. Tout autre fut Chassériau, ce
créole de Panama, talent riche et bizarre, qui semble poursuivre
un « rêve athénien au pays mahométan ». Préoccupé de la ligne,
hanté d'un idéal de noblesse qu'il avait puisé peut-être à l'école
d'Ingres, mais plutôt encore dans sa propre àme, Chassériau a
peint des Arabes prêts pour le marbre. Il y avait de l'Éginète
-chez ce beau coloriste, qui éveille l'idée d'un Leconte de Liste
de l'orientalisme. A ces noms s'ajoutent d'eux-mêmes ceux de
l'élégant Berchère, du fin et nerveux Fromentin, puis, plus près
Histoire de la langue. VII. 49
770 L'ART FRANÇAIS KT LA LITTÉRATURE AU XIX'' SIÈCLE
de nous, du fier Regnault et de Benjamin Constant à la cha-
toyante palette. Pour ces derniers artistes, l'Orient a été une
seconde Ecole des Beaux-Arts, institutrice de tout ce que ne
pouvait leur apprendre la première. Les conséquences de cette
initiation se sont si bien fait sentir partout, qu'on peut compter
parmi les plus directes le renouvellement de la peinture reli-
gieuse. Des Juifs d'Alger, des Bédouins, des Arméniens, ont dès
lors profilé leurs silhouettes autour de la crèche de l'Enfant-
Jésus, ou dans le cortège de l'Entrée à Jérusalem. D'Horace
Vernet à Bida, les artistes nous ont fait une Bible africaine ou
syrienne, en attendant que James Tissot, émule de Madox
Brown, nous fît un Evangile palestinien. Nous voilà loin de la
Bible anfiquisantc du Poussin.
La sculpture. Rude et Barye. — De son côté la sculpture
ne faisait pas de moindres découvertes. Nourri d'antiquité dans
une académie de province, mais surtout imbu jusqu'aux moelles
de ce réalisme bourguignon qui fit vers le xv" siècle la gloire de la
sculpture dijonnaise, le fils d'un modeste artisan, François Rude*,
rompit enfin l'attache de l'école, et fit éclater à l'Arc de Triomphe
une sculpture frémissante de vie. C'est la grande page sculptu-
rale du siècle que cette Marseillaisehur\a.nt un chant de liberté :
fragment unique d'une épopée que l'artiste avait projeté d'inscrire
complète, aux quatre piédroits du monument. La déroute de
l'académisme date de ce morceau colossal (1836). On ne sait
qu'y admirer le plus, de la sûreté de la main ou de la fougue de
la pensée. L'incomparable maîtrise de l'accent, la cohésion par-
faite du tout, défiant les petitesses de l'analyse, proclamaient
qu'elle pouvait donc exister, cette sculpture moderne que deman-
dait Michelet, glorification symbolique d'un siècle démocratique,
histoire la})idaire aux proportions grandioses où le peuple eût
épelé les grands faits de l'humanité. Ici, en efîet, l'œuvre du
sculpteur va rejoindre celle de l'historien et du chantre de l'Arc
de Triomphe. Et il ne s'agit pas seulement d'une rencontre. La
Jeanne Darc de Rude, le mausolée de Fixin, ce saisissant Napo-
léon s' éveillant à la postérité, nous montrent que dans la poitrine
de Rude habitait une âme vraiment populaire, la grande âme
1. Né à Dijon en 178i, mort en 1855.
Dr Ud.MANTISMR Al" IIKALISMH 771
(les foules. Par elle, Rude retrouvait dinstiuct la vraie tradition
de la sculi)ture française, celle du sentiment collectif accusé
par le relief d'une réalité intense. Et non seulement il rendait,
du coup, à la sculpture toute sa popularité d'autrefois, mais
il renouvelait son art sans y prendre garde, par l'entraînant
exemple d'une mâle sincérité.
Rude ne montrait pas moins l'inanité de certaines définitions.
Sous quel Aocable, en effet, ranger un tel artiste? Romantique,
ne l'était-il point par la passion enthousiaste, par l'élan du «-este,
la crânerie de l'allure? N'était-il point antique par la beauté, la
solidité de ses nus? L'idéalisme le plus inspiré ne ravonnait-il
point sur le visage de son Gaulois barbu, de l'adolescent qui
s'élance, tandis que le réalisme le plus fougueux imprimait son
accent sur cette Marseillaise, Méduse patriotique au cri de
Mégère, qui rompt la pierre de son enjambée masculine? Rude
connaissait Homère : il y paraît à l'Arc de Triomphe, comme en
la série des bas-reliefs d'une Histoire d'Achille exécutés en Bel-
gique. Il n'était pas étranger non plus à la g^ràce de Platon,
l'auteur de YÊros dominateur, et de cette Hébé dont il voulut
faire son testament artistique. Mais, plus sensible encore à la
vie, à l'héroïsme modernes, il a su tantôt les élever jusqu'au
symbole sublime par des créations vivantes qui ne s'écartent
jamais de la nature observée, tantôt les saisir au vol et les
emprisonner tels quels dans le bronze. Son Maréchal Xeij figure
le cri et le geste de la Grande Armée, incarnés dans un homme
qui par son nom est légende, et par son accoutrement réalité,
de la botte au bicorne. Rude touche ici à la limite de son art. Il
se sauve de la froideur, fruit ordinaire d'une exactitude trop
rigoureuse, par l'action qui se dégage de la silhouette. Ce roi-
dissement de tout l'être, qui se prolonge en un sabre brandi, est
d'une éloquence guerrière qui emporte tout. Ainsi Rude transfi-
gurait — en les copiant minutieusement — ces « bottes et ces
culottes » qui faisaient le désespoir de David d'Angers.
Partir de la nature vivante et l'élever à l'idéal par la force de
la conception, voilà Rude. En lui aboutit le meilleur de la révo-
lution romantique. L'idéal n'est plus à la base des études; il ne
se trouve qu'au sommet. D'où la préoccupation de faire vrai
d'abord, vrai ensuite, vrai toujours. Un pas de plus, et nous
772 L'AHT français ET LA LITTÉRATURE AU XIX" SIÈCLE
touchons avec Barye * au fond de la doctrine nouvelle, La
nature vivante ne suffit plus; c'est l'étude anatomique qui
devient le fondement. Géricault travaillait à Tairiphithéàtre.
Bai've passe sa vie au muséum. C'est le temps des Cuvier, des
GeoiYroy Saint-Hilaire. Dégoûté de l'Ecole des Beaux-Arts,
l'ancien ouvrier ciseleur s'éprend des animaux de ménagerie.
Il étudie l'histoire naturelle avec passion. D'autres font de la
phrénologie. Lui dessine, dissèque, palpe, mesure au compas les
squelettes de la galerie d'anatomie, applique enfin le principe
qu'un ferme esprit, Emeric David, proclamait naguère : « le
dessous avant le dessus ». Puis, remontant de l'intérieur à la
surface, il se rend maître de l'expression, du poil, de la grifTe,
du rictus.
Admirahle création de l'artiste qui a refait de bout en bout
toute une sculpture animale qui manquait à la France, et telle
qu'aucune nation moderne, ni aucun peuple ancien, sauf
l'Assyrie, ne peut nous en opposer une semblable! L'œuvre de
Barve est la plue originale du siècle. Sa beauté a quelque chose
d'éternel. Car Barye, non plus que Rude, ne s'est pas borné à
copier. Tout entier à son dessein, de rendre l'être complet, et
d'incarner une espèce, une race, en un seul individu, il a su
choisir parmi ses accents ceux qui étaient expressifs de son
objet, et y subordonner le reste. Il y a chez lui (la remarque
est d'un maître, M. Eugène Guillaume), malgré l'exécution
très serrée de la forme, des simplifications voulues (|ui font
de chaque individu un type, et lui confèrent une autorité de*
« représentant ». Entre le Lion au serpent, de 1831, et le Lion
assis du Louvre (1841), la marche en ce sens est frappante.
Ce L(07i assis, point culminant de la sculpture animale chez
Barye, est un modèle d'architecture en même temps que de vie.
C'est que Barye est un Dorien de France. Sans imiter d'ailleurs
les Grecs, il les rejoint, il les retrouve. Le Thésée et le Mino-
laure, le Centaure et le Lapilhe, morceaux forts et calmes, sont
de la famille des plus belles métopes d'Olympie.
Placés au centre du siècle. Rude et Barye résument et concen-
trent en quelque sorte, dans un art qui est la condensation des
I. Né en nOO, mort en ISTo.
DU lUIMAXTISMH AU IIKA IJSM K 77:5
aulfc'S ai'ls, les j^rands niouveinciits (Je ce siècle. Huile a retenu
la moelle du romantisme, mais en l'enrichissant de fort et
substantiel réalisme. Barye s'est satisfait «le science et de
méthode, mais comme un savant, qui généralise les détails,
et poursuit lètre à travers les êtres. (Mil d'anatomiste, cerveau
de penseur, il n'est point sans analogie avec ces organisations
supérieures qui s'appelèrent Cuvier, Claude Bernard. Gomme
eux, c'est à la mort qu'il a su arracher les secrets de la vie, pour
la faire ensuite rayonner sur des créations immortelles.
L'architecture. — L'archéologie et lart. — L'archi-
tecture ne pouvait échapper entièrement aux influences (jui
avaient déjà transformé la peinture et la sculpture. On accuse
pourtant volontiers ce siècle de n'avoir point d'architecture.
Si l'on entend par là qu'il n'a point inventé de toutes pièces
un style architectural, l'assertion n'est point fausse. Mais il faut
considérer que les styles d'architecture sont lents à se former,
plus lents à disparaître. Ce n'est point par années qu'il faut
compter avec eux, c'est par générations, quelquefois par siècles.
Il en est de l'art de construire en pierres comme de l'art de
construire avec des mots. Quand une langue a sa syntaxe,
elle s'y tient. Nous voyons les Grecs élaborer les « ordres »
durant des siècles; puis, ceux-ci fixés, s'y tenir. Notre architec-
ture, de même, n'a guère plus changé que notre langage; elle n'a
même changé qu avec notre langage, A notre époque latine cor-
respond l'architecture romane; à l'essor de la langue populaire
correspond l'architecture française ou ogivale; à la constitution
d'une langue savante correspond, dès la Renaissance, la restau-
ration de l'architecture antique, qui a régné près de trois siècles.
Comment une architecture nouvelle aurait-elle jailli du sol dès
la Préface de Cromwellf On n'improvise pas en pierre comme
sur la toile. Et, si le romantisme échevelé du Massacre de Scio
n'est applicable qu'à la peinture; s'il lui a fallu s'assagir et s'en-
richir d'éléments solides pour mettre sa marque sur l'art moins
mobile de la sculpture, à plus forte raison n'a-t-il pu atteindre
qu'en dernière épreuve la massive architecture, la douairière
des arts, assise sur trois siècles de tradition.
Il n'y a donc pas une architecture romantique. Mais il y a
une architecture du xix° siècle, fille de la rénovation artistique
774 L'AUT français KT LA LITTÉRATURE AU XIX<> SIÈCLE
(le la Restauration. Le romantisme a eu pour effet, en archi-
tecture, de rendre désormais impossibles des pratiques d'art
surannées, et de rendre possibles toutes les autres. Négatif dans
son principe, il a été, il sera surtout extrêmement fertile en
conséquences. Déjà le temps commence à les dégager.
Toute notre architecture monumentale, depuis la Renaissance
jusqu'à la Restauration, a reposé sur les « ordres ». Coulée dans
le moule académique, cette architecture morte, sans aucun
rapport avec notre vie nationale, ne se réclamait d'aucun autre
principe (jue d'un principe d'imitation, lui-même irraisonné.
De là un enseignement des formes architectoniques purement
abstrait, et partant, stérile. C'est de cet enseignement sans racines
françaises, et même sans logique élémentaire, que sont sortis
des monuments aussi mal conçus et aussi peu utilisables que
le Panthéon, ou ces « temples grecs, bâtards du Parthénon »,
que [»ersifle justement Alfred de Musset. Tel, le palais Bourbon;
telle, cette église de la Madeleine qui, acceptable encore comme
Temple de la Gloire, ainsi que Napoléon l'avait conçu et com-
mencé, choque le bon sens par sa transformation en église
royale. Placage d'ordonnances, formules arbitraires, correspon-
dance nulle entre le dehors et le dedans, voilà ce qu'avait pro-
duit à la longue le classicisme entêté, aveugle, de nos artistes,
lorsque parut Viollet-le-Duc.
Viollet-le-Duc * a ruiné ce principe anti-artistique et anti-
français, ce qui rend déjà son nom considérable. Il a fait mieux.
Il a mis à la place le vrai principe de l'art de bâtir, qui est
l'appropriation des moyens aux fins, et la correspondance de
l'expression extérieure aux organes intérieurs d'un bâtiment.
Et ces deux choses, il les a parallèlement accomplies en pre-
nant pour base commune de son enseignement théorique et
pratique l'art jusqu'alors le ]dus grand et le plus méconnu, le
plus national et le plus délaissé, le plus logique et le plus
homogène que le monde ait conim depuis l'époque de Périclès,
j'entends l'architecture française du moyen âge. La connais-
sance du moyen âge architectural, la conquête de ses méthodes
artistiques qui sont la logique, la finesse et la perfection mêmes,
1. Né en 1814, mort en 1878.
DU IIOMANTISMK AU UKALISME 775
enliii ra[)plicatioii (ruii })rinci|i(î nouveau (c'est-à-dire très
ancien) soit à la restauration des vieux édifices, soit à l'édifica-
tion d'autres monuments, — voilà le coup de maître de Viollet-
le Duc, et, on peut le dire sans exaiiération, le coup de maître
du génie artistique français au lendemain du romantisme. Ce
qui était dans Notre-Dame de Paris (1831) instinct poétique,
admiration romanesque, s'est transformé en science, en doc-
trine féconde, en œuvres d'une lointaine portée, grâce au labeur
de cette admirable Commission des Monuments historiques,
fondée par Guizot en 183", qui arrêta net le vandalisme de nos
architectes ignorants, et qui permit à nos g-randes cathédrales
de recouvrer leur ancienne beauté, sous la main de restaurateurs
qui s'appelèrent Viollet-le-Duc, Lassus, Emile Boeswilhvald,
et dont les auxiliaires, dans l'archéologie et dans les lettres,
furent un Caumont, un Yitet, un Mérimée, un Didron, un
Gailhabaud, un Montalembert. La cause du moyen âge artistique
était désormais gagnée auprès du public lettré. Mais, ce qui
valait mieux encore, Yiollet-le-Duc avait fait de Notre-Dame un
chantier où, reprenant pièce à pièce tous les rouages d'une
cathédrale, il démontrait, in anima viva, que l'œuvre d'archi-
tecture est un organisme complet, qui doit se transformer avec
la vie des peuples suivant les temps et les lieux, et non je ne sais
quel art de façade, calqué sur Vignole, qui s'applique mécanique-
ment à tous les édifices, quels que soient les mœurs, le climat
et la société.
S'avisant en même temps que presque tous les arts du moyen
âge étaient perdus (on ne savait plus ni composer un carton de
vitrail, ni fabriquer des verres colorés, ni forger le métal au
marteau), cet esprit prodigieusement inventif s'appliqua à
retrouver les industries anciennes, et il y réussit. Sous ses
doigts créateurs, tout refleurit à miracle. Sa facilité d'assimila-
tion était si grande, que des motifs de flore, de décoration néo-
médiévale, jaillissaient en abondance sous son crayon, dans les
démonstrations qu'il faisait à l'atelier. Un grand mouvement d'art
industriel, dont nous voyons aujourd'hui la force, eut dans ces
improvisations de Yiollet-le-Duc sa source cachée. Si ce mou-
vement fut long à s'accuser, ce n'est point la faute de Yiollet-le-
Duc, mais celle d'une réaction jalouse, qui, contrariée dans ses
770 l'art français ET LA LITTERATURE AU XIX° SIÈCLE
errements habituels, sut faire en sorte que ce maître de l'art,
malg:ré la faveur déclarée de Napoléon III, ne pût occuper une
chaire créée pour lui comme il était créé pour elle, et qu'un
enseignement reconnu depuis indispensable, et restauré en 1893
à l'Ecole des Beaux-Arts grâce à la Commission des Monuments
historiques, échouât en 1803 sous les sifflets.
C'était beaucoup d'avoir aboli la superstition classique en
architecture, et d'avoir ressaisi la tradition française de nos
vieux « maîtres de l'œuvre ». Ce n'était pas assez pour fonder
une architecture nouvelle, celle d'un siècle d'industrie et de
démocratie. Cette seconde tâche, Baltard d'abord, puis Labrouste
l'assumeront. L'architecte des Halles, et celui de la bibliothèque
Sainte-Geneviève et de la grande salle de la Bibliothèque natio-
nale, ont été les pionniers d'un art nouveau, dont le xx" siècle
verra vraisemblablement l'épanouissement complet. Résolu-
ment, ils ont rompu^avec les routines de l'école : et, plutôt que
d'assujettir à la conception classique des édifices qui répondent
à des besoins inconnus jusqu'à nos jours, ils ne se sont inspirés
que des nécessités imposées par ces besoins mêmes. De là des
hardiesses de deux sortes, d'une part dans les formes et les
proportions des halls, de l'autre dans la nature des matériaux
employés. Pour la première fois le support de fer joue un rôle
dans un monument public.
Ainsi est attaquée la dernière superstition de l'école, celle
de la « noblesse » des matériaux. 11 en allait encore, jusque-là,
dans notre architecture, comme dans la langue avant Victor
Hug-o. Il y avait le parler noble et le parler bas. L'architecte de
la tradition Mansart parlait Vaugelas, c'est-à-dire ne connaissait
que la pierre ou le marbre. Mais pourquoi l'industrie ne jouerait-
elle pas son rôle dans le siècle de l'industrie? Les Grecs
n'auraient-ils employé que le marbre du Pentélique s'ils avaient
connu la métallurgie? Quelle carrière d'ailleurs va fournir assez
de tambours de colonnes pour abriter ces foules qu'un mode de
locomotion nouveau va disperser en d'incessants voyages, pour
ces usines, ces ateliers qui s'accroissent, ces marchés qui s'en-
flent, ces entrepôts de toute nature d'où sortira bientôt l'idée des
Exj)Ositions universelles? A ce langage imprévu des choses, la
bâtisse doit s'accommoder. Et si le classique n'y suffît, que le
Dr IIO.MAXTISME AI" UKALISME 777
moderne y subvienne. Fer, fonte, acier vont recevoir leurs
lettres de naturalisation artistique. C'est bien la « tempête au
fond de l'encrier », dont parle l'auteur des Conlemplalions, la
tempête des épures. Plus de matériaux sénateurs, plus de maté-
riaux roturiers! L'ère de l'architecture industrielle est ouverte.
C'est l'heure où un amateur de lettres, qui devait finir à l'Aca-
démie française, débute par un volume de poésies oîi il chante
les chemins de fer '.
Ces tentatives originales ne nuisent d'ailleurs en rien à l'élude
de l'art ancien, au contraire. Une émulation scientifique s'établit
entre les architectes à tendances antiques et les architectes à
tendances modernes. Tous, à vrai dire, ont traversé l'antiquité,
seule enseignée à l'école des Beaux-Arts. Mais cet enseignement
archéologique, forcé à son tour de se retremper aux sources,
donne lieu, dès la commission de Morée (1828), à d'admirables
travaux. Une fois la Grèce ouverte à nos antiquaires, la curio-
sité de ceux-ci déborde sur les îles grecques, les côtes d'Asie
Mineure, l'Egfypte, et toutes les terres orientales qui tentaient
à la même heure le pinceau de nos peintres. L'archéologue
espérait découvrir quelque nouveau chef-d'œuvre, digne de
la Vénus de Milo récemment apportée en France; l'archi-
tecte rouvrait le grand ouvrage de Le Roy, si longtemps
délaissé, et relevait le plan des temples dévastés. Labrouste
fait des études approfondies sur les temples de Pœstum,
Duban sur les constructions pompéiennes; Vaudoyer, Duc,
rivalisent de zèle avec eux. L'archéologie pure est enseignée
au Cabinet Royal des médailles par Raoul-Rochette; bientôt
le même savant deviendra secrétaire perpétuel de l'Académie
des Beaux-Arts, et Beulé, un ancien membre de l'école fran-
çaise d'Athènes, héritera de lui cette double fonction. Cepen-
dant l'école d'Athènes, à côté des épigraphistes, reçoit aussi
des architectes; et dès lors des « restaurations » s'ensuivent,
documentées, précises, oii la science et l'art contractent le
mariage préconisé jadis par Caylus. Les explorations, les mis-
sions se multiplient. Armée de l'instrument d'analyse créé par
Ottfried MûUer, ce rénovateur de la science de Winckelmann,
1. Maxime du Camp, Chants moderries, 18c5.
778 l'art français ET LA LITTÉRATURE AU XIX'^' SIÈCLE
la ( riti(]ue projette son lumineux réflecteur sur tous les coins
de l'antique bassin méditerranéen. Sur les pas d'Abel Blouet, de
Raoul Rochette et do Beulé, vont s'élancer bientôt les Mariette,
les Renan, puis Eugène Guillaume, Olivier Rayet, en attendant
que la sculpture grecque trouve son historien en M. Max. Colli-
gnon, et tous les arts de l'antiquité leurs encyclopédistes en
MM. George Perrot et Chipiez.
Ce mouvement, encore accru dos découvertes linguistiques
qui s'y rattachent (Champollion, Emm. de Rougé, etc.), exerce
une influence marquée sur l'histoire de l'art français, et sur
l'esprit de son enseignement. Tous les jugements sur l'art
antique sont bouleversés; les cadres historiques de Winckel-
mann, et même ceux d'Ottfried Miiller, sont à refaire. L'esthé-
tique abstraite, qui avait pour base le prétendu idéalisme a
'priori des Grecs, s'écroule avec fracas, entraînant dans sa chute
la doctrine de Quatremère. Les statues du Parthénon détrônent
le traditionnel Laocoon, et le remettent à sa vraie place, sur
les confins de la décadence. L'archaïsme de la vieille école
attique montre le réalisme des premiers imagiers grecs, et
prouve l'évolution de la sculpture grecque, tandis que les
chapiteaux d'Asie Mineure prouvent celle de l'architecture.
Savants et artistes comprennent enfin que l'art grec, loin de
s'être immobilisé dès le début dans une perfection canonique
et doctrinaire, s'est cherché longtemps dans l'art étranger,
a tâtonné, a pris conscience enfin de lui-même, et dès lors
s'est toujours adapté aux lois changeantes de la vie. Bref, on
découvre qu'il n'en va pas autrement de la Grèce que du moyen
âge lui-même, révélé d'hier par Viollet-le-Duc. Or, comme nous
ne sommes ni des Grecs, ni des hommes du moyen âge, force
était bien, en admirant les leçons de leur art, de leur laisser
cet art lui-même. Plus l'antiquité vraie se révélait à nos yeux,
plus s'imposait cette vérité, qu'il ne fallait pas imiter l'inimi-
table. Elle était un exemple à étudier, non un modèle à copier,
une abstraction à contrefaire. Elle passait désormais au premier
raFig pour l'enseignement, au dernier pour l'imitation. Le grand
bienfait de l'archéologie contemporaine, c'est d'avoir placé la
Grèce si haut dans notre admiration, qu'elle a découragé nos
artistes de la recommencer.
DU ROMANTISME AL" REALISME 779
Le paysage. — Ainsi, tic toutes parts, la « doctrine » tom-
bait en morceaux. Les diverses murailles de la Chine que les
conventions académiijues, les abstractions décole avaient éle-
vées entre la nature et l'artiste, tombaient par larges pans, lais-
sant voir à travers leurs brèches le ciel tout neuf et la nature
drue. Une bande enthousiaste s'élança à l'assaut de ces cou-
leurs fraîches, fascinée par « l'or des genêts et la pourpre des
bruyères » : la dernière bastille, le « paysage historique », était
enfin emportée, autour de 1840. Jean-Jacques Rousseau triom-
phait avec Théodore Rousseau.
On ne peut raconter ici les destinées du paysage depuis Wat-
teau '. Rappelons seulement que, pendant l'épidémie davi-
dienne, un professeur qui fut le David du paysage, Yalen-
ciennes, avait fixé les lois de « ce genre », suivant un canon
pédantesque et solennel, dont le Poussin mal compris faisait
l'autorité principale. Les fabriques, les monuments « héroï-
ques », les personnages « mythologiques », l'heure du jour
elle-même, y étaient prescrits en articles rigoureux; et Claude
Lorrain, au cours de ces théorèmes, recevait de bons coups de
férule. L'Académie avait consacré ce nouveau dogme en insti-
tuant, en 181G, le prix de paysage historique. Victor Berlin,
Xavier Bidault et Wattelet, sont le produit d'un enseignement
qui faillit, par contre-coup, étouffer Théodore Rousseau et faire
avorter Corot. Mais enfin ce dernier joug, plus absurde que
tous les autres, parut insupportable. Battu en brèche par les
chefs-d'œuvre de Th. Rousseau, le jury dut enfin se rendre. Des
1841, toutes les portes s'ouvraient à nos paysagistes. Ils étaient
une pléiade déjà ; leurs rangs se grossirent encore ; ils augmentent
toujours. Les caractériser ici, les différencier, la plume de Théo-
phile Gautier y suffirait à peine. De Jules Dupré à Millet, de
Cabat à Cazin, de Brascassat à Français, de Troyon ou de Rosa
Bonheur à Duez ou à M. Roll, quelle phalange, et combien
variée, sans parler de Daubigny, de Diaz, de Chintreuil, de
Courbet, et du mélodieux Corot! Par eux, une grande explo-
sion de sève française s'est fait jour. Grâce à elle nos artistes
— fait inuuï depuis la Renaissance — se sont attachés à la terre
1. Voir André Michel, Xofes sur l'Art moderne, début.
780 l'art français KT LA LITTERATURE AU XIX"-^ SIECLE
natale, ont dégag-é la poésie de nos divers terroirs, et relevé le
sentiment languissant à une hauteur de sincérité que l'Angle-
terre, jadis en cela noire initiatrice, peut nous envier aujour-
d'hui.
Envisagée au simple point de vue artistique, la rénovation
du paysage offre une signification considérable. Une cathédrale
de France bien analysée a ruiné le préjugé de l'architecture
antique. Une clairière do Franchart bien observée met à néant
le [)aysage historique. L'artiste qui se délecte parmi ces jeux de
la lumière et de la verdure, voit-il des fabriques, des faunes, des
œgipans, ou des Tanaquil prédisant à Luciimon son élévation
fvture (paysage de Victor Berlin)? Non, mais des rochers, des
percées lumineuses, des eaux dormantes, du soleil, du clair-
obscur. Si quelque chose trouble le silence auguste, c'est le
paysan de La Fontaine, l'homme à la houe de Millet, ou encore
l'angélus lointain qui donne subitement aux travailleurs inclinés
l'aspect d'une poésie lamartinienne. Dès lors, à quoi bon courir
l'Italie en quête de motifs, pour peindre une fois de plus etNarni,
et Némi, et Tivoli, avec ou sans pifferari? Voici la forêt de Fon-
tainebleau, presque vierge, avec ses habitants presque incultes,
aux portes de Paris. Bas-Bréau, Barbizon, simples hameaux,,
invitent l'artiste à entrer en communion avec la nature :
« Plonge-toi dans son sein ! » lui crie le poète. Et il s'y plonge^
Le littérateur fait de même. Encore une source retrouvée.
La concordance de la littérature et de l'art, en effet, est
ici remarquable. Le paysagiste, devancé par les romantiques
dans la description de la nature, va se rattraper. La littérature,
de son coté, se pique d'émulation, et fait des emprunts à l'artiste.
Une large veine naturaliste, presque panthéiste, circule dans
Michelet, dans V. Hugo : chez G. Sand, ce n'est plus une A^eine,
c'est un fleuve. Si Th. Rousseau, ou Charles Jacque, avaient
écrit en vers, l'auraient-ils fait d'autre sorte que V. Hugo, dans
la pièce qu'il consacre aux environs du modeste Tréport^?
'• Tu vois cela d'ici. Des ocres et des craies
Plaines où des sillons croisent leurs mille raies...
De vieux toits enfumant le |)a3sage bistre;
Un flcvce, qui n'est />'(.s le Gani/c ou le Cayslrc,
Pauvre cours d'eau normand troublé de sels marins
Des poules et des coqs, étalant leurs dorures, etc.
V. Hugo, Contemplations, t. 1. Lettre (non datée, prolinltlemenl vers 1840).
DU ROMANTISME AL IlÉALISMK 78i
Millcl. qui s'iiidienait du « patatras de la diute des aritres »
•«[uand r « administration » émondait le Bas-Bréau, n'aurait-il
pu s'écrier lui aussi, comme l'épique Grand-Bùcheux des Maî-
tres Sonneurs : « Je n'ai jamais vu tomber un vieux chêne, ou
seulement un jeune saule, sans trembler de pitié ou de crainte,
•comme un assassin des œuvres du bon Dieu »? C'est (ju'il entre
du mystère, disons même de la religion, dans la tendresse de
Millet, comme de G. Sand, pour la nature, pour la terre (« la
tonne terre », dira Fr. Fabié). C'est bien l'Isis gauloise qu'ils
ont célébrée dans l'àme paysanne, c'est-à-dire « une véritable
■organisation rustique, un de ces types purs comme il s'en trouve
encore aux champs, types admirables et mystérieux, qui sem-
blent faits pour un âge d'or qui n'existe pas, et où la perfectibi-
lité serait inutile, puisqu'on aurait la perfection ».
Ces traits, dont G. Sand peint Jeanne la pastoure, évoquent
une vision sociale dont heureusement Millet, simple artiste, ne
s'est pas préoccupé. Il n'en est pas moins vrai qu'ici littérature
et peinture se complètent. Parfois même ces deux arts ont tendu
à se confondre, jamais avec bonheur. La philosophie de Chena-
vard, dans ses fameux cartons destinés au Panthéon, est plutôt
pâle; certaine idylle fouriériste de Papety, qu'on peut voir au
Musée de Compiègne {Rêve de bonheur), est plus proche de la
niaiserie que de la béatitude. Enfin Courbet montrera bientôt,
à force de ridicule, combien l'artiste a tort de forcer son talent,
-et de prétendre prêcher par. le pinceau. Sans réclame, sans
boniment, un Dupré, un Rousseau, un Corot, un Millet, en disent
long, dans leurs toiles muettes, sur la communion de l'homme
avec la nature, et sur cette Arcadie terrestre qui demeure le
rêve incorrigible de l'humanité.
Le réalisme. — Courbet. — L'art du second Empire.
— Toutes ces nouveautés, nées simultanément dans une période
d'une douzaine d'années, à dater d'environ 1836, dépassent infi-
niment en portée la date de 1848, et vont en réalité toucher le
seuil du siècle que nous franchissons. Les promoteurs de ces
divers mouvements sont tous vivants en 1870; quelques-uns
produisent encore après 1880. Quant aux deux grands chefs
de l'école classique et romantique, ils vivent encore, Delacroix
Jusqu'en 1863, Ingres jusqu'en 1867. C'est dire combien il est
782 LA HT FRANÇAIS ET LA LITTEUATURK AU XIX" SIECLE
difficile de réduire à l'unité des formes d'art à ce point diver-
gentes. C'est expli(]uer en môme temps comment, de ce point
central du siècle où nous voici placés, il suffira de deux enjam-
bées pour achever l'étape.
Nous avons vu comment le romantisme, en se désagrégeant,
avait fourni aux div(u*s arts un germe fécond que chacun de
ceux-ci avait développé suivant sa nature propre. Un rajeunis-
sement s'en était suivi, fruit d'une nourriture solide, parfois
grossière. Le réalisme était latent au fond du romantisme. Le
passage du romantisme au réalisme est si naturel, et même
si insensible, qu'à peine peut-on parler d'un changement de
nature : il n'y a qu'un changement de dose dans les éléments.
Osera-t-on ajouter que les longues querelles du réalisme et de
l'idéalisme paraissent aujourd'hui très vaines, et risquent de ne
reposer que sur des malentendus? Pas plus l'idéalisme que le
réalisme ne sont dans les sujets, ni même dans la manière de
les traiter : ils sont dans l'artiste, et tiennent beaucoup moins à
son vouloir qu'à sa nature particulière. S'il est vrai que l'art
c'est K l'homme ajouté à la nature », cette addition est la seule
pierre de touche de l'art, et encore est-elle souvent ambiguë.
Tel artiste est à la fois idéaliste et réaliste. Beaucoup de ceux
que nous avons nommés, Rude, Barye, Rousseau, sont les deux
à la fois. C'est qu'en effet (et ceci complique la question d'une
question nouvelle) leur génération fut telle aussi, comme la
littérature de leur temps. Il est des générations lyriques, par-
tant idéalistes à outrance : ainsi celle de 1820. Il en est qui sont
à la fois exactes et passionnées : ainsi celle de Balzac. Il en est
enfin de résolument pratiques et positives : à celles-là le réa-
lisme raisonné sert d'idéal; et l'art ne saurait manquer de réflé-
chir un tel caractère. Tout le réalisme latent dont nous parlions
tout à l'heure va maintenant se ramasser, faire bloc, et, grâce
au charlatanisme d'un artiste de gros talent, afficher un air de
doctrine qui fera momentanément fortune.
Entre 1830 et 1853, la philosophie « humanitaire » s'est noyée
dans le sang; l'art « philanthropique » est vieux jeu. Le milita-
risme nouveau n'offre encore rien pour l'artiste : il a laissé choir,
dans les entreprises de la force, les rayons dont Raffet, Charlet,
avaient entouré la légende napoléonienne, et les littérateurs
UIJ ROMANTISMI-: AI ItKALlSMK 783
avec eux. Le temps des g^rognards est fini; celui de la caserne
commence. La nation va se consoler <le la perte de sa liberté en
s'enrichissant. Un mouvement brusque fera verser l'esprit
public du côté où il penchait déjà, vers la matière. Ainsi
Courbet ', (jui se cherche avant 1848, et (|ui se trouve aussitôt
après. Le paysan madré qui avait débuté par une Lélia eut tôt
fait de comprendre son temps. Au salon de 1850-1 Sol, il expo-
sait, entre autres morceaux, trois de ses toiles les plus célèbres,
Y Enterrement à Ornans, les Casseurs de pierres, les Paijsans de
Flagey. En 1853, les Baigneuses, les Lutteurs et la Fileuse; dans
les dix années suivantes, les Demoiselles de la Seine, le Retour
de la conférence, la Femme au perroquet, etc. En 1855, il ouvrait
son Exposition particulière. Bientôt il prenait la plume. « Le
fond du réalisme, écrivait-il, c'est la négation de l'idéal et de tout
ce qui s'ensuit. C'est par là que l'on arrive en plein à l'émanci-
pation de la raison, à l'émancipation de l'individu, et finalement
à la démocratie. » Proudhon venait à la rescousse avec un livre
posthume {Du j)rincipe de l'art et de sa destination sociale, 1861),
qui n'éclaircissait pas beaucoup ce galimatias. Autour de la
question, les critiques, grands assembleurs de colères, épaissirent
la confusion, en compliquant la querelle artistique d'une que-
relle littéraire. Si Proudhon, Baudelaire, Champfleury, Thoré-
Biirger, et surtout le démocrate Castagnary, partisan d'une
peinture « laïque », tenaient pour Courbet, d'autre part le peintre
d'Ornans avait contre lui les répugnances des délicats comme
Th. Gautier, ou des vrais puissants, comme V. Hugo. Toute la
critique officielle était naturellement contre lui. Courbet put
ainsi occuper de sa personne toute une génération, jusqu'au
delà de 1870. Sa vanité y trouvait son compte. Sa réputation
d'artiste, par contre, y a un peu perdu. Quant à ses idées, qu'il
croyait révolutionnaires, elles sont plutôt enfantines.
La peinture, pour Courbet, est un art concret. L'abstrait est
interdit au peintre. Il doit se défendre d'une idée ou d'un senti-
ment, comme d'une trahison envers son modèle. Ce modèle est
d'ailleurs pris au hasard, c'est-à-dire toujours emprunté à des
échantillons grossiers, qui reflètent une matérialité bestiale. Au
1. Né en 1819 à Ornans (Doubs), mort en Suisse en 1817.
784 LAUT FRANÇAIS ET LA LITTERATURE AU XIX'' SIECLE
fond, Courbet ne connaît de Thumanité que « la bête humaine ».
Son art est un choix à rebours. Mais, s'il a méconnu et la nature
et la peinture, il a bien connu son talent, très fort dans d'étroites
limites. Artiste, il l'a été d'une façon non point très relevée,
mais très réelle, par la stricte fidélité de son pinceau, et l'éner-
gique rendu du modèle. Ouvrier excellent dans cette lutte du
portrait avec l'objet, peintre qui eût pu devenir grand peintre,
si la conception chez lui eût été jointe aux qualités souvent
magistrales de l'exécution. Aussi Courbet, insu})portable dans
ses toiles à gageure, est-il très intéressant dans le portrait, et
retrouve-t-il tout le bénéfice de ses qualités robustes dans ses
paysages, précisément parce qu'il n'y reflète rien qui ne soit
vrai, et que la « nature naturelle », ici, suffit pour nous
charmer. Courbet est donc bien, par ses qualités comme par
ses défauts, le réaliste pur, celui qui se défend d'ajouter quoi
que ce soit à son modèle, et qui se déclare créateur parce qu'il
se refuse toute création.
C'est par là qu'il est significatif d'une époque. Sa peinture va
rejoindre la littérature que créait Flaubert avec Madame Bovary
(1857). L'impersonnalité est sans doute moins laborieuse chez
le peintre. Mais, par le goût de l'observation, par le choix des
modèles, l'art de Flaubert est le frère de l'art de Courbet. Avec
des nuances, il serait facile de prolonger le parallèle de l'art réa-
liste avec la littérature du Second Empire, de comparer l'art de
Carpeaux et de Clésinger avec celui de Feydeau, du Taine de
Frédéric-Thomas Graindorge, de Dumas fils, etc. Zola et Maupas-
sant sont au bout de celui-ci, Manet au bout de celui-là. Parmi
les divers courants qui se font jour alors dans les lettres comme
dans les arts, le plus fort de beaucoup est le courant réaliste.
La vie mondaine, une morale facile, trop d'argent trop facile-
ment gagné, le goût d'un luxe voyant qui sent son parvenu, une
fièvre d'amusement, Paris se couvrant de constructions chères,
la contagion, enfin, comme l'appelle Augier, voilà l'esprit qui
gagne tout, met partout sa marque, jusque sur ces têtes vides où
l'art de Carpeaux a fait luire le sourire aigu du désir. C'est à
ces signes de frivolité sensuelle et d'élégance pimentée, à cette
soif de jouir ingénument déclarée, que se reconnaîtront toujours
la peinture et la sculpture « Second Empire ». Quant à l'archi-
IlL' UIIMANTISME AL" lUvMJSMI-: 78:;
lecture, elle trouvera son expression dans les richesses inutiles
(lu Louvre de Napoléon III et dans l'harmonieuse incohérence
de rOpéra, oîi triomphe l'opulence d'un escalier. (Jluvrc d'ail-
leurs puissante, où tout est prodliialité, mémo le talent.
Après Courbet. — Impressionisme et dilettantisme.
— Les écrivains d'art. — L'art bruyant, voilà ce qu'a inau-
iiuré Courbet, pendant qu'autour de lui d'autres inauguraient la
littérature bruyante. Désormais la peinture (car c'est surtout
d'elle qu'il s'agit) se fera tapageuse et volontiers scandaleuse.
Les polémiques se monteront au ton d'une presse désormais
sans frein. La politique elle-même se nichera dans la criti(|ue
d'art. Quant à l'artiste, occupé d'amasser le public devant ses
toiles, et de se faire remarquer dans ces capharnaiims qu'on
appelle les Salons, il cherchera à frapper fort, sinon à frapper
juste. Le public, lui, verra surtout dans l'art un spectacle de
plus, offert à sa vorace curiosité. Les audacieux, qui ne s'étaient
jamais vus à pareille fête, auront des attentions pour les
badauds. Courbet n'était pas à la fln de sa carrière, qu'il était
déjà délaissé : son réalisme fatiguait. On avait déjà mieux,
Y impressionisme, mot peu français, chose peu artistique : mais
l'art, comme la langue, n'en est plus à un barbarisme près.
Ce ne sont plus les choses qu'on va peindre : c'est l'impression
momentanée qu'elles produisent sur l'œil, quand elles sont
noyées dans l'air ambiant, et sujettes, pour nos sens imparfaits,
à toutes les déformations de la lumière. L'école an plein air est
fondée. Fi d'une lumière savante et de la peinture étudiée!
Plantons le chevalet dans la rue, en face d'un buveur, et c'est
le Bon bock; ou sur les bords d'une rivière, et ce sont les
Canotiers d'Argenteuil. A ce jeu, Manet, en dépit de son réel
talent, détruit l'une des deux choses que Courbet avait laissées
debout, le dessin. En revanche, il ne maintient pas l'autre, la
couleur, car, ce qu'il voit bleu, un autre le verra violet, et dix
yeux donneront dix impressionismes.
Pourtant cette nouveauté a laissé sa marque dans l'art, et
n'a pas été uniquement négative. Il était bon d'étudier les per-
sonnages dans leur atmosphère, et d'observer « l'ambiance des
sujets », suivant le jargon dont les littérateurs ont abusé autant
que les artistes. Il était bon aussi d'étudier, sur documents en
Histoire de la langue. Vit. 50
780 l'art français ET LA LITTÉRATURE AU XIX' SIÈCLE
quelque sorte (ainsi feront Zola, les Goncourt), cette vie con-
temporaine que le roman, le théà re, vont nous servir en
« tranches ». Un Bastien-Lepage, s'il eût vécu, nous eût montré
que la riiiueur du dessin n'était pas incompatible avec les effets
de plein air, et que la vulgarité des modèles n'exclut pas tou-
jours l'expression, voire une certaine poésie.
Mais tout cela est laid. L'art est-il désormais brouillé avec la
beauté? On peut répondre qu'une époque a l'art qu'elle mérite.
D'ailleurs, le dilctlantisme, né d'hier, ne crée-t-il pas toutes
sortes d'échap[)atoires? Voici la modernité, ou la recherche du
détail inédit, dans la peinture des élégances vicieuses : du Lan-
cret, mode 1880, commenté par de jeunes revues échauffées
de littérature malsaine. Voici le japonisme, avec ses enfantil-
lages gracieux, son art décoratif brillant, sautillant. Voici les
grâces du xvni^ siècle, restaurées par la passion des collection-
neurs, à l'heure où renaît le pastel. Voici le bibelot, voici
l'aquarelle, et toutes ces fantaisies d'art où se reconnaît le goût
raffiné de la Parisienne. N'est-ce rien que tout cela?
C'est beaucoup. C'est même trop pour un art sain et vigou-
reux. A ces modes changeantes, à ces caprices mièvres, se recon-
naît l'influence d'une certaine littérature très fine, mais un peu
malade, celle qui s'est proposé pour but presque unique de noter
des sensations. De Stendhal à Th. Gautier, de Th. Gautier à
Baudelaire, de Baudelaire aux frères de Goncourt — en passant
par Edgar Poe, que Baudelaire a francisé — raffinement a été
s'aiguisant toujours davantage : la sensibilité, exaspérée par des
attouchements de i)lus en plus délicats, est devenue sensitivité,
etlasensitivité, névrose. Plus rien de naturel, de simple, ne peut
approcher de pareils organismes sans les blesser, sans provoquer
chez eux des réactions ou des suggestions nerveuses sans rap-
port normal avec l'objet. La traduction qu'ils donnent de ces
contacts douloureux avec les choses est saccadée, vibratoire,
lancinante. Les procédés de style, dans le Journal de Goncourt,
relèvent presque de la pathologie. Leur transcription en peinture
n'est guère différente. Le « pointillisme », le « tachisme », etc.,
ne sont pas moins des maladies que des singularités. Il y a une
sorte d'hystérie esthétique dans certaines manifestations de l'art,
produits évidents d'une éducation trop exclusivement délicate.
DU ROMANTISME AU UKAMS.MK 787
Ainsi, (rime part les grossièretés voulues, de l'autre les raffi-
nements alambiqués, sortent tour à tour du réalisme, comme le
réalisme était sorti du romantisme; et ces nouvelles formes
d'art, altérations diverses de la nature et du vrai, ne s'en récla-
ment pas moins du vrai et de la nature. Il est tant de vrais, et
tant de 7iatures\ On ne dispute plus sur la question de 1' « idéal »
dans l'art, cette controverse est surannée : ni même sur le
« classique » en art; le sens du classique est perdu, pour cent
raisons. La critique d'art, à vrai dire, y a fort contribué pour
son compte. Les doctrinaires ont disparu; les convaincus se
font rares. Il reste les polémistes et les dilettantes : les uns qui
voudraient guider et ne le peuvent guère, les autres qui pour-
raient et ne le veulent plus. Il reste encore les historiens, un
Charles Blanc, un Paul Mantz, qui se font de plus en plus
réservés, et les théoriciens philosophes. Mais un Taine, qui
exerce une forte prise sur quiconque lit et pense, n'en a aucune
sur l'artiste, qui maintenant pense peu et lit encore moins. Plus
de règle, plus de doctrine, aucune esthétique, mais des sens très
déliés, et des instincts partout à l'affût, voilà, à peu près, l'état
de l'art en 1880. Par là s'explique l'anarchie de l'art présent.
///. — L'art présent.
(Vingt dernières années du siècle.)
Influences sociales. Art et démocratie. — L'art présent
est un chaos. Beaucoup s"en affligent, et concluent à la déca-
dence. C'est trop se hâter. Il est des anarchies inévitables; il en
est même de salutaires. Toute la question est de savoir si l'art
présent souffre d'une impuissance constitutive, ou s'il subit une
crise qui n'est d'ailleurs particulière ni à l'art, ni à la France.
Quand on considère l'état de liberté complète, ou, pour em-
prunter le mot d'un critique ', l'état d' « indétermination >,, où
le romantisme a placé l'art comme la poésie, au début du siècle;
1. M. Gustave Lanson.
7SK l/AUT FRANÇAIS ET LA LITTERATURE AU XIX" SIECLE
quand on suit les étapes de cet art nouveau, livré sans guide à
son instinct, à travers les générations si diverses qui ont précédé
la nôtre, on ne peut s'étonner que le résultat obtenu au prix de
tant d'efforts soit un émiettement total. Plus d'école, mais une
poussière de talents; plus de corps, mais des individus. L'indi-
vidu, c'est-à-dire l'infinitésimal, voilà la dernière expression de
l'art dans notre constitution démocratique, qui est, elle aussi,
l'âme française infinitésimale. A quoi bon nier l'évidence? Depuis
vingt ans surtout, l'art ne vit ni d'idées générales, ni d'aspira-
tions communes, ni d'efforts résolument orientés : il vit d'indi-
vidualités isolées, d'essais parcellaires. Et pourtant, toutes les
libertés, pratiquées aujourd'hui sans obstacle, rendraient possi-
ble quelqu'une de ces imposantes manifestations de l'art oii la
plus extrême diversité se fond en une harmonie grandiose. Gom-
ment donc expliquer que, jamais moins d'obstacles ne s'étant
opposés à l'éclosion de chefs-d'œuvre, et jamais l'artiste n'ayant
eu un contact plus direct avec la nature, avec la vie, matière
première de toute œuvre sincère et durable, ce soit justement
à cette heure que les chefs-d'œuvre se fassent le plus long-
temps désirer?
L'objection serait de force, et pourrait prouver contre cette
liberté laborieusement conquise, si l'on ne répondait aussitôt
que l'art, né de cette liberté, ne saurait avoir d'autre nour-
riture, d'autre vie, d'autre âme enfin, que celles même de la
nation. Quand toute la nation tressaillera d'une émotion com-
mune, l'art saura faire écho à cette émotion. Mais si c'est le
chaos que la pensée française, si ses aspirations sont l'anar-
chie même, si l'élite intellectuelle est noyée dans la masse,
comment exiger qu'un art fondé sur l'observation soit empreint
d'un caractère que n'a point l'original sur lequel il se règle?
Veut-on qu'il se fasse menteur pour nous plaire? Un art acadé-
mique, une tradition purement conventionnelle, peuvent, certes,
vivre en tout temps, et se superposer à toutes les sociétés :
mais, s'il s'agit d'art vivant, comment ne pas voir ({u'uu art
noble ne peut éclore en un temps dépourvu de grandeur morale,
et qu'ici, suivant la règle de Taine, il faut demander compte
aux « facteurs » de la qualité du « produit »?
L'art subit donc profondément certaines influences sociales.
l'a HT l'ItKSKNT 789
Il subit aussi dos influences industrielles. La nécessitr de faire
vite, de tout subordonner à des conditions nouvelles de cons-
truction, à dos combinaisons inodifos de formes et de matières,
stimule les audaces du peintre, du décorateur, du céramiste, de
l'ornemaniste. Dans cette émulation, on ne peut se distinguer
sans quelque excentricité. Voilà la singularité prise pour la
règle, ou à peu près. Des inventions mécaniques, d'autre part,
ont leur répercussion sur l'art entier. La photographie rend, à
cette heure, des services inestimables à l'histoire de l'art. Mais
à l'art qui se fait, qui dira si elle est plutôt profitable ou funeste?
Tous les arts de la gravure sont déjà frappés au cœur. Par
contre, il y a du procédé photographique, de 1' « instantané »,
dans le tableau à personnages, dans le paysage, même dans la
sculpture. Et pourtant, qui voudrait maudire une invention qui
est à mi-chemin de l'art, et qui, dans son principe réaliste, est
déjà comme un art consultatif?
Influences littéraires et artistiques. — Heureusement,
l'art n'est pas étroitement asservi à l'influence du « milieu » ; et
la doctrine de Taine, trop systématique, reçoit un démenti à
côté d'une confirmation. L'artiste, ailé comme le poète, se
réfugie comme lui dans un « milieu » où il puisse respirer à
son aise, s'il étoutTe dans le nôtre. Il y a donc constamment,
à côté d'un art qui suit le courant du siècle, un art qui le
remonte ou qui s'en évade. La littérature fait de même. Et c'est
ainsi qu'à côté de ces « grèves », de ces « jours de paie », de
ces scènes d'ouvriers, de ces cafés chantants, etc., qui sont la
pâture ordinaire d'une peinture sortie de VAssommoù' ou de
Germinal, on peut remarquer un autre art dont les accointances
avec une littérature raffinée sont évidentes. Les Parnassiens, à
égale distance du romantisme débridé et du gros réalisme, n'ont
pas été sans influence sur cet art, par leur souci de la forme
pure, et la délicate orfèvrerie de leurs couleurs. Les svmbolistes,
de leur côté, ces heureux ennemis de l'allégorie poncive, en
rajeunissant les mythes antiques, en revêtant les plus vieux
sentiments de l'humanité de formes imprévues et précieuses,
ont suggéré à un Oustave Moreau d'exquises découvertes. Un
second romantisme, plus subtil que le premier, a ravivé tel nom
presque oublié, qui a bénéficié d'une gloire posthume : Alfred
790 L'AUT français ET LA LITTÉRATUIIE AU XIX'= SIÈCLE
de Vigny s'est réveillé notre contemporain. Un Leconte île Liste,
un llérédia, sculpteurs de visions au relief de marbre, ou créa-
teurs de magiques sonorités, ont fait rêver d'un art qui alliât la
rareté de la pensée à la flerté du contour. Leur poésie était déjà
une plastique; la plastique s'est faite poésie à son tour. L'école
décadente elle-même n'a pas été inutile. S'il est sorti en ces
dernières années des Fleurs du mal })lus de mouches vertes que
de papillons; si Stéphane Mallarmé et Verlaine n'ont pas manqué
d'inspirer aux artistes plus de bizarreries que de beautés, le
vague même et le décousu de leurs cantilènes n'ont pas laissé
cependant d'avoir pour les artistes une valeur de confuse évoca-
tion. Et il en a été de même pour toutes les nouveautés qu'ont
découvertes successivement la troupe bigarrée des jeunes revues,
le théâtre septentrional, le roman exotique. Ajoutons, fait capital,
l'influence récente de la musique, et surtout le luagnérisme. Des
« états d'àme » singuliers, changeants comme les modes des
habits, ont été arborés d'hiver en hiver, tirant leur origine, ici,
d'un poème de Keats ou de Spencer, là d'une pièce d'Ibsen, là
d'une nouvelle de Loti, ce Chateaubriand fin de siècle. Un
être hybride, mi-partie artiste, mi-partie littérateur, est sorti
de là, dandy mixte et critique amphibie de ces dix dernières
années, 1' « esthète ».
Les mêmes artistes qui s'imprégnaient ainsi de littérature
raffinée, ne s'éprenaient point — est-il besoin de le dire? — de
peinture et de sculpture « classique ». Leurs préférences allaient
aux primitifs, seuls modèles à la fois savants et naïfs, clairs
et énigmatiques. L'influence des primitifs, visible dès l'époque
d'Ingres, est devenue très considérable dans ces dernières années,
au point d'avoir profondément modifié l'art contemporain. Le
moyen âge finissant a trouvé dans ce besoin de fraîcheur,
d'ingénuité, qui s'est fait de plus en plus impérieux chez nous,
un regain de popularité.
Mais c'est surtout l'Italie ancienne et l'Angleterre d'aujour-
d'hui qui ont profité de cet engouement. Le doux Botticelli
en a séduit un grand nombre, avec ses corps pliant comme
des écharpes, et le doux zézaiement de ses formes; Mantegna
a retenu les esprits plus serrés, Carpaccio les palettes plus
chaudes; les Flandres de Memling et l'Allemagne de Durer ont
L A HT PKESK.NT 791
eu plus (l'un dévot; mais en particulier l'Ang-lelerro préraphaé-
lite a chez nous failli faire école. Plus fréquent à nos expositions,
Burne-Jones aurait certainement teinté de ses couleurs moel-
leuses l'évolution idéaliste qui s'achève en ce moment sous les
auspices d'influences décidément françaises. Enfin l'esthétique
mystique d'un Ruskin, et sa « religion de la beauté », se sont
répandues de proche en proche, gagnant l'Europe après la
France, et l'Amérique après l'Europe.
Ainsi s'est élargi à l'infini le cercle de l'art présent. Si mul-
tiples sont les influences qu'il subit, si contradictoires les aspi-
rations parmi lesquelles il se débat, si fortes et si générales les
impulsions dont il est frappé et qu'il communique à son tour,
qu'on peut bien l'accuser d'être incohérent, certes, quoiqu'il ne
soit pas plus incohérent que la littérature présente, la musique
présente et en général les idées présentes, non seulement en
France, mais à l'étranger : quant à prononcer que cette incohé-
rence est définitive, ou qu'elle doive demeurer stérile, c'est ce
que trop de symptômes démentent pour qu'on soit seulement
tenté de le penser.
Vitalité de l'art français. — Rarement, en effet, l'art
français a donné des preuves d'une vitalité, sinon plus homogène
et plus robuste, du moins plus diverse et plus originale. On en
pourrait donner des preuves tirées de l'abondance de sa pro-
duction, des imitations qu'il suscite hors de France, de l'em-
pressement que mettent les artistes étrangers à fréquenter chez
nos maîtres, ou à briguer les récompenses de nos Salons.
Laissons ces divers arguments, tirés de l'apparence des choses,
pour en donner trois qui nous semblent tirés du fond.
Le premier, c'est cette véritable renaissance de l'idéalisme
qui a marqué la peinture depuis vingt ans, et qui est due en
notable partie au grand artiste mort hier presque avec le siècle,
Puvis de Chavannes'. L'un des premiers, Puvis de Chavannes,
réagissant contre le réalisme borné de sa génération, a compris
que l'artiste est un interprète bien plus qu'un traducteur; que
l'œuvre d'art n'est pas un simple miroir de ce qui est, mais un
foyer où se concentrent tous les rayons de poésie épars dans la
1. Né à Lyon en lS2i, mort h Paris en 189S.
792 l'art français ET LA LITTÉRATURK AU XIX'^ SIÈCLE
multitude des choses; que la création en art est un dégagement,
et non une imitation des choses; et qu'enfin l'artiste n'est com-
plet que s'il fait vivre dans le monde que chacun voit un monde
que lui seul a conçu. De là ces tranquilles et fortes pages de
légende, claires et profondes comme la vie générale de l'huma-
nité, ou ces symboles d'une auguste simplification, où tout un
monde de sentiments tient en quelques silhouettes, quelques
gestes, parmi une lumière empruntée aux Champs Elysées de
Virgile. Le Panthéon, l'Hôtel de Ville de Paris, Amiens, Lyon,
Marseille, disent la gloire de Pu vis de Chavannes. L'effet de ses
œuvres sera senti mieux encore dans le recul de la postérité.
Le second argument, c'est la verdeur de notre école de sculp-
ture, sans contredit la première du monde. A l'ombre de maî-
tres tels que Falguière, P. Dubois, Rodin, et dont quelques-uns,
comme Frémiet, continuent la tradition de Barye et de Rude,
grandit tout un peuple d'ardents ouvriers, qui ont prolongé la
gamme de la sculpture jusqu'à la plus expressive acuité. De l'élé-
gant Puech jusqu'au jeune et magistral Gardet, longue est la
théorie de nos bons sculpteurs, vaillants héritiers de nos antiques
« ymagiers », et qui, comme eux, taillent leur rêve à coups de
ciseau, ou incrustent « un plomb brûlant sur la réalité ».
La troisième preuve, et non la moindre, est la résurrection
des arts décoratifs. Enfin nous voyons lever la moisson que
Viollet-le-Duc a semée. Après s'être égarées hors de France,
— en Belgique, en Angleterre, — d'où elles nous sont revenues
fortifiées, les idées (\u grand restaurateur médiéval sont retour-
nées vers leur pays d'origine, où elles fécondent maintenant
tous les arts. Bientôt le mariage entre l'art et l'industrie sera
complet. La décoration de nos appartements, le travail du bois,
du cuivre et du fer, l'ornementation des meubles, se ressentent
d'une interprétation nouvelle de la flore ou de l'être humain,
pris comme motif de décoration. Le grès, l'étain reprennent
leur ancien rang artistique. Un céramiste comme Carriès, mort
à la peine, un verrier comme Galle, créateurs au sens total du
mot, sont des noms à inscrire à la suite de Palissy. L'habita-
tion, forcée de suivre l'ameublement, comme le cadre s'adapte
au tableau, change à son tour d'aspect et de forme. Voilà donc
la rénovation de l'architecture entraînée par le mouvement des
M •-
O
l/AliT l'ItKSKXT 793
nrts décoratifs. Cette fois la inanlic est rationnelle : du dedans
la transfonnation passe au dehors. L'aiTliilecture de l'avenir,
dont le siècle présent a long(eni[is déses[»éré, s'annonce au
moment oii ce siècle s'achève.
L'art (( européen ». — H faudrait trailleurs se garder de
croire que cet état général de l'art, et même ces renaissances
partielles, soient choses particulières à la France. Pas plus que
sa littérature, son art, depuis environ vingt ans, n'est soustrait
aux grands courants d'idées et de sentiments, — actions ou
réactions, — qui circulent d'un continent à l'autre, et mettent
en branle la machine intellectuelle de l'humanité. Le fait
capital de ce dernier quart de siècle, c'est, pour toutes les
choses du goût et des idées, une tendance à & européanise7\ Mais
est-ce assez dire encore? L'Amérique, loin de se laisser dis-
tancer, a fait une victorieuse apparition sur le champ de bataille
de l'art, — et pas sur celui-là seulement. L'art « européen »
aura désormais Londres et New-York pour pôles. Paris semble
jusqu'ici destiné à demeurer le centre. C'est qu'en effet, durant
les deux derniers siècles, il n'a pas été strictement national,
nous avons dit ailleurs pourquoi. Imbu d'un esprit académique
ou classique, partout pris pour la vraie tradition du bon goût,
il ne s'est pas fait tort de ce fait aux yeux de l'étranger, au con-
traire. D'autre part, si au cours de ce siècle, l'art a rompu
l'attache académique, c'est pour suivre librement de grands
courants de pensée, qui n'étaient point spéciaux à la France,
quand ils ne lui venaient pas directement de l'étranger. De toute
façon, notre art comme notre littérature n'ont pas été jusqu'ici
très « nationalistes » : et ce caractère, joint au goût qu'on nous
reconnaît encore, fait au dehors notre succès. Mais ce succès lui-
même, sera-t-il indéfini? En ce qui concerne l'art, les choses
pourraient bientôt changer, si l'on n'y prend garde. Dans cet art
<( cosmopolite » que sont en train de nous faire les Salons inter-
nationaux et les Expositions Universelles, plusieurs nations
briguent avec la notre l'honneur de conduire l'art « européen ».
L'Angleterre se distingue parmi nos rivales : par deux fois en
ce siècle, l'influence de ses peintres a été directe sur les nôtres.
La Belgique est au premier rang pour la peinture « forte »
et les arts du métal; l'Amérique a des audaces qui, là comme
794 L ART FRANÇAIS ET LA LITTERATURE AU XIX° SIECLE
ailleurs, lui réussissent. Enfin l'Allemagne, en pleine et magni-
fique effervescence artistique, annonce, à des siijnes non équi-
voques, qu'elle disputera le pas à l'Ang-leterre artistique comme
elle fait à l'Angleterre commerciale. C'est à la France de main-
tenir sa primauté sur les autres capitales de l'art. Ainsi les
prémisses littéraires posées jadis par M"" de Staël reçoivent, à
quatre-vingt-dix ans de distance, leur conclusion artistique. « Il
faut avoir l'esprit européen », disait l'auteur de ï Allemagne. Le
problème, pour notre art d'aujourd'hui, est de devenir « euro-
péen » sans cesser pour cela d'être « français ».
BIBLIOGRAPHIE
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Th. Rousseau, 1872; La vie et l'œuvre de J.-Fr. Millet. — E. Chesneau,
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David-Sauvageot, Le réalisme et le naturalisme dans la nature et dans
l'art, 1890. — G. Larroumet, Études de littéral, et d'art, 4'= série, 1896. —
André Michel, La sculpture du siècle à l' Exposition de 4889 {Gaz. des
Beau.i--Arts); Moles sur l'art moderne, 1896.
CHAPITRE XVI
LA LANGUE FRANÇAISE '
PREMIERE PARTIE
LA RÉVOLUTION ET L'EMPIRE^
/. — Histoire externe de la langue.
Le français dans l'école. Coup d'œil en arrière. Les
premières années du XVIir siècle. — Par un contraste
dont les contemporains eux-mêmes furent frappés, pendant
que notre langue étendait ses conquêtes d'un bout à l'autre du
monde civilisé, elle n'arrivait qu'à peine à pénétrer ces « pays
latins » que formaient en France même. les diverses Facultés;
recherchée partout ailleurs, elle devait vaincre ici de haute lutte.
Le xvn^ siècle avait vu déjà quelques progrès s'accomplir
dans certaines écoles où des maîtres hardis rompaient avec la
routine. J'ai parlé de Port-Royal. Dans l'Oratoire le P. de Cou-
1. Par M. Ferdinand Brunot, maître de conférences à la Faculté des lettres
de l'Université de Paris.
•2. Toute l'histoire de la langue depuis 1789 devait paraître à la fin du tome Vlll.
Cette histoire ne saurait en eiïet, telle que M. Brunot l'a conçue, se couper en
1850. La publication d'un chapitre relatif à la langue dans le présent volume
ayant, pour des raisons matérielles, paru utile, M. Brunot a bien voulu détacher
la première partie de son étude pour la placer ici. Bien qu'elle s'arrête autour
de 181.5, et que la langue de cette époque se rattache, par la plupart de ses
caractères, à celle du XYur siècle finissant, elle annonce déjà ce qui va suivre,
puisque cette époque est celle, sinon des ouvriers de la grande révolution lin-
guistique de notre siècle, du moins de leurs précurseurs. {Note des éditeurs.)
796 I-V LANGUE FRANÇAISE
dren avait aussi établi que les études latines seraient précédées
d'un enseignement pratique et élémentaire des règles et de
l'orthographe du français. Plus tard une nouvelle classe, la
se[)tième, fut encore créée pour permettre de trouver le temps
nécessaire à cet enseignement. Le catéchisme, l'histoire étaient
enseignés à Juilly en français '.
Plusieurs demandèrent bientôt que les professeurs adop-
tassent partout ces nouveautés qui paraissaient rationnelles. Les
uns n'y voyaient ou feignaient de n'y voir qu'un moyen de
rendre plus courtes et plus faciles les études latines, et l'appren-
tissage grammatical". D'autres avouaient nettement qu'il y avait
quelque intérêt à savoir par principes sa propre langue, et à
accoutumer les enfants à bien parler « selon la pureté de la
langue françoise ' ». Il se rencontra môme des hommes, comme
le célèbre abbé Fleury, qui osèrent penser que l'étude de cette
langue pouvait suffire dans nombre d'états, et qu'on se désa-
buserait de « la nécessité du latin pour n'être pas ignorant* ».
Malgré ces exemples et ces professions de foi, tout restait à gagner
dans la plupart des collèges et des écoles, et même cette habi-
1. Voir Hamcl, llisl. de Vabhayc et du collège de Jailli/, Paris, Gervais, 1888.
2. Voir le Dessein d'une nouvelle méthode pour instruire la jeunesse, présenté à
MM. de Sorbonne (Paris, Le Coinle, 1653). Cf. Malehranclie, Rech. de la vérité,
Paris, ni2, in-4, H. Prof. : N'eslil pas évident qu'il faiil se servir de ce qu'on
sçait pour apprendre ce qu'on ne sçail pas : et que ce seroil se moquer d'un
François, que de lui donner une grammaire en vers allemands pour lui apprendre
l'allemand? Cependant on met entre les mains des enfants les vers latins de
Despautére pour leur apprendre le latin, des vers obscurs en toute manière à
des enfants qui ont même de la difficuUé à comprendre les choses les plus
faciles. Cf. Laurent Manger, Grammaire, 1703 : Quiconque sçait une langue i)ar
les principes et les règles de la Grammaire, apprend les autres sans peine et en
peu de temps, et comme il est sans doute que la Langue vulgaire est la plus
facile, en ce que l'on y pratique par usage ce que l'on ignore seulement par
règles, que la science en est la plus nécessaire par nipporl au continuel usage,
et que personne n'en est itrivé sans honte et sans regret: il s'ensuit que c'est
celle dont on doit faire la première étude à l'exemple des anciens Domains...
Ceu.\ qui apprendront le Latin après, s'épargneront par ce moyen la peine de
plusieurs années.
3. Tel Cl. Joly, Avis pour Vinstruclion des enfants (1675). Cf. Laurent Manger,
cité plus haut, et Crouzas, Traité de l'éducation des enfants, 163, 16 V, 271 (1722).
4. Voir le Traité du choix et de lu méthode des études, Paris, Auhouin, Émery
cl Clousier, 1687, in-8, p. 178. Hien entendu Fleury voudrait qu'on apprit à lire
en français (17i), et qu'on étudiât la grammaire en français d'abord. « Lorsqu'il
faudroit un peu écrire, on lui feroit rédiger les histoires, (jue l'on lui auroit
contées, cl on lui corrigeroil les mots bas ou impropres, les mauvaises cons-
tructions, et les fautes d'orthographe... Ainsi avec peu de préceptes et beaucoup
d'exercice, il apprcndroit en deux ou trois années autant de grammaire qu'il en
faut à un honnête homme pour l'usage de la vie, et plus que n'en savent pour
l'ordinaire ceux qui ont passé iiuit ou dix ans an collège. » (177.)
IlISTOIItK EXTKILXH \)E LA LANGUE 797
tilde (raj)|H'eii(lr<' à lire ('ii l.itiii, iloiil tiii Chinois, suivant
l'expression de Malebrancho, nVùl pu s'empêcher de rire, «Hait
approuvée « des plus scavans cl des plus sag-es». Y trouver à
redire paraissait encore, d'a[)rès le témoifi-nago du niènne, une
témérité'. ■
Rollin. — Pour l'oser et surtout j)0ur la faire accepter à
l'Université, il fallait un homme d'un mérite peu commun, joi-
gnant à l'indépendance de l'esprit une autorité déjà reconnue.
Cet homme se trouva, ce fut Rollin. Une première fois, dans
une circonstance solennelle, le 19 décembre 4719, le jour oii il
avait été chargé de remercier le roi d'avoir institué la gratuité
de l'instruction, il aAait jeté cette idée de faire marcher de front
l'étude des trois langues. Il la reprit dans le Traité des Études. Le
chapitre premier de ce livre, qui a fait époque dans l'histoire de
de l'Université et de la pédagogie, porte pour titre : « de l'Étude
la langue françoise - ». Après avoir brièvement constaté combien
« il est rare qu'on s'applique à en approfondir le génie et à en
étudier toutes les délicatesses », et comment on en ignore souvent
jusqu'aux règles les plus communes, « ce qui paroît quelquefois
dans les lettres mêmes des plus habiles gens », Rollin s'élève à
une étude générale des exercices qui peuvent être employés
pour apprendre le français par principes : composition, traduc-
tion, lecture expliquée, étude des règles. Je n'ai pas à montrer
avec quel tact il choisit ses modèles parmi les écrivains, ni par
quelle intuition pédagogique il découvre cette explication fran-
çaise, aujourd'hui encore si mal pratiquée, et dont il donne
déjà un modèle presque satisfaisant. C'est là de l'histoire de
l'éducation. Je dois dire cependant qu'on aperçoit aisément
combien d'Aguesseau avait tort de lui dire en manière de com-
pliment : « Vous parlez le français comme si c'était votre langue
naturelle ». On voit, au contraire, à la théorie que Rollin donne,
qu'il a réfléchi, et travaillé le français. Il en a peut-être l'ins-
tinct, il en a fait en tout cas l'étude. Il a lu Regnier-Desmarais,
1. Malebranche, pass. cité. Cf. Girard, L'ortliogr. fr., ni6, l'abbé de Saint Pierre,
Projet pour perfectionner l'orthographe des langues d'Europe, 1730, et Trotet,
L'art d'enseigner à lire, l'î34.
2. Cf. le cliap. m du livre II, où il dit que c'est l'étude du latin qui fait pro-
prement l'occupation des classes, et qui est comme le fond des exercices du
collège.
798 LA LANGUE FRANÇAISE
Arnaukl, Vaugelas, Bouhours, Corneille et Ménage, aussi bien
que Fléchier, Pellisson, Racine, Nicole et Bossuet. Et il sait ce
qui manque à leurs livres, comme ce qui y est. C'est pourquoi
il peut dresser un programme dont la portée est très vaste, et
qui montre non seulement ce que pouvaient et devaient appren-
dre les élèves, mais ce qu'il fallait faire pour perfectionner la
langue elle-même. Encore craint-il de donner à cette partie des
éludes trop peu de temps et d'importance*, tant il en voit la
nécessité \
Les successeurs de Rollin. Quelques progrès. — On
pense bien que de pareils conseils furent entendus hors du
collège de Beauvais et de l'Université de Paris. Dès 1720,
dans le projet de réforme de la Faculté des arts, Pourchot fait
des concessions \ En 1731, Gaullyer veut que son élève, dans
son jeune âge, apprenne « la feuille de grammaire françoise,
plus tard les principes de cette même grammaire en même
temps que ceux de la rhétorique et de la versification^ ».
Restaut affirmait en 1730 qu'il était ordinaire de trouver des
rhétoriciens qui n'avaient aucune connaissance des règles les
plus essentielles^ mais Batteux pouvait proclamer, en 1750, à
la distribution des prix du Concours général, que les lettres
1. » Je ne pense pas qu'il y ail personne qui puisse croire qu'une demi-heure
employée par jour, ou au moins de deux jours l'un, à l'étude de la langue du
pays, soil un temps trop considérable,... j'ai bien plus lieu de craindre qu'on ne
nous reproche d'y en donner trop peu. »
2. Cf. IV, .j24, de l'édition de Savy, Lyon, 1808 : Le principal but qu'on se
propose c'est de les préparer (les jeunes gens) aux emplois qu'ils doivent un
jour exercer; instruire, plaider, faire le rapport d'une alTaire, dire son avis
dans une compagnie. Or tout cela se fait en françois... Enfin, nous est-il permis
de négliger absolument le soin de notre langue, dont nous devons faire usage
tous les jours, et de donner toute notre application à des langues mortes et
étrangères? Le sentiment du public sur ce point n'a pas été douteux. Voir
aussi la lettre citée par l'abbé Froment, p. xxxvi, et la préface (datée du
19 juin 1741) de ses Réflexions sur les fondemenls de l'art de parler, Paris,
Prault, 17.56.
3. Cap. m, 11. Ut pueri a prima aetalc assuefiant Latino sermoni, qui solus
fere in superioribus scholis usurpatur, et quandoque pro varia locorum et tem-
porum ratione plane necessarius est : dabunt operam professores ut adoles-
centes in sciiolis latine loquantur et respondeant.
Ib., 12. Ne lamen vernaculam linguam ignorent, et in sua patria hospites sint
et peregrini, Gallica; etiam linguœ elemenlis imbuantur, et Gallicis tum lectio-
nibus, tum scriplionibus, accurate et pure loquendi facultatem excolent (cité
par Jourdain, llisl. de l'Univ. P.just., CLXVll).
4. Méthode pour commencer les humanités ... par M. Le Fevre de Saumur, avec
des notes ... par M. Gaullyer, professeur en l'Université de Paris, au collège du
Plessis-Sorbonne, Paris, Vve J.-B. Brocas et Cl. Simon, \1?A, p. 109, 123, 131.
5. Gram., p. 22.
IIISTOIIU': EXTERNE llE LA LAN(;LE 799
fraiic^aisos Iciiaienl Irès grande place dans les études. Tandis
que lui-même avait fait toutes ses classes sans entendic pailcr
de La Fontaine, de Corneille, de Racine, de Despréaux ', ses
élèves plus heureux voyaient les grands écrivains français
reçus dans l'Université, non en hôtes, mais en citoyens, non
pour chasser les anciens de leur asile, mais pour y être adoptés
à titre d'alliés, l'étude des uns devant compléter celle des
autres-.
La contradiction n'est qu'apparente; c'est dans ces vinf^t
années, divers ordres de faits le montrent, que le français, qui
se faisait déjà tolérer, commença à se faire reconnaître. Au
Concours général, qui venait d'être institué, il y a en rhétorique,
dès 1747, un prix de discours français. L'Université renonce
aussi à imposer le latin à ses suppôts \ Enfin et surtout elle
laisse tomber en fait l'obligation de parler latin, et la raison
en est sans aucun doute qu'on ne pouvait plus l'observer*.
1. Traité de l'arrangement des mots, Paris, 178S, Let. à mes neveux, IX-X.
2. Oratio de gustu veterum in studio litterarum relinendo, Parisiis, l"oO, apiid
Ant. Blondel, p. 16. « Ingérant commenta ejusmodi falsa et varia, nec velint
oculis suis videre quod omnes boni vident, et vero probant maxime, Galiicarum
literarum plurimam menlionem fieri in studiis nostris : poêlas noslrates, ora-
tores, scriptores rerum pridem receptos esse intra Academiam : eos cognatos
antiquis, eadem magistra nalura educatos, iisdem alimentis onutrilos, haberi
apud nos et habitare; non tanquam transfugas in castris alienis, aut hospiles
externa in domo, sed tanquam cives in suo; coloris, saporis, natur;e simili-
tudine in jus et corpus veteris lilteraturae cooptatos ac translalos; studio
denique eodem et pari diligentia observâtes a nobis et cultos. Non sic quidem
ut veteres moverint loco, aut sedibus suis ejecerint; sed ita oequatis ab ipsa
Academia fœderum et societatis legibus, ut ex antiquis id maxime ostendalur
quo ingenio, quo delectu rerum et verborum dicendum sit; ex recenlioriijus
vero, qua moderatione et prudentia mos veterum sit usurpandus, iisque
nostris adliibendus. »
3. Le 4 nov. l'4l, elle accepte que les procès-verbaux d'enquête relatifs aux
collèges, où peuvent figurer toutes sortes de personnes, soient en langue vulgaire
4. Piuche, dans le Supplément à la mécanique des lajiguea, i7o3, p. 3, dit :
Parmi nous, dans nos meilleurs collèges, soit de séculiers, soit de réguliers, on
a enfin reconnu l'inconvénient de parler perpétuellement une langue qu'on ne
sait pas, et on a supprimé la coutume. (Cité par Sicard, 54.) Cf. Specf.de la nat.,
V, Io7-i58. Et cependant Pluche est un latiniste impénitent. Il voudrait arrêter
à presque rien l'éducation des filles, et malgré cela ne déconseillerait pas de
leur apprendre le latin des bons auteurs et des prières {Ib., Vl, 89, éd. 1755).
Cent autres textes prouveraient qu'on ne sait plus le latin. Voir, en particulier,
le Disc. prél. de Gouget, Bib. fr., i, xui, etc. : La plupart des jeunes gens sortent
du collège avec une provision si modique de Latin, qu'ils ont bientôt oublié le
peu qu'ils ont appris. Cf. p. xix : Y en a-t-il beaucoup, parmi ceux mêmes qui se
vantent d'être versés dans la lecture des anciens, t]ui puissent se glorifier de
marcher avec eux dans une pleine liberté, de joiiir de leur entretien aussi aisé-
ment, que de la conversation de ceux qui parlent notre langue maternelle? Que
sera-ce donc de ceux qui ne font que bégaier une langue mal apprise? En 1731
le Nouv^" du Paru., I, 314 (treizième lettre), dit : Le latin étant une languequ'on ne
800 LA LANGLE FRANÇAISE
Ce sont là des indices d'un grand changement. Mais qui ne
sait combien, en matière d'enseignement, la routine est tenace?
Elle résiste à des prescriptions formelles et à des ordres posi-
tifs. On pense vsi elle était facile à déraciner dans ces corps
enseignants tout hétérogènes, sans programme commun, et
qu'aucune réforme générale n'obligeait à changer la coutume.
11 est bien vrai que les études françaises semblent avoir cess^
à ce moment-là d'être subreptices, elles restaient du moins
facultatives. C'était affaire à l'initiative des principaux et des
régents.
Chez les Jésuites, les mêmes hésitations et de plus grandes se
rencontraient. Sur un décret de la seizième assemblée géné-
rale de la fin du xvn" siècle , Jouvency fait une place au
français, mais toute petite K A en croire les pièces jouées en
public, latin et français se seraient réconciliés dans une har-
monieuse unité ^ Il n'en était rien, et la tradition resta toute-
puissante. Jusqu'à la chute de la Compagnie, en 1762, les
méthodes demeurèrent toutes latines.
Aussi entend-on de toutes parts les plaintes continuer à ce
sujet. Gédoyn, tout en constatant que le latin est tellement
tombé qu'à peine un ouvrage en cette langue trouve des impri-
meurs et des lecteurs, se demande comment on n'apprend pas
en France aux enfants une langue qu'on leur apprend dans toute
l'Europe ^ D'Alembert, dans l'Encyclopédie, après avoir rendu
justice à Rollin et à quelques audacieux qui, à Paris, le suivent
parle plus, et que presque personne n'est assuré de bien écrire... un François
doit donc écrire en françois et non dans une langue éteinte, dont très peu de
personnes connoissent aujourd'hui les grâces. La même année, on voit paraître
une Introduction générale à l'étude des Sciences et des Belles-Lettres, e»
faveur des personnes qui ne savent que le français (voir ib., IH, 201, let. 48), etc.
1. Voir : Josephi Juvencii ratio discendi et docendi, Parisiis, apud fratres
Barbou, 1725, i" p. art. m, *> unique : De studio lingufc vernaculae : •< Quamvis
pra'cipua magislrorum Societatis cura versari debeat in linguis Latina et Graeca
penitus cognoscendis, non est negligenda lamen lingua vernacula. Ejus studium
in tribus maxime constilit : Primo, ut quoniam auclores lalini pueris expli-
cantur, et in patrium vertuntur sermonem, id fiât quam elegantissimè..; Se-
cundo, quœ diclabuntur in Schola vernacule argumenta scriptionum, ea sint
ad omnes patrii sermonis exacta régulas, et ab omni sermonis vitio repurgata.
Tertio dabitur opéra ut in privatis colloquiis, et quotidiano congressu, sermo
adhibeatur quam minime barbarus. Profueril quaj nolataerunt inter legendum,
quœ ab aliis observala de viliis virlutibusque sermonis, inlerdum referre et
excutere. »
2. Joseph vendu par ses frères, 1704. Prologue. (Cité par Sicard, Les et. class,
avant la Révol.. 424.)
3. Oiivr. div.. Paris, de Bure l'aîné, 1745, p. 31, 7, 19, 33, 37.
HISTOIRK KXTEUNK DK LA LANCIK 801
« et commencent à enseigner le françois », ajoute dans les
termes mêmes de Gédoyn : « Le temps (qu'on emploie à com-
poser en latin) seroit l>ien mieux employé à apprendre par
principes sa propre langue, qu'on ignore toujours au sortir du
collège, et qu'on ignore au point de la parler tr»'"s mal. Une
bonne grammaire françoise seroit tout-à-la fois une excellente
Métaphysique, et vaudroit bien les rapsodies qu'on lui subs-
titue... Les humanistes se trompent : il est plus difficile d'écrire
et de parler bien sa langue, que de parler et d'écrire bien une
langue morte. J'ai entendu regretter les thèses qu'on soutenoit
autrefois en grec : j'ai bien plus de regret qu'on ne les soutienne
pas en françois; on seroit obligé d'y parler raison ou de se
taire '. »
La réforme parlementaire. — Lors de la grande réforme
parlementaire de 1"62, la question ne pouvait donc manquer
d'être posée; elle le fut partout. La Faculté des arts de Paris se
prononça, en partie au moins, pour les nouveautés. Si les pro-
fesseurs de philosophie restèrent fidèles au latin, cherchant
seulement à l'épurer -, les professeurs de rhétorique jugèrent
qu'il était à propos de faire une loi de ce qui avait été dès long-
temps introduit par Fusage; ils dressèrent une liste d'ouvrages
à lire en prose et en vers, et admirent à côté de la version la
composition française, soit comme devoir, soit comme exercice
public ^ Mêmes propositions pour les classes de grammaire et
d'humanités. Dans le Projet d'un nouveau règlement d'études le
français est partout. En seconde, le cours d'histoire fini, on
occupera le temps à la lecture de la littérature française, « aussi
intéressante que la littérature ancienne , et aussi capable de
former le goût » ; dans les premières classes, le professeur
fera des réflexions grammaticales sur la lecture, il fera remar-
quer le génie de la langue française, les différents tours, la
propriété des termes (14), on étudiera une grammaire aussi
1. Art. Collège. L'auteur de la Lettre d'un professeur éme'rite de Vi'nirersilé de
Paris [ha Roy?)... Bruxelles et Paris, Brocas, 1777, a entrepris de réfuter d'Alem-
bert. Il jette par moments un jour nouveau sur l'état de la question. •• Le latin,
dit-il, est la langue de la religion, c'est celle des universités, ils s'imaginent
en la faisant tomber, détruire ces corps et enlever à l'Église la plus grande
partie de ses ministres. •■ Voir p. 121 et suiv.
2. Arch. de CUniv.. Bib. Sorbonne. ms. XV, pièce 91.
3. 1" déc. 170-2. Plan de renseignement de la rétorique. II/., pièce 90.
Histoire de la langue. VU. 51
802 LA LANGUE FRANÇAISE
simple que possible (24), on soignera l'orthographe (30), on
pourra multiplier les exercices en français, pour les enfants qui
no font ni grec ni vers (35), on fera des exercices de compo-
sition, on apprendra même la versification française (58, 59,
et 6") '.
Ceux qui, en dehors des membres de l'Université, s'occupent
de la réorganisation des collèges, font des propositions analo-
gues. Les officiers de la sénéchaussée de Lyon % ceux d'Or-
léans ^ ceux de La Flèche % ceux de Montbrison % ceux de
Tours \ se rencontrent pour demander un enseignement régu-
lier du français.
Les parlementaires, de leur côté, en font un article fonda-
mental de leur programme. La Chalotais \ outre qu'il voudrait
voir enseigner en français la philosophie elle-même, partagerait
volontiers les écoles en deux classes : celles du malin seraient
pour le français, et il ne regarderait j)as comme un mal que des
enfants n'ayant besoin ni de grec, ni de latin ne suivissent que
celles-là. Il dresse après Rollin, et d'après lui, toute une liste de
classiques, grammairiens et écrivains.
Guy ton de Morveau est d'avis de faire marcher de front les
trois langues. Encore eût-il mis la française la première, s'il eût
voulu marquer par cet ordre son utilité et la préférence qu'elle
mérite *. Il conseille, comme ses collègues, qu'on étudie le fran-
çais, mais en outre et surtout il pose fermement ce principe
déjà entrevu par d'autres, et auquel il a eu l'honneur de donner
quelque temps son nom, que « toute instruction qui a pour but
d'orner la mémoire ou d'acquérir des connaissances doit être
faite dans la langue maternelle (172). Sinon l'étude ' en devient
plus longue, parce (jiie l'intelligence est rétardée par l'embarras
1. Plan de Venieirineninnl de la rélorique. Ib., pièce Oo. Cf. ,^ 67.
2. Mémoire présenté au Parlement. Mômes arcliives. pièce 98.
:5. Ib., i)ièce 'J".i.
i. Cités par Ilollaml, Plan d'éduc. o43.
o. Ib., 717.
6. 76., 739.
7. Voir son Essai d'éducation nationale, déposé le 24 mars 1763, conformé-
ment aux réquisitions du 7 déc. 1761 et du 24 mai 1762, p. Il, 73, 74, 83 et 88.
8. Mémoire sur réducation publique avec le prospectus d'un colléf/e, 1764, s. 1.,
p. Hk
9. Cf. p. 207, sur la rhelorique qui devrait être toute française; p. 227, sur
la philosophie qui doit l'être également; cf. 308 et suivanteSji, où se trouve le plan
par classes des études franraises.
HISTOIRE EXTKHNK DK LA LANGUE xo;!
iV\in langajio rtrangcr; clic osl plus |»(''niMo, parce (ju'à lolijct
principal se joint un travail de pure forme; elle est moins fruc-
tueuse enfin, parce que, pour s'approprier réellement ses con-
naissances, il faut les acquérir dans la langue où l'on aura plus
d'occasion d'en faire usage » (1"3).
A ces hommes célèbres se joignent des hommes obscurs, le
P. Navarre ', dom Rivard -, etc. Divers collèges en province
suivent l'impulsion. Gompiègne ^ Gray ', Langres % présentent
des propositions, ou prennent des mesures. De Wailly est mis
par l'Université de Paris au nombre des livres recommandés
pour l'instruction de la jeunesse (17G.')).
Au Gollège de France, malgré des exceptions déjà anciennes,
il avait été de nouveau défendu, le 9 janvier 1684, de « dicter ny
expliquer en françois*' ». Et l'affiche resta en latin jusqu'en 1791 ".
Gependant diverses concessions avaient été consenties. D'abord
on ne parlait latin que devant le public, en délibération la com-
pagnie usait du français, les registres en font foi. En outre, le
20 juin 1773, une innovation importante se produit. Yn arrêt
du conseil royal substitue à la chaire de philosophie grecque et
latine une chaire de littérature française, à l'usage des étran-
gers « qui sont attirés dans la capitale par le désir de connaître
nos meilleurs écrivains, et de ceux des François qui veulent
perfectionner leur style, et acquérir une connaissance raisonnée
de leur langue ' » . Six ans plus tard , dans une circonstance solen-
nelle, après une longue délibération, le collège, ayant à faire
l'éloge du duc de La Vrillière, se prononce en majorité pour le
français, malgré la tradition.
1. Discours (jui a remporté le prix aux Jeux floraux. I763,in-r2". B.N. Inv''''X. lOJOo.
2. Mémoire sur les moi/ens de perfectionner les études publiques et particulières.
1"G"J, Paris. Vve Méquignon, p. 10. 30, 31. Cf. De l'éducation publique, .\mster-
(lani, 1763. el la Lettre oit l'on examine quel plan d'études on pourrait suirre
dans les écoles pu'diques, in- 12", 1762, p. 3.
3. Voir Prion. Histoire du collège de Compiègne. p. 105.
4. Godard, Histoire du collège de Gray, Gray, IS87.
5. Président Rolland, Plan d'éducation, 145.
6. Voir les registres I. f" 49 : •• liln ce mesme jour sur ce qu'on a représenté que
quelque professeur s'estoit donné la liberté d'entrer en chaire avec un halùt
fort indécent, et qu'on avoil faict des leçons françoisos. il a été défendu à
quelque professeur que ce soit d'entrer en chaire pour enseigner autrement
quavec une robe el un bonnet quarré et de dicter ny expliquer en françois. -
7. Il y a des programmes en français, celui de iMichel Denyau (1069). celui de
Priset de .Molière (physii]ue. 1736), celui de Jean Darcot. méilecin (1770-1776).
S. Isaiiibert, Bec. des une. t. fr., XXll, "i-'iS et s.
804 LA LANGUE FRANÇAISE
A rOratoire, des progrès sensibles se marquent aussi. Depuis
1757, les thèses de logique et de physique se font en français.
Toutes sortes de prix sont consacrés aux exercices en cette
langue. Les exercices publics latins sont, après une lutte sécu-
laire, définitivement écartés.
Enfin, lors de la création des Écoles militaires (1776), divers
essais se produisent, qui annoncent l'avenir. D'abord on n'ap-
prend plus le latin que pour « la simple intelligence des auteurs
classiques », et c'est le français qui est la lang-ue vivante, qui
devient dans le cours de l'abbé Batteux l'instrument et l'objet
de l'enseignenienl, même pour la philosophie. A Sorèze, en
1759, on établit même pour quelques-uns (les palatins) un ensei-
gnement spécial qui en 1767 comptait 36 élèves sur 320.
Malg"ré tout, la vieille forteresse est encore debout. Dans le
règ-lement de lagrég-ation, qui doit recruter les nouveaux maî-
tres, en 1766, on voit figurer des thèmes et des versions, aucun
exercice de composition française, les deux dissertations sont
en latin '. Et le Président Rolland est obligé en 1783 de
reprendre à peu près textuellement idées et regrets de Guyton
de Morveau -.
1. Titre IV, art. 2 et 3.
2. " Un autre objet au moins aussi essentiel me paroit aussi demander une
réforme; je ne puis m'empêclier de regretter le peu de soin qu'on se donne
pour apprendre aux enfans leur langue naturelle. L'Université annonce, à la
vérité, qu'elle ne néglige ])oinl cette étude, mais j'en appelle encore à l'expé-
rience, et (juoiqu'il soit question de la Langue françoise dans le Plan proposé
par l'Université, je ne vois point que les Professeurs en doivent suivre les leçons
avec exactitude; je ne vois pas qu'elle marche d'un pas égal avec la Langue
latine, et que dans les versions on soit aussi attentif à la pureté du style, qu'à
la fidélité de la traduction. 11 me semble que l'étude des Langues Françoise,
'Gi'ccque et Latine, devroient aller de niveau, que ce seroit à la première qu'on
devroit faire l'application des principes de la grammaire, qu'ils seroient alors
plus faciles à entendre et à retenir, et que dans tout le cours des études, la
Langue naturelle devroit être le pointde comparaison aucjuel les autres seroient
nécessairement rappelées. Il est utile pour quelques uns de connoilre les Lan-
gues anciennes ou étrangères; il est nécessaire pour tous de savoir leur Langue
naturelle, et les fautes de langage dans lesquelles nous tombons tous les jours,
nous doivent rendre attentifs à préserver les Écoles d'une négligence aussi
funeste et aussi inexcusable. En un mot, pour que les jeunes gens sachent bien,
tant leur Langue, que ce qu'on leur montre, j'adopterois, sans aucune restric-
tion ni modification, le Principe que M. de Morveau a établi dans plusieurs
endroits de son Mémoire sur l'Éducation, qu'il est nécessaire d'ai)prendre en
François ce qu'on apprend pour les choses mêmes. Si on s'occupoil davantage
dans les éludes de Langue Françoise, les Maîtres et les Kcolicrs se familiarise-
roienl avec elle: nous ne leur verrions pas donner en foule occasion la préfé-
rence à la Langue Latine; soutenir, par exemple, tpie les lnscri|itions ne peu-
vent être rédigées qu'en Latin. • (Président Holland, Plan cVcdiicat., j). 12".) On
trouve à la suite um; dissertation sur ce dernier point.
IIISTOIUK KXTKUMC 1)1-: LA LANlilK SOIl
Un gros oltstach» soiuMc avoir été l'ob.slinalion des Facultés
supérieures. HoUand cite liiiiidnneiit l'exemple de Vienne, oîi la
future impératrice-reine avait décide'' (jne des scjtt professeurs,
celui de théologie polémi(|ue enseignerait en langue vulgaire
(116). En droit, l'usage reste aussi à |teu près constant '. Kn
vain le roi, en nommant un siècle auj»aravant un professeur de
droit français, qui professait en français, avait-il lui-même
ouvert la voie ^ Personne n'y était entré. Rolland a comme
conscience de son im[)uissance. 11 voit que ce qui empêche la
Faculté des arts de donner en français l'enseignement philoso-
phique (c'est-à-dire, ne l'ouhlions pas, l'enseignement de cer-
taines sciences aussi bien que de la philosophie proprement
dite), c'est l'usage des Facultés supérieures. « Il faut que leurs dis-
ciples s'accoutument de bonne heure à parler la langue qui y est
en usage. » 11 dit qu'on ne saurait concevoir combien cet usage
est nuisible à la perfection de notre langue qui s'enrichiiait par
l'exercice, et t[ue l'argumentation pourrait rendre plus claire et
plus précise. Et cependant il n'ose rien demander, sinon une
réforme de détail, peut-être intéressante en ce qui concerne la
politique, insignifiante autrement '. Pour l'ensemble, il se
résigne : « Je croirois utile, dit-il, en propres termes, de laisser
à ces Ecoles leur ancien usage ». Peut-être sentait-il que ces
vieux organismes, à peu près morts, comme les récentes études
de M. Liard l'ont montré, étaient incapables d'une pareille trans-
formation.
1. Cf. Le Roy (/), Let. (riin professeur, p. 279 : Les Irailés (de philosophie) doi-
vent être en latin, pour bien des raisons. C'est la langue des théologiens, c"esl
celle des institutions, des canonistes. Le 8 mars 17G4, les professeurs de Bourges
demandent seulement au parlement d'ordonner que l'un des quatre professeurs
et docteurs régent de droits civil el canonique enseignent en françois le Droit
public, les Libertés de l'église gallicane, el les ipiatre propositions du clergé
de 1682. (Rolland, Plan d'édiic, 483.)
2. Ce professeur était Launay. Le 28 décembre 1680, il ouvrit son cours en
français : Aujourd'hui, que nous voyons notre langue élevée presque à la hau-
teur de la grecque el de la latine, aujourd'hui qu'elle est si opulente et si noble,
ne seroil-ce pas lui faire une grande injure que d'avoir recours à une langue
étrangère pour représenter une jurisprudence qu'elle a formée, qu'elle a revestue
de tous les ornements qui peuvent la rendre agréable, qu'elle a enrichie de
tous les termes nécessaires pour la rendre intelligible à tout le monde? (Jour-
dain, Hist. de l'Univ., 231.)
3. Si l'on adoptoit ce qu'a projjosé relativement aux quatre articles du clergé
le Bailliage île Tours, on pourroit ordonner qu'ils seroienl traités, discutés el
soutenus dans noire Langue naturelle; il me semble que ce « mezzo termine -
concilieroil tout. (0. c, seconde partie, MéUi., 143.)
80(> LA LA.NGIK FKAN(;aISK
On voit, cil tout cas, que roppositioii venait moins de la
Faculté des arts que des autres. Sans doute le français n'avait
pas vaincu dans les collèges. Encore y avait-il été accepté;
ailleurs il n'avait à peu près rien ol)teuu '.
La Révolution. Hostilité contre le latinisme. — Les
Cahiers ([ue nous avons sont jtcu explicites sur les questions
de programmes d'enseignement. A peine un ou deux se pro-
noncent-ils contre la méthode qui consume les premières années
de l'homme dans l'étude aride d'une langue morte {Arch. parL,
II, 4U5 et 6G3). Mais la suite des événements n'en amena pas
moins, îà comme ailleurs, un bouleversement complet.
Il était en effet dans l'idée de tous ceux qui ont pris part à la
réorganisation de l'instruction publique de « secouer le joug
du latinisme. » On le voit dans le rapport mémorable de
Condorcet. Lavoisier, Romme, d'autres encore s'en sont expli-
qués avec véhémence-.
L'enseignement exclusif de la langue latine s'explique, dit
Lavoisier, par la vue qui a guidé ceux qui ont institué autrefois
l'éducation publique : faire des moines, des prêtres et des théo-
logiens. Pour « former des citoyens ^ », il faut rompre avec
cette coutume. Romme suppose même que le maintien de la
tradition n"a été assuré que par le désir de garder la jeunesse
dans une ignorance présomptueuse et crédule, somme toute
pour « voiler au peuple les moyens employés afin de prolonger
son ignorance et ses querelles, ses maux et sa crédulité ' ».
Un écrit posthume attibué à Mirabeau y voit sinon une telle
perfidie, du moins des dangers très réels : « Les hommes qui
1. Voir à la veille de la Révoliilion les plaintes de Mercier, dans son Tableau de
Paris, chap. lxxxi et cxviii, et une sortie très violente, p. 23, et 48 du Rêve d'un
pauvre f/dcheux sur les défauts de, Péducallon des pensions, mis au jour par le save-
tier d'à côte (Berne et Paris, Cailleau, 17.S8). Cf. au contraire en ITSS l'iionimafie
rendu aux Universités par De Piis, Harm. imil. de la l. fr., p. p, v. 4, et la note.
2. Voir Dannoii, Let. sur l'éducation, 17,S9, dans le Journal encyclopédique, 103,
28i, 465. On lit p. 46G : ■■ Le jargon demi latin de nos écoles devait-il donc subsister
.jusqu'à la fin du xviii* siècle"/ Pourquoi, lorsque la langue françoise est si propre
aux matières philosophi(|nes, s'obstiner à les revêtirde la plus insipide latinité?
N'est-il pas évident, que, sans cet usage ridicule, on peut apitrendre très soli-
dement la langue de Cicéron et de Virgile? >>
3. Lavoisier, Réflexions sur l'instruction publique, dans Guillaume, Procès-ver-
baux du Comité d'Instruction publique de la Convention, II, lviu. Je citerai désor-
mais cette excellente collection par l'abréviation suivante : Guil., P. v. L p. Leg-
ou Conv.
4. Rapport de Romme, Guil.. P. v. i. p. Conv., I, 203.
IIISTOIRK EXTERNE l)K LA LANHIK 807
réfléchissent savent combien il est tliflicile de donner à la pin-
part des idées un certain degré de précision dans une langue
étrangère, combien, au contraire, il est facile de la faire servir
à jeter du vague sur les notions les plus simples' ». En outre,
sans le perfectionnement de la langue vulgaire, on espérerait en
vain dissiper les erreurs du peuple, et ce perfectionnement est
l'ouvrage d'une cultiu'e assidue et méthodique. A force d'exprimer
toutes sortes d'idées, on apprend à chercher les formes qui les
re[)roduisent le mieux, et à bien limiter le sens des signes. Les
progrès de l'art de la parole amènent à leur suite ceux de l'art
de penser ou plutôt ces deux arts n'en font qu'un. »
En somme, réagir contre un régime et des influences fâcheuses
et détestées, émanciper l'école de l'Eglise, faciliter et abréger
l'instruction, éloigner des esprits un certain nombre de chances
d'erreurs en substituant une langue parfaitement connue à
une langue étrangère, assurer par les progrès mêmes de cette
langue de nouveaux progrès de l'esprit d'analyse, qui est indis-
pensable à un peuple libre, voilà quelques-uns des avantages
attachés à la substitution du français au latin dans l'enseigne-
ment. Tout n'est pas chimérique, tant s'en faut, dans ces consi-
dérations.
Je n'ai pas à juger ici l'œuvre scolaire de la Révolution, ni
à prononcer si, comme on le dit, elle a plus ruiné qu'édifié. En
eflet pour l'objet ({ui m'occupe, tout fut utile, les suppressions
au moins autant que les créations. Il est évident que l'inter-
ruption même que les grands événements politiques mirent
entre l'abolition de l'ancien système d'éducation et l'édification
du nouveau fut excellente. Quand les écoles se rouvrirent un
peu partout, soit sous la direction des instituteurs, soit même
avec leurs anciens maîtres d'école, la sécularisation étant faite,
la nécessité de servir la messe et de chanter au lutrin une
fois écartée, les raisons qui engageaient autrefois le maître
d'école à enseigner à lire en latin d'abord parurent quelque peu
obscures; dans les Ecoles centrales substituées aux collèges,
l'utilité de disserter sur la chimie de Lavoisier ou le système
métrique en latin eût eu quelque peine à s'imposer aux nou-
1. Ai'chiv. pari., XXX, 316.
808 LA LANGLE FRANÇAISE
veaux maîtres et peut-être aux anciens. Et quand les lycées
furent établis, les collèges rouverts, personne ne vit plus même
comme possible ce qui, sans ce changement brusque, eût
long-temps été considéré comme indispensable. Plus tard on
restaura, là comme ailleurs; la tradition latine fut au nombre
des choses brisées qu'il était impossible de rétablir sous leur
ancienne forme.
On n'attend pas que j'énumère toutes les mesures qui furent
prises par les Assemblées j)our assurer la prépondérance du
français. Il y en eut qui nous paraissent bien peu importantes
aujourd'hui, mais qui avaient agité le monde des lettres : comme
celle des inscriptions. Il fut décrété le 10 janvier 1794, sur la
proposition de Grég-oire, que la langue nationale y serait désor-
mais seule employée '.
Dans les écoles de tout ordre, il fut également prescrit qu'on
enseignerait dorénavant en français. A dire vrai, l'initiative
venait quelquefois de ces écoles mêmes, tant on sentait que cette
substitution de langue était aussi une forme de l'esprit nou-
veau. Dès le mois de décembre 1789 l'Université de Paris, sur
une pétition des élèves de philosophie, avait chargé des maîtres
de composer en français de nouveaux ouvrages élémentaires -.
A Sorèze, en 1792, on cessa, suivant l'expression d'un des chefs,
de subordonner aux progrès dans le latin des connaissances qui
en étaient indépendantes. En 1793, on voit le collège du Mans
envoyer une adresse à la Convention et signaler parmi toutes les
améliorations qu'on y enseigne la politique et la philosophie
dans la langue dont l'étude doit être la plus familière à tout le
monde ^ Le Collège de France, le seul établissement peut-être
dont l'esprit fût apprécié [)ar les révolutionnaires, devient, à
partir de 1791, tout français'.
1; Voir Giiil., P. v. 1. p. Coiiv., 111, 71. Lu Convcnlion renvoie le 2 fri-
maire an II au Comité d'hislniclion piii)lique la proposition de faire effacer
toutes les inscriptions latines. Boutroue est nommé rapporteur le 15 frimaire
(ib., p. 69); à la séance du 1 nivôse (27 déc.) un membre demande qu'elles soient
toutes supfirimées (i/j., p. 217). Le 19 nivôse {ib., p. 257), Grégoire est chargé
de présenter un décret. Le rapport est fait le 21 nivôse et le décret adopté
(Cuil., ib., 260).
2. Voir Jourdain, Ilist. de l'Univ., p. 485.
3. (iuil., P. V. I. p. Gonv., H, 613, 25 août.
i. Mais Lien des collèges durent persister juscpraii Lout dans la vieille rou-
tine.— Chauveau, principal à Poitiers, écrit le 2" jour des sans-culottidcs de
lllSTiilIlK KXTKIINH l)K LA LANOIK 809
Au reste des articles porlaiil olilijralion de l'air»- lous les ccjurs
en français figurciil dans lous les plans ', dans celui de Taliey-
rand -, comme dans celui de Condorcet \ jusqu'au jour où il
devient inutile de rien spécifier à ce sujet, la chose s'entendant
d'elle-même. Et on sait qu'ici la prali(|ue fut conforme à la
doctrine. Dans les nouvelles écoles, normales, centrales, plus
tard dans les lycées, les cours furent en français '.
L'enseignement du français. — L'oblig^ation d'enseigner
le français métluMli(|uemenl nest pas marquée moins forte-
ment par les pouvoirs nouveaux; on le place non seulement
tout en bas, à l'école primaire, mais môme dans ce qui des écoles
d'alors peut ressembler à notre enseiiinement secondaire et
supérieur. Pour l'enseiiinement primaire, inutile d'insister. Une
des tâches essentielles que tous les décrets et toutes les pro-
positions attribuent aux instituteurs et aux institutrices c'est
d'enseigner à parler et à écrire correctement '\ A l'Ecole nor-
male de l'an II, Sicard est chargé du cours de grammaire
générale et raisonnée, si cher aux savants du temps, et c'est
le français qui lui sert de base. Il en est de même dans les
Ecoles centrales pourvues chacune d'une chaire de grammaire
générale : les études latines y étant très faibles, c'est encore le
français qui y est l'objet principal de l'analyse. Il y a mieux '^, et
l'an II, que la science de la langue latine est la seule qui soit en usage dans ses
six classes (Rec. dea lettres de Grër/oire, lettre inédite, p. 526 du manuscrit).
1. Archiv. pari., XXX, 510. Projet de décret, litre II, 2 : L'Assemblée nationale
enjoint aux professeurs de théologie d'enseigner à l'avenir en français. École de
médecine, art. 21 : L'enseignement de la médecine et de la chirurgie, ainsi que
lous les examens pour les graduations, se feront en français. Les thèses ou
dissertations des candidats seront écrites dans la même langue.
2. Proj. de Talleyrand, ib. Écoles de médecine, art. 17. — Ecoles pour l'ensei-
gnement du droit, art. i. Les leçons se feront en français.
3. Rapport, titre IV, (jualr. cl., art. 3. Les cours, dans tous les instituts, se
donneront en français. Dans les lycées (c'est-à-dire nos Facultés) de même. Voir
le litre VI, quatr. cl., art. 11. Les sciences et les arts seront enseignés en français
dans tous les lycées.
4. Voir la loi du 7 ventôse an III.
0. Voir le projet de Talleyrand, celui de Ch. Duval (Guil., P. v. 1. p. Conv., I, 561).
celui de Delacroix {ib., II, 99), le décret du 30 vend, an II ij6., 679), le projet
Michel-Edme Petit {ib., lll, 113), l'opinion de Baraillon (23 brum. an III), le
décret du 27 bruni, an III, titre IV, art. 2, ^ 4, etc.; cf. le chap. i, art. 5, qui
stipule que les cours y seront donnés en français.
6. Kn germinal an X (1802), Duhamel, professeur de grammaire à TÉcole du Pan-
théon, i)ublie un mémoire tendant à élablir deux chaires au Collège de France,
l'une d'analyse de l'esprit humain et l'autre <le langue française (Paris, Remont
et Desray), .Mus. pédag., 39,209. 11 avait fait, en 1790. un cours public et gratuit de
français au collège d'IIarcourl (.Mon., VI, 190).
810 LA LANGUE FRANÇAISE
on voit poindre le projet d'un enseignement historique. Talley-
rand chargeait un professeur d'enseigner : « la grammaire en
général, la syntaxe des lang^ues anciennes comparée avec celle
des langues modernes, la grammaire française en particulier, la
comparaison du français avec les langues vivantes, les variations
du français à difTérentes époques. » En 1793 (le 28 sept.),
le Comité d'Instruction publique reçut communication d'un
mémoire de Maugard sur la nécessité d'étudier l'ancien langage
français, et un tableau comparatif des langages des xii, xni,xiv,
XV, XVI, xvn et xvni* siècles. Le citoyen Maugard, bien accueilli
par le Comité, fut admis à la barre de la Convention le 1 brumaire,
et sa pétition est insérée au Bulletin le jour suivant. Il y est dit,
parmi d'autres choses moins originales et du goût de l'époque :
« Vous faire sentir la nécessité d'avoir recours aux anciens monu-
ments pour trouver la vérité, c'est vous convaincre de celle d'en
entendre et par conséquent d'en étudier l'idiome; cette étude,
qui peut être rendue très facile, serait d'ailleurs utile aux pro-
grès des lettres, et propre à enrichir notre langue moderne
d'une multitude de termes énergiques qui n'ont pas été rem-
placés, et qui méritent bien de revoir le jour '. »
Enseignement des éléments à l'école, étude raisonnée dans
les écoles centrales, étude théorique, comparée et historique du
français tout au sommet, il y a là le plan d'un enseignement
complet. Il ne fut jamais complètement organisé, bien entendu,
il ne l'est pas encore.
Le français langue nationale. Mesures contre les
idiomes étrangers. — Ce n'est pas au latin seulement que
s'en prirent les révolutionnaires. Ils entendirent aussi ruiner
les « idiomes étrangers », dont la persistance compromettait en
France l'unité de langage. La chancellerie royale avait, sous ce
rapport, donné l'exemple. L'édit de 4G21, portant création du
parlement de Pau, y avait prescrit l'usage exclusif du français.
En 1633, un nouvel édil interdit l'usage du flamand dans la ville
d'Ypres et toutes les autres chàtellenies de Flandre. Un arrêt
du conseil du 30 janvier 1685 faisait défense à tous juges, ma-
gistrats, baillis, notaires, greffiers et autres de recevoir aucun
1. Voir, sur celle afTaire, Guil., P. v. I. p. Conv., II. 512, el 111,66.
IIISTOIIIK i-:\THI{.\K |)K I.A LANfU'H 811
a('t(^ en allemand, à itcinc do nullité cl de HOO livres d'amende.
|']n IV'vrier 1700, rdil analogae rrhilil" aux jniidiflioMs d(;
Roussillon, Conllans et Cerdagne. Le 24 mars lloi-, une décla-
ration enregistrée au Conseil souverain de Perpignan ne donnait
plus que trois mois de délai pour que les actes en calaliin fussent
valaldes. Mais en fait ces mesures, d ap|>arence rigoureuse,
n'étaient pas appliquées, et, l'assimilation linguisti<jue n'ayant
nullement été poursuivie avec méthode, l'Assemblée nationale
se trouva en présence d'une g-rave difficulté. Il était possilde au
gouvernement royal d'administrer des provinces de lang-ue
étrangère; il était au contraire difficile de faire comprendre les
g-rands événements qui s'accomplissaient à «les g^ens qui ne
pouvaient lire les feuilles publiques, et il était dang-ereux de tout
bouleverser sans qu'ils pussent se rendre compte des motifs et
des avantages de la révolution.
Au premier moment, on résolut de se servir de traductions.
Le 14 janvier 1790, sur la proposition de Bouchette, il fut décidé
que l'instruction sur les nouvelles municipalités serait mise en
flamand et en allemand. Le soir du même jour, sur la proposi-
tion de Duport, la mesure fut généralisée, et il fut décrété que
le pouvoir exécutif ferait traduire dans tous les idiomes les
décrets de l'Assemblée'. Cette décision ne pouvait être que
temporaire, elle fut cependant reprise, sur la proposition de
Dentzel, en 1792.
Mais la Convention était à peine réunie depuis un mois
que la question fut posée autrement. Le 22 octobre 1792, le
Comité d'instruction publique chargea son président, Arbogast,
de présenter des articles additionnels à la loi concernant les
écoles primaires, pour les citoyens qui n'entendaient point la
langue française-. Adoptés par le Comité, rapportés à l'Assem-
blée successivement par M.-J. Chénier et par Lanthenas, ils
furent incorporés au projet de décret dont le titre I seul fut
voté. Ils portaient en substance que l'enseignement de la lecture
et de l'écriture se ferait en français, que pour le reste on
emploierait concurremment le français et l'idiome du pays,
« autant qu'il seroit nécessaire pour propager rapidement les
1. Archiv. pari., XI. 182 et ISo.
2. Guil., P. V. l'. II. Conv.. 1, 13.
812 LA LANGUE FRANÇAISE
connaissances utiles' ». Ces demi-mesures ne pouvaient satis-
faire des hommes dont un des jirincipaux ennemis était le fédé-
ralisme, et qui, ayant à défendre la France contre l'étranger,
devaient haïr tout ce qui sem])lait favoriserdes connivences. Les
<livers projets de Serre-, de Dupont'', imposent la langue com-
mune. Ce fut les 5, 7, 9 hrumaire an II (26, 28, 30 oct. 1193)
que, sur la j)roposition de Homme, la Convention vota les
décrets complémentaires de celui du 30 vendémiaire (21 oct.)
relatifs à l'organisation des écoles. Les articles G et 7 sont
formels, le premier répète l'article I du projet Arbogast-Lanthe-
nas : L'enseig-nement public est partout dirig-é de manière qu'un
de ses premiers bienfaits soit que la langue française devienne
en peu de temps la langue familière de toutes les parties de la
République. Dans toutes les parties de la République, l'instruc-
tion ne se fait (ju'en langue française.
Ces prescriptions générales ne parurent bientôt plus suffire.
Barère dénonça, le 8 pluviôse an II (28 janv. 1794), le péril
que faisaient courir à la République les idiomes anciens, welches,
gascons, celtiques, wisigoths, phocéens et orientaux. Se fondant
sur les rapports des représentants, il affirmait qu'ils avaient
empêché la Révolution de pénétrer dans neuf départements
importants. En Bretagne, les prêtres, à l'aide du bas-breton,
dirigent les consciences, empêchent les paysans de connaître les
lois et d'aimer la République. Dans le Haut et le BasTRhin, c'est
l'identité de langage qui a fait appeler le Prussien et l'Autrichien
en Alsace, qui a ensuite poussé le paysan à émigrer. Les
Basques, avec leur langue sonore et imagée, regardée comme
un héritage des ancêtres, restent sous la domination des prêtres,
alors ([u'ils ont montré de (|uel dévouement ils étaient capables
pour la République, en la défendant le long de la Bidassoa. En
Corse, Paoli, « Anglois par reconnaissance, dissimulé par habi-
tude, faible par son âge, Italien par principe, sacerdotal par
besoin, se sert de l'italien pour pervertir l'esprit public ». En
somme, « le fédéralisme et la superstition parlent bas-breton;
1. GiiilL.P. V. I.p. Conv.. ]). 70. Voir à la page 79 l'exposé des motifs de Lanthenas.
2. Ib., p. 2s8, art. li. Le projet a été imprimé vers juin ',)3, mais préparé sans
doute lin 92.
3. //;., 672, art. 11. .. La République étant une et indivisible, l'éducation se fera
dans la langue française, commune à la grande majorité des citoyens. »
histoiuf: kxternk dr la langue sis
It'inii^ ration et la liaiiu' de la Hi'iiiiMiijiio parlent allrinainl ; la
fontre-révoliition parle italien, et le fanatisme parle hasque.
Drisons ces instruments de dom maire et d'erreur. La monarchie
avait des raisons de ressembler à la tour de Babel; dans la dé-
mocratie, laisser les citoyens ignorants de la lang-ue nationale,
incapables de contrôler le pouvoir, c'est trahir la patrie, c'est
méconnaître les bienfaits de l'imprimerie, chaque imprimeur
étant un instituteur de langue et de législation. Le franc^ais
deviendra la langue universelle, étant la langue des peuples. En
attendant, comme il a eu Ibonueur de servir à la déclaration des
droits de l'homme, il doit devenir la langue de tous les Français.
Chez un peuple libre la langue doit être une et la même
pour tous '. »
Cette violente diatribe semble bien s'inspirer' d'une adresse
(|ue le grammairien Domergue, alors employé du Comité, lut
au Conseil général de la commune de Paris le 23 pluviôse,
et qu'il destinait aux communes et aux sociétés populaires de
la République. Bien que la conclusion soit autre et que Domergue
propose d'autres moyens que Barère — à savoir la publication
périodique d'un journal* — pour unifier la langue, l'exposé des
motifs est sensiblement le même. Quoi qu'il en soit, il fut décidé,
sur la proposition du Comité de salut public, que des institu-
teurs de langue française seraient créés dans un délai de dix
jours, dans tous les départements dont les habitants parlaient
bas-breton, italien et allemande Un décret du 30 pluviôse y
l.GuiL. P. V. I. p. Conv., III. 349-3.ii.
■2. Le post-scriptuin de cette adresse fait allusion au vole du 8 pluviôse, mais
il a été ajouté après coup. Domergue fut destitué le 21 ventôse.
3. Domergue propose de faire un Journal contenant la grammaire, le voca-
liulaire, la grammaire raisonnée, la solution îles dilTérentes difficultés, le com-
mentaire grammatical des auteurs célèbres, et enfin le recueil des meilleurs
morceaux d'éloquence et de poésie, avec des notes didactiques. La propagation
de notre langue lui parait à lui aussi •• un conducteur électrique de la liberté, de
l'égalité et de la raison, capable de contribuer à la régénération publique de
l'Europe ».
i. Art. 1. Il sera établi dans dix jours, à compter du jour de la publication du
présent décret, un instituteur de langue françoise dans chaque commune des
départements du Morbihan, du Finistère, des Côtcs-du-Nord, et dans la partie
de la Loire-Inférieure dont les hai)itants parlent l'idiome appelé bas-breton.
Art. 2. 11 sera procédé à la même nomination d'un instituteur île la langue
françoise dans chaque commune de campagne des départements du Haut et
Bas-Rhin, dans le département de Corse, dans la partie du déparlement de la
Moselle, du département du Nord, du Mont-Terrible, des Alpes-Marilimes et des
Basses-Pyrénées, dont les halûtants parlent un idiome étranger.
.Vrt. 4. Ils seront tenus d'enseigner tous les jours la langue française et la Décla-
814 LA LANGUE FRANÇAISE
ajouta ceux où on parlait catalan. Outre l'instruction à donner
aux enfants, lesdits instituteurs devaient, les jours de décade,
« donner lecture au peuple et traduire vocalementles lois, en pré-
férant celles qui étaient analogues à Tagriculture et aux droits
des citoyens ». Les Clubs étaient invités à collaborer à cette
œuvre, et le Comité de Salut public était chargé de prendre
toutes les mesures nécessaires'. C'était là la difficulté; eût-on
disposé non de dix jours, mais de dix mois, il était impossible
d'improviser ce personnel bilingue. Le 1" messidor le Comité
d'instruction publique préparait bien un projet de décret portant
création d'Écoles normales où seraient formés les instituteurs.
Mais, sauf à Strasbourg, où Simond essaya de fonder une école
normale-, le projet ne semble pas avoir reçu de sanction. Celui
de jduviôse resta par suite lettre morte. Et la loi du 2" bru-
maire an III accepta raisonnablement que l'idiome du pays
pourrait être employé comme moyen auxiliaire ^ Le fran-
çais restait la langue essentielle. C'était tout ce qu'on pouvait
imposer et prétendre. Il n'avait pas été inutile pourtant de mon-
trer le but.
Dans l'administration on voulut opposer la même rigueur, au
cours de l'an II. Le 2 et le 16 thermidor, on s'occupa, sur
le rapport de Merlin de Douai, au nom du Comité de législation,
de rendre obligatoire la langue française pour tous les actes.
Merlin connaissait assez bien la politique suivie par les rois à
cet égard, et loin d'opposer les devoirs des républicains aux pra-
tiques des tyrans, il rappelait avec à-propos l'ordonnance de
ration des droits de l'iiomme alternativement à tous les jeunes citoyens des
deux sexes, que les pères, mères et tuteurs sont obligés d'envoyer dans les
écoles publiques.
Les jours de décade, ils tlonneront lecture au peuple et traduiront vocaleniout
les lois de la Républi(jue, en prcf(''i'anL celles qui sont analogues à ragricullurc
et aux droits des citoyens.
Art. 5. Les sociétés populaires sont invitées à jiropager l'établissement des
clubs pour la traduction vocale des décrets et des lois de la République, et à
mulliplier les moyens de faire connoili'e la langue française dans les cam-
pagnes les plus reculées.
Le Comité de Salut public csl chargé de prendre à ce sujet toutes les mesures
qu'il croira nécessaires. Froc. v. de la Conv., XXX, 191, dans fiuil., P. v. c. p.
Conv., m, :ji8. Le 30 pluviôse, on étendit la mesure à laMeurllie et aux Pyré-
nées-Orientales.
1. 11 existe une circulaire du Comité relaliveà cet objet et envoyée aux Agents
nationaux près des communes. Elle porte le n" d3i9 et est datée du 28 i)rairial.
•2. Dupuy, Le Cent, de VEc. norm.., p. 43.
3. Gréar<l, L(i léç/isl.de iinslriiclion primaire, j». 103.
HISTOIRE EXTERNE DE LA LANGUE XI 13
Villcrs-Colterets ot celles qui l'ont suivie, et il concluait qu'on
avait bien le droit pour consolider la liberté du jxMqdc d'em-
ployer les mesures autrefois mises en œuvre « pour river les
fers de ceux qu'on osoit appeler des sujets ». Un décn't défendit
l'emploi d'aucun idiome autre (pie le français, môme sous seing-
privé, et interdit l'enregistrement des actes faits en violation de
la loi, à peine de destitution et de six mois de prison. Mais des
réclamations vinrent, en particulier d'Alsace, et il fallut sur-
seoir. Le 16 fructidor, il fut décidé qu'on demanderait un nou-
veau rapport, qui ne fut jamais fait, et l'afTaire ne fut reprise que
le 25 prairial an XI. L'arrêté rendu alors était beaucoup moins
exclusif. Il tolérait que la traduction des actes en langue du
pays fût inscrite en marge de la minute par les officiers publics,
et reconnaissait la validité des actes sous seing privé non écrits
en français. Encore la grande extension du territoire obligeâ-
t-elle bientôt à de nouvelles concessions. Des décrets successifs,
tout en maintenant la langue française en principe, admirent
dans les pays de langue italienne, allemande, flamande, hollan-
daise, qui avaient été conquis, l'emploi de la langue indigène
jusque dans les actes publics et privés. En Toscane, le libéra-
lisme alla même plus loin, et, considérant que les peuples de ce
pays sont ceux qui parlent le dialecte italien le plus parfait, et
qu'il importait à la gloire de l'empire et à celle des lettres que
« cette langue élégante et féconde se transmît dans sa pureté »,
l'empereur signa un décret mettant sur le même pied le toscan
et le français.
Projet d'anéantissement des patois. — Il semble que
ce soit Talleyrand qui ait eu l'honneur de poser le premier
devant les assemblées révolutionnaires la grosse question de la
suppression nécessaire des patois ' (10 sept. 1791). Mais, à cette
date, Grégoire avait déjà depuis longtemps commencé de s'en
occuper-. Le 13 août 1790, il avait envoyé par toute la France
1. Sur tout ce (jui suit voir Letires à Gréi/oire siii' les patois de France
(1790-1794), publiées par A. Gazier, Paris, 18S0, in-8.
2. Assemlilée nationale. 10 sept. 1791. Rapport au nom ilii Comité de constitu-
tion, par Talleyrand-Périgoril, anc. évèciue d'Aulun [Arr/i. pari., l" série, XXX,
p. i47 et suiv.) :
" Une singularité frappante de l'état dont nous sommes alTrancliisesl sans doute
que la langue nationale, (jui chatpie Jour étendoit ses conquêtes au delà des
limites de la France, soit restée, au milieu de nous, comme inaccessible à un
816 LA LANGUE FRANÇAISE
une série de 43 questions relatives au patois et aux mœurs des
gens de la campagne. Une grande partie de ces questions pour-
raient être d'im philologue uniquement occupé à se renseigner
sur l'état des dialectes, leurs caractères, les sources où on peut
les étudier. Certaines dénoncent déjà que cette enquête a un but
« d'utilité publique », telle par exemple la 29" : « Quelle seroit
l'importance religieuse et })olitique de détruire entièrement ces
patois? » — k "
Nous n'avons pas toutes les réponses que reçut ^wégoire.
Mais celles qui ont été publiées attestent d'abord qu'on ne par-
lait universellement français presque nulle part', sauf dans le
centre. Ailleurs, en pays de langue d'oui, les villes seules et quel-
quefois leur banlieue usaient du français, quelques-unes depuis
peu de temps -. En pays de langue d'oc, les villes même qui le
parlaient étaient une faible exception. Partout le patois régnait
en maître, tout en s'imprégnant de plus en plus de français ^
Quelques-uns des correspondants de Grégoire estiment ({u'il
n'est d'aucune importance de détruire les patois \ Quelques-
si grand nombre de ses habitants, et que le premier lien de communication ait
pu paraître, pour plusieurs de nos confrères, une barrière insurmontable. Une
telle bizarrerie doit, il est vrai, son existence à diverses causes agissant fortui-
tement et sans dessein; mais c'est avec réflexion, c'est avec suite que les effets
ont été tournés contre le peuple. Les écoles primaires vont mettre fin à celte
étrange inégalité : la langue de la constitution et des lois y sera enseignée à
tous, et cette foule de dialectes corrompus, dernier reste de la féodalité, sera
contrainte de disparaître ; la force des choses le commande. »
1. La première question de Grégoire : L'usage de la langue française esl-il
universel dans votre contrée? a été mal comprise assez souvent. II faut rappro-
cher les réponses faites à la 19" : Les campagnards savent-ils également le fran-
çais? 11 faut du reste se servir avec prudence des indications des correspon-
dants de Grégoire, qui ont toutes sortes de parti i)ris, sont souvent très igno-
rants, ou se croient trop savants. Ainsi le conventionnel Colaud de la Salcette
répond : << L'usage de la langue française est universel, tout le monde l'entend
dans le district de Die, et dans tout le département de la Drôme ». C'est déjà une
première équivoque; il ne s'agit pas de savoir si on l'entend, mais si on en use.
Elle s'accuse à la page suivante : " Tous les paysans parlent patois, même dans
les villes ; mais tous entendent le français. •• Le correspondant poitevin répond
que les paysans parlent français, mais il ajoute : « puisque leur langage ordinaire
n'est qu'un français altéré et corrompu. >■ Ces mots ôtent toute valeur à sa
réponse.
2. En Armagnac, (piolques progrès dei)uis trente ans. Des gens, à Auch sur-
tout, l'écrivent parfaitement. A Bordeaux, à Mont-dc-Marsan, c'est le peuple qui
parle patois. En Périgord, les l)ourgeois parlent français, tandis que vingt ans aui)a-
ravant il était ridicule de francimander. En Limagne, le français gagne aussi dans
les villes. A Limoges, en 1789, on prêchait encore en patois à l'église Saint-Pierre.
3. Là-dessus les réponses sont à peu près unanimes, du Morbihan à la Bour-
gogne, de la Picardie au Languedoc.
4 En Provence, en Daupiiiné, en pays wallon.
IMSTdllîK KXTI'IIXK l)K LA LAMill-: 817
lins mémo .s'rpouvuiiteraiciit du sucrr-spour les mœurs cl l,-i icli-
gion'; presque tous proclameul (pi'uu immense hieiir.iit insul-
terait (le cette assimilation linguistique, et leurs Idlrcs n'ont
dû que contlrmer Grégoire dans son dessein.
Quant à la mise cà exécution de ce projet colossal, Grégoire
pnf en examiner à hou escient les diflicultés. A l'extrême Nord
et à rextrème Midi on lui soulignait la prescjue impossibilité de
parvenir à un résultat. Il n'y a, en pays wallon, lui écrivait-on,
ni cour, ni foyers de civilisation purement française, pi sociétés
littéraires; les habitants s'occupent peu de ([uestions d'art, où
la langue importe, et le français est pour eux trop surchargé de
règles. Du reste le wallon est très riche, très énergique et très
doux. De Provence un « félibre » avant la lettre lui répondait :
« Pour détruire le patois, il faudrait détruire le soleil, la fraîcheur
des nuits, le genre d'aliments, la qualité des eaux, l'homme
tout entier. »
Plus décourageante encore que ces objections était la variété
des moyens proposés ailleurs : de partout on signale que la
persuasion seule, dont l'action est lente, pourra réussir, et que
des lois échoueraient; qu'il faut chang-er les habitudes du clorué
et interdire prônes, exercices, catéchismes en patois -, exclure^
en même temps les patois des tribunaux et des actes civils,
organiser un plan d'éducation à l'aide de prix, d'ouvraeés élé-
mentaires, d'instituteurs purement français, hâter la distribu-
tion dans les campagnes de livres français, relatifs à l'agricul-
ture, au commerce, à la religion, à la constitution, multiplier
les voies de communication, etc. Tout cela n'était pas œuvre
d'un jour et ne pouvait s'organiser par décret. Grégoire pour-
tant ne se découragea pas.
Quand Barère avait proposé, en pluviôse, de créer des insti-
tuteurs dans les pays où il était parlé des idiomes étrangers, un
membre avait introduit un amendement pour étendre cette
mesure, c'est-à-dire, visiblement, pour s'attaquer aux dialectes.
Barère craignit qu'on risquât tout à vouloir trop faire, et com-
battit la motion. Grégoire y revint. Il avait déjà exprimé dans la
1. A Saint-Claude, en Poitou, à Tréguier.
-2. Salins demande même qu'on hàle l'éclosion d'une liturgie en lan'nif
française. '^ '
Histoire de la langue. VU. ^O
8J8 LA LANGUE FRANÇAISE
séance du 30 juillet 1793 son espoir de voir disparaître les jar-
gons locaux, et marqué l'importance de la question '. Il recom-
men(;a, le G et le 18 prairial an II (juin 1794). Le discours qu'il
prononça à cette occasion à la Convention est célèbre. Fait à la
fois pour une réunion des Jacobins et pour une académie, il
aurait de quoi surprendre, si on ne savait que la Convention,
comme le dit Grégoire lui-même, « au milieu des orages politi-
ques, tout en tenant d'une main sûre le gouvernail de l'État,
prouvait que rien de ce qui intéresse la gloire de la nation
no lui est étranger ». Grégoire a fait deux parties distinctes de
sa harangue : la seconde, où il examine les moyens de révolu-
tionner la langue, sera étudiée ailleurs. La première est con-
sacrée à montrer qu'il faut l'uniformiser. Grégoire, qui a lu
Rivarol, peut-être même Charpentier, commence par constater
que la langue française est, de l'assentiment de tous les peuples,
devenue « classique » en Europe. Si notre idiome a reçu un
tel accueil des tyrans et des cours, à qui la France monarchique
donnait des théâtres, des pompons, des modes et des manières,
quel accueil ne doit-il pas se promettre de la part des peuples à
qui la France républicaine révèle leurs droits en leur ouvrant la
route de la liberté M Mais par une fatalité dont les causes pre-
mières remontent aux origines de l'histoire de notre pays et
aux invasions qu'il a suivies, cet idiome ne règne pas encore sur
son propre territoire. La féodalité, qui morcela la France, y
conserva soigneusement la disparité d'idiomes, comme un
moyen de reconnaître et de ressaisir les serfs primitifs. Il n'y
a qu'environ quinze départements où le français soit parlé,
encore avec des altérations. Nous n'avons plus de provinces et
nous avons encore trente patois. « On peut assurer sans exagé-
1. Lequinio parle incidi'iiiment de la question dans son plan d'éducation pro-
posé le 2 juil. 1793; voir Guil., Pr. v. I. p. Gonv., I, 547.
2. '« Les connaissances utiles, comme une douce rosée, se répandront sur toute
la masse des individus qui composent la nation; ainsi disparaîtront insensihle-
ment les jargons locaux, les patois de six millions de Français qui ne parlent
pas la langue nationale. Car, .je ne puis trop le répéter, il est plus important
qu'on ne pense en politique d'extirper cette diversité d'idiomes grossiers, qui
prolongent l'enfance de la raison et la vieillesse des préjugés. Leur anéan-
tissement sera plus prochain encore, si, comme je l'espère, vingt millions de
catholiques se décident à ne plus parler à Dieu sans savoir ce qu'ils lui disent,
mais à célébrer l'office divin en langue vulgaire. » Discours du citoyen Grégoire
sur l'éducation, prononcé à la séance du 30 juil. 1793, dans Guil., P. v., C. l. p.
Coiiv., II, 177.
IIISTnillE EXTERNE i)K LA LANGTE 819
ration qu'au moins six millions de Français, surtout dans les
campagnes, ignorent la langue nationale, qu'un nombre égal
est à peu près incapable de soutenir une convorsalion suivie;
qu'en dernier résultat, le nombre de ceux qui la parlent pure-
ment n'excède pas trois millions, et probablement le nombre de
ceux qui l'écrivent correctement est encore moindre. »
Il faut au contraire (jue tous les citoyens puissent se commu-
niquer leurs pensées. Il faut que, dans un pays oîi l'accession
aux charges a été rendue possible à tous, toute une majorité de
citoyens ne soient pas placés dans l'alternative ou de les rem-
plir mal ou d'en être exclus. Il faut que les décrets du pouvoir
puissent être lus et compris de tous. Dans l'état des dialectes,
des décrets seraient intraduisibles. Il faut que ces barrières qui
empêchent l'amalgame politique tombent comme les autres
pour effacer ce qui reste des préventions résultant des
anciennes divisions provinciales. 11 faut enfin que le français
devienne familier, si on veut cpie l'agriculture, l'art nautique, les
arts minéraux progressent, par la difl'usion de livres dans les
campagnes. Sans cette condition les progrès restent inconnus
ou inintelligibles.
Les diverses objections faites à ce projet peuvent facilement
se réfuter. En vain on allègue l'attachement et l'admiration des
Méridionaux pour leur belle langue. D'Aslros et Goudouli peu-
vent-ils se comparer à Pascal, Fénelon et Jean-Jacques? Nos
frères du Midi ont abjuré et. combattu le fédéralisme politique,
ils combattront celui-ci. Les dialectes resteront d'ailleurs un
utile objet d'étude pour le grammairien philosophe \ ils pour-
ront même servir à enrichir notre langue. On ne saurait pour
cela prétendre à les maintenir. Sont-ils, comme on le dit, l'abri
des bonnes mœurs? Mais le régime républicain va supprimer
toutes les causes qui en amenaient la perversion.
Comment s'y prendre, disent quelques personnes (jui recon-
naissent l'utilité du principe? Les moyens sont divers. C'est le
passage par l'armée, la diffusion de petits opuscules utiles, de
I. Le pliysicien J.-B. Leroy, dans une lettre publiée par M. Gazier, p. 323 des
Let. à Gre'f/., appelle l'attention de Grégoire sur l'utilité des patois pour les
recherches sur la langue nationale, et rappelle qu'il avait donné à Sainle-Palaye
le conseil de les étudier.
820 LA LANGUE FRANÇAISE
bons journaux, des chansons choisies, semblables à celles où
Lavater a célébré la République helvétique, le théâtre, d'où il
faudrait exclure les personnages grotesques qui parlent jargon.
Grégoire voudrait ([ue les municipalités, les sociétés patrioti-
ques prissent l'habitude de tenir leurs réunions en français.
Au reste, quelques difficultés qui se présentent, « l'unité d'idiome
étant partie intégrante de la Révolution, plus on opposera de
difficultés, plus on prouvera la nécessité d'opposer des moyens
pour les combattre ». Dans son désir de faire un peu de bien, si
on ne peut obtenir un succès complet, Grégoire en arrive à se
demander si on ne pourrait pas imposer à la nouvelle généra-
tion tout au moins de savoir sa langue, et il dit : « Dans certains
cantons de la Suisse, celui qui veut se marier doit préalable-
ment justifier qu'il a son habit militaire, son fusil et son sabre :
en consacrant chez nous cet usage, pourquoi les futurs époux ne
seraient-ils pas soumis à prouver qu'ils savent lire, écrire et
parler la langue nationale? » Ni la Convention ni Grégoire lui-
même ne s'arrêtèrent à cette proposition originale. On s'en tint
à mettre « l'idiome de la liberté à l'ordre du jour ». Une adresse
aux Français fut adoptée, et fit appel à leur patriotisme et à
« une sainte émulation pour bannir les jargons, derniers lam-
beaux de la féodalité et monuments de l'esclavage '. »
Inutile d'ajouter que ces velléités ne produisirent point de
résultat immédiat. Aussi bien est-ce une puérilité que de repro-
cher à la Révolution de n'avoir pas créé tout en dix ans. Elle a
marqué le but vers lequel, bon gré malgré, nous marchons tous.
//. — Histoire interne de la langue.
Généralités. L'esprit de révolution et le langage. —
C'est une erreur très répandue, malgré les protestations que
Nodier a déjà fait entendre, que celle qui consiste à croire que
la Révolution a bouleversé la langue elle-même. Quelques livres
à titre trompeur, qui ont l'air de recueils de nouveautés gram-
1. Ane. Monit., réimp., XX, 062.
IllSTiilItl-: INTKllNK \)i: LA LANCIK 821
nialicalcs, et qui sont loiil aulio cliose ', oui dû conlrihiior h
créer et à maintenir ce préjugé. Mais il naissait tout naturelle
ment dans Tesprit de ceux qui n'ont pas étudié les faits : il
semble en effet logique qu'un mouvement qui a tout emporté
en France de ce qui paraissait le plus solide n'ait pas laissé
del)0ut le fragile édifice grammatical que la société polie et
choisie des siècles précédents avait fait à son usage.
La réalité est tout autre. Sans doute il y a eu des chanpre-
ments et des nouveautés, mais M. Aulard, qui a apprécié très
exactement les caractères linguistiques des diverses époques
révolutionnaires, a rappelé à propos les mots d'un royaliste,
fougueux adversaire de la Législative et de la Convention (Des-
marais, Et. crif. des hist. de la Révol. fr., 1835, p. 124) : « La
langue de Racine et de Bossuet, dit-il, vociféra le sang et le
carnage; elle rugit avec Danton, elle hurla avec Marat, elle
siffla comme le serpent dans la bouche de Robespierre. Mais elle
resta pure. » Le mot est juste dans l'ensemble, si on veut bien,
suivant une remarque nécessaire, ne pas tenir compte des docu-
ments provenant des illettrés.
En pleine année 1191, Domergue est à Paris l'àme de tout
un groupe d' « amateurs », qui continue à dogmatiser des parti-
cipes. Il fait reparaître son journal, et il a des lecteurs, des cor-
respondants même : un citoyen soldat du bataillon des Corde-
liers, qui interroge sur le mot inestimable; un Hugues de
Saint-Cyran, qui se renseigne sur la position d'une virgule. Et la
société qui s'intéresse à ce débat est la même qui se mêle aux
affaires publiques, car il a été parié à ce sujet, et par six per-
sonnes, « la solde pour un an d'un garde national volant à la
défense des frontières - ». Plusieurs, avec Chamfort, conçoivent
1. Par exemple, le Dictionnaire laconique, véridique et impavlial, ou étrennes
aux démagogues sur la Révolution française... A Palriopoiis... l'an troisième.
Cf. Dictionnaire national et anecdotique pour servir à l'intelligence des mots dont
notre langue s'est enrichie depuis la Révolution. .. Par M. de PEpithèfe... à Poli-
ticopolis. 1700. L'ouvrage, d'après Quérard, est de Chantreaii; il s'y trouve un
certain nombre de mots tels que : arrêté, liaut clergé, bas clergé, déficit, numé-
raire, question préalable, etc. Mais c'est peu de chose. Le plus connu de ces
ouvrages est celui de La Harpe : Du fanatisme dans la langue révolutionnaire.
Paris. Migiieret, An V (1797). Mais il suffit de lire le sous-titre pour recon-
naître qu'oti a atTaire à un pamphlet politique : De la persécution suscitée par
les barijares du xviii' siècle contre la religion catholique et ses ttiinistres. Quel-
ques mots cependant sont utilement relevés. Voir .Vulard, ies orfl/. de la Lpgisl.
et de la Content., 1, 49.
2. Journal de la langue françoise, L 12:{. et III, .j9.
822 LA LANGUE FRANÇAISE
que rAcaJémie doit disparaître, mais ce n'est point parce qu'elle
exerce une autorité, c'est tout au contraire parce qu'elle n'en
exerce pas, et que « dans le moment où nos législateurs fondent
la plus belle constitution et le bonheur de tous sur les débris
de nos antiques chaînes, le sénat littéraire garde un silence cou-
pable sur la législation gothique de notre langue'». Le 23 avril,
Domergue travaille, « sur l'invitation de plusieurs membres du
Corps législatif, à réformer l'institution et à en faire une société
ouverte et active ». Et trois mois plus tard, désespérant sans
doute d'enlever à l'Académie son caractère littéraire, il propose
d'en faire une autre, « qui travaille, sous les yeux du public, à
la perfection de notre idiome ». En attendant, il fonde la
Sociélé des amateurs de la langue, avec ses divers comités :
comité de principes, comité d'étymologie, comité de définition
et de synonymie, comité de syntaxe, comité de prosodie et de
prononciation, comité d'orthographe, comité de néologie, comité
de rédaction. Cette « assemblée délibérante » devait se réunir le
1" octobre, d, rue de Condé, chez lui-même -. Elle se réunit
sûrement, mais je ne possède aucun détail sur les noms des
membres et l'objet des séances \
Ce qu'on peut affirmer d'après \e Journal, c'est que Domergue
et les siens, s'ils n'étaient pas tout à fait fermés aux nouveautés
[Jotirn., I, 195), gardaient leurs principes, et n'avaient nulle-
ment été ébranlés par la tempête révolutionnaire. « Hé! mes-
sieurs, félicitons-nous de ne plus vivre sous le gouvernement de
Louis XIV et de Louis XV, mais parlons toujours la langue des
immortels écrivains qui ont fait la gloire de leur règne! » (I, 26.)
« L'heureuse révolution dont nous sommes les témoins frappe
notre esprit de tant d'idées inconnues qu'ilfaut absolument des
termes ignorés de nos pères pour les rendre Mais la liberté
littéraire a ses bornes, comme la liberté civile. {Ib.) Nos écri-
vains politiques gâtent assez la langue, sans que les académi-
ciens aient besoin de s'en mêler [Ib. I, 82). »
En fait, les écrivains politiques eux-mêmes ne méritaient pas
1. Journ., I, 116; II, 211.
2. Ib., II, 122.
3. Dans une leUre (Ui 25 prairial an II, Domergue invile Grégoire à la séance
gramnialico-poélique du seplicli suivant (Let. à Grég., p. 321). Dans une autre
lettre du II messidor, Cabanis fait allusion à l'existence de la Société. {Ib., p. 333.)
lllSTdlliK I.NTKHNK l)K LA LANdlK 82:5
loul à r.iil les rcjuoclios des [luristcs; ils no les iiK'rilrronl iiirmo
jamais, car si parfois ils « j^Ataiont la langue », c'était sans
intention de lui faire tort, dans la hâte du travail et l'entraîne-
nient do la lulte. On jiourrail donner toutes sortes de jirouves
que ceux «roiiti-c eux (jui avaient reçu (ju(d([ue culture se mon-
traient, quelquefois presque au même degré que des grammai-
riens, soucieux de la ]>uroté. Le 19 mai 1702, on rit de Merlin
qui avait employé à la tribune le mot de puùIlcisU', réputé nou-
veau. Et en fait Robespierre, Yergniaud, Saint-Just, Danton se
gardent de ces innocentes témérités. On peut, dit Aiilard, pai--
courir leur œuvre sans rencontrer un seul vocable créé [lar ces
orateurs. C'est plutôt le reproche contraire qu'il faudrait faire
à Robespierre et à Yergniaud : devant les mots inventés récem-
ment pour exprimer dos choses nouvelles, leur goût académique
hésite, recule, et classiquement tourne cet écueil au moyen
d'une périphrase. {Orat. de la Législ. et de la Conv., I, 49.)
Si, ajoute le même, des écrivains de dernier ordre, des rap-
porteurs de questions techniques abusent des nouveautés, on
voit des esprits hardis et peu suspects s'arrêter par scrupule
grammatical. Est-ce crainte que les mots mal reçus ne nuisent
aux idées? est-ce tradition et éducation? En tout cas il n'est pas
jusqu'à Bonneville qui ne se corrige, à certains jours, plutôt
que de risquer un barbarisme : « J'avais d'abord écrit : forcera
la terre à se déroiser, à se dépre'traiUer Dans la crainte que
des lecteurs ineptes ne voulusserit trouver obscures ou ridicules
ces deux expressions, créées par un sentiment profond de
nos malheurs, je n'ai pas osé les consacrer dans mon texte
(Mercier, Néologie). Aussi ne faut-il pas prendre à la lettre les
déclamations de Barère dans son discours de pluviôse (Guil.,
P. V. I. p. Conv., III, 350). Il avait beau proclamer que c'en
était fait des puériles distinctions qui obligeaient à siffler la
langue d'une manière particulière pour être un homme comme
il faut, et ajouter que « l'orgueil même de l'accent plus ou
moins pur n'existait plus, depuis que des citoyens rassemblés
de toutes les parties de la République avaient exprimé dans les
assemblées nationales leurs vœux pour la liberté », les propo-
sitions mêmes qu'il faisait en vue de détruire « l'aristocratie de
langage » montrent qu'elle était debout. Et Chénier ne fut pas
82i LA LANGUE FRANÇAISE
le seul sans doule à se moquer de ce « sot fatras » (éd.
Lemerre 18"i, II, 203). Deleyre — - peut-être « tenait-il un filet
du eascon » — me paraît avoir traduit beaucoup plus naïvement
le désir qui subsistait de bien parler la langue nationale, quand
il demandait « qu'afîn de répandre dans toute la République la
pureté de la langue française, tant pour la diction que pour
la prononciation, on envoyât les enfants du Midi dans les
g'vmnases du Nord où l'on parle le mieux, et les enfants du Nord
dans les gymnases du Midi, pour y porter le bon usage {Idées
sur Véduc. nationale, dans Guil., P. v. I. p. Gonv., I, 667).
C'est parce que la Convention n'avait pas abandonné ce pré-
jugé qu'elle inscrivait parmi les gens de lettres auxquels des
subventions étaient attribuées , les grammairiens Domergue,
Pougens, Roubaut, d'Açarq (14 niv. an III) ', qu'elle faisait
enseigner la grammaire générale dans toutes les écoles cen-
trales et plaçait la grammaire à la base de l'enseignement dans
toutes les écoles.
Il importait de marquer ici fortement cet état de l'esprit
général. Il explique d'abord pourquoi les changements ne furent
pas très grands ; il explique aussi comment ceux mômes qui
proposèrent de révolutionner la langue n'avaient pas en réalité
l'idée de la rendre libre, mais seulement de la précipiter violem-
ment dans la voie où elle marchait de leur temps : vers la
logique et \ers la raison. Le moyen d'y réussir ne leur parut
non plus jamais être de l'abandonner librement au progrès,
mais de l'y contraindre par des décrets, en substituant à l'auto-
, rite académique une autre autorité, bien plus puissante et plus
oppressive : l'autorité administrative. Je ne connais aucune ten-
tative d'émancipation véritable, aucune proposition de remettre
la langue purement et simplement à l'usage et au caprice de
ceux à qui elle appartenait : je veux dire de ceux qui avaient à
la parler et à l'écrire.
Projets de culture administrative de la langue. —
1° L'oiniiOGiiAPHE. — Dès 1791, dans le Journal de la langue
française, Boinvilliers. posant la question devant de nouveaux
juges, s'adresse aux « représentants de la nation » pour leur
\. Sous le Directoire Houllé, Giiéioult, Boinvilliers, Bloiulin, Delormel sonl de
même récompensés.
iiismiiti'; i.NTKii.Ni-; m-: la lancii-: 825
ilemander de ri'lnnncr les \ iccs cl les ;il>iis ', Su « (•(iiisliliili(jii »',
plus que liiiiiilc el contradictoire, ne valait rien, mais l'idée que
rorthoiji'a|die pouvait être refaite ou au moins nioililiée par
mesure administrative était nouvelle et féconde . Domergue
inséra le projet de Boinvilliers, au grand scandale de nombreux
lecteurs {ib., II, 232), et bientôt Louis Verdure el lui rcprircul la
lutte contre le « monstre », avec l'intention de raltacjuer non
plus « à coups d'épingle », mais à coups de massue '.
Devant les assemblées, la question faillit être plusieurs fois
posée. Daunou la porta au Comité d'Instruction publique ^ Il
s'en prend non plus aux objections des retardataires, mais à la
seule qui soit réelle, à savoir qu'un changement dans l'ortho-
graphe doit entraver ou abolir l'usage des livres écrits suivant
la méthode ordinaire. Or Daunou ne propose point d'imprimer
désormais, même les lois, dans l'orthographe philosophique,
mais bien seulement les livres classiques pour les enfants'. Pour
1. Voir II, lu. '< Tandis que vous vous occupiez de la renaissance de l'État, je
travaillais de mon côté à la régénération de la langue, et, s'il m'est permis de
comparer les petites choses aux grandes, je puis, Messieurs, mais dans un
autre sens, m'écrier avec vous : la Constitution est faite! » Cf. II, 109.
2. II, 198 el -228.
3. " Je réclame, dit-il, dans son Essai sur l'Instruction publique (sec. moitié de
juil. n93; Guil., /V. ?-. C. I. p. Conv., I, 594), comme un moyen de raison publique,
le changement de l'orthographe nationale, et je ne crois pas cette proposition
indigne d'être adressée à des législateurs qui comjUeront pour quelque chose
le progrès, ou plutôt, si je puis m'exprimer ainsi, la santé de l'esprit humain.
Il n'est point ici question de quelques corrections partielles, semblables à celles
que l'on a tentées, et qui ne sont bien souvent que de nouvelles manières de
contrarier la nature. Je demande la restauration de tout le système orthogra-
phique, et que, d'après l'analyse exacte des sons divers dont notre Idiome se
compose, Ton institue entre ces sons et les caractères de l'écriture une corréla-
tion si précise et si constante, que, les uns et les autres devenant égaux en
nombre, jamais un même son ne soit désigné par deux diirérents caractères,
ni un même c;iractère applicable à deux sons dilTérents. Cette analyse des sons
de notre idiome, la philosophie l'a déjà faite ou du moins Ta fort avancée. Cette
correspondance invariable entre la langue parlée et la langue écrite, il ne faut
plus que la vouloir pour l'établir avec succès. Nous ne pouvons pas désirer,
pour cette réforme importante, une plus favorable époque que celle où les pré-
jugés se taisent, où les habitudes s'ébranlent, où Ton travaille enfin à régénérer
l'instruction. »
4. •• Lorsque, dans la méthode actuelle, un enfant sait bien lire le français,
combien de temps lui faut-il pour se mettre au fait des caractères grecs el pour
apprendre à les lire? Deux jours, ou quinze, si vous le voulez. Eh bien! il n'en
faudra pas davantage pour qu'à la fin de leur éducation commune, à Tàge d'en-
viron douze ans, vous donniez de même à vos élèves la clef de votre orthographe
vulgaire, et que vous les mettiez en état de lire avec facilité des livres dont
jusqu'alors ils auront fort bien pu se passer. Vous sentez qu'à cet âge votre
système usuel de lecture pourra leur être enseigné sans péril, et que des esprits
sains, pénétrants, actifs, n'y verront qu'une convention bizarre, qu'ils appren-
dront comme un fait, ci qu'ils ne recevront pas comme une doctrine. »
820 LA LANGUE FRANÇAISE
les autres, il faut laisser agir le temps, la liberté et la raison '.
Grégoire fit également allusion clans son rapport de prairial
an II à la réforme, tout en écartant l'idée d'un bouleversement,
et reçut à ce propos les félicitations de plusieurs correspon-
dants -.
A l'Ecole normale de l'an III la question fut posée par Sicard
dans les séances du quintidi, à propos de la discussion d'un
des livres élémentaires dont la composition avait été prescrite".
Le 15 pluviôse, le professeur de grammaire générale proposa
aux discussions des élèves, des « éléments de lecture et d'écri-
ture » préparés par lui. Il ne s'y agissait de rien moins que d'une
classification et d'une notation nouvelle des sons de la langue ^
Timide encore par quelques côtés, l'essai de simplification et de
régularisation de Sicard donna lieu à une discussion appro-
fondie" où se mêlèrent non seulement des élèves inconnus, mais
Garât et Volney. L'e muet arrêta d'abord l'attention. Il ne pou-
vait s'agir de le supprimer, c'était une « propriété nationale »
{Ici., 111). L'un voulait le remplacer par un caractère spécial,
l'autre par une apostrophe. En tout cas il paraissait juste de
l'ôter de cette échelle des e, où sa place lui donne au delà de la
Loire une valeur qu'il n'a pas en deçà^
Mais Volney ayant posé le principe « que c'est un vice radical
dans un alphabet, de donner deux signes à des sons simples et
un seul signe à des sons composés », Sicard exposa qu'en effet
il y avait une réforme essentielle à faire dans l'alphabet, qui
devait être entièrement refondu '.
1. Il insère la réforme de rorlhographe dans son Projet unahjiiqiie tVimc loi
sur Vinslruciion iniblique.
2. Voir dans les Lellres à Grégoire la lettre de Silex Cabanis (p. 331), et celle
de Louis Mahier, très précise et très hardie (332-333).
3. Voir Dupuy, L'école normale de Van HI, 164 et suiv.
4. Nous ne l'avons pas en entier. Peut-être la substance en est-elle resiée dans
le Manuel de l'enfance que je n'ai pu trouver à la Bibliothèque nationale. En tout
cas, nous savons qu'il maintenait ph = f, et oienl dans les verbes (Déb., II, 99).
0. Voir le livre des Débats des Écoles normales (H, 97), et la Feuille de la
République du IS pluviôse.
fj. Crouzel, élève du département de Paris, principal du collège du Panthéon
français, ci-devant Montaigu, prit thème de cette controverse pour adresser
au citoyen Sicard une réclamation qui mérite de prendre place dans l'histoire de
la langue auprès de la jolie lettre de Voiture sur le car. On la trouvera dans
Dupuy, 0. c, p. 166.
1. Il serait convenable qu'il fût le même pour tous les peuples de la lerre;
au moins qu'il n'y eût pas contradiction dans une seule langue. Les consonnes
devraient être mieux classées; enfin l'alphabet devrait être entièrement refait,
IIISTOIUK INTKIIM-; llK LA I>AN(;i:K S27
C'est alors que le vieux gi'amniairicn de W'ailly inlri\cM;inl,
r('|M'il soti |u'()i;rainine aueicn, et (léclai-.inl (|u'il r.ill.iil cIlimi;»'!-
rorlliogiaphe des ancêtres, comme on avait cliangé leur syn-
taxe, pour la rendre conforme à la lecture, il proposa un projet
manuscrit. Encouragé, Sicard s'écria qu'il « allait tout dire ».
Il « confessa » alors qu'il faut aulanl de signes que de prononcia-
tions différentes. 11 n'avait pas osé proposer un nouveau sylla-
baire, il avait placé l'ancienne méthode à côté de la nouvelle,
mais bien loin d'être contraire aux propositions du citoyen de
Wailly, il les adoptait avec reconnaissance. Et dans une scène
d'attendrissement, digne de celles qu'il avait déjà jouées en pré-
sentant à son auditoire ses sourds-muets, il proposa à l'admira-
tion de l'Assemblée « ce vieillard vénérable, qui ne se faisoit
pas grâce à lui-même, qui après avoir dicté sur la langue natio-
nale des lois à toute l'Europe, devenu élève, loin de défendre
son propre ouvrage, venait annoncer la résolution oiJ il est de se
réunir à nous pour élever un autre édifice sur les ruines du
sien ». C'était bien là montrer que le temps était passé « des
petites jalousies et des petites rivalités ! »
Le quintidi suivant, 25 pluviôse, devait être la nuit du 4 août
de cette révolution grammaticale. Méhée, dansVAjnides ciloijens
du 20, annonçait « qu'il allait se faire une révolution dans la
langue comme dans le régime »; il prétendait même que la
Convention avait déjà tout approuvé et que par son ordre on
fondait de nouveaux caractères pour les lettres destinées à par-
tager le domaine envahi par cinq voyelles incapables de gou-
verner seules. (Dupuy, 0. c, 165-166.)
En réalité les cinq voyelles « intrigantes » triomphèrent
complètement. Des hommes de lettres assistaient à la séance.
Est-ce à leur intervention, est-ce seulement à l'opposition des
élèves instituteurs, que ce projet vint se heurter? Il est intéres-
sant en tout cas de savoir que le corps enseignant, réuni pt)ur
la première fois, comme il pouvait être réuni, repoussa absolu-
« et cet ouvrage, qu'on devrait regarder comme une sorte de frontispice de
toutes les sciences, puisque l'art de parler et de lire peut en être considéré
comme le vestibule, en quelque sorte, l'alphabet n'aurait pas dû èlre livré à
des manouvriers sans logique, qui en ont distribué sans raison les éléments
divers. Portons, il en est temjjs, sur cette partie si imporlanle de rédilico, qu'il
nous est ordonné de reconstruire, une main hardie qui ose le refaire à neuf. »
(Z>e6., Il, 127.)
82S LA LANGUE FRANÇAISE
ment l'idée (Vune réforme radicale, telle que Sicard la présen-
tait d'après de Wailly '.
L'insuccès fut tel que d'après la Feuille de la République le
professeur renonça à ses idées dans cette même séance du 23.
Et en elTet, dès le 20, dans son cours, il déclarait à un élève
« qu'il fallait être extrêmement sobre quand il s'agissait de
réformer une chose aussi universelle que l'orthographe d'une
langue quelconque, et qu'il « ne fallait proposer et adopter que
les réformes commandées par une nécessité - ». Le 9 ventôse,
Benoni Debrun voulant revenir à ce sujet, Sicard se réfugia
derrière le Comité d'Instruction publique, chargé d'en connaître.
Il y eut bien, dans les séances du 5, du 15, du 25 ventôse,
un nouveau projet de préparé, qu'un membre du Comité réclama
le 26 pour le distribuer à la Convention. Mais au lieu d'aller à
Daunou et Grégoire, le projet fut remis à Massieu, et, celui-ci
ayant été arrêté, le manuscrit de Sicard resta sous scellés jus-
qu'au IV jour complémentaire de l'an III.
2" La langue elle-même. — Talleyrand, sans faire de propo-
sition ferme, entretint déjà l'assemblée de la nécessité qu'il y
avait, de « perfectionner notre idiome ». Il était tout naturel
qu'on se préoccupât d'avoir une langue politique précise, instru-
ment indispensable de discussion. En bons condillaciens, les
députés d'élite devaient même juger que « plus les idées sont
grandes et fortes, plus il importe que l'on attache un sens précis
et uniforme aux signes destinés à les transmettre, de funestes
erreurs pouvant naître d'une simple équivoque^ ». Aussi Talley-
rand exprimait-il une idée toute naturelle, en déclarant « digne
des bons citoyens autant que des bons esprits de concourir par
leurs eflbrts à écarter des mots de la langue française les signi-
fications vagues et indéterminées, si commodes pour l'ignorance
et la mauvaise foi ». Mais il est déjà étrange de le voir « généraliser
ce problème très philosophique », en déclarant son opinion sur
la pauvreté du vocabulaire et l'étroitesse de la syntaxe, sur les
moyens de développer l'un et d'affranchir l'autre \
1. Dé h., I, o.-i.
i. Di;b., 1, 287.
3. On comprend mieux la signification de ces paroles quand on se rappelle
les discussions de la Gonslituanle sur certains mots, tels que permanence de
l'Assemblée, sanction royale (sept. 1789), etc.
4. Ainsi notre langue a perdu un grand nombre de mots énergiques, qu'un
lliSTdlIlK I.NTK15NI': DH LA LANCl"!'; 82'.»
El il M est |i;is diflicile do retrouver ailleins tr.ice de ces |»r<''-
occupalioiis. Qu'un Lagraniro ait dériaré à l'Ecole Morin;ile
qu'un des objets de l'Ecole « était de rectifier la lan^^ue des
sciences » ', c'était chose naturelle, et ijui était dite .à sa i)lace.
Il est déjà plus intéressant de voir AiLogasl jirofiter de l'occasion
que donne la composition des livres élémentaires pour deiii.nider
au Comité d'Instruction puljli([ue de veiller à ce qu'on [)erfec-
tionne les nomenclatures, dans l'intérêt des es[>rits, des sciences,
mais aussi de la langue, parce qu'elle est la plus précise et la
plus analytique, et (pi'ello acquerra, par cette amélioration, un
degré de perfection de [»lus, et de nouveaux droits à devenir la
langue universelle -.
Mais c'est à Grégoire que revient encore l'idée de profiler
des circonstances politiques pour refaire la langue entière.
« Je finirai, dit-il dans ce discours de prairial dont nous avons
déjà parlé, en présentant l'esquisse d'un projet vaste et dont
l'exécution est digne de a'ous : c'est celui de révolutionner
notre langue. J'explique ma pensée.
« Les mots étant les liens de la société et les dépositaires de
toutes nos connaissances, il s'ensuit que l'imperfection des lan-
goût, plutôt faible que délicat, a proscrits; il faut les lui rendre : les langues
anciennes et quelques unes d'entre les modernes sont riches d'expressions
fortes, de tournures hardies, qui conviennent parfaitement à nos nouvelles
mœurs; il faut s'en emparer : la langue française est embarrassée de mots lou-
ches et synonymiques, de constructions timides cl traînantes. <le locutions
oiseuses et serviles ; il faut l'en alTranchir. Voilà le problème complet h
résoudre (Arc/i. parlem.. V siric, XX.X., 447 et suiv.).
I . Dt'bals, I, 45.
•2. Voir, dans son Bapport et projet de décret sur la composition des livres élé-
mentaires (Guil., Pr.-v. I. p. Conv., I, 'Ji et suiv.), l'exposé tout condillacien des
motifs : « Les langues, dit-il, sont des méthodes analytiques, et les raisonne-
ments dépendent presque entièrement du langage. Les termes, et surtout les
termes techniques, représentent toujours une nouvelle combinaison d'idées,
ou un fait constaté suffisamment ; ils consacrent une analyse iléjà faite, pour
en faciliter d'autres plus difficiles. L'état de la science se trouve tout entier
dans la langue qu'elle parle, dans la nomenclature dont elle se sert; mais dans
beaucoup de sciences et d'arts cette nomenclature est encore vicieuse, elle est
au-dessous des connaissances acquises, et souvent en contradiction avec les
faits les mieux constatés. Il est donc de la plus grande importance de donner
une attention particulière à ces nomenclatures dans des livres qui doivent,
autant qu'il est possible, ne contenir aucune erreur, et ne laisser subsister aucun
préjugé. Déjà des essais heureux de reforme, dans la langue de la chimie et de
la physique, ont constaté cette vérité à la face de l'Europe. C'est un mérite
encore qui est particulier à la France; et si j'avois à appuyer celle assertion
d'un autre exemple, je cilerois vos travaux, législateurs, ceux des .assemblées
constituante et législative, oii. pour rectifier les idées sur des matières politi-
ques, on est aussi forcé de rectifier la nomenclature, celle de l'ancien régime
ne pouvant convenir à celui de la liberté. »
8;{0 LA LANGUE FRANÇAISE
gues est une grande source d'erreur. Gondillac vouloit qu'on
ne pût faire un raisonnement faux sans faire un solécisme et
récij)roquement; c'est peut-être exiger trop. Il seroit impossible
de ramener une langue au plan de la nature et de l'affran-
cliir des caprices de l'usage. Le sort de toutes les langues est
d'éprouver des modifications.... » Quand un peuple s'instruit,
nécessairement sa langue s'enrichit, parce que l'augmentation
des connaissances établit nécessairement des alliances nouvelles
entre les paroles et les pensées et nécessite même des termes
nouveaux. Vouloir condamner une langue à l'invariabilité, ce
seroit condamner le génie national à devenir stationnaire.
« Mais ne pourroit-on pas au moins donner un caractère plus
])rononcé, une consistance plus décidée à notre syntaxe, à notre
prosodie, faire à notre idiome les améliorations dont il est sus-
ceptible, et, sans en altérer le fond, l'enrichir, le simplifier, en
faciliter l'étude aux nationaux et aux autres peuples? Perfec-
tionner une langue, dit Micliaëlis, c'est augmenter le fonds
de la sagesse d'une nation. »
S'il est im[)Ossible d'écrire comme on prononce, il est pos-
sible d'opérer sur l'orthographe des rectifications utiles.
Enfin quiconque a lu Vaugelas, Bouhours, Ménage, Hardouin,
Olivet, et quelques autres, a pu se convaincre que notre langue
est remplie d'équivoques et d'incertitudes : il serait également
utile et facile de les fixer... Une nouvelle grammaire et un nou-
veau dictionnaire français ne paraissent aux hommes vulgaires
qu'un objet de littérature; l'homme qui voit à grande distance
placera cette mesure dans ses conceptions politiques.
La richesse d'un idiome n'est pas d'avoir des synonymes; la
véritable abondance consiste à exprimer toutes les pensées, tous
les sentiments et leurs nuances. Jamais sans doute le nombre
des expressions n'atteindra celui des alTectionset des idées; c'est
un malheur inévitable, cependant on peut atténuer cette priva-
tion.
La j)lupart des idiomes, même ceux du Nord, y compris le
russe, ont beaucoup d'imitatifs, d'augmentatifs, de diminutifs,
de péjoratifs. Notre langue est une des plus indigentes à cet
égard, son génie paraît y répugner ; cependant, sans encourir
le ridicule qu'on répandait avec raison sur le boursouflage scien-
lllSTOllil': IXTKli.NK \\K LA LAXCIK 831
li(i(|ii(> (le Baïf, Hoiisard cl .lodellc, on pciil se luoinctlre quel-
ques heureuses acqiiisilions. J)éj.i Pougens a fait une ample
moisson de privatifs, dont la majeure partie sera prohaMemenI
admise.
Barbazan, l^a Ravalières et tous ceux qui ont suivi les révo-
lutions de la langue française, déplorent la perle de beaucoup
d'expressions énergiques, et d'inversions hardies, exilées j)ar le
caprice, qui n'ont pas été remplacées et qu'il serait imjiortanl
de faire revivre.
Pour compléter nos familles de mots, il est encore d'autres
moyens : l'un serait d'emprunter des idiomes étrangers les
termes qui nous manquent et de les adapter au nôtre, sans tou-
tefois se livrer aux excès d'un néologisme ridicule. Le second
moyen, c'est de faire disparaître toutes les anomalies résultant
soit des verbes irréguliers et défectifs, soit des exceptions aux
règles générales. A l'Institution des sourds et muets, les enfants
ne peuvent concevoir cette bizarrerie qui contredit la marche
de la nature, dont ils sont les élèves \
Grégoire reçut pour sa philippique les encouragements de
Pougens {Let. à Grég., .326), de Domergue (321), de Mahier,
instituteur à Chàteau-Gontier (332).
Un anonyme écrit : « Une double révolution est nécessaire
dans la langue françoise : l'une dans la partie physique, l'autre
dans la partie analytique ou intellectuelle. La première, pour
la rendre sonore, accentuée, prosodique ; la seconde, pour la
rendre claire et précise, et écarter toute équivoque du discours.
C'est à la musique, c'est aux grands musiciens qu'il appartient
de commencer la révolution physique, et c'est dans les solen-
nités nationales qu'ils ont la facilité d'y réussir..., c'est au
Comité d'Intruction publique qu'il est réservé de faire la révo-
1. Si l'on veut comiirendre toute la pensée de Grégoire, il faut voir comment
elle fut interprétée par ses correspondants : Je n'aime point les composés
enhardir, enliarnacher, enorgueillir; hurdir, harnacher, orr/iieillir me paraissent
préférables. 11 y a noml)re de verbes comme bouillir, s'asseoir, (]u"il serait à
propos de réformer et de simplifier ; les anomalités ne font que confusion et
emliarras... Quon simplilie les verbes : pourquoi dire, par exemple, nous
voulons, vous voulez, ils veulent, au lieu de ils voulent. ou ils voulont. comme
on dit au futur ils voudront^ \)& mémo pourquoi ne pas dire au fuUir 7> rou-
lerai, tu voûteras? Pourquoi ne pas dire : Je vas, tu vas, il va, nous vallons,
vou< valiez, ils vallont... Je vaux, tu vaiw, il vaut, nous voulons, vous vaulez, ils
vaulont, etc. (Mahier, Let. à Gr., 333-334)?
832 LA LANGUE FRANÇAISE
lulion dans la partie analytique. Faire que nul ne puisse parler
sans s'entendre et sans être entendu, voilà le travail que la
philosophie demande en ce moment au législateur et pour lequel
le législateur doit appeler à un grand concours les philosophes
citoyens [Lel. à Gr., 337-3i0). Il va, dans le recueil des lettres
originales, d'autres approbations du même genre : de Grivel,
p. 323, il'un nommé Briquet, de Rochefort, p. 562, de Virchaux,
de Lille, qui dès le 5 décembre 1790 demande qu'on perfec-
tionne la langue, en même temps qu'on la rendra obligatoire
dans le premier enseignement (p. ICI).
La Convention ne paraît pas avoir été surprise, étant habituée
à connaître de tout, de se voir adresser cette nouvelle « lettre à
l'Académie », et de s'entendre demander de réduire en un code
la jurisprudence coutumière de Vaugelas, de Bouhours et de
leurs successeurs. Elle connaissait Pougens, l'apôtre du néolo-
gisme; elle allait déléguer à l'Ecole normale de Paris Sicard,
qui s'était fait une spécialité d'étudier la syntaxe d'une langue
parlée d'après les observations faites sur des muets; au lieu
d'écarter par la question préalable la motion de Grégoire, elle
décrétale 16 prairial an II que « le Comité d'Instruction publique
présenteroit un rapport sur les moyens d'exécution pour une
nouvelle grammaire et un nouveau vocabulaire de la langue
françoise », qu'en outre « il présenteroit des vues sur les chan-
gements qui en faciliteroient l'étude et lui donneroient le carac-
tère qui convient à la langue de la liberté ».
Bien entendu il n'advint rien de ces projets. Il m'a paru cepen-
dant nécessaire de les faire connaître pour bien marquer quelle
conception on en était arrivé à se faire, à force de logique, des
rapports entre les langues et les peuples. La grammaire géné-
rale avait tîni par fausser à ce point la conception qu'on avait des
droits et du pouvoir des théoriciens, que les adversaires même de
ces propositions ne répondent pas en en faisant voir l'absurdité.
Imposer pareille contrainte au développement naturel de la langue
ne semble pas leur paraître impossible. Domergue a écrit dans
son journal (1,296, et II, 38) un article qui semble une réponse
anticipée aux utopies de Grégoire; il ne lui fait pas d'autre
objection que celle qu'on faisait aux partisans de l'orthographe
lllSTOlliK IXTKHXK l»K I.A l.ANdl'K 8:{:{
phonétique, savoir qu'on ne pouvait r(»m|)ro avec la langue qui
avait été celle de nos grands écrivains '.
Langage populaire et langage poissard. — Les titres
à priviléi;)' ayant été abolis, il él.iit jM'csque inévitable ({ue la
passion de l'ég^alité à outrance s'en prît aussi à ces titres sans
valeur (jue la politesse avait vulgarisés et aux formules devenues
banales, mais qui, prises à la lettre, eussent été humiliantes pour
des « hommes libres ». Quand Mirabeau, dès le 2o mai 178'J,
rejetait son titre de comte, comment conserver : « Monsieur, je
suis votre valet »? On a accusé Brissot d'avoir mené cette cam-
pagne. 11 se borna, dit Aulard {Orat. de la LégisL et de la Conv.,
I, 19), à de sages réflexions sur remj)loi des mots monsieur et
citoyen. On substitua le second au premier. Brissot proposait de
ne faire précéder les noms d'aucun titre. « Disons Petion,
Condorcet, Payne, comme on disait à Rome Gaton, Cicéron,
Brutus. »
Talleyrand ne disait-il pas la même chose quand, dans son
Rapport à la Constituante, il s'attaquait à ces anciennes formes
obséquieuses, à ces précautions timides de la faiblesse, à ces
souplesses d"un langage détourné qui semblait craindre que la
vérité ne se montrât tout entière, à ce luxe imposteur et ser-
vile, qui accusait notre misère? Il faut que tout cela se perde,
ajoutait-il, dans un langage simple, fier et rapide, car \k où la
pensée est libre, la langue doit devenir prompte et franche, et
la pudeur seule a le droit d'y conserver ses voiles.
Les grammairiens n'étaient pas les moins empressés.
Domergue, tout en défendant le vous [Journ., I, 55, et I, 45).
estimait aussi que les mots Monsieur et Madame seraient un
1. •< Je respecte la raison, maispDur Jouir du l)onlicur suprême d'une langue
tout à fait philosophique, faul-il crililer de coups de canif les pages inviolables
de nos immortels écrivains? J'ignore jusqu'à quel point nous portera l'esprit
de réforme qui meut les tètes frani^aises. Mais vraisemblablement on n'élèvera
pas l'édifice d'une langue, parfaitement conforme à la raison, sur les membres
déchirés de Racine, de Voltaire, de Fénelon. de Thomas, de l'abbé Barthélémy.
Nos législateurs ont soufflé sur les parlements, les parlements ne sont plus, et
la justice mérite enfin son nom; ils ont soufflé sur le clergé, le clergé n'est
plus, et la religion et l'évangile se sont embrassés. Mais que d'un souftle dévas-
tateur, des législateurs de la langue renversent son système pour en édifier un
nouveau; je vois disparoitre, sans être remplacés, les chefs-d'œuvre du goût,
du génie, de la raison elle-même. La philosophie, semblable à la flamme dévo-
rante, changeroit en un vaste monceau de cendres, les plus magnifitjues mois-
sons, parce que des plantes nuisibles ou parasites ont crû parmi le froment. •
Histoire de la langue. VU. <J<^
834 LA LANGUE FRANÇAISE
jour « rayés du vocabulaire d'un peuple dont l'ég-alité est la
plus belle prérog-ative » et il commentait ses lettres comme eût
fait Varron : Urbain Domergue à Pierre Lehardy, salut!
La guerre qu'on fit à ces usages peut sembler puérile, elle
s'explique comme d'autres faits beaucoup plus graves, par le
désir qu'on avait, croyant s'être afTranchi, de vouloir paraître
véritablement l'être, et le besoin de détruire pour cela jusqu'aux
vestiges des monuments, quels qu'ils fussent, qui rappelaient la
servitude passée. L'imitation de l'antique, si fort dans le goût
du temps, encourageait ces tendances.
Elles allèrent jusqu'à vouloir imposer le tutoiement proposé
par le Mercure National dès le mois de décembre 1790. C'est
en 4702 que les Sociétés populaires s'employèrent à propager
le nouvel usage. Le Comité de Salut public l'adopta en brumaire
an II *. Un mois après, le tbéàtre vint en aide à l'usage auquel
le régime de la Terreur rendait l'opposition assez dangereuse,
et Aristide Valcour (Plancher) donna son opéra-vaudeville :
1. En 1793, dans la séance du 10 brumaire, une dépulation des Sociétés se
présenta à la barre de la Convention, et après d'autres demandes, un membre
nommé Malbec dit :
« Citoyens représentants, les principes de notre langue doivent nous être aussi
chers que les lois de notre république. Nous distinguons trois personnes pour
le singulier et trois pour le pluriel, et, au mépris de cette règle, l'esprit de
fanatisme, d'orgueil et de féodalité, nous a fait contracter l'habitude de nous
servir de la seconde personne du pluriel lorsque nous parlons à un seul. Beau-
coup de maux résultent encore de cet abus; il oppose une barrière à l'intelli-
gence des sans-culottes; il entretient la morgue du pervers et l'adulation; sous
le prétexte du respect, éloigne les principes des vertus fraternelles. Ces obser-
vations communiquées à toutes les Sociétés populaires, elles ont arrêté, à l'una-
nimité, que pétition vous seroit faite de nous donner une loi portant réforme
de ces vices.
« Je demande, au nom de tous mes commettants, un décret portant que tous
les républicains franrois seront tenus à l'avenir, pour se conformer aux prin-
cipes de leur langage en ce qui concerne la distinction du singulier au pluriel,
de tutoyer sans distinction ceux ou celles h qui ils parleront en seul, à peine
d'être déclarés suspects, comme adulateurs, en se prêtant, par ce moyen, au
soutien de la morgue qui sert de prétexte ù l'inégalité entre nous. »
Phelippeaux demanda l'insertion au bulletin et mention honorable de la pro-
position. Bazire opina pour un décret. Mais l'avis de Phelippeaux prévalut, et
dans la séance du 21 brumaire, Bazire ayant rei)ris sa i)ro|iosition de loi, Thu-
riot s'y opposa. <■ On sait bien, dit-il, que le vous est al)surde, que c'est une
faute contre la langue, de parler à une personne comme on parlerait à deux, à
plusieurs, mais aussi n'est-il pas contraire à la liberté de prescrire aux citoyens
la manière dont ils doivent s'exprimer? Ce n'est pas un crime de parler mal le
françois. » La (Convention passa à l'ordre du jour. [Monit. Réimp., XV1II,314.)
Cf. Monit. Réimp., XVIII, 402, col. 1. Au comité d'instruction i)ublique, Opoix,
membre de la Convention, eût voulu que le tutoiement ne fût que de la langue
officielle, et ne s'employât que dans le langage public et vis-à-vis des autorités.
{Pr. V. c. I. p. Conv., III, 12.)
IIISTIIIIIK I.NTKII.NK l)|-: LA LA.NCI K h:!;!
le Vous cl le Toi (IVim.iiiT ;ui II); Dorviiiiiy le (•(»f)i;iil ,i jm'ii |)rrs
en nivôse '.
Apros la réaction de tlicnniilor, le i-clour fui rajiidc, le motif
qui avait dicté cette mesure aux Jacobins, ne devant pas sur-
vivre à la « tyrannie ». A l'Kcole normale de Paris la question
fut agitée plusieurs fois, eu particulier dans la séance du I \ ger-
minal, où La Harpe prononça un long plaidoyer, établissant
d'abord que la raison tirée contre le vous des principes de la
grammaire g^énérale était mauvaise, attendu que s'il est vrai
que « dans les principes » ce qui exprime le jduritd ne [)uisse
jamais convenir au singulier, il faut remarquer que cha(iue
langue a ses idiotismes. Tl montrait ensuite les inconvénients
[)olitiques et moraux du nouvel usage : Le tutoiement est chose
propre aux pays despotiques. La différence du vous et du toi
est une source inépuisable de richesses qu'on peut appeler idio-
tiques, nationales. Le respect est une chose naturelle envers
certains êtres; il ne faut donc pas songer à en abolir le signe.
Répandre la grossièreté dans le langage était un calcul des ban-
dits -. Le Comité de Salut public continua à employer presque
toujours le tutoiement jusqu'à la fin de la Convention. Cet
emploi cessa dans la Convention à partir de messidor an III;
dans l'armée, il avait été supprimé depuis frimaire an III. (Voir
un article de Aulard dans la Révolution franraise du 1 4 juin 1898.)
Ce qui était plus intéressant que ces tentatives artificielles de
1. Bil. nal., Yth 11(33' et 20987. La résolution sur le vous et le toi parvient, au
début de l'action, dans un village où l'on parle le patois de Molière : elle fait
des heureux et des niécontenls. Justin et Virginie bénissent la Montagne :
Toi du cœur est le cri brûlant,
Et ce triste vous est de glace.
Le paysan Marcel, père de Virginie, trouve que cette disposition complète
l'égalité. « Petit à petit, je parvianrons à ne faire tretous qu'une même famille. ■■
Jusqu'à la jardinière Barbe qui s'y met, « bien que ça lui écorclie la bouche! ■'
« Oui. j'sçais ben qu'on dit ça (que les hommes sont égaux) : mais t-nez, y a
toujours la p'tite cérémonie. » Mais qui se fâche quand on la tutoie, c'est la
mère Marcel : Oser s'attaquer à moi. Pour me faire un tel outrage! Elle s'apaise
bien au nom de la loi. mais dit son fait au nouveau vocabulaire : ■■ quoi qu'toul
ça signifie i
J'nons brouillons avec préméUi, dodi,
Kt l'avions lundi, mardi dans not'manclie.
« Jusqu'à ce qu'on se soit fourré tout ça dans la tète, on ne sçait plus comment
on vit. >. Le vaudeville se termine naturellement par le mariage de Virginie et
de Gaston •< parce que le mot Tf et le mot toi n'sont faits que pour la bon'foi ».
2. Cours (h se. et arts. IV, 201 et suiv. Cf. les discussions de la séance du
19 germinal avec Sicard, dans les Débats. I, o30.
8;$0 LA LANOUK FRANIIAISK
iiivi'llcincnt, (-"(''lait de savoir si la fusion des classes n'allait pas
entraîner la fusion des langages et amener la langue littéraire à
s(^ pénétrer des formes, des mots, et des tours de la langue com-
munément parlée dans le peuple, dont le goût avait jusque-là
maintenu la complète exclusion.
De tout temps il avait existé un langage poissard qui avait
reparu aux époques de grandes discussions, dans des pamphlets
de circonstance. Il a servi aux controverses politiques au temps
des Mazarinades, et aux controverses religieuses à l'occasion
de divers épisodes de la lutt<' entre les jansénistes elles jésuites,
témoin les Sarcelles de Jouin (4730-1754). Vadé et Lécluse lui
avaient redonné une vogue véritable. Il était donc naturel que
dès 1789 des satires ou des facéties parussent sous ce vêtement,
et elles se produisirent abondamment. Les royalistes ne furent
pas, comme on Fa dit, les derniers à se servir de ce moyen
d'action sur le populaire, et de part et d'autre une littérature
jioissarde se développa. Il est impossible, sans sortir de mon
cadre, d'en donner ici un aperçu. Outre les productions célèbres
du père Duchesne, de la mère Duchesne, de Jean-Bart, on trou-
vera indiquées dans l'ouvrage de Nisard ^ et dans la Bibliogra-
pbie de Tourneux" nombre de pièces dont les unes sont tout
entières dans le langage de la Pipe cassée et des Lettres de la
Grenouillère, dont les autres sont simplement émaillées de fleurs
cueillies dans le « salon des Porcherons » ou aux Halles ^
Au premier abord, tout comme à la lecture du poème épi-
traci-poissardi-héroï-comiquc du maître, quand on parcourt ces
'j)amphlets, on a le sentiment de l'artificiel. Les jurons même
j)arnissenl souvent forgés : Sacré mille noms d\m récliaiai de la
divinité ! (I, p. 2), Trois millions de moustaches ! {ib., p. 6), me
semblent aussi prétentieux et peu usuels que Triple million de
\. Voir Gh. Nisard, Élude sur le htiifjrujc populaire el patois de Paris el de sa
banlieue. Paris. Frank, 1872.
2. Tourneiix, Biid. de Vhisl. de Paris sous la Piévolution; voir les n'" 973, 97i,
975, 977, 978, etc., etc.
3. Je désigne par I : les Etoufj'emcnts du père Jean liarl bouf/rement en colère
(Lc2 2477); par H : la Trompette du père Duchesne (m" 101-147); par III : les Trois
poissardes buvant à la santé du Tiers-État (Li). Jy 1229); par IV : le Journal
des Halles ajusté, ravaudé, et repassé par M. Josse, écrivain à la Pointe St Eus-
tache (Lc2 2382); par V : les Lettres bougrement patriotiques du véritable père
Duchesne (Lc^ 4i8).
lllSTdlUK INTKIINK KK LA LAMilK 8:{T
boulets rtiUK's! cl Jhiu/tlr nom duu rahcslfin! (II, n" 102, \\. !l.)
Le reste est également lies mélangé. Que dire <riiii(' phrase
comme celle-ci : Sacré milh' iioina (lini rliapcnn df rtiriHiuil^ (jui
puisse servir de latrines empoisonnées à Proserpine! Que tous les
diables puissent décomposer la sacrée prétraille, moinaille, robi-
naille et mitraille qui cherchent à diviser par tous moyens infer-
naux la urande famille franroise! (T, p. 2.)
Même résultat quand on |)rend un à un mots et expressions.
Je relève dans le pamphlet I : bourjre de drôle; Jean- foutre;
noyer comme un vieux chien ; la religion fut de tout temps T asticot
des sots (p. 2;; je vous ferais bien rôtir les argots (p. 5); fjredi-
naille{ïh.). Dans le pamphlet II : s amuser à la moutat-de {{Oi, 1);
ci-devant clique (ib., 2); ustubrelus (ih.) ; avoir la brelue (p. 5);
se moucher du pied (p. 6); rincer quelqu'un (ib.); mille zieux
(p. 7); les prêtres font embêté comme une oije (p. ~); H nous
carambolera d'importance (p. 8) ; envoyer ad patres (ib.) ; se donner
un coup de peigne (n° 102, p. 11); se eontreflater du tintamarre
(ib.); se faire échiner pour la république (p. 19); se mettre en
ribole (ib.); voyager à passes comme les capucins (ib.); envoyer
au berniquet (ih.); s'étriper (p. 20); aristobètes (p. 21); tomber
dans le margouillis (ib.) ; la caboche de Voltaire, etc.: j'en
passe — pour la décence.
Citons encore : 8e sentir le cœur en yarouage (III, p. 4); piau
de chat (3); regarder quelqu'un moins que tripette {ih.); faire le
paroli d'entrée aux Etats Généraux (p. 9 ; j'entendons, f avons
imaginé (IV, n" 1, p. 1: mettre la gueule en pantoufle (p. 5);
tirer son escarpin (ib.); les coeffeux (p. 6); manigance des mou-
chards (p. 7); chevaliers de la manchette (ib.); gouines (ib.);
n" 2 : munifatalité (p. 3); reluquer les femmes (ib.); .se donner
les violons {= se vanter); avoir voix débusquative dans les
assemblées (ib.); faire rasoir (p. 7) ; n° 3 : lanterner {= pendre,
p. 3); jacobinistes (p. 6); n" 4 : recevoir des tornioles (p. 4"!;
les aristocrates en finneronf (p. 6); n" o : les arislocruches (p. 1);
n" 7 : le boucan orléanique (p. 2); recevoir la chlague {\, 1"1.,
p. 1); boire le sacré-chien tout pur (p. 2); foutaises (p. 7); chimer
(ib,, 2® 1., p. 2); des femmes superlicocantieuses (p. o); rous-
cailler quelqu'un (ib.); pensionocrates (ib.. 3' 1., p. 2); robinot
craies (ib.); monopoleur (ib.); rapsodie vomitive (3); être fri-
838 LA LA.\(;i K FIIA.MIAISK
(5" 1., p. G); canaille clér/oulanle d^éc.unie aristorage {V L, p. 4);
sécrabonillcr (p. 5); hichonncr (8'' L, p. 3).
Il y a (le tout clans ce langage : des archaïsmes et des nou-
veautés, des mots français simplement déformés par une pro-
nonciation populaire et d'autres écorchés exprès, des vocables
tout à fait intacts, mais proscrits par les convenances, de Farg-ot
jiur, des métaphores ou des alliances de mots fantaisistes, en
somme un mélange hétérogène, visiblement composé pour un
eflet littéraire, avec des éléments réellement vivants et d'autres
conventionnels '.
Nisard en a relevé d'autres : avisoire (= avis) ; brelandage
(manège); complotement, confidence {= confiance); définition
(=1 fin); devinement, émotion {== motion); finition {= fin);
graisse (= réprimande, savon) ; gueusasse; incarcérer (=: insérer);
insolenter, nomation {= nomindiiion); j)a(ira{= soufFre-douleur)^
Cependant, il est probable qu'un classement approfondi per-
mettrait de disting-uer dans le g-enre des variétés difTérentes
suivant les époques et les provenances. Il y a du poissard où
les titres même rappellent encore Yadé et où tout sent la tra-
dition du pécheur du Gros-Caillou. D'autres productions sont
plus proches du vrai lang-ag-e populaire et ne restent peut-être
distinctes du parler de certains contemporains que comme les
Précieuses ridicules le sont du parler précieux, par l'outrance
voulue de la manière, et l'accumulation stylistique de formes et
de tours réellement existants \
i. Uirn (le |ilus curieux que di; voir le père Ducliesne oublier la condition du
Miarchaud de fourneaux et reprendre le style emphatique (Le//, boiig. palr'to-
tif/ues du père Duchesne, 1"' lettre, Lc^ 448, p. 2) : Distinguez-vous par de belles
actions et vous commanderez à votre tour. On s'imaginoit récompenser assez
vos services avec un médaillon modeste et simple; eli bien! vous pourrez voir
reposer sur voti-e sein cicatrisé l'honorable croix qu'on n'a pas eu honte de
prodiguer à des jean-foulres de mouchards qui la portent encore préférableraent
à des braves à qui des foudres de guerre ont enlevé un gigot, un œil ou la
mâchoire? Otez-cn deux mots mis exprès, et considérez les foudres de guerre, qui
annoncent les tubes d'airain des Natchez; c'est bien la périphrase de Delille.
(;f., p. 3, une tirade à la Pompignan sur le monde : Le tonnerre casse-t-il les
vitres et met-il tout en poudre sans ses ordres? Ce vaste océan si beau, si
imposant, manque-t-il jamais deux fois par. jour à la retraite?
■2. P. 286 et suiv.; p. 301 et suiv.
3. A certains moments, le père Duchesne confesse sur un ton moitié sérieux,
moitié plaisant, qu'il y a lieu de cesser de verser l'ordure : Je jurerai, sans
être immoral ou indécent... Les f... et les b. . me sont défendus par la sagesse,
qui m'a tiré fortement les oreilles pour avoir longtemps conservé cette habi-
tude à laquelle je n'attachois pas de conséquence. La dame d'un ton sévère
m'a rudement gourmande lautre jour : «Apprends, m'a t-eile dit, que les vertus
lllSTiilHK INTKH.NK l)l': LA LANCIK 8:K»
11 est possildf (jue, si les circonstarires [xjliliijiics iiuviiit'iil
pas cliangv, si vu |taili(iili< r Ir iN-veloppemeiit des sociétés
populaires ne s'était pas trouvé eniayé, au lieu de cette littéra-
ture populacière se serait développée une littérature vraiment
populaire, où la laniiue pO[>ulaii'e eût pu s'inti'oduirc au moins
partiellement. Mais il reste à savoir jusqu'où fût allée cette
pénétration. Pas bien loin assurément, on peut raftîrmer, aju'ès
avoir lu des textes vraiment populaires. Car si on y trouve des
traces de la langue courante : se re/luer, raverdir, etc., ce sont
moins des libertés que des fautes. 11 est visible que le plus vif
désir de ceux qui écrivent comme de ceux qui parlent est
d'atteindre à la langue emphatique des contemporains « qui
parlent bien », et démailler le style de belles formules. On se
hausse à leur emphase romaine au lieu d'essayer de leur
imposer sa trivialité. Le goût du vrai peuple est à ce (pi il
croit le beau et le grand, là comme ailleurs. Et après la tour-
mente c'est à qui oubliera qu'il a été « peuple ».
La réaction muscadine marqua moins encore sur la langue
que les excès des exaltés. On sait que dans un certain monde le
« garatisme » amena une prononciation amollie '. Les incroyables
seules doivent maintenir la République et que pour prêcher, il ne faut plus
employer le langage obscène de la débauche crapuleuse et des vices qui dégra-
dent l'homme. C"étoil bon sous l'ancien régime qui permettoit la grosse joie
pour dispenser d'avoir des mœurs. Un peuple trivial dans son langage, et sans
mœurs, ne peut être longtemps libre. S'il est licencieux, il retombe bientôt
dans l'esclavage. Ainsi, mon vieil ami, grilTonne tant que tu voudras, mais
ménage les chastes oreilles de l'innocence, en lui prêchant une morale austère
et pure. Parle de Bacchus et de ses fredaines, parle de ses fourneaux et
débite tant que tu voudras de gaudrioles, mais, au nom de la patrie, ne
parsème pas tes agréables folies de trivialités dégoûtantes... sois l'écrivain des
campagnes et du peuple, égaye-le, mais ne le dégrade pas... 11 étoit bon de
jeter à la tète couronnée des despotes quelques gros jurons, pour les épouvanter;
mais la voix tonnante des canons suffit à présent... Le char de la liberté
débourbé maintenant roulera, sans qu'on soit obligé de jurer comme un char-
retier pour qu'il roule majestueusement pendant des siècles (II).
1. Voir le Journal des Incroyables ou les hommes à Pa-ole (fhonneu
(B.N.Lc226C6). Plus d'r : Cela choqueroit les oreilles délicates de nos petits
maîtres et surtout des Incroyables féminins, qui elles seules ont fait plus des
deux tiers de la réforme. L'autre jour je fus à même d'entendre une de ces
conversations. C'était un petit dialogue entre un couple dincroyaldes des deux
sexes. Le voici tel que je l'entendis alors : <• Savez-vous, disait le jeune incroyable,
savez-vous une histoi-e singu-ière qui vient da-iver au theat-e Moliè-e : c'est en
vé-ité cha-mant! — Vous mint-iguez, dit llnc-oyable femelle — quelle est donc
cette avenlu-e singu-ière? — Vous connaissez la Duza-ilin. Eh bien! on zouail
Figa-o; on en était au second acte; le spectac-e était b-illant; chacun, conl-e
l'ordinai-e, était attentif au zeu des acteurs; j'écoutais avec pai-ir. Tout d'un
coup, des c-is d'enfant pa-tent du fond d'une loze : on tou-ne les yeux de ce
côté pour fai-e cesser le b-uit; mais quelle est la su-p-ise commune! » etc..
840 LA LANGUE FRANÇAISE
ont assez souvent paru à la scène et dans le roman pour que
je n'insiste pas sur cette mode ridicule, connue de tous. Il est
toutefois assez curieux que ceux mêmes qui les ont dénoncés
acceptent que la lang-ue eût « gagné quelque douceur par le
rapj)roclienient et la coïncidence de ses voyelles ».
Les mots nouveaux. — Le néologisme était de nécessité,
s'il le fut jamais, parmi tant de nouveautés politiques et
sociales. Et il faut bien dire que les grammairiens eux-mêmes
s'y montraient beaucoup moins hostiles. Pougens avait publié
en 1794 son Dictionnaire des privatifs. Boinvilliers avait aussi
ramassé un certain nombre de mots à la suite de sa gram-
maire *. Domergue lui-même, sans se montrer novateur aussi
systématique, déclarait que « le temps n'étoit plus, oîi un
mot conforme aux lois de la néologie, et commandé par le
besoin, étoit admis ou rejette par le despotisme du caprice »
[Journ., III, 375) '.
M. Aulard a déjà montré que la première époque a été celle
de la principale production. Bien entendu, c'est aux affaires
1. Domerj^fue. Journal de la l. fr., II, 41. « II est à propos de vous informer que
j'ai placé à la fin de ma grammaire, un cours complet de mots dont un grand
nombre nationaux ou originaires de la langue latine manquaient à la nôtre, qui,
pauvre el timide à l'excès, recevra toujours avec reconnaissance les subsides
que les langues anciènes s'empresseront de lui fournir. » Les événements durent
ramener Boinvilliers à la sagesse. Car sa Cacologie s'ouvre par cet exemple
significatif : ■< Le Peuple français, qui a vu dans quels périls on l'a entrainé, en
lui fesant un crime de la modération, la plus belle de toutes les vertus, sera
désormais trop sage et trop prudent pour rien entreprendre avec précipitation. »
Dans le recueil des lettres à Grégoire, je lis une lettre de Grivel disant
qu'il avait pensé à faire un recueil de tous les composés utiles dont nous avons
les simples et des simples dont nous avons les composés (.')24).
2. Cf. Ib., II, 201. <■ Les éléments des mots sont une cire molle que le génie
et le besoin façonnent à leur gré. Mais toutes les formes ne sont pas heureuses,
c'est à la néologie à leur imprimer le cachet de la monnoie courante, et elle ne
doit accorder celte faveur qu'aux conditions suivantes : nécessité, analogie,
dérivation d'un idiome poli, euphonie.
« Tous nos grands écrivains ont créé des mots, et ce Racine si pur, et qui nous
paraît si peu néologue, a été de son temps en butte au reproche de néologisme.
Les petits grammairiens, les faux délicats resserrant la langue dans la sphère
étroite de leur conception, crient à l'innovation, dès qu'un mot nouveau sort
de la plume d'un écrivain vivement affecté; heureusement leur foible voix est
étoulTée par les acclamations des peuples. Et que seroit notre langue, que
seroient toutes les langues sans le souffle inspirateur et fécond du génie?
•• Il est permis à qui que ce soit d'émettre des mots nouveaux, de donner des
acceittions nouvelles aux mots anciens, en se conformant aux règles de la
néologie qu'il ne faut pas confondre avec le néologisme. La néologie est aux
idiomes ce que la morale est aux mœurs; elle les fonde et les règle. Le néolo-
gisme est à un écrit ce que le vice est au cœur, il le souille. » (Domergue à
Edouard Bruno-Mertian.)
lllSTdlIlh: iNTKRNI-; HK LA LAMilH «*•
politiques, à raflministration que se rai>iM)rl»'til \r plus ^q-aii<l
nonil>re des mots nouveaux. (Ju ne saurait rii (lomici- ici une
idée complète.
Les appellations seules des partis sont eu noniljre éiioiine.
On se perd, dit M. Cliallamel, dans la foule des expressions
en usage pour désigner successivement les factions contre-
révolutionnaires ou réactionnaires pendant une (piinzaine
d'années '. Et à Ténumération qu'il fait, on pourrait en opposer
une, non moins fournie, des noms qu'ont portés les partis qui
conduisaient le mouvement et préparaient, au dire de leurs
adversaires, « la canaillocratie » : robesj)ierristes, danlonisles,
I. .. Ce furent les Aristocrates, les Royalistes, noms comniunumenl altribues a
tous les réacteurs, dès le début de la grande crise; - les Ci-devants, nobles, ou
anciens fonctionnaires de la monarchie: — les Noirs: — les Alarmistes, toujours
prêts à propager les mauvaises nouvelles, et au besoin, à en inventer; — les
Apitoi/eurs, qui afTectaienl de plaimlre le sort des émigrés, des prêtres refrac-
taires et des contre-révolutionnaires en général; — les Ageiits de Ihlt ou de
Cobourg ou les PU listes, payés par l'étranger; — la Faction de l'étranger, outre
les Salariés de Cobourg; — les H,mmes de Coblentz et les Émigrés;— les Condéeiis,
en relation avec l'armée de Condé; — les Héros de cinq cents livres (chevaliers
dô Saint-Louis); les Êgorgeurs ou Compagnons de Jéini, dans le Midi, et les
Chiffonistes, membres de la ChilTone, royalistes d'Arles; les Chevaliers du
poignard, SLuleiivs d'une conspiration monarchiste:— les memlires du Comité
autrichien; — la Faction des décotes, ne voyant en toutes choses que les intérêts,
de la religion; — les Christocoles, de même opinion; — les Calotins, amis au
clergé;— les Vetidéens et les Chouans; — les Corneurs de la Vendée: — les
Orléanistes, appartenant au parti du duo d'Orléans; — et les Phihppotins ; les
Robinocrates ou Aristo-robino-crates rêvant l'autorité pour les hommes de robe,
magistrats ou avocats; — les Accapareurs, spéculant sur la cherté des grains,
— les Affameurs, détruisant les objets d'alimentation, pour exaspérer le peuple;
— les Corru'jteurs, ou acheteurs de consciences; — les Êpauletliers. officiers de
la Garde nationale; — les Endorineurs, conseillant les voies de douceur et
travaillant pour eux-mêmes; les Fagettistes; — les Impartiaux, les Feuillants;
— les Modérés; les Insouciants, ou indifTérents en matière politique; — les
Pétitionistes, partisans du maire de Paris; — les Rolandins ou Rolandistes, dévoues
au ministre Holand et à sa femme; — les Fédéralistes, du groui)e des Girondins:
— les Aboyeurs ou crieurs de journaux.
'. Puis sous la Convention, les noms des réactionnaires varièrent encore. Ce
furent: \ei Suspects; — les indulgents, adoptant les idées de clémence émises
par Camille Desmoulins; — les hommes d'État, ou députés de la Gironde et
leurs partisans; —les Intrigants; — les Dantonistes; — les Crapauds du Marauy
ou les Marécageur, ou le Ventre, c'est-à-dire les irrésolus île l'Assemblée; les
Diffamateurs sous toutes les formes.
•• Enfin, après le 9 thermidor, ce furent : les Thermidoriens; les Réagisseurs;
— les Victimes, membres des familles que la Révolution avait frappées; — la
Jeunesse de Fréron ou les Fréi-onistes, ou les Messieurs à bâtons, ou la Jeunesse
dorée; les Collets noirs ou les Collets verts; — les Muscadins, immolant tout au
plaisir; — les Agioteurs, faisant des fortunes scandaleuses à la Bourse per fas
et ne fas; — \gs Clichyens; — les Salmidiens, ou Salmistes, ou Salmigondis du
club de Salm: — les Vendémiaristes, sectionnaires qui marchèrent contre la
Convention; les Vainqueui-s de Germinal, qui mirent Paris en état de siège, et
les Constitutionnels, défenseurs de la Constitution de l'an III. soupçonnés de
conspirer contre le Directoire et de vouloir rétablir une monarchie tempérée. •
S4-2 LA LANOLE FRANÇAISE
hêberlisies, jacobins, enragés, monfar/imrds, etc. Tous ces noms
ne sont pas sans doute, par leur forme linguistique, des nou-
veautés; ils ont eu au moins un élément nouveau, le sens (ju'on
leur attribuait. Quelques-uns sont restés, la masse a disparu,
avec les idées qu'elle représentait.
Mots nouveaux aujourd'hui disparus. — En dehors
des mots s})éciaux dont je viens de })arler, une foule de mots
qui auraient pu vivre, n'ont pas survécu; les mots de combat les
plus heureux n'ont souvent en eflet qu'une très faible vitalité,
et n'obtiennent la vogue que parce qu'ils marquent d'une
manière vigoureuse ou plaisante un caractère éphémère d'une
chose éternelle. Ce caractère une fois effacé, l'appellation paraît
froide et sort d'usage. D'autres mots de polémique meurent
d'avoir été faits avec trop de bonheur. Ils sont si empreints de
l'esprit do leurs auteurs qu'ils leur demeurent en quelque sorte
propres, et que ceux-là seuls osent les répéter qui ne craignent
point le plagiat. Ces mots-là ne sont féconds qu'en un sens, ils
éveillent le désir d'en créer d'autres, contraires ou analogues.
Parmi les mots morts, il faudrait citer d'abord des catégories
entières, tels les termes du calendrier ou plutôt du « décadrier »
révolutionnaire, où les noms des jours étaient mal faits, mais
où les noms des mois, véritables trouvailles d'un poète, avaient
été si heureusement appropriés aux saisons'. Bien d'autres ont
précédé ou suivi la terminologie de Fabre d'Eglantine dans sa
chute -. En voici : aclivi/ié (qui a le titre de citoyen actif, Néol.
fr.); adunation (Sieyès, Joiirn. d'insl. sociale, 1793, n" 6); affa-
1. Le calendrier grégorien fut rétabli par décret de fructidor an XIIL Mahier,
dans une lettre à Grégoire, eût voulu des noms plus proches des mots popu-
laires : vinaire ou vendungiaire, neigiose, inoissonor, flammidor ou fruitidov.
fleurial. Cette seule proposition fait ressortir la supériorité des ternies ofliciels.
En revanche, jour-un, Joiir-deu.r, me parait bien meilleur que prhnidi, etc.
{Let. à Gréçi,, 336.)
2. Dans les listes qui suivent Hive = Lettre de l'abbé Rive à son très cher et
tresilliislrc amiCamille Desvioulins...^\e\\\\\QYOT^o\i?>,ch.Q./.^\. X\>\\on&,'à\. mars 1791 ;
Anacharsis =^ Réponse d'Anacharsis Cloots aux diatribes Rolando-Brissolrnes
(B. N. Ib'^f 72S;); Marat = Marat, Journal de la République française; l'Ombre
= Ij'Ornbre du Mardi-Gras ou les Mascarades de la Cour, Paris, aux dépens du
faubourg Saint-Antoine, 1791;i)/s:= un Dictionnaire manuscrit de l'époque, que
je possède, et qui a été auparavant dans la Bibliothèque Taylor. Ce diction-
naire compte 8182 mots. Une foule d'entre eux sont antérieurs à la Révolution.
Néol. fr. — le Néologiste français (B. Nat., X, 14 33o); A = l'édition du Dict. de
l'Académie de IV-iS; S. A. = \e Supplément de la même édition ; Reaum.àL. = Beau-
mo.rchais à Lecointre son dénonciateur ou compte-rendu des !) mois les plus pénibles
de ma vie. S. 1. n. d. (B. X. Ln2" 1328).
IIISTOII!!'; LNTKIINK |)K LA LANlilK Hi'.i
iiH'ur {NcoL fr.) ; (tn/icivi(/iie (Mirai»., coll., W . L.)- <''• inilimornl,
antipopulaire {Miivi{[, ii" 1, |t. i), a)ilirf-jni/jl/r((in, onlitei-rorislr,
anfipolitiquc (Rive dit l'avoir créé); aposloliser {NéoL fr.; Ms.,
cité par Lit(ré au xvf s.); appitoijeiir {Néol. fr.\ Ms.); arislo-
craliser [iù. L. le cite dans Oresine) ; arislocralinme {ih.)\ aris-
tof'élons (J/s.); aristodcmorralie (iO.); assir/nat (29 ocl. 1790,
Montesquiou, Mirab.); bar (poids d'un mètre cube d'eau,
31 juil. ni)-], Néol. fr.); harbariser (Grég-. Uap. d<' fructidor
a)i II. L. Nt'ol. fr.; Ms.); ùarnaverie [Xéol. fr.; Ms.); brouillon-
nerie (Beauni. à L.. V ép., j). 12); brûle- châteaux {Ms.)\
canaillarchie [Néol. fr. L. cite canaillocratie dans Joseph de
Maistre) ; ci-devant (subst.; on avait ri quand le 7 janv. 1700
Foucault avait parlé de ci-devant châteaux, et demandé la suppres-
sion du mot); cohiber (Rive, p. 11-12); culocratie {Néol. fr.;
allusion à l'assemblée qui opinait par assis et levé); décadaire
(11^3), décadrier (calendrier, Néol. fr.); décimaliser {Proc. v. C.
I.'p. Conv. III, 42); décoaliser {Ms.); défédéraliser [Néol. fr.);
démagogisme {Néol. fr.) ; démagoguinette (la constitution de 1789,
ib.); démuscadiner {ib.); dépanthéonisation {ib. et ms.); dépu-
ticide {ib., ib.); déroijaliser ^ {Néol. fr. Babœuf. Pièces I, 64 L.);
diderotiser {]M\e, p. 25); diplomaliste (= iliplomate, ib., p, 4);
dispendieusement {Point du jour, 4 nov. 1789); duhemiste {Néol.
fr.) ; épithétiser {Néol. fr.) ; fayettiser {Néol. fr. et Ms., Rive, p. 6) ;
foucaudière (barque à noyades, Néol. fr.) ; fouloniser (== pendre,
ib.); hécatombiste (signalé avec arrière-but, et organiser, comme
mot nouveau par le Censeur des journaux du 20 pluv. an IV);
guilloiinaire (un rapport — Néol. fr.); impatriote (Beaum. à
L. S' ép., p. 10); inaccurate (anglicisme) (Rive, p. 26); inapos-
toUque (Rive, p. 21, note): incivisme (Barr. 1794, Néol. fr.; Ms.
S. A .) ; inerrance (Rive, p. 13. Cf. inerrant du même) ; inlrigailler
{Néol.fr.; Ms.); isolation (Thouret, 1791. H. D. T.); laboriosité
{Néol. fr.; Ms.; L. cite Palsgrave); législatrice (Batz. Arch.
pari., 3 juil. 1790); logoscope (29 j. 1792); liberticide (Babeuf,
pièces, I, 95, L. Rive, p. 8); logaume (Domergue) •; maratismc
1. Déprétrisev. démarqtdser. sont relevés par Wey, Rev. du t.. I. 178, daprés
Mercier : « 11 est curieux, dit-il, d'énumérer la quantité de vocaiilcs que l'on
composa dans ces jours de démolition, de dévastation, de destruction. •■ (Notez
que le premier de ces mots est sous la forme déprèlrer dans Palissy; que le
second est dans Regnard.).
844 LA LANOLK FRANÇAISE
{Néol. fr.)\ minifi/érialismp {ib.); mirabellcment (ib.); modéran-
(isme ib. et ms. S. A. 1798); iiionarchien (Rive, p. i, noté par
Aulard, Or., p. 358); monarchif^fr (id., p. 21); motionner [Néol.
fr.\ Afs., d'où motionnalré)\ municipaliser {ib., S. A.); nomo-
clas(('{\{ï\e, p. 4); noyadeur {Néol. fr.); non-responsabilité [Rixe,
p. 14; cf. non-tolérance, id., p. 6) ; patriomane (Néol. fr. — Cf.
s'empatrioter, ib.); phosphoriser (Néol. fr.); plébécratie (ib.);
pojmlicide (Bab. , pièces, I, 83, Néol. fr. , Ms.) ; précaulionnel (Néol.
fr.); profligateur (Rive, p. 2o) ; projettiste (Néol. fr.); ptrussio-
manie (ib.); républicaniser (Camhon, 1793. L.); réquisilionnaire
[Néol. fr., Ms., S. A.); rétroat/ir (Rive, p. 9); rétrorévolution-
naire (Néol. fr.) ; rohespierriser (Néol. fr. , Ms.) ; royal iser (Bab. L.
Néol. fr., Ms.); sabrade (Néol. fr., Ms.); sacerdolisme (Rive,
p. 12); sanyuinocratie (Néol. fr., Ms.); sansculotlisme, sans-
cidottide, sans - culoltisation (partout); septembriseur, septem-
briser, -ade, -ation (Néol. fr., Ms.); subalternéité (Néol. fr.);
subalferner {Ms.); si/stétnal'' (Néol. fr.); vocifératenr {ib. Ms.)-.
Mots nouveaux qui se sont conservés. — Parmi les
mots nouveaux il suffit de rappeler qu'il faut compter des nomen-
clatures entières, et parmi elles celle du système métrique, rendue
obligatoire le 18 germinal an III, et qui a fini par devenir presque
entièrement usuelle ^ Voici d'autres survivants :
i. •' Nous nommons royaume un pays régi souverainement par un roi; le pays
où la loi seule commande, je le nommerais loyaume » (Dom., Jour'n., Ill, 186).
2. Il faudrait ajouter qu'un assez grand nombre de mots avaient pris un sens
qu'ils ont perdu : suspect, culotté (opposé <à sans-culotte), nutionalisle (membre
de l'Assemblée nationale); opinion ^= discours, etc.
3. Je dis presque, parce que des mots comme myriaçframme, décilitre sont
encore, malgré l'école, du langage savant. Le reste de la nomenclature a eu
du reste beaucoup de peine à passer. Nodier, Wey [Rem. s. l. l. fr. II, 65)
l'attaquent encore avec véhémence. Il est vrai que les mots ont été mal faits,
puisqu'ils sont souvent hybrides, gréco-latins, ou savants par à peu près.
Kilomètre en elTet ne peut venir ni de xOaoç qui signifie bourrique, ni de -/iXioç,
qui signifie mille. Mais ce n'est pas la faute de la Convention, si on a barbarisé.
Son <lécret déclarait qu'il fallait enrichir la langue de mots nouveaux et simples,
et pour soulager la mémoire, le nombre devait en être le plus petit possible
{Proc.-verb., II, \~t). En l'an IX, un arrêté du 13 brumaire autorisait toute une
série de mots usuels : -myriamètre : lieue; kilomètre : mille; décamètre : perche;
décimètre : palme; centimètre : doigt; millimètre, trait; hectare : arpent; are :
perche carrée; décalitre : velte; litre : pinte; décilitre: verre; kilolitre : muid ;
hectolitre : setier; décalitre : boisseau; décistère : solive; kilogramme : quintal ;
hectogramme : once; décayramme : gros; yramme : denier; décigramme : grain.
En tout cas le mal est fait : Les « arle(}uins lexicographiques >■ sont en usage,
et il est venu, le temps entrevu avec effroi par Wey, où on écrit à ses amis :
« Je pense à vous souvent, et volontiers J'oublie les quatre cents kilomètres
qui nous séparent. » Notre temps a même vu d'autres horreurs.
IIISTdlllK INTKILNK l)K LA LAMil K «4:i
Action^ (Cous. Jacf/., S. A.); (ulminislntllf (l'oinl du jour,
6 nov. 1781)); adminhtré (subst., Cous, .hn-jf., Air/i. pavL,
24 nov. 1700, p. 72:'>); aérouaule {S. A.): acroslicr (Coiiv.,
déc. 1794, H. D. T.): 'ilarmisle {S. A., Cous. Jacq.); unarchist-r
(Mirab., Séance du 28 fév. 1791); anarchiste (Lab., Lnnu. r/w.);
annuité {S. A.)\ antisocial (Mir., Coll., 1, 70, 11. I). T.);
approximatif (Xéol. fr., .1/s.); archibète {Cous. Jacq.)\ bivoua-
quer (^.)'; boisaye {A.)\ brise-raison (Deaum. cà L., 2" ép.);
brouille {A.)\ bureaucratique {A.); cabanon {A.); cannibalisme
{Néol. fr., Ms. Ce dernier donne a.us^i cannibali té) ; captateur
(A.); centralisation {S. A., Néol. fr., Ms.); centupler (A.);
céréales {Enc. métli., 1792, IL D. T.); chatoyant (A.); civisme
{citoi/enneté est dans Beaumarcbais, Néol. fr. , Ms., S. A .) ; coalisé
avec (Beaum. à L., 2" ép.); conscription {Enc. méth., 1789,
S. A.); conspiratrice (Lab., L. révol., Néol. fr.); constituant
(1789); constitvtionnellement (Arch. pari., Rap. Batz, 3 jiiil.
1790); dècathoiiciser (Mirab. L.) ; déconsidération (Bign., 1798,
H. D. T.); déf)énérescence (1795, Vauquelin, H. D. T.); déqra-
dant{rm,GohievAl. D. T.); dérjriser (Slirah., 1789, il. I). T.),
délirant (Mirab., 17 juin 1789, H. D. T.); démoraliser {S. A.,
Lab., L. révol.); départemental {Duh. Cranc, 1792, H. D. T.);
dépopulariser (Mallet du Pan, Cons. sïir la Nat. de la Rév.,
42-50); désagréger (Guyt. de Morv., 1798, H. D. T.); déso-
bligeance (1798, ib.); dissidence {S. A.); échangeable {A.);
égorgeur (Lab., L. révol.); élaborer {A.); émigré (subs., Décr.
du 9 juil. 1791); escadrille {Néol. fr.): éventualité (Beaum.
à L., l"' ép., p. lo); expropriation (Beaum. à L., T* ép.,
p. 15); extradition {ib., 2" ép.) ; fanatiser (blâmé par Lab., L.
révol., p. 129); fédéralisme (Robes[)., 1792, IL D. T., .4.); frac-
tionner (Grég-. dans Wey, Rév. L, I, ["); fusillade [Néol. fr.,
Ms., Bonap., 1796, dans H. D. T.); gemmation (1798, Rich., H.
D. T.); gradé [Néol. fr.): guillotine (1790, H. D. T.); inamovible
{S. A.); inconstitutionnel {Point du Jour, 23 juin 1789; Ms.;
A.); incriminer (Malouet, 1791, H. D. T., Ms., N'éol. fr.);
1. Les mots marqués A., c'osl-à-dire insérés dans ce corps du Diclionnairc
de l'Académie, sont très proltahlement antérieurs, quoiqu'ils n'aient pas été
signalés jusqu'ici avant la Uévolulion. Voir plus loin le f, Le Dictionnaire.
•2. Les mois marqués dun astérisque sont cités par H. D. T. comme dos néolo-
gismes lie notre temps. Sn = Snetlage.
846 LA LANGUI': FRANÇAISE
industriel (Beaum. à L., 3" ép.); influencer (.4.,Necker, 1792,
H. D. T.); influent (Malouet, 1791, Opin., II, IG, H. D. T.);
insermenté [S. A.; Ms., Condorcet, le 16 fév. 1792 dit non ser-
menlé); insignifiance [A.) ; insurrectionnel {Néol. fr., J/s., S. A.);
jury {S. A., M s. Domergue eût \ou\u jurande); juguler {Néol.
f'r.); législature (Mirab., II. D. T., .S'. A., Ms.); liquidateur
(1793, H. D. T., A.); loquace {Néol. f'r.); luxueux {Néol. fr.);
malfaisance (1791, Volney, Ruines., H. D. T., .1.); mitraillade
[Néol. fr., Ms., S. A.); navrant {Néol. fr.); neutralisation (1797,
Thouvenel, H. D. ï., Néol. fr., Ms., A.); observable {A.);
patenté {Néol. fr., H. D. T.; cf. patentai, patenter, Ms.); per-
cepteur {Néol. fr., A.); populariser {Néol. fr., Ms., S. A.);
présentable {A.); rassasiable {Néol. f'r.); raviver {Néol. fr.);
recrutement (H. D. T., 1790, Néol. fr., Ms.); régulariser
{Néol. fr., Ms.); réincarcérer {Néol. fr.); révolulionnairement
{Néol. fr.); roueries {Néol. fr., Ms.); sanctionner {Néol. fr..
Point du jour, 27 juin 1789); séparatistes {Néol. fr.); tacti-
cien {Néol. fr., Ms.); terrifier {Néol. fr., Ms., terroriste {Néol.
fr., S. A.); ultra-révolutionnaire {Néol. fr., S.A.); utiliser {Ib.);
vandalisme (Grég-., Mém., I).
Il faut ajouter que pendant cette période une foule de mots
ont pris des sens nouveaux :
Acclamation {Point du jour, 21 juin 1789, d'où l'expression :
vote par acclamation, *S^. A.); additionnel (en termes législatifs,
Ex. : paragraphe — S. A.); adjoint { — à l'officier municipal,
Ib.) ; adresse (au sens anglais : discours au roi, Point du jour,
10 nov. 1789); canton (Ib., 22 juin 1789); cantonnement {A .) ;
chouan (anciennement : chat-huant, Lab., L. révoL); commune
(division administrative. Point du jour, 10 nov. 89, S. A);
conscrit {S. A.); convention (sens américain, Point du jour,
17 sept. 1789); désorganiser { — un État, Boulay de la M.,
d'après Mercier. Cf. Lab., L. révol., 138, note); institut; insti-
tuteur {= maître d'école, adopté par la Convention le 18 frim.
an I; cf. Arch. Pari., 9 janv. 1790); insurrection (qui se disait
auparavant de la seule Pologne et dans le sens de levée en masse,
Point du jour, l.o juil. 1789); liste civile (au sens de dotation);
obtuse (dit d'une idée, Grégoire d'après Wey, Rem., I, 184);
IIISTilIlil-; I.NTHIINK m-: la I. ANCI K 8i7
ouirafjeuscmriil (au li-., ncmm. ;i L., 2" rj»., |i. :{;;); priO/nlc (.ni
sens (le coiilrilnilion, S. A.); ir f racla irr; irsobitioii (proposi-
tion adoptée jiar l'Asseinblée; l'oinf du jour, .". nov. 89); sus-
ceptible (lioniinc — iWuw cliarge, ^1.); ur/jence (en Icr-riics
législatifs S. A., Point du jour, 2" sept. 80).
Enfin un grand nombre d'expressions nouvelles se sont
formées : accusateur public, accusateurs nationaux {Const. de
l"9o, .4); appel au peuple {A?'ch. pari., I, 594, i) ; acte constitu-
tionnel; bas clergé (trouvé indécent par Laharpe, L. rév.); biens
nationaux (Aulard, Jac, I, 28); bureau central [S. A.); carte
civique {Néol. fr.); carte de sûreté [S. A.); tribunal de cassation
(Ib.); citoi/en actif {Point du Jour, 6 nov. 1789); convention natio-
nale [Arch. pari., I, 587, 2 se|it. 1789); comité révolutionnaire
{S. A.); tribunal correctionnel {Ib.); grand juge militaire {Ib.);
école normale, école pioUj technique. État fédéral {Arch. pari., I,
o95, 2; 7 sept. 89); haut Juré (1791) ; haute cour de Justice {Const.
de 1795, S. A.); homme de loi {Ib.): inscription civique (Const.
de 1791, S. A.); majorité simple {Point du Jour, 27 nov. 89);
à la lanterne {Chans. révol., d'oii lanterner, lanternation); mandat
m/)<?m///(8 juillet 1789) ; ordre du Jour {Point du Jour, l" août 89,
S. A.); jn-ocia^ateur de la nation {S. A.); question préalable
{S. A., on dit aussi question préliminaire dans la séance du
14 sept. 1789, et le terme est encore ex|)li(jué dans le Point du
Jour du 15 sept,); serment civique {Arch. pari., 31 mai 1790);
visites domiciliaires {S. A.); veto suspoisif {Point du Jour,
séance du 15 sept. 1789, Néol. fr., S. A.).
Le Dictionnaire. — On avait utîert au Comité d'instruction
publique, le 11 pluviôse de l'an II, de ])ublicr une nouvelle édi-
tion du Dictionnaire de l'Académie '. La proposition ne paraît
pas avoir eu de suite immédiate. Grégoire et Coupé furent seu-
lement chargés de voir le manuscrit. En l'absence de Mar-
montel, ce fut Morellet, secrétaire, qui envova les cahiers, les-
quels se composaient de feuilles du dictionnaire de 1762 anno-
tées en marge, et de cahiers d'observations détachées -. Le
1. Guil., Prov. V. C. I. p. Conv.. 111, 87 i.
2. On trouve dans Guillaume (/6.. II, 320) de? lellres de Morellel relatives à cet
envoi. Dans ses mémoires Morellet raconte que les commissaires qui vinrent lui
848 LA LANGLE FllANÇAISE
décret rendu en prairial, sur la proposition de Grégoire, portait
qu'un rapport serait présenté sur les moyens d'exécution d'un
nouveau vocabulaire. Cependant ce n'est que le 1" jour com-
plémentaire de l'an 111 (17 sepemhre 1795) ([ue Lakanal apporta
un rapport duquel il résulte qu'une proposition d'édition avait
été faite au nom de Smits, une autre au nom de Maradan.
Les deux libraires s'entendirent, et un décret fut rendu, qui
est reproduit en tête de chaque exemplaire, confiant aux
deux libraires le soin de publier le travail de l'Académie à
15 000 exemplaires.
Dix mois leur étaient donnés. L'ouvrage ne parut qu'en
l'an VII, précédé d'un discours préliminaire de Garât '. Un appen-
dice renferme les mots « que la Révolution et la République ont
ajoutés à la langue ». J'ignore par qui le travail a été fait. Il
était assurément ingrat. Comment affirmer avec assurance que
tel mot était nouveau? C'était risquer de se tromper bien sou-
vent. Comment d'autre part distinguer, dans le fatras des néo-
logismes, ceux qui étaient réellement d'usage, en l'absence de
l'arbitre ordinaire, l'Académie, qui n'existait plus? Les anonymes
qui s'étaient chargés de la besogne se renfermèrent dans une
extrême prudence, donnant moins les mots nouveaux que les
nouvelles acceptions ou les nouvelles locutions qui paraissaient
reçues. Par là, ils n'évitèrent pas de se tromper -, c'était impos-
sible, mais leur choix a été assez judicieux, et ainsi ils restè-
rent, somme toute, fidèles à la tradition académique ^
réclamer le Diclidiinaire élaii;iil. Dural-Cubières et Domergue, et il ajoute d'inté-
ressants délails : ■• Le manuscrit qu'on avait commencé de livrer à Flmpression
était le f'ruil du travail des séances de trente années... Ce travail consistait en
corrections faites à la marge d'un exemplaire de celte édition, ou recueillies
sur des papiers séparés; elles étaient pour la iilupart de Duclos, d'Olivet,
d'Alembert, Arnaud (sic). Suard, Beauzée et en général d'académiciens qui ont
fait de la langue et de l'art d'écrire une étude approfondie. «
1. Voir Courlat, Monogr. du Dicl. de l'Ac, \). D'après cet auteur, il semble que
les principaux metteurs en œuvre aient été Suard et Bourlet de Yauxcelles.
Adamanlinos Koraïs a compté dans l'ouvrage 29 712 mots.
Une édition de 1S02 donnée par Lavcaux chez Moutardier el Leclcro, quoique
sensiblement diiïérente de celle-ci, fut définitivement condamnée comme contre-
façon par la cour de Rouen jugeant en seconde instance, le 12 niv. an Xlll
(lijanv. iSOO).
2. Voir aux mots détention, district, gouvernani, inviolabilité', etc.
3. Snellage avait publié à Gôttingen en 179;> un Dictionnaire nouveau français
contenant les expressions de nouvelle création du peuple français (Bib. Nat. X.
1344. E"»). Il s'engagea à ce propos une polémicjue. Casanova répondit à la
publication par une lettre : « A Léonard Snellage. docteur en droit de l'Univer-
III^^T'MIIK l.\Ti;i(.\|.: |)|.; i^v LA.NCIK
Le XLV siècle.
Hi'J
Mercier. — Le .siècle avait à peine un an .|n(' la piocliaine
rév..lu(ion linouistique s'annonea par un n.anilrsle iTlrn(i.s-
sanl : la Néolooie de Mercier. Paradoxal m tout, allant .le
l'extravagance à la vision prophéti.pi.., l'auteur .1.- rA» '■J HO
était peut-être Je seul iioninie de son temps, dans le cerveau
duquel le soleil de messidor pût fairr colore semblable ouvrage
et semblable j)réface.
Les langues pauvres, dit-il, s'opposent à la pensée. Les
phrases ou les circonlocutions promettent beaucoup, et donnent
peu, mais un mot neuf réveille plus que des sons, et fait vibrer
chez vous la fibre inconnue (xj). Multipliez les mots simples.
Les mots font la matière première des syntaxes. Avec eux, sans
syntaxe et sans grammaire, vous aurez sous les yeux un tableau
raccourci et fidèle de toutes les images de la nature (xvin-xix).
site de Gœttingue, Jac-ines Casanova, docteur en droit de l'Université de Pavie »
J ai eu en mains l'exemplaire de celte lettre que possède la Bibliolhè,|ue rovalé
ue &axe,et que M. le conservateur a bien voulu envoyer à Paris à mon intention,
l^est la plus curieuse -sinon la plus correcte - critique .ju'on ait faite du nou-
veau lexique. Casanova accuse les journalistes qui ont fait les mots de n'avoir
cherche qu a éblouir, en employant des moyens qui, si la France n'avait été en
^r"H„r?'V"^"''J'^".^ '"■'■'■' ^"'^ '■'^''"'^ rire, comme faisaient les néolo^'ismes du
carlin de la Comédie italienne; si le français, après cette anarchie, ne retourne
pas a son ancien état, il fera rire, etdcviendra un patois populaire que les bons
écrivains n'emi)loieronl jamais.
f'./î ™''.'f "io-misie (mot berneur), ambular.ce, appitoijer (mot pitovable)
culoUe (risible, et né dans l'ivresse); e/«6/v(7«f/c (expression baroque comme
tant daulres a la place desquelles Snetlafie et Casanova eussent pu, un diction-
naire Italien ou espagnol à la main, en enfanter mille autres, qui leur eu'^-
sent valu un diplôme de .. fraternisation »); /«crtrcc/-er (inutile imisqu'on aewun-
sonnei; mais qui pourra donner lieu à carcère, dont le Comité d'instruction
publique déterminera le genre); moiwrchien (sans doute inventé par les dames
de la Jlalle avec celte terminaison en chien qui a tant de noblesse); /j)est<ma6/e
pre/enttei>x (sur lesquels il est sûr que les abeilles ne s'arrêteront pas), singer
(quon a eu au moins tort de faire actif), sans-jupon (qui ne manque pas'de
charmes, et qui est moins malhonnête que sans-culotte, car au bout du compte
le jupon n'exclut pas les jupes).
Comme on peut le deviner d'après ces quelques mots, il v a plus de politique
dans ce petit cent que de linguistique. Toutefois les considérations littéraire*
1 amour du français tel qu'il était ins|.irenl visiblement l'auleur. Et il m'a
semble intéressant de rapporter ici un écho de cette discussion, bien qu'elle
naît pu avoir aucun intérêt pour le développement du lexique! parce qu'au
xviii" siècle notre langue avait appartenu à l'Europe, et qu'il est utile de
recueillir les impressions que les changements survenus faisaient à des étrangers
qui l'avaient adoptée.
Histoire de la langue. VU. .j i
850 LA LANGUE FHANIIAISK
Qui s'y oppose? En droit, rioii. Il n'est besoin d'invoquer ni
Horace ni Cicéron : riiomnie pensant ne connaît point d'autre
autorité que son propre génie, c'est lui cpii fait la parole; la
langue n'est point un objet de convention (xvn-xvni); elle est
à qui sait la faire obéir à ses idées (xuv, note).
Deux [)ouvoirs semblent régler la nôtre : l'Académie, les gram-
mairiens. Mais par qui a été fait le dialecte national? Par la masse
des écrivains (iv); s'il eût fallu faire une Académie, c'était une
académie de permutation et de combinaison de mots nouveaux
et de phrases nouvelles (xxi). Au lieu de cette institution
féconde, rêve impossible du reste, puisque le génie en ce genre
n'a point de compagnons, nous n'avons eu que la défunte
Académie française, qui n'a vu l'édifice immense des langages
humains que d'après ses fantaisies, qui a eu ses amours et ses
haines pour des mots, animosités et tendresses aveugles. Sa
serpe, instrument de dommage, a fait tomber nos antiques
richesses (xx). Quant aux maîtres du grand siècle, la langue
était pure sous leur plume, d'accord, mais toute la langue était-
elle sous leur plume? (xxn-xxm)
Voilà pour le droit. En fait, il est impossible de fixer les
langues (v). « Il en est d'une langue comme d'un fleuve que
rien n'arrête, qui s'accroît dans son cours, et qui devient plus
large et plus majestueux, à mesure qu"il s'éloigne de sa source.
Et qui ne lirait d'un tribunal (jui vous dit : je vais fixer la lanr/ue.
Arrête, imprudent! tu vas la clouer, la crucifier. » (vn-vuj)
Du reste, la chose serait-elle bonne? Avons-nous fait assez de
progrès? La langue poétique est encore à naître. Nous n'avons
ni augmentatifs ni diminutifs. Notre vocabulaire timide s'est
traîné pendant cent années dans la faiblesse et dans la peur,
il trabit à chaque pas l'audace de la pensée et le feu du senti-
ment (xxiv-xxv). Quand il s'agit de traduire, nous nous aper-
cevons que nous n'avons qu'un bégaiement enfantin, monotone, .
auprès de la voix forte, sonore et musicale de certaines langues
étrangères, qui se ploient aux mètres les plus difficiles de la
Grèce et de Rome (ib.).
Nous avons laissé passer de belles occasions d'être riches.
Il est encore indécis si nous n'aA'Ons pas perdu à ne pas
adopter entièrement la langue d'Amyot et de Montaigne,
IIISTOIIiK l\Ti:i{.\K l)K LA LWCIK Hii!
(xii-xiii). Il laiil cil uccusci- r.uMOLir saljil, 1 i.luiàliic avouf;le
pour quatre ou cinq écrivains plus modernes qui onl confiuèté
le gros des lecteurs, et comme ordonnr la su|)pr('ssi()n et prfis-
cription d'un nombre très considérable de mots très expressifs
et très énergiques, qui ne sont point remj»lacés (xl). N'est-il
pas des mots que le l)réjugé a rendus ignobles, et que de grands
écrivains ont eu le courage de rendre à la langue, môme dans
des vers pompeux, comme mche, bled, chien, pavél La Fontaine
se plaisait à placer avec grâce tel mot qui veil lissait (xxxi).
Il ne serait pas même indigne de l'écrivain moraliste de des
cendre à l'examen des patois et de leur dérober des expres-
sions enflammées et des tours naïfs qui nous manquent (xxx).
En outre il faudrait varier les significations. Il v a plusieurs
langues dans une seule pour qui sait bien, en tournant tous
les mots, les faire passer dans des acceptions diverses, multi-
pliées ou sans cesse modifiées. C'est ainsi qu'une discipline très
active, imprimée à un régiment, double et triple le nombre des
soldats (xxi).
La syntaxe elle-même doit reprendre un j»eu de liberté.
« Nous rapprochons les mots, nous les enchaînons les uns aux
autres, mais nous ne les groupons jamais, nous ne les construi-
sons pas, nous les accumulons; nous ne saurions les disposer
de manière à se prêter mutuellement de la force et de l'appui ;
les mouvements circulaires et les mouvements obliques nous
sont également défendus ' (xlii).
Craint-on pour la clarté de la langue? La néologie n'y est
point opposée (xii). « Ce mot n'est pas français, dit-on, et moi je
dis qu'il est français, car tu m'as compris. »
Et dans une péroraison où il prédit le déplacement de l'auto-
rité qui s'est fait plus tard, Mercier s'écrie : « L autorité législative
résidera dans l'homme qui fera adopter ses néologies. Si l'usage
consacre ses expressions, si plus heureux, il se fait lire, tous les
journalistes puristes du monde ne paraîtront plus alors devant
lui que livrés aune chicane puérile et sèche; il |)laira aux es|irils
pénétrants, étendus, qui, guidés par le sentiment, surpasseront
bientôt le néologue lui-même, satisfait de s'avouer vaincu. Les
1. Laiileui' annonce un traité sur les iiiversit)ns (xi.iu. note).
Soi LA LANGUE FRANÇAISE
génies créateurs, c'est d'eux tjue j'attends, non point des suf-
frages, mais la grande langue harmonieuse et forte dont je ne
leur ai offert tout au plus que V instrument. »
Que vaut coi instrument, je ne m'attarderai pas longtemps à
lexaminer. 11 y a dans ces 400 pages de néologismes une foule
de mots (pii avai(Mit existé autrefois, d'autres qui venaient de
paraître pendant la dernière période du xyu!*" siècle, d'autres
enfin qui sont créés par Mei'cier lui-même.
Ils sont tels qu'on pouvait les attendre de cet homme singu-
lier : les uns tout naturels, les autres hardis jusqu'à l'étrange,
les uns nécessaires, utiles au moins, les autres extravagants et
hors d'état d'être mis en œuvre. Aussi en était-il de morts-nés :
astucier, antomalité (Kétif), benuré {= chanceux), brutification,
calcable (bon à mettre dehors à coups de pied), comédiassier,
couimiscéabilité (Rétif), ci/niser, criminatlon (Rétif), dépaternlser,
emphilosophié (Linguet), fidélise)^ flagrer (Rétif), rjarruleux
(Lequinio), f/7'ofesquer, hainer, horloger sa me, inalogue (con-
traire de analogue), /;*uér/^e' (chose fausse qu'on croit être vraie),
léoniser (rendre un lion), massifier (Rétif), se nullifier, pyraniider,
littéromanie , métaphyshiiter, ocidocrate, paroler (parler long-
temps), pologniser (partager un pays), ragonnanter, réformider\
réglementailler, religionner (vivre de religion comme les prêtres),
respectueuseté (Rétif), revigourer, ridkidisme, rienniste -, riibi-
conder, sacrificature, sagacieux, sentimetiteux , superficiellité,
tigreiix, tiluUser (donner un titre) , se lurgir (Rétif), uniter,
virginelle, se zéroïser.
' Mais même parmi les morts, combien étaient logiques et
complétaient heureusement les séries existantes : heiireuser,
insolenter, janneur, noireté, riideiir, mémeté, morguer, noUtion,
nnisib'dité, paucité, pervertissement, personalisme, vétiérabilité, etc.
D'autres étaient expressifs, quelquefois sonores : cancre, con-
i. La sottise réforinide la néologie, on ne conçoit f^iière ce qui porteroit les
écrivains à roformider une richesse qui charge leur palette de couleurs vives et
nouvelles.
2. " Citoyen néologue, hier Je fus, avec quelques personnes, obligé de décliner
mon nom, prénom et profession : leur dictée fut aussi longue que celle de cer-
tains barons allemands. Je me donnai, moi, la qualité de riennisle. L'homme
de loi refusa de l'écrire, prétendant qu'elle existait bien dans le monde, mais
qu'elle n'était pas dans le Dict. de l'Académie. Pour lever ses scrupules, j'ose
vous prier de donner place à ce mot dans votre vocal)ulaiie. Salut et joie en la
critique! ■• L'"'
lllSTillUK l.\Ti;il.\K liK I.A LAMIIK Su3
spiratice, clKirhilancr, eiic/ic/iffh-, /'uracrs (1. \)i'si\\(t\i\\\is).(/ai((/r/o-
listes, Journaillon, liujnbrer, nonchalanter, iiohomhrer, voulance.
Mercier ;iv;iil le sentiment |>rofon(l des besoins de la laiiirue.
et l'instinct de la création vci'hale, car nn assez prand nonihr»'
de ses pr(i|»(»siti(»ns (»nt r[r lalilii'cs par la suite. Voici des nujts
aujourdliui français, qu'il avait recueillis dans îles «'crits, et
qu'il a j)résentés à Tagrément du public : (ululf)', adu/ff-ration,
advcndce, agilaleur, a g rr inenter, ajourer, assainissement, ban-
queroutier, bureaucratie, don f/uichottisme, remparer , sanc-
tionner, sonorité, stipendié, tantinet, tituber, tip-anneau, uni-
for tner, vagissement, valse, vandalisme, vaporeux, véloce, ver-
bosité, volition.
En voici qu'il a faits : acclimatement, aérage, affinage, barba-
riser, boxeur, se bronzer, caricaturer, désenroler, relecture, poli-
tiquer, rénovation, sanitaire, sélection, sensiblerie, terminologie,
théoricien, thuriféraire, topique, trôner, vaticiner, versatilité,
viciable, victime, se viriliser. Ils sont aujourd'hui admis. Plu-
sieurs ont même des airs très classiques.
On pense comment furent accueillies de si extraordinaires
théories. Beaucoup tardèrent un silence dédaigneux, quelques
autres s'amusèrent à des comptes rendus d'un esprit facile,
farci des mots les plus saugrenus du livre '. La néolosfie fut
mise au rang de la « platopodologie », ou connaissance de
l'homme par l'inspection de son pied. Mais Mercier fut plus
heureux contre Bouhours que contre Copernic. Si son siècle
était trop jeune pour le lire.
Le nôtre a dû hii plaire et ses liomines sont nés.
1. ■• Voilà que malgré elle (noire langue), il vient de lui arriver un grand
secours, c'est la néologie, qui nous met dans labondance pour longtemps en nous
procurant, outre une préface de "C pages, pleine de pensées fécondatrices, une
collection de mots nouveaux... Ce ne sont pas seulement des nouveautés, que
Venrichisseur écrivain nous présente, ce sont des >ieuvelés,cesl-!i-(\ïve des choses
que nous possédions déjà, et dont nous restions privés, parce que l'étroitesse
de notre génie sabstenait d'en faire usage... C'était une richesse, qui attendait
un i-essuscileur... Ingrats que nous sommes, qui vivions dans l'uubliance de nos
bienfaiteurs et de leurs bienfaits, nous ne savions pas (|ue nous devions le mot
oburiev au C. Rétif, et le mot déjouir au citoyen Moussard. et la francisation à
Louis Verdure, et une foule d'/ieureuselés pareilles a la plume libérale de Bon-
neville de Saint-Aure, de l^aganel, du D' Sacraton. tlUrbaiu Domergue. de La
Houche-de-Fer, de Pio, Manuel, etc.. tous hommes i-crrrur. qui, depuis vingt
cinq ans. semblent s'être pludunijés pour comballre la timidité puristiquc. En
vain les abécédaires, Vétouffeur Laharpe. les sermonneurs du Mercure et la
Soi LA LANGIK FRANÇAISE
Chateaubriand. — Chateaubriand ost-il dans ses premières
œuvi'es aussi révolutionnnire qu'on l'a prétendu? On ne saurait
nier que dans ÏEssai sur les révolutions, il semble un des moins
soumis à la règle parmi ses contemporains. A côté de formules
vieillies*, cet ouvrage présente de nombreuses négligences, des
hardiesses aussi, et témoigne d'une assez grande liberté dans
l'emploi des mots et des tours. On y trouve des néologismes',
soit créés, soit empruntés aux langues vivantes^ ou aux langues
savantes*, quelques archaïsmes ^ des consiructions inconnues,
souvent très libres". Toutefois ce n'est pas dans cette voie que
Chateaubriand a persévéré. Une fois en possession de son
talent, dans Atala, dans René, dans le Génie et V Itinéraire, sans
revenir à la règle, il se montre à la fois plus hardi et plus
réservé. On sait quelles tempêtes a soulevées l'apparition de
chacun de ces livres. C'est tout un juste volume dans l'édition
du Génie de Ballanche, et le style n'est point épargné, comme
on pense, par des hommes si pointilleux". Mais ce n'est point
les mots eux-mêmes ni les fautes grammaticales, sauf dans
quelques cas, qui ont scandalisé les Morellet et les Ginguené.
On n'est point sûr, en vérité, dans de semldables dépouille-
ments, de noter tout ce qui est vraiment nouveau. Les mots
lpf,'ion des f'eailUstes, en vain lonlc celte race zdillsnnle s'csl obstinée à perpé-
tuer l'indigence antique, la résolution était prise d'éZee/no.s?/ner la gueuse fière... »
(Mercure, Vendém. an X, cf. le Merc. d'avril 1807.)
1. Le flambeau des révolutions passe'es à la main, nous entrerons hardiment
dans la nuit des révolutions futures (chap. i, p. 14 de l'éd. originale); passagers
inconnus embarqués sur le fleuve du tems (eliap. xvni, p. 94), l'écueil des révolu-
tions (chap. XLix, p. 2f)o), le timon de Z'Ê^a/ (chap. xxxui, p. 190).
2. Une force itivasive {chap. xxxvi, p. -214), venant Inapropos (chnp. lviii. p. 306),
dont r homme ait jamais été dirpiifié (chap. xxxni, p. 189).
3. Délivrer une opinion (2- ]>.. chap. ii, p. 403).
4. Esprits raréfiés (chaj). \iv, p. "4), quoique les mœurs finassent (chap. xxiv,
p. 147).
o. // souloil tenir (chap. xvi, p. 83), calamileuses (2^ p., chap. ii, p. i02), cada-
véreuses (chap. xxxiv, p. 192), la simplesse (chap. xlix, p. 204).
6. Séant fur/e (chap. xxxni, p. 189), prolestoit amitié à ses ennemis (chap. li,
p. 272, et chap. lxui, p. 328; Féraud prétend qu'on ne le dit plus que dans l'ex-
pression « je vous le proteste sur mon honneur »), admettre la voie spécula-
tive...pour infiniment dans ses causes (chap. xvii, p. 86), images consonnantes à la
tendresse (chap. l, p. 267).
7. Voir le Génie, édition IJallanche. an Xlll, t. IX. Connue les critiques insé-
rées là ne le sont souvent que par extraits, j'ai dû citer les originaux : Gin-
guené, Coup d'œil rapide sur le Génie du christianisme, 1802 (Bibl. Nal., Inv.
D. 80762), .Morellet, Observations critiques sur Atala, an IX (Bibl. Nat., Inv.
Y2 55206), Massey de Tyrone, Les deux écoles ou Essais salyriques sur quelques
illustres modernes. 1.S29 (Hib. Nat., Ve 2744i).
lIlSTdlllK INTHItNK HK LA LANGIK Hlii;
• lovcnus aujciiinriiui usuels se fr»iil |irn rciii.irfjiici-. Toutefois
il m'a scini)lé (ju il y avait hioii peu de m'-olof^isines j)i-o(iro-
inciit «lits, ot ([u'ils étaient hien peu marquants : inafjiquement
[Gén., 1,11") eût été fort bien créé par le xvii" siècle, qui en a
fuit tant «le semblables adverbes; cj-folir (f/j., 1,1H7) est à jteine
neuf, puisque Bernardin de Saint-Pierre avait parlé du roc fjtii
s'exfolie; la toutc-pri'spnce y\fi Dieu [Ih., I,1G") vient tout natu-
rellement de l'analog-ie de toute-puissance; ci/prière {Afnl., 4'J.
Littré a noté le mot dans le Génie et les Natchez) et quelques
autres frappent |dus, mais il n'était écrivain qui depuis les envi-
rons de i~60 n'en eût l'isqué autant et plus. Je «:ompte à peine
saclicm, manitou, tomahaiok, mocassine, sagamité et leurs sem-
blables. Usités ou non, ils étaient là pour la couleur locale, et
ne risquaient point de corrompre la langue, dans laquelle ils
avaient peu de chances d'entrer.
La syntaxe est un peu })lus indépendante. Les prépositions,
en particulier, sont employées avec une liberté vraiment 2rran«le :
Ils sont résolus He chercher fortune (Laveaux eût voulu à,
puisque l'action se produit en dehors du sujet, Gén., 1,206); cin-
glant aux extrémités de la terre {René, 98) ; aux approches du
printemps, elle (la poule d'eau) se retire à quel«|ue source
écartée (6^en., 1,192); dompter des passions a» joug de la famille
(II)., 1,78); entrer à la vie (Mart., 1,190) ; au bout desquels jours
iltin., p. 6) '.
On rencontre aussi des ellipses prohibées, qui doiment même
quelquefois de l'obscurité à la phrase : « Quelle imagination
assez paresseuse a besoin qu'on l'aide à se représenter? » [Gén.,
1,80.) « Ohî quel cœur si mal fait n'a tressailli? » (René, "9 -.)
Mais la vraie manière d'innover que Chateaubriand a prati-
quée à cette époque est celle qu'avait recommandée Marmontel,
1. Je cile Alala et René d'après l'édition de Garnier, sauf quand je donne le
premier texte, ee que j'indique. Les autres ouvrages sont cités d'après les édi-
tions originales.
i. Ginguené relève d'autres fautes dans la Décade, n"' 2". 28. 2y de 1802. Cf. le
Coup d'œil rapide sur le Génie du C/irislianisme, Bib. Nat.. D. 80 '762, p. '6 :
On note un exemple de confusion de gérondifs et de participes : « Si l'on an'ive
en ne croyant rien dans les royaumes de la solitude, on en sort en croyant tout. •
Cette phrase n'est pas française. La négation est omise : « On ne peut douter
</ne les inslifutions religieuses seriùssent au maintien des tnœurs.... On ne peut se
ilissimuler que la marine et le commerce soient nés de ces institutions... • Ou bien
les modes sont mal employés : •• tout formidable que soit ce sublime -, etc.
836 LA LANGUE FRANÇAISE
et nombre d'autres qui se récLamaient de son autorité. Comme
dans les Mémoires (Toulre-loinhe, dans les premières œuvres
publiées, il archaïse volontiers :
D'une autre part les fins de Ibomme étant restées {Gén., 1,
31 ; cf. René, 100); la pluie et les venis ne lui importent guère,
tandis quelle a dans sa mamelle une goutte de lait pour nourrir
son fils {Ib., I, 279) ; ces fortes attacbes par qui nous sommes
encbaînés au lieu natal {Ib., I, 242); rbéroïne, courbée sous la
croix, s'avança courageusement à fencontre des douleurs
[René, 98); Cymodocée fut cboisie ^/es vieillards {Mari., I, 130).
Il afTecte de placer à la manière ancienne le pronom devant
l'auxiliaire : se vient coucber (^4/., p. 18); elle me vint tout à
coup surprendre {René, 89); prit un sentier qui la devoit con-
duire cbez son père {Mari., I, 133).
Enfin peut-être est-ce en souvenir des anciennes libertés qu'il
construit si hardiment les phrases, en laissant deviner seulement
les rapports entre certains mots, mais sans les marquer expres-
sément, comme les exigeants le demandaient. Voici des pos-
sessifs sans antécédents :
« Accablés de soucis et de craintes, exposés à tomber entre les
mains des Indiens ennemis, à être engloutis dans les eaux,
piqués des serpents, dévorés des bêtes... nos maux sembloient
ne pouvoir plus s'accroître {Al., 39-40);... jouet continuel de la
fortune, brisé sur tous les rivages, longtemps exilé de mon pays,
et n'v trouvant à mon retour qu'une cabane en ruine et des amis
dans la tombe, telle devoit être la destinée de Cbactas » (p. 51).
Mais Chateaubriand avait-il dès lors une doctrine sur ces
questions? Était-il décidé à rompre avec la grammaire officielle,
et à élargir la langue de la prose poétique, même en se ratta-
chant à la tradition des classiques et de leurs devanciers? C'est
fort douteux. Les corrections à^Alala pourraient fournir à cet
égard de précieuses indications. On y reconnaît vite des traces
de déférence. Morellet (p. 14) ne ^ pouvoit attribuer qu'à
rim|»rimeur l'incorrection de cette phrase : ... j'eusse préféré
d'être jeté aux crocodiles de la fontaine, que de me trouver seul
avec Atala. » Chateaubriand a corrigé (p. 25). Il a de même
ôté prél il pour ;))rs de, etc. Laharpe, dans l'ouvrage apologé-
tique qu'il préparait, voulait, dit-on, le défend n^ du reproche
IIISTilillK INTKU.NK DK LA LAMilK S'M
(rincorrcclion. Il ncùl |ias eu lir,nicoii|t tir |H'iiir. Ce rit'-l.iil ()as
là le véril.ililc pi tint du dt'lial.
Chatoaiiltriaiid, ses adversaires l'ont Meri vu, est surtout
novateur par le style. Je n'ai point ici à éli.difr tous les pro-
cédés de ce style. Chercher à Irouvci- le secret de riiarnionie de
sa phrase, ou caractériser ses iinaiies est ch(»se ijui ne m ap|)ar-
tient point. Je voudrais montrer seulement la nouveauté de ses
expressions, et marquer comment il a, par son exemple et son
autorité, entraîné la lang^ue dans une voie oîi Jean-Jacques et
Bernardin de Saint-Pierre lui-même n'avaient pas sufli à l'en-
gasrer .
Ce désir de renijuveler les expressions ne le quitte iiuère
lorsqu'il écrit, et s'accuse encore lorsqu'il revise. De là d'ahord
de léeers changements aux façons de dire ordinaires; souvent
l'adjectif, le verhe sont nouveaux, mais si naturels que l'alliance
de mots semhle ancienne : onihre ivan^parenle (Mart., I, 133);
la me?- x' étant aplanie {Ilin., I, 13), étaler en mtine lieu les funé-
railles de BritannicKs {Ib., I, 17). Ou bien c'est un rapproche-
ment bien plus hardi : (hs pleurs d'attendrissement et de religion
{Gén., I, 41); tu veux donc que je p'eure tout mon cœur [Atala,
p. 26) ; tous reposent en elle une aveugle confiance {Gén., I, p. 274).
L'image est transformée. Suivant un procédé cher aux classi-
ques, à Corneille particulièrement, les abstraits prennent la
place des concrets : une insipide enfance de plantes, d'animaux,
d'éléments, eût couronné une. terre sans poésie (Gén., I, i62\ Et,
comme chez nos contemporains, ces abstraits sont souvent au
pluriel : les ouvertures des golfes, les innomhrables utilités des
mers, rien n échappait à la sagacité {Gén.. T, 170); ces millions
de soleils so)tt, au plus haut du firmament, les grandes évidences
de Dieu [Ib., I, 247 '). Enfin et surtout une floraison de méta-
phores, colorées ou plastiques, vient donner aux mots les plus
ordinaires un aspect moderne : le Jour bleuâtre et velouté de la
lune {Gén., 1, 227); la tendre lumière {Mart., I, 133); les racines
de murs rasés (If in., I, 108); déjà l'ombre repose sur la terre
l. Gel emploi est beaucouii plus hardi que celui qui consisle à mettre simple-
ment au pluriel des mots comme /'atle. néant : les fuites du monastère {llené.
100), les muur. dont vous vous fjlai;/nez xont de purs néants (René, 101). Ce sont
en particulier les épouvantements de la mort, tpii ont excilé la colère des criti-
ques [W. llolTiiian. a. c).
8:i8 LA LANGUE FRANÇAISE
[Gén., I, 180). Bientôt Tespace ne fut plus tendu que du double
azur de la mer et du ciel {Gén., I, 222). Des bouleaux formoient
des lies d'ombre flottantes, sur une mer immobile de lumière {Gén.,
I, 227). Une vallée tortueuse s ouvrit devant nous, elle circuloit
autour de plusieurs monticules {liin., l, 71) \La lune] suivait
paisiblement sa course azurée {Gén., 1, 227) '.
Il n'est pas jusqu'à la A'ieillo périphrase dont Chateaubriand
ne rajeunisse l'usage. Certes, il abuse un peu de Vastre des nuits,
et il eût pu laisser à Delille des formes de dire si précieuses
qu'elles touchent parfois au grotesque, telles celles-ci : les buis-
sons de fleurs cachoient jjcirmi leurs boutons des rossignols étonnés
de chanter leurs premiers airs, en échauffant les fragiles espé-
rances de leurs premières voluptés {Gén., 1, 160). L'enfant naît,
la mamelle est pleine, la bouche du jeime convive 71' est point
armée, de peur de blesser la coupe du banquet maternel {Ib., I,
278) ; en revanche il s'en sert habilement, non plus seulement
pour déflnir, mais pour embrumer les idées et les envelopper de
vague, pour dire les « choses du mystère » - {At., p. 29, orig.).
S'il n'eût fait que cela. Chateaubriand n'eût encore été qu'un
trouveur d'expressions. Il a mieux mérité de la langue. Ayant,
avec d'autres, le sentiment, vague sans doute, que la langue litté-
raire était trop étroite, il a osé, profitant sans doute de ce genre
nouveau de la prose poétique, s'essayer à reprendre diverses
catégories de mots. Ce sont d'abord des mots soi-disant vulgaires.
Sans doute le mot noble le hante encore parfois : rameau fait
encore trop concurrence à branche. On voudrait aujourd'hui
'l)ifler les ormeaux, V airain {René, 79), la poudre {= la poussière,
ib. 81), les demeures des mortels {ib., 8-3), le toit des ancêtres
{ib., 94); les couches abandonnées {ib.) qui sentent leur temps '\
Mais tout en abusant du sein, il a osé dire comme la saluta-
lion angélique : le ventre de ta mère, et en 1829 retentissait
1. Ginguené (p. 83) ne pouvait accepter : la terre bâilla de toutes parts, le
puits de Vahymc. Morellet en voulait à la patrie absente, aux cabanes suspendues au
front de la rnontar/ne.
.1. Ginf-'uené le lui reproche dans la Décade et raille : le ijrand solitaire de
l'Univers, l'éternel célibataire des mondes, l'Homère des oiseaux, la fille des
hommes. Cf. Wey, Hem. sur la langue fr., 184o, I, 268.
:j. On trouve des traces de ce projugé dans ses corrections. 11 avait d'abord
écrit (At., or. 167) : Sa langue vint avec un respect profond cJiercher le Dieu (/ue
lui présenloit la main du prêtre; il y substitua : Ses lèvres s' entr' ouvrirent et vin-
rent avec respect chercher le Dieu caché sous le pain mystique.
iiisTdim*: iNTKiiNi': dk la lancik 8:19
ciicoro réclio dos plai.sanlories (nic colle lôiiK'rih'' lui \;iliil.
D'aiilros, (Idiit HolTman, ne so roiniicnl [Miinl ilr roinplrr |i;iniii
les /jalai/uirs du inonde. On vil avec liori'our lîoné couvrir ses
yeux deson mo«('Ao//'(i». 94) et la fomnio d'un uialfdol so riscjuor
à essiujer ses pleurs avec le coin de son /ailier {G en., 1, 222 ').
En niomr l('iii|»s (|iril hasarde ce retour à la lauijuo coiunniuc.
Chateaubriand met tout son art à parfaire ce niôlanp' dos mots
scientili(|ues et des mots populaires qui avait commencé depuis
le XYin" siècle, et cela malgré les railleurs qui lui reprochent de
savoir « la mnémonique, la mégalantropog-énésie, la stentoro-
technie, la psychologie, l'archéologie et l'encyclologie ' ». Et
je ne A'ois pas que né)iuphar, pistia, hi(jnonia, magnolia, azalea,
sassafras, et tant d'autres qui sont dans Alala ou dans René y
sentent le moins du monde leur |>édant de laboratoire; tout au
contraire Chateaubriand a l'art de rapprocher éléments antiques,
savants et ordinaires, de confondre convolvulus, naïades et
cresson dans des phrases d'une harmonie parfaite et d'une
précision qui n'enlèvent rien à la grâce \
Il y a plus, il excelle à se servir des plus rares de ces mots,
de ceux qui avaient pou do chances d'être entendus, non point
pour leur faire signifier quelque chose, mais pour leur faire
traduire une impression '\ Je m'étonne que les grammairiens
si soucieux de faire de notre langue la reproductrice aussi
fidèle que possible de l'idée pure ne se soient point aperçus du
danger. De l'expression générale qui traduisait mal on passe
d'un coup à l'expression si précise (ju'elle ne traduit plus, parce
qu'en fait elle ne signifie rien |)Our le commun des lecteurs,
étant incomprise.
C'était donc une singulière méprise que celle d'IIolTman,
1. Cf. la Décade philosophique, xxiii, 227. au sujet du ver qui cherche en
rampant un passage vers sa proie. On reproche aussi à Chateaubriand une des-
cription réaliste d'un martyre : •■ On lui écrasa les gencives,..- on versa sur
sa tète des cendres cmlirnsées >■.
2. Saintdéran, p. 13-14.
3. ■< Les convolvulus, les mousses, les capillaires d'eau, suspendent devant son
nid des draperies de verdure..., le cresson et la lentille lui fournissent une
nourriture délicate; l'eau murmure doucement à son oreille; de beaux insectes
tluviatiles occupent ses regards; et les naïades du ruisseau, pour mieux cacher
lette jeune mère, plantent autour d'elle leurs quenouilles île roseaux, chargées
d'une laine empourprée >• (Gén., I, 192).
i. Malherbe fait déjà des effets de ce genre avec les noms géographiques, mais
combien ici les essais sont plus hardis!
8G0 LA LANGUE FRAMIAISK
prétendant (ju'on allait à réduire la langue. « (juand j'aurai dit,
prétend-il quelcpie |»arl, sentir, sensation, désert, solitude,
tombe, mort, larmes, orages du cœur, noir océan, sauvage,
célibataire du monde, vieux chênes, la physionomie du ciel,
labime de soi-même, le fracas des questions, le tonnerre trem-
blant, la magie, le silence, les balayures du monde, les ruisseaux
de fleurs, la mélodie des sphères, la fraîche continence de la
lune, et les é[)ouvantements de la mort, j'aurai cité à peu près
la moitié du nouveau dictionnaire. » 11 est certain que nombre
de mots spécieux, comme eût dit Vaugelas, reviennent un peu
souvent dans une même œuvre, mais leur retour est très loin
de témoigner de la pauvreté du vocabulaire de Chateaubriand.
Tout au contraire, sans avoir encore Tamour du mot en lui-
même, Chateaulu'iand tend à rendre à la lanirue la liberté, la
richesse et la variété. Outre qu'il transforme l'expression, ce
qui était déjà une hardiesse, sans dogmes, sans système peut-
être, avec succès pourtant, il élargit d'instinct le domaine de la
langue poétique, l'habitue à user de tous les mots qui existent,
à en aller chercher d'anciens, à en hasarder quelques-uns. Il
n'aura qu'à développer ses procédés, on n'aura qu'à poser en
principes ses usages, pour faire une révolution. Et on comprend
que Mercier se soit écrié : « J'aime le style à^Atala, parce que
jnime le style qui, indigné des obstacles qu'il rencontre, élance,
pour les franchir, ses phrases audacieuses, olîre à l'esprit
étonné des merveilles nées du sein même des obstacles. » (NéoL,
]). XLvui, note.)
Autour de Chateaubriand. Les autres écrivains. —
Sainl-Géran semble s'en prendre à toute une sorte d'école, qui
aurait gravité autour de Chateaubriand. En réalité ni le Génie de
ramonr de M. de Miromesnil', ni les Lettres écrites à Grétry par
Hipp. de Livry-, ni même les Charmettes de M. Raymond ■\ ne
menaçaient la paix grammaticale. Un proviseur pouvait, quoi
qu'on en dît, écrire de ce style, sans compromettre l'Université.
Des deux grandes œuvres qui marquent dans la littérature
d'alors : l'une, celle de Senancourt, est toute conservatrice en
\. l'aris, Fn-ciiel. 180" (BlhL Nat., R. 19220).
2. Paris, Oj-'ier (Ltibl. Nat., Z. 13533).
3. l'aris, Pasclioud, 1X1 1.
IIISTiilltK I.NTKU.NK liK I.A LANCII-: SCI
fait (le; laiigaiic'. Dans divers rnilrdils de r.intrc. .M"" de Slind
marque que, si elle laisse échapper des expressions contestahies,
elle n'est point d'avis que les idées nouvelles se vêlent d'un si vie
nouveau. Il faut que les œuvres [)[iilos(»phi(p.('s par l;i pensée
soient en luènie lenips (dassiipies par la foriue. KWa liait ce
qu'elle ap|»elle la viili:;nil('' du style, — sa mère eùl voulu sii|)-
primer r/m/'o,^//e, — et si, dans une note ajoutée à la seconde édi-
tion de sa LUtéralnre, elle corrige quelque peu la sévérité d'un
premier jug-ement sur les nouveautés de langag-e, elle pose
encore aux néologues des conditions que les puristes eux-
mêmes, sauf (|U(d(|ues exasérés, eussent consenties-'.
La discipline dans la langue. — Par quelle grâce les
idées d'indépendance grammaticale eussent-elles pu naître dans
le cerveau des autres littérateurs de l'époque impériale, dépourvus
par ailleurs de tout esprit et de tout désir d'originalité? Quand
on nous dit que les excès du plus grossier, du plus monstrueux
néologisme étaient chez M. Lehrun une espèce de démence, une
1. « J'aurais quelque chose à «lire sur îles expressions qui pourront paraître har-
dies, et que pourtant je n'ai pas changées, mais quant aux incorrections, je n'y
sais point d'excuse recevable. » (Oùenn. l'réf., 2' éd., p. 11.)
2. Voir sa Liilératurc^ éd. lsl8, 11, 245 : " Depuis la révolution, on s'est jeté
dans un défaut sinj^ulièrement destructeur de toutes les beautés du style; on a
voulu rendre toutes les expressions abstraites, abréger toutes les phrases par des
verbes nouveaux qui dépouillent le style de toute sa grâce, sans lui donner
même plus de précision. Rien n'est plus contraire au véritable talent d'un grand
écrivain {utiliser, activai', préciser). La concision no consiste pas dans l'art de
diminuer le nombre des mots.
« Ce n'est pas non plus perfectionner le style, «pie d'inventer des mots nouveaux.
Les maîtres île l'art peuvent en faire-recevoir quelques-uns, lorsqu'ils les créent
involontairement, et comme entraînés par l'impulsion de leur pensée; mais il
n'es* point, en général, de symptôme plus sûr de la stérilité des idées, que l'in-
vention des mots. Lorsqu'un auteur se permet un mot nouveau, le lecteur qui
n'y est point accoutumé s'arrête pour le juger; et celte distrat lion nuit à l'elTet
général et continu du style.
'< Ce sérail nuire au style français que d'établir qu'il n'est pas permis de se
servir à présent d'un mot qui ne se trouve pas dans le Diclionnairc de l'.Vca-
démie. » — Elle constate que ce dictionnaire est abandonné depuis dix ans, et
qu'il serait à souhaiter que l'inslitut chargeât la classe des belles-letlres de
constater et de fixer les progrès de la langue française. Il n'y a pas un auteur
de quelque talent qui n'ait fait admettre une tournure ou une expression nou-
velle (Delille, dans l'Ilotnme des Champs, s'est servi de inspiratrice). Et elle
donne les règles : 1° que l'auteur y soit conduit par la force même du sens, et
que loin d'avoir cherché ce genre de singularité, il manque comme malgré
lui à la règle qu'il s'étoit faite de l'éviter. Le mot est si nécessaire qu'on n'en
aperçoit pas la nouveauté; 2" il faut qu'il n'ait pas d'équivalent, qu'il n'existe
même pas de tournure heureuse qui puisse i)roduire une égale impression:
3" qu'il soit dans l'analogie de la langue; 1° qu'il soit harmonieux. Bien entendu
aucune de ces conditions imposées ne peut s'appliquer aux sciences. 11 leur faut
des termes nouveaux pour des faits nouveaux, et les vérités positives exigeaient
une langue aussi positive qu'elles.
862 LA LANGIE FRANÇAISE
maladie du cerveau ', il faut se souvenir que s'il avait la pas-
sion de l'expression nouvelle, il en voyait partout, jusque chez
Despréaux, et que cette |)assion se contentait facilement. Il ne
faudrait pas accepter non plus que Saint-Ange a commencé la
fusion de la langue littéraire et de la langue vulgaire, parce qu'il
a cru qu'un héros [)0uvait sans déroger :
Dans des vases d'airain apprêter à la fois
Un chou dans le plus grand, dans le moindre les pois -.
Dussault n'a-t-il pas reproché à Delille d'ahuser des mots
techniques'^? La vérité est que le bon abbé, tout en étant moins
éloigné qu'on ne l'a cru du mot savant, en avait cependant bien
rabattu des velléités qu'il manifestait dans sa traduction des
Géorgiques '".
Millevoye, Ghénedollé, qu'on accuse de crimes analogues, ne
sont pas moins, et c'est grand dommage pour leur mémoire,
complètement innocents. Combien pâle aussi le regret dont
Lemercier fait suivre son Homère et Alexandre, et où il fail
allusion à la liberté que se donnaient Corneille, Molière et
Racine de puiser dans les langues anciennes et modernes, et de
4. Voir Annales liliéraires Hisil), t. III, p. 421.
2. Var. du Journ. de VEmpire, 14 juil. 1800. Cf. le Mercure d'avril ISO", p. 121.
3. Ann. littér., t. II, Sol.
4. La préface des Géorgiques parail pres([ue d'iui révolutionnaire. Elle montre
que ce sont des préjugés qui ont avili les mots, regrette que l'on soit obligé
d'avoir recours à la lenteur des périphrases, et d'être long pour ne pas être bas.
Reprenant le mot de Voltaire, Delille compare le français à ces gentilshommes
ruinés qui se condamnent à l'indigence de peur de déroger. Il apprécie dans la
traduction le mérite (pi'elle a de transporter dans la langue une foule de tours,
d'images, d'impressions qui paraissent éloignés de son génie. Il n'hésite même
pas à reconnaître à l'écrivain des droits particuliers : >• Si le climat, le gouverne-
ment, les mœurs influent, comme je l'ai dit, sur les langues, le génie des grands
écrivains n'y influe pas moins; c'est lui qui les dompte, les ])lie à son gré.
qid rajeunit les noms antiques, naturalise les nouveaux, transporte les richesses
d'une langue dans une autre, rapproche leur distance, les force, pour ainsi dire,
à sympathiser, rend fécond l'idiome le plus stérile, enrichit son indigence, for-
tifie sa foiblesse, enhardit sa timidité, met à profit toutes ses ressources, lui
en crée de nouvelles, en fait la langue de tous les lieux, de tous les temps, de
tous les arts... (xxxv). » Qu'on compare cependant ce passage de la Conver-
sation :
Quelquefois à la languo, on dépit du purisme.
Os(! faire prcsont d'un heureux solécisme.
Scandale du grammairien. (Chap. m. éd. Micli., XII, 336.)
Une note aggrave cet écart : <• Un bon nombre de François, et même de Pari-
siens, pourroient être pris ainsi pour de véritables étrangers; premièrement les
pédants qui veulent mieux parler que les autres, secondemeni plusieurs gram-
mairiens de profession, qui ont négligé d'étudier leur langue dans la bonne
compagnie » (p. 361).
IIISTdlItK I.NTKItM-; l)K LA LANOIK Siiil
S innu'oiiricr mm sfiilniH'iil les scènes, in.iis les e\|ire>sioiis cl
les tours ' ! Le besoin de renouveler l;i loiMm' si- m.Uiine, sonimc
toute, ave<' beiiucoup moins de vijiueur (ju'à la lin du xvni'^ siècle.
Au-dessus de tous les goùls et besoins particuliers rè;j;ne en
efTet la doctrine conservatrice dont Geoffroy, au sortir de la
tourmente, avait posé la formule : « Notre lanprue, dil-il en
l'an IX, est devenue le lien commun de tous les peuples, tout
nous impose Tobligation de conserver dans toute sa pureté ce
dialecte précieux Nos victoires fortifient chaque jour son
existence, et accroissent son domaine, elle n'a rien à redouter
des barbares. Mais les barbares qu'elle doit craindre, ce soni
ses propres écrivains; le néologisme, l'affectation, le mauvais
goût feront peut-être un jour les mêmes ravages que des armées
de Wisigoths et de Vandales La tyrannie et les caprices de
l'usage, l'ambition inquiète des auteurs, les incertitudes du
public semblent réclamer un sénat conservateur de la langue
française qui proscrive les innovations Doit-elle être encore
exposée aux entreprises téméraires des ambitieux qui veulent
étonner, doit-il être permis à tous les charlatans qui tendent
des pièges à la crédulité publique de fatiguer encore, de tour-
menter le dialecte national, de le défigurer par des barbarismes
et des solécismes que les sots prennent pour des traits de génie?
Voltaire lui-même n'a jamais hérissé ses écrits de ce jargon
barbare; lors même que ses idées sont corrompues, sa diction
est toujours pure -. »
Tout cet article, dont il est inutile de donner de plus longs
extraits, se résume dans cette idée : il n'y a rien à changer. Ce
programme négatif fut pendant près de vingt ans celui des
hommes qui tenaient avec GeotTroy « le sceptre de la critique »,
Feletz, Dussault -, Hoffman.
1. Voir Dussault (Annales litU-mires. II. 27), à propos de Vl'ipilre sur l'indé-
pendance de l'homme de lettres de Millevoye... On regrelle, dit-il, de trouver
dans sa pièce des bois inspirateurs, un vers indépendant, des puf/ilats littéraires,
apprendre le cœur humain. Cf. à propos du Voi/af/euv le Spectateur français du
XIX' siècle, 1809. Ici c'est non plus seulement à des alliances de mots ou à des
mots, mais à des inversions forcées que s'en prend le critique. Voici un exemple
de ces inversions forcées :
Les travaux, les dangers, son zèle les surmonte.
L'obstacle, il le combat, le trépas, il ralTronte.
2. Voir ['.innée littéraire, t. IV, 72.
3. Voir le Spectateur français, ISO'J, p. 399.
864 LA LAN(1|:K FllANCAlSK
Les grammairiens \ ([uoique un peu plus libéraux que les
critiques — Domergue vécut jusqu'en 1808, — leur viennent
en aide.
Et au-dessus des hommes, pour achever de disci[diner la
langue, se créent ou se rétablissent des institutions. L'Académie
avait, en théorie, cessé d'exister. En fait la section de gram-
maire et de poésie de l'Institut était devenue en 1803 la classe
de langue et de littérature fi-ançaise, et la chose était ainsi res-
taurée sans le nom, qui ne fut repris qu'en 1816. A côté de
l'Académie existait une Société libre, fondée par Domergue le
25 oct. 1807, VAcadé?nie ou Conseil grammatical-, qui publiait
ses décisions : les Solutions^. L'empereur y fit ajouter Y Athénée
de la langue française, dans la pensée que « les idiomes, les
usages, et les mœurs des peuples réunis à la France pouvant
enrichir la langue, mais aussi en altérer la pureté, il était plus
nécessaire que jamais d'y veiller ». Comme on voit, l'ordre
était assuré; pas pour longtemps.
1. Quelques-uns commencent à être éclairés par la grammaire historique.
Voir Th. Lorin, Sur les avantages qu'on pourrait tirer de la lecture des anciens
écrivains français. Paris, 1811. Bib. Nat., Z. p. 2792. « Notre langue, en s'épu-
ranl, a perdu l)caucoup de ses grâces enl'anlines, qui, à la vérité, ne peuvent
convenir à la haute poésie, à la mâle éloquence et au style soutenu, mais qui
ajouleroient un charme nouveau à la poésie légère. »
2. Voir des extraits des procès-verbaux dans le Manuel des amateurs de la
langue française, T édition, p. 1G3, 172, 200.
3. Solutions grnnijnaticales, par Uri)Min Domergue, Paris, 1808, iii-S».
ONT COLLABORÉ A CE VOLUME
CAHEN (Albert), i.rofosscur a,i lycée Louis-le-(;ran,l
CHANTAVOINE (Henri), professeur au Iveée Henri IV
CROZALS (J. ,1e). professeur à l'Université de Grenoble.
DAV.D^SAUVAGEOT (Albert), professeur au collège Stanislas.
DES E^tr^T. n"""^' ""'"" "'"''■' '' '^"''^ ''•^"^^-'^ ^'Athènes,
de ( l!.nno Jt ^'""'"'^""^')' ^^^^^^ ''' ^^ ^-«"'té des lettres de l'Université
DOUMIC (Hcné), professeur au collège Stanislas.
FAGUET (Énule), professeur à l'Université de Paris
MICHEL (Henry), docteur es lettres, chargé de cours à l'Université de
""df^l^Uy" ^""""'""^^ '""'"'■ '^ '''''-''' P--of^-e"'- au lycée Janson-
PETIT DE JULLEVILLE, professeur à l'Université de Paris
°^.x-ArK^ ^'"""''^' '""^^^"^ ^^ ^^^^'•-' P-r— -'pÉcole des
TEXTE fJoseph), professeur à l'Université de Lvon.
TABLE DES MATIÈRES
^7'^T!°''."^'' ''"""' ^" '' ^"^ (Dix-neuviéme siécleN par M. É,
CHAPITRE I
CHATEAUBRIAND
Par M. K.M.tiA.NLEi. des Kssauts.
/. - Chateaubriand, de sa naissance au . Génie du Christianisme .
{i7(j8-iSo2).
Origines de Chateaubriand, 2. — Éléments du cr^nip A^ ri . u • .
- Chateaubriand à Paris, i. _ ^ wVi ,a^ ^7 F ' ? '''"^^' ^-
Le, ^acht. \0. _ Conversion de Chateaubriand, 12. - Atala I
iieué, lo. - Les innovations de Chateaubriand Le ,«o r ' , ~
cohe, 18. - Le sentiment de hi natur.^ 18. ' ' '" ^ '^^ "^'-''^''»-
Histoire de la langue. VII.
00
860 TABLE DES MATIERES
//. — Du " Génie du Christianisme » à la mort de Chateaubriand
[1802-1848).
Le Génie du Christianisme. Opportunité de cet ouvrage, 20. — Revendi-
cation de la poésie chrétienne, 23. — Intelligence du passé. Création de
la critique moderne, 27. — Passage de Cliateaubri.'ind dnns la diplomatie.
Les Marlj/rs, 28. — L'Itinéraire de Paris à Jérusalem, 33. — Le dernier
Abencérage, 36. — Le style do Chateaubriand, 37. — Écrits politiques de
Chateaubriand, 39. — La vieillesse. Dernières œuvres. Les Mémoires, 43.
— Conclusion, 47.
Bibliographie, 48.
CHAPITRE II
JOSEPH DE MAISTRE. Mme DE STAËL
l\'if M. Albicut (Iahex.
/. — Joseph de Maistre.
Jeunesse et éducation de Joseph de Maistre, 49. — Joseph de Maistre,
depuis son entrée dans la magistrature (1774) jusqu'à sa mort (1821), '63.
— L'œuvre. Premiers écrits, ;)6. — Le traité De la souveraineté, les Consi-
dérations sur la France et VEssai sur le 'principe générateur des C07istitution.s
politicjueSj 119. — Les livres Du pape et De VÈglise gallicane, 63. — Les
œuvres posthumes : YExamen de la philosophie de Bacon et les Soirées de
Saint-Pétersbourg , G8. — La Correspondance, 71.
//. — M»^" de Staël.
Enfance et jeunesse de M"" de Staël. Premiers écrits, 73. — Son
mariage : le baron de Staël-Holstein, 77. — Opuscules politiques. Les
Réflexions sur la paix et sur la paix intérieure, 79. — Opuscules moraux
et littéraires. Si. — M'^° de Staël sous le Consulat et l'Empire, 83. —
Dernières années (1812-1817), 87. — Les grandes œuvres : Delphine, 89. —
Corinne, 92. — Le livre De la littérature, 90. — Le livre De l'Allemagne, 99.
— Les Considérations, 103. — Conclusion, 1U6.
Bibliographie, 108.
CHAPITRE III
LA LITTÉRATURE DU PREMIER EMPIRE
Par M. Auguste Bolrgoin.
Causes de la faiblesse de la littérature impériale, 110. — La société de
l'Empire, 112. — La Tragédie, 115. — Le Drame et le Mélodrame, 121. —
La Comédie, 124. — La Poésie épique, 128. — La Poésie officielle, 129.
— La Poésie légère, 130. — La Poésie didactique, 131. — La Poésie
élégiaque, 133. — Les Prosateurs de l'Empire, 137. — Napoléon I''' homme
de lettres, 137. — Le Roman, 138. — L'Histoire, 140. — La Critique litté-
raire et le Journalisme, 142. — L'Éloquence, 140. — Conclusion, 147.
Bibliographie, 148.
CHAPITRE IV
LE ROMANTISME
Par M. A. David-Sauvaceot.
/. — Principe initial du romantisme : le retour
à la tradition générale de VEurope.
Le Romantisme en général, l'uO. — Les deux traditions, 151.
TAI5LK DHS MATIKHKS 807
//. — Des causes de ce retour.
La réacliou naturelle de l'esprit frunrais, i:')2. — I/influoncc étran-
gère, 15i).
m. — Le principe de la vente, selon le romantisme.
Le rapproclieinent de Tart et de la vie, loT. — L'abstraction et la
Cduleur locale, 160. — Vérité complète et vérité choisie, 161. — La fixité
classique et le devenir, 162.
IV. — Le principe de la liberté.
L'idée de progrès, 163. — Cuerre aux autorités, aux codes et aux
règles, 164. — Le rationalisme et l'essor naturel du génie, 167.
V. — L'individualisme et les sectes.
Qu'est-ce que l'individualisme? 169. — Les deux grandes tendances,
subjective et objective, 170.
VI. — La tendance objective : le romantisme de l'observation.
Ses représentants, 171.
VII. — La tendance subjective : le romantisme de l'impression personnelle.
Les sources, 174. — La poésie de l'àme, 177. — La poésie de la sym-
pathie humaine, 182.— La poésie du rêve et du fantastique, 183.
VIII. — Conclusion. Evolution du romantisme d'impression
vers la poésie objective. 185.
CH.\PITRE V
LAMARTINE
Par M. Petit de Ji lleville.
/. — La jeunesse de Lamartine {i/go-iS2o).
Les origines, 190. — Les premiers vers, 191. — Voyage d'Italie.
Graziella, 194. — La Restauration, 196. — Klvire, 197. —Lamartine à la
veille des Méditations, 198.
^^- — L>es « Méditations » aux • Harmonies . {iS20-iS3o).
Les Méditations, 201. — La Mort de Socrate et les secondes Médita-
tions, 206. — L'Académie, 211. — Les Harmonies, 213.
^^•^' — Des a Harmonies « aux . Recueillements . {iS3o-iS3g).
Le Voxjaijc d'Orient, 217. — Le « Grand Poème », 221. — Jocclyn, 222.
— La Chute d'un Ange, 226. — Les Recueillements, 230.
IV. — Lamartine orateur et historien.
Lamartine orateur, 234. — Lamartine historien. Les Girondins, 239.
868 TABLE DES MATIERES
V. — La vieillesse et la mort [i 84g-iS6g).
. Les Confidences; Raphaël, 242. — Le Cours familier de littérature, 244.
— La Langue et le style de L.imarline, 24.'). — La vieillesse et la mort, 247.
— Dernier jugement de Lamartine sur lui-même, 248.
Bibliographie, 2o0.
CHAPITRE VI
VICTOR HUGO
Par M. Gaston Deschamps.
/. — L'enfance du poète.
Premières années de Victor Hugo, 2o4. — Victor Hugo écolier, 2o6.
//. — La Restauration {i8 1 b-i 83o).
Victor Hugo et Chateaubriand, 261. — Le mariage du poète, 265. —
Victor Hugo et la Royauté, 268. — La Préface de Cromwell, 272. —
Victor Hugo et le philhellénisme, 275. — Victor Hugo et Napoléon, 281.
///. — De i83o à 1848.
Victor Hugo et le moyen âge, 287. — Victor Hugo et la Révolution, 291.
IV. — De J848 à i885.
Victor Hugo et le second Empire, 294. — Victor Hugo et la troisième
République, 300. — Conclusion, 306.
Bibliographie, 309.
CHAPITRE VII
LES POÈTES
De 1820 à 1850.
Par M. HexNri Chantavoine.
7. — Les derniers classiques. La poésie populaire ou moyenne.
Réranger, 311. — Pierre Lebrun, 314. — A. Soumet, 315. — Casimir
Delavigne, 315.
//. — Deux grands poètes.
Alfred de Vigny, 316. —Alfred de Musset, 326.
///. — Autour du Cénacle. Les amis de Victor Hugo.
Emile Deschamps, 336. — Antony Deschamps, 337. — Sainte-Reuve, 337.
— Théophile Gautier, 340.
JV. — Autres poètes romantiques.
Félix Arvers, 344. — Gérard de Nerval, 344. — Rarthélemy et Méi^y, 345.
— Auguste Rarbier, 345.
V. — Le Romantisme en province.
Auguste Rrizeux, 347. — Victor de Laprade, 351. — Joséphin Sou-
lary, 353. — Joseph Autran, 355. — Hégésippe Moreau, 335.
TAHLK lJi:S MATIKIŒS 869
VI. — Les Femmes poètes.
M""' DL'slturdrs-Valiiioïc, 'SM). — M""' Aiiuiltlc Tastii, iJijT. — M'"^ Aiiaïs
SL'!j;alas, 3:j7. — M"»'' Ackt-rmann, iJliS.
Bibliographie. 3ÎJ9.
CHAPITRE VIII
LE THÉÂTRE ROMANTIQUE
Par -M. HiJNL Dol.mic.
I. — Les origines.
Les lliéories, 3G1. — La préface de Cromicell, 36o.
JL — Le mélodrame et le théâtre romantique.
Henri m et sa cour, 369. — Lo théâtre de Victor Hugo, 372. — Los
caractèi'os du drame de Victor Hugo, 374. — Alfred de Vigny : Chat-
terton, 384. — Le théâtre d'Alexandre Dumas, 387. — Casimir Dula-
vigne, 389. — Conclusion, 390.
IH. — La Comédie.
Eugène Scribe, 392.
IV. — Le théâtre d' Alfred de Musset.
Les Comédies de salon, 399. — Lorcnzaccio, 399. — La fantaisie au
théâtre, 401. — Les jeunes filles, 40;j. — L'analyse de l'amour, 407. —
Conclusion, 411.
Bibliographie, 412.
CHAPITRE IX
LE ROMAN
Par M. Geohges Pellissiek.
/. — Le Roman personnel.
Le roman lyriijue, î-14. — Le roman d'analyse, 414. — Oberman, 414.
— Adolphe, 416.
//. — Le Roman historique.
Cinq-Mars d'Alfred de Vigny, 419. — Romans historiques de Mérimée,
Victor Hugo, Alexandre Dumas, 420.
///. — Le Roman de mœurs contemporaines. Le Roman « idéaliste ».
Ceorge Sand. Les quatre périodes de sa vie littéraire, 421. — Unité
fondamentale de son u'uvre, 423. — Son idéalisme, 424. — Sou art, 431.
— Conclusion, 434. — Jules Sandeau, 430.
IV. — Le Roman de mœurs contemporaines. Le Roman « réaliste •.
Stendhal. Sa complexité, 436. — Sa valeur littéraire, 441; — Prosper
Mérimée. Lhomme, 44y. — L'artiste, 449. — Balzac. L'homme, 4")b. —
Son idéalisme, 439. — Réalisme de Balzac. Sa philosophie, 46 k — Son
u pessimisme », 467. — Sa conception du romUn, œuvre documentaire, 469.
— L'art de Balzac, 474.
Bibliographie, 477.
53.
870 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE X
L'HISTOIRE
Par M. J. DE Ckozals.
Les grandes écoles liisloriques, 478.
/. — L'Ecole de l'Imagination.
Augustin Thierry (1795-18o6); un accent nouveau, 480. — L'idée pre-
mière de l'œuvre, 482. — Augustin Thierry publiciste, 483. — La con-
ception historique d'Augustin Thierry, 484. — Le choix de la méthode, 486.
— La théorie de la race, 488. — Le style d'Augustin Thierry, 489. —
Brugière, baron de Barante (1782-1866). ScribUur ad narrandum, 491. —
Michaud et VHislotre des Croisades (1767-1839), 493. — Jules Michelet
(1798-1874). Sa vie ; la chronologie de ses œuvres, 495. — Le caractère de
l'homme; ses opinions, 498. — L'œuvre liistorique de Michelet, 500. —
Le style de Michelet, 504.
//. — L'Ecole philosophique.
François Guizot (1787-1874), 505. — Sa doctrine et son œuvre histo-
rique, 507. — Guizot écrivain, 512. — Fi^ançois Mignet (1796-1884), 512.
— Son œuvre, 515. — L'art de Mignet, 516.
///. — L'intelligence et le patriotisme en histoire.
Adolphe Thiers (1797-1877). L'Histoire de la Révolution française (1823-
1827), 518. — L'Avertissement du MF volume de V Histoire du Consulat et
de l'Empire, 521. — L'Histoire du Consulat et de l'Empire (1845-1862), 524.
— Thiers écrivain, 527. — Henri Martin (1810-1883). L'Histoire de
France, 529.
IV. — L'histoire à tlièse et le pamphlet historique.
Simonde de Sismondi (1773-1842), 531. — Louis Blanc (1811-1882).
L'Histoire de dix ans. Un pamphlet éloquent, 532. — L'Histoire de la
Révolution française f 53 i.
Bibliographie, '')36.
CHAPITRE XI
ÉCRIVAINS ET ORATEURS RELIGIEUX. PHILOSOPHES
Pur M. ALBEnT Cahen.
/. — Lamennais.
l'icmièri' partie de la vie de Lamenna's (1782-1817). Premiers
ouvrages, 538. — L'Essai sur l'indifférence en matière de rclufion, 543. —
Le second volume de ÏEssai, 546, — Lamennais depuis 1823 jusqu'à sa
rupture avec l'Église, 551. — Lamennais républicain. Les Paroles d'un
croyant, 557. — I.es Affaires de Rome et VEsquisse d'une philosoph'ie, 563.
— Résumé, 566.
//. — Lacordaire.
Vie de Lacortlaire; ses œuvres diverses, 507. — Avant Lacordaire : les
Conférences de Frayssiiious. lia prédication de Lacordaire, 575.
TAlilJ'] DES MATIKIIKS 871
///. — La philosophie.
IMiil.. SI. plies divers, [{.illanehr (1770-1847), u81. — Victor Cousin ut
réclrclisiiif, liOO. — .loiillVoy, Ij'Xj.
Bibliographie, .'JDS.
CHAPITRE XII
ÉCRIVAINS ET ORATEURS POLITIQUES
De 1814 à 1852.
Par .M. Henry .Michel.
/. — La Restauration.
LES ÉCKIVAINS POLITIQUKS
Les théocrates, 399. — Les libéraux, 601.— Benjamin Constant, 602.
— Courier et Déranger, 604.
LES ORATEURS
Le milieu, 606. — Les hommes, 606. — De Serre, 607. — Hover-
Collard, 607.
//. — La Monarchie de Juillet.
LES ORATEURS
Casimir Perier, 609. — Victor de Broj^lie, 610. — Guizot, 610. —
Thiers, 612. — Autres orateurs, 614. — Lamartine, 615. — Berryer, 617.
LES É cm V A 1 X S POLITIQUES
Cormenin, 618. — Armand Carrel, 620. — Les théories américaines
de Carrel, 621. — Sa théorie du droit commun, 622. — Les questions
sociales, 622. — Carrel écrivain, 623. — Alexis de Tocqueville, 624. — La
démocratie en Amérique : première partie, 625. — Les idées maîtresses de
Tocqueville, 626. — La deuxième partie de Fouvrage, 628. — Tocqueville
écrivain, 629. — Les Souvenirs, 030.
///. — La deuxième République.
La révolution de Février, 630. — Comment évolue la révolution, 631.
LES ORATEURS
La salle des séances. 632. — Ledru-RoUin, 633. — Louis Blanc, 63 S. —
Michel (de Bourges), 635. — Dufaure, 636. — Falloux, 637. — Monta-
lembert, 638. — Victor Hugo, 640.
LES ÉCRIVAINS POLITIQUES
Les Journaux, 641. — Proudlion, 041. — Le philosophe politique, 642.
— L'écrivain, 644.
Bibliographie, 644.
872 TABLE DES MATIERES
CHAPITRE XIII
LACRITIQUE
De 1820 à 1850.
Par M. Emile P'aglet.
1. — Critique romantique : les •< auteurs » et leurs manifestes.
Victor Hugo, 640. — Alfred de Vigny, 048. — Lamartine, 649. —
Stendhal, OoO. — Alfred de Musset, Go2. — Casimir Delavigne, 053. —
Henri Heine, 054.
JI. — Critique romantique : les critiques proprement dits.
Simonde de Sismondi, G5G. — Fauriel, OaO. — Charles Magnin, 057.
— Théophile Gautier. Jules Janin, 658. — Sainte-Beuve, 000.
///. — Critique romantique : les journaux.
La Mui^e française, 007. — La Minerve française, 009. — Le Globe, 009.
IV. — Critique classique : « les auteurs ».
Déranger, 073. — Stendhal, 073. — Mérimée, 073. — îs'épomucène
Lemercier, 074. — Baour-Lormian, 075. — Ponsard, 070.
V. — Critique classique : les critiques proprement dits.
Dussault, 077. — Hoiïman, 078. — Charles Dorimond, abbé de
Féletz, 078. — Villemain, 079. — Saint-Marc Girardin, 082. — Désiré
Nisard, 084. — Gustave. Planche, 080. — Cuvillier-Fleury, 089.
VI. — Critique classique : revues et journaux.
Le Constituticnncl, 090. — Le Journal des Débats, 093. — La Revue des
Deux Mondes, 097. — Conclusion, 099.
Bibliographie, 099.
CHAPITRE XIV
LES RELATIONS LITTÉRAIRES DE LA FRANCE
AVEC L'ÉTRANGER
De 1799 à 1848.
Par M. JosiiPii Texte.
/. — La période du Consulat et de VEmpire {i -()()-i 8 1 5).
La France et réiraiigcr sous le Consulat et TEmpire, 702. — Les rela-
tions avec l'Angleterre, 704. — Les relations avec Pltalie etPEspagae, 708.
— Les relations avec l'Allemagne, 710.
//. — La Restauration et la Monarchie de .luillet (i S j }-i 84S).
Le cosmopolitisme romantique, 714. — Schiller et Shakespeare en
France, 717. — Le roman anglais, 722. — La poésie anglaise, 724. —
La littérature allemande, 728. — La lillénilure italienne, 732. — L'Es-
pagne, 737. — L'Orient, 739.
Bibliographie, 740*
TAHLK IIKS MATIKHKS 873
CIIAPITKK XV
L'ART FRANÇAIS DANS SES RAPPORTS
AVEC LA LITTÉRATURE AU XIX SIÈCLE
l'.ir M. Samii:l nociiiiiiLAVc.
/. — Classici<!ine et Romantisme de iSoo à i830 environ.
L'art Empire, Pnuliion, 743. — L'art roiiiantiiiuo et ses conlacls lillt'-
raires, 747. — La mèl<;o aitistique. L'art et les mœurs, 7.''>3. — La querelle
du dessin et de la couleur. Ingres et Delacroix, 757. — La seulpture
romantique. David d'Angers, 700.
//. — Du Romantisme au Réalisme de iS36 à /<S'<S'o environ.
Réaction, 763. — Les transformations du romantisme, 704. — L'art
« juste-milieu », 7()o. — L'orientalisme, 767. — La sculpture. Rude et
Barye, 770. — L'architecture. L'arciiéologie et l'art, 773. — Le paysage, 779.
— Le réalisme. Courbet. L'art du second Empire, 781. — Après Courbet.
Impressionisme et dilettantisme. Les écrivains d'art, 78a.
///. — L'art présent. {Vingt dernières années du siècle.)
hilluences sociales. Art et démocratie, 787. — Influences littéraires
et artistiques, 789. — Vitalité de l'art français, 7UI. — Lart u euro-
péen >>, 793.
CHAPITRE XVI
LA LANGUE FRANÇAISE AU XIX SIÈCLE
PREMIÈRE PARTIE
LA RÉVOLUTION ET L'EMPIRE
Par M. Fehoinami BnrxoT.
I. — Histoire externe de la langue.
Le français dans récole. Coiip d'œil en arrière. Les premières années
du xviii^ siècle, 795. — Rollin, 797. — Les successeurs de Rollin. Quelques
progrès, 798. — La réforme parlementaire, 801. — La Révolution. Hostilité
contre le latinisme, 806. — L'enseignement du français, 809. — Le français
langue nationale. Mesures contre les idiomes étrangers, 810. — Projet
d'anéantissement des patois, 815.
//. — Histoire interne de la lans^iie.
Généralités. L'esprit de révolution et le langage, 820. — Projets de
culture administrative de la langue, 824. — Langage populaire et langage
poissard, 833. — Les mots nouveaux, 840. — Mots nouveaux aujourd'hui
disparus, 842. — Mots nouveaux qui se sont conservés, 844. — Le Diction-
naire, 847.
Le XIX' siècle.
Mercier, 849. — Clialeaubriand, 854. — .\utour de Chateaubriand. Les
autres écrivains, 860. — La discipline dans la langue, 861.
PI.
1
IM.
II
PI.
III,
PI.
IV
PI.
V,
PI.
VI,
IM.
VII.
PI.
VIII,
PI.
IX
PI.
X.
PI.
XI.
PI.
XII.
PI.
XIII.
PI.
XIV.
PI.
XV.
PI.
XVI,
PI.
XVII.
PI.
XVIII.
PI.
XIX.
PI.
XX.
PI.
XXI.
l'I.
XXIl.
TABLE DES PLANCHES
CONTENUES DANS LE TOME VII
(Dix-neuvième siècle. — Période romantique.)
PORTHAIT DE ( lHATEAl liRIANI) . 16-17
POUTRAIT DE JOSEI'II DE MaISTRE 6't-6.J
Frontispice de Célestin Naxteuil pour une édition de Noire-
Dame de Paris 1 .52- 1 53
Portrait de La.martjne 224-225
Portrait de Victor Hcoo (1829) 236-237
Portrait de Victor Hugo (1879) 304-305
Portrait d'Alfred de Vigny 324-325
Portrait d'Ai.ired de Mu>5StT 332-333
Portrait dAlex.^ndre Dumas 370-371
Portrait de George Sand 422-423
Portrait de Balzac 464-465
Portrait de Michelet 500-.50i
PORTR.UT DE LAMENNAIS Oo8-5o9
Portrait de Lacordaire o68-o69
Portrait de Victor CIousin 592-593
Portrait de Guizot 610-611
Portrait de Sainte-Beuve 664-665
Portrait de Villemain 680-681
Illustration pour une scène de Faust 728-729
Facsi.milé d'un dessin original de Victor Hugo 752-753
Médaillons de Gustave Planche et de Théophile Gautier. 760-761
Frag.ment d'une fresque de Puvis de Ch.\ vannes 792-793
Coulommier?. — Imp. Paul BRODARD.
o3
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